Tout l’art de la guerre est basé sur la duperie. C’est pourquoi, lorsque vous êtes capable, feignez l’incapacité ; actif, la passivité. Proche, faites croire que vous êtes loin, et loin, que vous êtes proche. Appâtez l’ennemi pour le prendre au piège ; simulez le désordre et frappez-le.

 

L’art de la guerre, Des supputations préliminaires,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 2

À Commarque, en l’an de grâce MCCCXLVIII, à trois jours des ides de novembre{5}.

Des manicles de cuir et ferrées de mailles pesaient de tout leur poids sur mes épaules pour me forcer à m’agenouiller sur un prie-Dieu devant le grand Inquisiteur général du tribunal de l’Ombre. Face à des inconnus cagoulés.

« Par Saint-Denis ! Lâchez-moi ! hurlai-je.

— Messire ! messire Bertrand ! Par Saint-Benoît ! Quittez ce mauvais songe qui vous met en fol émeuvement et grande colère ! » m’intima une voix venue d’outre-tombe.

Le corps en suance, les muscles aussi tendus que les crins d’une arbalète bien bandée, j’ouvris les yeux sur une forme dont je ne distinguai les traits que lorsqu’ils furent accoutumés à la pénombre de la pièce.

Marguerite, ma tendre épouse, les cheveux en bataille, me chevauchait assise à califourchon sur mon bassin, le corps entièrement dénudé. Elle m’avait saisi les épaules et les agitait pour tenter de me soustraire à la poigne de gens d’armes imaginaires.

La falote lumière d’un calel posé plus loin, dans son dos, sur ma table de travail, découpait son visage dans la pénombre, son col, ses épaules, et je devinais plus que je le voyais son buste offert à mes caresses, à portée de main.

 

Dressé séant, hagard, je jetai un regard inquiet autour de moi : les quelques meubles, les tapisseries de basse-lice tendues sur les murs, les dernières braises qui rougeoyaient dans l’âtre, tout ce décor m’était pourtant familier.

Je trônai bien dans la chambre que le bon chevalier Guillaume de Lebestourac avait mise à ma disposition quelques mois plus tôt, depuis mon arrivée en ce village de Commarque en compagnie de Marguerite (je ne l’avais point encore mariée en ce temps-là) et de mon féal sergent d’armes, René le Passeur.

Le décor n’était point celui de la salle capitulaire de l’ancienne commanderie templière que nous avions découverte lors de notre expédition dans les souterrains qui reliaient les forteresses de Beynac et de Commarque. Ici, il n’y avait point de cagoulés, point de greffiers, point d’inquisiteur général, de familiers, de notaires ou de gens d’armes. Point de bourreau non plus.

Seule mon épouse devant Dieu glissait ses doigts déliés dans mes cheveux en broçailles, me caressait les joues avant de prendre mon chef entre ses mains pour me baiser le front, le nez, les lèvres. Elle enfouit ma tête entre ses lourdes et délicieuses mamelles. J’en humai le parfum, j’en savourai sauvagement la douceur moite et moelleuse, les baisai à gueule bec et m’attardai un instant sur les sombres tétons que je léchai et mordillai délicatement.

Par la grâce de son corps, Marguerite parvint assez vite à apazimer mes sens en grands émois et à m’extraire de ce mauvais rêve, de ce songe diabolique d’un réalisme troublant.

C’est ainsi que je sortis de cet épouvantable cauchemar. Un de ces cauchemars qui m’assaillaient de plus en plus fréquemment depuis deux ou trois ans. Depuis la nuit où j’avais entrevu en songe ma gente fée aux alumelles, Isabeau de Guirande. Un rêve alors fou, un rêve prémonitoire cependant. Puisse ce dernier cauchemar ne pas l’être à son tour.

J’ignorais alors que ce n’était pas un cauchemar.

 

« Ô m’amie, ma douce mie, j’ai fait bien méchant rêve ! » lui dis-je en enlaçant tendrement son dos et en l’attirant tout contre moi. J’eus brusquement besoin, en une violente pulsion, d’exorciser les anges du mal qui planaient au-dessus de moi et guettaient l’occasion de me précipiter vers les abîmes de sang et de feu des Enfers.

Nos lèvres se joignirent, nos langues s’effleurèrent d’abord avant de se fouiller avidement en de délicieuses et humides poutounes. Le contact de son corps, de ses seins dont les tétines durcissaient, la douceur moite de nos peaux collées l’une à l’autre, genoux fléchis, assis l’un sur l’autre, le parfum suave qui en exsudait, réveillèrent nos sens, excitèrent derechef l’appétit charnel qui nous avait submergés plusieurs fois au cours de la nuit depuis la veille au soir. Notre première et trop courte nuit de noces.

 

Ses mains se posèrent sur le bas de mon dos, ses ongles effleurèrent ma peau, provoquant de forts picotements de plaisir dans mes reins tandis que je relevais ses cheveux sur sa nuque, pressais sa bouche contre la mienne, biscottais son dos et ses épaules, avant de glisser mes deux mains sