Si vous me dites quel est le souverain qui possède l’influence morale la plus grande, le commandant en chef le plus compétent, l’armée qui a pour elle l’avantage des conditions météorologiques et du terrain, et au sein de laquelle les règlements sont le mieux respectés et les instructions les mieux exécutées, si vous me dites quelles sont les troupes les plus fortes, et qui attribue les récompenses et les sanctions avec le plus de discernement, je serai en mesure de prévoir de quel côté sera la victoire et de quel côté la défaite.

 

L’art de la guerre, Des approximations,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 13

En partance pour Marienbourg, en septembre de l’an de grâce MCCCVIII.{50}

La Dourdonne, notre belle rivière, coulait paisiblement à nos pieds, une trentaine de toises plus bas. Les feuilles des popliers qui en bordaient les rives se coloraient d’un jaune vif.

Nos vignerons ne tarderaient pas à trancher les grappes de raisin pour les fouler dans le pressoir, puis à tailler les sarments dès que nous aurions décrété le banvin. Nos vilains gauleraient les noix d’ici un mois. À la première averse tous iraient aux champignons pour ramasser dans les sous-bois et dans les prés de pleins paniers de chanterelles, de ceps et de girolles.

Après en avoir débattu depuis la Saint-Barthélémy{51} et brûlé, la nuit dernière, moult chandelles, nous avions arrêté notre plan de campagne pour rejoindre la forteresse de Malbork (nous la connaissions sous le nom de Marienbourg), siège de lOrdre de Sainte-Marie des Allemands.

Des planches avaient été disposées en quinconce sur des tréteaux dans la Grandsalle de notre château de Rouffillac, en un savant désordre. Nous y avions étalé plusieurs parchemins en peau de veel sur lesquels nous reportions les noms des villes et des bourgs, des cités fortifiées et des forteresses, des rivières et des fleuves que nous devrions traverser ou contourner.

Nous dessinions les éléments du relief, les cours deau, esquissions les places fortes, châteaux, châtellenies, abbayes et églises où nous pourrions toujours prendre refuge pour une nuit, biffions, grattions les erreurs à la gomme arabique ou au racloir, jusquà obtenir le dessin dune chevauchée idyllique puisque sans problème aucun.

Nous disposions des informations sommaires que Wilhelm von Forstner mavait données, de cartes et de codex que nous avions compilés dans les librairies de nos châteaux.

Une chevauchée de deux mois ! Si lon parcourait une dizaine de lieues par jour et prenait un jour de repos par semaine, il faudrait deux mois pour franchir les 520 à 550 lieues qui nous séparaient, traverser des régions amies ou hostiles, franchir des marais et des cours deau, des cols et des montagnes sur des terres qui nous étaient inconnues.

 

Nous serions neuf à profiter de lhiver qui approchait pour effectuer ce Grand Voyage au pays des grands mantels blancs à la croix de sable et dor fleurdelysée des chevaliers de lOrdre de Sainte-Marie des Teutoniques.

En effet, Foulques de Montfort et Raymond de Carsac, lorsquils avaient été informés de mes projets, mavaient proposé, à ma plus grande surprise, de se joindre à moi pour combattre les païens et mériter indulgence plénière.

Guillaume de Lebestourac se remettait lentement de ses graves blessures. Lorsquil avait appris notre prochain départ, il sétait redressé séant sur son lit de souffrances, déclarant quil serait de ce pèlerinage. Je lui avais promis alors que nous ne partirions pas sans lui, quitte à le différer aux calendes grecques. Bien évidemment, il nen avait pas cru un mot et Marguerite n’était parvenue à modérer sa fougue belliqueuse quen lui administrant dans ses tisanes, de la poudre extraite de graines de pavot qui lavaient plongé dans un profond sommeil.

Les écuyers Philippe de Castelja, Arnould de Ségur et Guy de Vieilcastel sétaient portés volontaires avec un magnifique enthousiasme. Onfroi de Salignac et Guilbaud de Rouffignac, mes deux écuyers, avaient besoin de saguerrir. Ils sétaient remochinés, mais ma décision était prise. Michel de Ferregaye, notre capitaine darmes commandait une garnison qui suffirait à protéger, lhiver durant, les gens, les manants et les biens de notre châtellenie avec lappui de mon maître des arbalétriers, René le Passeur. Or donc, mes écuyers nous accompagneraient aussi.

Trois palefreniers choisis parmi les plus robustes avaient été promus valets darmes pour la circonstance. Ils monteraient trois des six roncins chargés de lourds bissacs sur lencolure et la croupe : provisions de bouche, miches de pain noir sorties du four, pastés de grives, de merle et de lapin dans des pots recouverts dune large couche de graisse de canard, pour les premiers jours du voyage, jambons fumés et outres deau, lingerie propre, brigantines molletonnées, chemises de laine, heuses chaudement rembourrées, pelisses de renard et dours, armes, armures et bien dautres baguages pour la suite de nos pérégrinations.

Mettant à profit le calme qui régnait dans la baronnie, labsence de chevauchées ennemies et lapproche de lhiver, le baron ! Bozon de Beynac, à qui appartenaient Montfort, Carsac et leurs écuyers, avait donné son accord, considérant quil serait dun grand intérêt militaire de découvrir les techniques de combat des Teutoniques. Il avait même bourse déliée pour financer ce lointain pèlerinage.

À la condition formelle toutefois, que nous soyons de retour dans le mois qui suivrait la fête de la présentation de lEnfant Jésus au Temple et des relevailles de la Vierge Marie. Cest-à-dire début avril au plus tard, puisquune ancienne légende voulait que l’ours sorte de son hibernation, au deuxième jour du mois de mars, après les calendes de février.

En Aquitaine, l’ours s’était métamorphosé pour nous en Tête de bûche. Le bruit courrait qu’il vendangerait derechef notre duché et d’autres comtés rebelles. Autrement dit, il ne tarderait pas à y mener ses brides, pillant et brûlant les cités qui lui résisteraient.

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De la comté du Pierregord, nous remonterions vers le nord-est, vers Bourges et le cœur du royaume en passant par Châteauroux. Nous avions cependant une alternative.

Soit chevaucher vers le nord, pour atteindre la comté de Champagne et les grandes cités de Troyes et de Provins, puis franchir le col de Guebwiller. Soit obliquer très vite vers l’est en direction du duché de Bourgogne, traverser les cités de Dijon, puis de Besançon et poursuivre notre route plus au nord-est en direction des terres du Saint-Empire romain germanique, vers Colmar, en passant par la place forte de Belfort pour éviter de franchir le massif montagneux des Vosges par le col de Guebwiller.

Cette dernière route eut la préférence de tous dès qu’ils apprirent qu’il y avait, entre les villes de Colmar et de Strasbourg, des vignobles aussi réputés pour l’excellent vin blanc qui y était cultivé que les cépages de Saint-Emilion autrefois plantés dans le Bordelais par les viticulteurs romains. Nous arriverions juste après les vendanges et le vin ne serait point aigre, s’enthousiasma-t-on. Aussi joyeux qu’un blanc de Gascogne et plus doux qu’un vin du bordelais servi à la cuiller de miel.

J’eus beau grabeler que notre Voyage n’avait point pour objectif de déguster le vin des différents cépages qui jalonnaient notre route, du Sancerrois à l’Alsace en passant par la Champagne, je dus m’incliner devant la forte majorité qui se dégagea sur le choix de ce parcours, tellement plus sûr et moins accidenté que l’autre, surenchérit-on…

Or donc, de Colmar nous longerions les coteaux, ferions une halte dans la forteresse de Kœnigsbourg, enclave des ducs de Lorraine en Basse-Alsace dans les terres du Saint Empire, avant de traverser le Rhin à Strasbourg pour poursuivre notre chevauchée vers les cités de Nuremberg, de Prague, puis de Thorn en Prusse orientale, tout en évitant le grand duché de Lituanie.

Quelques lieues encore et nous serions arrivés devant les portes de la formidable forteresse de Malbork, siège de l’Ordre teutonique, point de ralliement de tous les chevaliers étrangers qui participaient à ce grand Pèlerinage de la foi, venant des quatre coins de la chrétienté, Allemands, Italiens, Français, Polonais…

Ces itinéraires, conçus d’après des tracés imprécis et les recommandations avisées du chevalier von Forstner, risquaient d’être modifiés pour contourner, si cela s’avérait nécessaire, des régions en guerre ou qui nous seraient hostiles. Raison pour laquelle nous étions invités à chevaucher sans bannière et sans armoiries sur nos cottes d’armes, simplement revêtus de la cape des pèlerins, la sportelle à la croix de sable brodée sur nos mantels et sur nos couvre-chefs.

Les villes que nous traverserions nous ouvriraient leurs portes sur simple présentation du sauf alant et venant qui portait, sur une magnifique pièce en cuir de Hongrie (le Teuton me l’avait précisé), le seing et le sceau du Hochmeister, Winrich von kniprode, grand maître de l’Ordre.

 

Frustrés par la prise trop rapide du château de Castelnaud, foulques de Montfort et Raymond de Carsac piaffaient à l’idée de combattre prochainement aux côtés des chevaliers teutoniques et de leurs frères-servants, à lance non épointée et à épée non rabattue. Leurs écuyers aussi. Les miens manifestaient un enthousiasme plus discret.

Mais tous se réjouissaient de découvrir d’autres régions, d’autres mœurs et d’autres coutumes, de boire des vins nouveaux, de déguster des mets inconnus. Et ceux qui n’avaient pas encore pris femme devant le curé, ou qui ne pratiquaient pas l’abstinence comme Foulques de Montfort, c’est-à-dire tous sauf lui et moi, rêvaient de mignonner et de pastisser quelques drolettes, blondes et dodues volailles de haute ou de basse-cour.

Je timorais leurs penchants fornicateurs en leur rappelant que l’Ordre de Sainte-Marie des Teutoniques respectait la règle de Saint Bernard de Clairvaux, héritée de l’Ordre du Temple de Salomon et de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem, et qu’en conséquence, nous serions certainement soumis à sa stricte observance et devrions respecter les vœux de pauvreté, de chasteté et d’obéissance prononcés par les ordres réguliers depuis leur fondation en Terre sainte ; qu’il existait, certes, des couvents de sœurs teutoniques, mais point à Marienbourg où il n’y aurait pas de servantes à mugueter…

Peu leur challait. Ils ne m’écoutaient plus, se paonnaient de paroles flatteuses sur leur aspect fendant et s’esbouffaient à gueule bec. Tout juste s’ils ne se pimplochaient pas au suif et au charbon de bois pour se donner un aspect plus viril.

 

Nos aumônières gonflées de beaux louis, de florins, de sterlins et de marcs d’or et d’argent (les trois autres barons du Pierregord et le vicomte de Turenne avaient apporté un modeste écot), notre voyage se présentait sous les meilleurs auspices. Il serait dispendieux, mais nous comptions bien nous rédimer sur les païens, plus tard.

Le vin serait acheté et bu sur place lorsque nous souperions et prendrions un sommeil réparateur dans une taverne, si seigneurs, châtelains ou abbés dont Wilhelm von Forstner nous avait dressés une forte liste ne nous offraient point gîte et couvert lors de notre périple. Nos chevaux y seraient étrillés, avoinés, et les fers de leurs sabots seraient cloutés par les meilleurs maréchaux-ferrants, m’avait-il assuré.

Nous étions attendus à Malbork début décembre. Combien d’entre nous regagneraient notre comté du Pierregord ? Une question que nous évitions d’évoquer.

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Le retour se ferait par voie de mer. Nous embarquerions dans le port de Gdansk, à bord d’une nef teutonique ou d’une gallée marchande affrétée par les commerçants de l’un des comptoirs de la Hanse, la ligue hanséatique, qui faisaient profit de fructueux échanges entre la mer Baltique, la mer du Nord, les ports français, anglais et hollandais sur la côte Atlantique, jusqu’en mer Méditerranée.

Une traversée de trois semaines si les vents nous étaient favorables. Nous débarquerions en le port de La Rochelle vers la mi-mars.

Notre groupe se diviserait alors en deux brides. Montfort et Carsac regagneraient l’Aquitaine avec leurs trois écuyers et deux valets d’armes. Onfroi de Salignac, Guilbaud de Rouffignac et moi, remonterions vers le golfe du Morbihan avec notre troisième valet.

À la pensée d’une aussi longue traversée, une forte envie de raquer m’avait saisi la gorge. J’avais déjà le mal de mer. Je m’étais bien juré, autrefois, de ne cheminer que sur le plancher des vaches, mais si nous devions regagner notre comté avant la fin du mois de mars, nous n’avions guère le choix. Pour peu que les vents nous soient contraires, la traversée durerait plus d’un mois, m’avait affirmé Wilhelm von Forstner.

« An einem geschenkten Gaul, kuckt mann nicht ins Maul, à un cheval que l’on vous donne, on ne regarde pas les dents ! » avait-il gloussé. En effet, le coût de notre retour serait baillé par l’Ordre, de sorte que, bien que nous soyons pécunieux, en refuser le bénéfice aurait été malséant.

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J’avais grande hâte d’approfondir les révélations que m’avait faites le chevalier teutonique et d’éclaircir bien des choses qui restaient tapies dans l’ombre. Je sentais que le puzzle gigantesque dont j’emboîtais les morceaux, pièce par pièce, depuis huit ans, commençait à prendre forme.

Avec le concours de Foulques de Montfort, j’avais résolu l’énigme des douze Maisons. Les douze signes du zodiaque. Après avoir examiné avec la plus grande attention la salle capitulaire de l’ancienne commanderie templière dans les souterrains de Commarque, la position des douze cénotaphes, la clef de voûte de l’édifice, les signes gravés sur la table circulaire, j’étais convaincu que, si l’on plaçait l’une des fioles au centre de la table, à un azimut de 31.47, à une date bien déterminée et selon un angle bien précis, « l’eau et le sang du Christ, brochant d’icelle façon entre le Bien et le Mal, illumineraient de cent trente feux d’or les magnifiques croix potencées des Parfaits ». Elles livreraient leur secret, si la main qui plaçait la fiole, n’était « souillée d’aucun crime de sang ou acte de félonie ».

Après mûres réflexions, j’étais parvenu à la conclusion que le secret n’était autre que celui de l’emplacement du Livre sacré. Toutefois, la savante mécanique dont je soupçonnais l’existence ne serait mise en branle que le jour de « Rabi’ ou Al-Awwal de l’an 642 ».

Un jour, à une date et selon un angle que j’ignorais. Mais le chevalier teutonique m’avait laissé entendre que j’aurais bientôt réponse à ces lancinantes questions. À Marienbourg. En consultant les fabuleux codex de la librairie de l’Ordre. Si le grand maître m’y autorisait. Tout dépendrait de ma chevaleresque vaillance au combat, m’avait-il précisé.

 

Arnaud de la Vigerie, ou quel que soit son nom d’emprunt, avait commis deux meurtres. Celui du chevalier hospitalier de Sainte-Croix, si je prêtais foi aux aveux du chevalier de Montfort, et probablement celui du père d’Aigrefeuille, selon l’avis que nous partagions.

Pour estourbir à icelui les fioles qu’il conservait dans sa boîte à messages lorsqu’il nous avait entendus en confession dans la cathédrale de Famagouste avant de les vendre au plus offrant. Alors que sa propre mère, la baronne Éléonore de Guirande, lui avait demandé de les lui remettre. Si le fait était avéré, il serait tenu pour responsable d’un des plus grands crimes commis. contre l’humanité.

Pour les vendre à qui ? À des juifs ? À des membres de la secte des Hachichiyyins ? Pour quel usage ? Pour répandre la pestilence en Occident ? Pour les céder à un émissaire du Saint Siège ?

Cette dernière hypothèse me paraissait d’une belle invraisemblance : le prélat aurait dû s’adresser directement au père d’Aigrefeuille, mais pourquoi l’aurait-il fait alors que l’aumônier général de la Pignotte les aurait remises en Avignon ? Une faction dissidente au sein de la Curie ? Peu probable : j’aurais moi-même été contacté et je les aurais remises incontinent à cette époque.

Or personne n’avait pris langue avec moi.

 

Sur le point de me desférer, monseigneur de Salignac m’avait révélé où le monstre s’était réfugié. En la forteresse de Largöet, près la cité portuaire et solidement remparée de Vannes, un des deux ports enclavés dans le golfe du Morbihan avec celui d’Auray que l’ost de messire Thomas Dagworth avait tenté d’investir l’an dernier.

Je tissai, telle une aragne, la toile dans laquelle je serrerais celui qui avait été mon meilleur ami. Dans la boîte à messages qui ne quitterait pas d’un pouce ma ceinture (sauf à m’occire), j’avais glissé un parchemin. L’un des deux que j’avais autrefois arraché à la baronne de Beynac, peu de temps avant l’assaut gascon de la place forte de Commarque{52}.

Il n’était point daté. Elle suppliait son fils Arnaud de la rejoindre dans sa dernière résidence en notre comté, avant qu’elle ne trépasse. Affligée, était-il écrit à ma demande, d’une fièvre redoutable qui la terrassait, elle redoutait de ne pouvoir résister longtemps encore à une maladie que les meilleurs mires n’avaient su soigner, mais qui n’était point contagieuse, avais-je cru bon de lui faire stipuler (Arnaud était d’un naturel méfiant et la crainte de la moindre epydemie l’aurait dissuadé).

Ses jours lui étaient petitement comptés et, avant d’être rappelée à Dieu (ou au Diable ?), elle lui faisait supplique de venir déposer un ultime baiser filial sur son front.

Lui refuserait-il cette dernière volonté ? Grande confiance, elle lui accordait, pour quil accomplisse ce vœu prégnant, et elle ne doutait pas que son cœur très sensible ne puisse saigner à lidée quelle aurait passé les pieds outre avant quil nait accompli son devoir filial.

Un devoir filial vis-à-vis dune mère qui,et cela ne devait bien évidemment pas motiver sa venue –, serait suivi de moult belles et extraordinaires révélations quelle avait à lui faire.

Venant dune mère dont le désir le plus cher était de lui remettre en mains propres des actes passés par devant notaires royaux. Ils feraient assurément de lui le seul héritier du fabuleux trésor dont elle ne savait, à lheure de sa mort, sil sagissait de celui des hérétiques albigeois ou de celui de lOrdre du Temple de Salomon. Ou des deux, selon le fruit des minutieuses investigations auxquelles elle sétait livrée, après mavoir arraché dadroite et insidieuse façon les maigres connaissances que javais pu glaner sur ce sujet...

 

Ce message, je nentendais le faire parvenir à son destinataire quau jour et à lheure où, ayant réuni toutes les preuves de ses forfaits, jaurais décidé que le moment était venu de lattirer dans mon piège. Pour le faire comparaître devant mon tribunal de lOmbre. Car lhomme était plus rusé quun singe, plus retors quun furet et plus dangereux quun loup.

Daucuns me croyaient « haut la main » et dhumeur chaude. Javais appris la patience au contact de mon épouse Marguerite, et me gardais bien de les contredire.

Tout se jouerait au début du printemps, au retour de pèlerinage pour la Croix teutonique.

 

Isabeau avait-elle été conduite en le duché de Bretagne par le sire de Castelnaud avant quil ne baille rançon ? Pour je ne savais quelle raison, jen doutais.

En vérité, pour plusieurs raisons. Je me demandais plutôt si le sire de Castelnaud de Beynac navait pas fait conduire Isabeau en lune de ces nombreuses abbayes qui sélevaient en notre royaume, et dont les mères abbesses savaient garder le secret de la naissance des damoiselles qui leur étaient confiées.

Obazine ? Chancelade ? Ou à Saint-Cyprien, derechef ? De sorte quelle resterait toujours à merci. Car rien ne laissait penser quArnaud et lui aient entretenu des relations.

Lun et lautre convoitaient le trésor des Albigeois pour en déposséder lhéritière légitime, ma sœur Isabeau. Un pacte de partage ? Une hypothèse peu plausible. Lun et lautre étaient dune extrême avarice et se seraient plus volontiers déchirés pour saccaparer son héritage, quunis à cette fin.

Si leurs mobiles étaient lappât du gain, il était peu vraisemblable que lun confie lhéritière du trésor des hérétiques à lautre. Ils le convoitaient dégale façon. Mais ils ne parviendraient pas à leur fin, quels que soient les moyens employés, tant quils ne connaîtraient ni lemplacement ni le mot de passe qui valideraient une éventuelle donation au profit dun tiers.

 

Lun, le sire Gaillard de Castelnaud ne pouvait quespérer une donation en sa faveur, étant déjà marié, quitte à lextorquer de force. Lautre, Arnaud, mon frère de lait (!), pouvait toujours espérer laccaparer par la voie matrimoniale en épousant ma sœur, façon plus subtile sil ne connaissait le mot de passe qui ouvrirait un acte de donation à son profit. Or, sa propre mère, Éléonore de Guirande, nen connaissait quune partie.

Mais après de longues réflexions au cours de nuits dinsomnie, il me semblait plausible que les biens considérables, dont les hérétiques albigeois avaient certainement confié la gestion aux commanderies templières de la comté de Toulouse, avaient disparu aussi mystérieusement que le trésor du Temple.

 

Les dix-huit nefs templières qui avaient appareillé du port de La Rochelle, quelques jours avant la vague darrestation du vendredi 13 octobre 1307, navaient-elles pas chargé à leur bord ce quil restait du trésor du Temple avant de se séparer et de faire route vers l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, l’Écosse, et bien sûr, la Prusse orientale ? Autant de contrées où s’étaient réfugiés les chevaliers qui avaient échappé aux prévôts, baillis et sénéchaux du royaume de France pour s’échiner à reconstituer l’Ordre, là où ils pensaient bénéficier de la bienveillance de leurs nouveaux protecteurs.

 

En poussant le paradigme jusqu’au bout, cela impliquait que la partie pécuniaire du trésor des hérétiques albigeois et des Templiers avait éclaté au profit de multiples communautés, telles des pièces de monnaie ou des lettres à changer qui passeraient de main en main, un nombre incalculable de fois.

À la parfin, il convenait de ne pas oublier non plus qu’ils tiraient l’essentiel de leurs bénéfices des terres de leurs commanderies, et que des sommes considérables avaient été investies dans l’embellissement d’icelles et dans l’achat des milliers d’arpents de surfaces cultivables. Or tous leurs biens avaient été dévolus à l’Ordre de l’Hôpital après que la dissolution de l’Ordre du Temple avait été prononcée.

Si je partais de cette hypothèse, tous ceux qui tenteraient de faire main mise sur icelui feraient chou blanc. L’ignoraient-ils ? Il est vrai que la concupiscence nourrit souventes fois les légendes, entretenant des spéculations aussi insensées que chimériques.

En revanche, plus j’y avais pensé, plus j’avais acquis la certitude qu’il existait un véritable trésor, un trésor d’autre nature, d’une valeur beaucoup plus considérable : le Livre sacré que six prêtres hérétiques, guidés par Bertrand de Morenci, en février 1244, avaient remis à Pierre-Roger de Mirepoix{53}. Ce n’était, bien sûr, qu’une hypothèse.

 

À mon retour du Grand Voyage en passant par le duché de Bretagne, j’en saurais plus. Dans six ou sept mois. Si je poursuivais mes investigations d’intelligente manière.

Si je revenais sain et sauf de mon pèlerinage contre les païens de Lituanie.

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La veille de notre grand départ, mon épouse me prit le bras pour me guider vers sa couche. Elle fredonnait une ritournelle de sa composition :

 

Il attend de recevoir

Ce que Mie ne peut donner,

Faute de n’être charmée

Par un si noble devoir.

À l’épée, de toujours caployer

Pour gloire, de toujours tournoyer,

Peut-il sa Mie encore aimer ?

Hélas, elle doute et ne le sait.

 

Par Dieu, onques n’oublions,

Dans les bras l’un de l’autre,

La joie de ce fin’amor,

Qui fut et sera nôtre.

 

Elle m’offrit le plus beau cadeau d’adieu dont elle pouvait ce soir-là me gratifier : une tendre et douce étreinte charnelle. Elle ne manqua pas de saveur, bien qu’une trop longue abstinence eût éveillé trop vite une jouissance que je n’avais pas réussi à retarder.

Nos corps s’étaient unis, mais nos pensées s’étaient égarées vers les rivages lointains de la mer Baltique.

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Le lendemain, le jour de la Saint-Michel, l’avant-veille des calendes d’octobre{54}, Marguerite me remit un petit bissac avec un air ingénu. Il contenait six vessies de porc.

« Si vous devez soulager votre virilité, messire Bertrand, prenez quelques précautions. Les lingères, les lavandières et toutes les bagasses que vous ne manquerez pas de croiser sur votre route sont parfois colporteuses de bien des souffrances. Je ne souhaiterais pas avoir à vous soigner de ces maux-là. Ni à élever le fruit de vos ribauderies… »

 

À l’heure des laudes, après avoir fait mes adieux à nos enfants, Jeanne, Hugues, Thibaut, Marie et Geoffroy, à nos gens d’armes, à tous nos serviteurs et servantes, ce ne fut pas sans un fort émeuvement qui me nouait la gorge que je mis le pied à l’étrier et me hissai dans les arçons.

Mes compains d’armes se tenaient à mes côtés. Le chevalier banneret Foulques de Montfort, le chevalier bachelier Raymond de Carsac, les écuyers Philippe de Castelja, Amould de Ségur, Guy de Vieilcastel, Onfroi de Salignac, Guilbaud de Rouffignac et nos trois valets d’armes.

Dans le silence de l’aube, une haie d’honneur s’était formée dans la cour du château de Rouffillac. Quelques femmes avaient la larme à l’œil. Ma douce mie, Marguerite, prenait un air faussement enjoué dont je la remerciai d’un sourire en agitant une pièce d’étoffe jaune.

Guillaume de Lebestourac lui-même, soutenu hardiment par deux béquilles, m’adjura de différer notre départ. Il se sentait en pleine forme et, d’ici deux ou trois jours…

Soudainement pris d’une envolée lyrique, il tonitrua d’une voix aiguë qu’il chausserait ses bottes de sept lieues et desfacierait les païens mieux que nous ne saurions le faire sans lui. À entendre sa supplique, au son de sa voix qui, làs, reflétait bien l’état de sa lente convalescence, je compris qu’il n’y croyait pas lui-même.

On entendit un coucou trompeter : « Cô-cou, cô-cou, cô-cou » et une femelle lui répondre : « Cô-cou, cou-rou-cou-cou ».

 

Un grand voyage nous attendait. Pour des terres inconnues.

Une ultime étape, croyais-je. Avant que la Lumière des Parfaits n’illumine mon tribunal de l’Ombre.

Mon cœur était partagé entre la tristesse d’une longue séparation d’avec les miens et la hâte de forcer les secrets que recélait la librairie de la forteresse de Marienbourg. Une librairie qui, selon le chevalier Wilhelm von Forstner, renfermait le fabuleux héritage diplomatique, scientifique et militaire de deux siècles passés au cœur du royaume de Jérusalem.

À l’instant où je serrai les brides de mon destrier Éclat d’Orient, j’ignorais que les stupéfiantes révélations qui me seraient faites par le grand maître de l’Ordre de Sainte-Marie des Teutoniques, Winrich von Kniprode lui-même, dépasseraient tout ce que je pouvais supputer dans mes élucubrations les plus folles.

Me confirmeraient aussi ce que je redoutais en mon for intérieur : l’existence de sanglantes rivalités entre la tiare et la couronne de France pour consolider et étendre leur pouvoir spirituel et temporel en s’appropriant le Graal.

 

Le secret de la vie éternelle et de la mort.

 

Un secret qui, s’il était dévoilé, pouvait embraser l’Occident et l’Orient.

 

Pour des siècles.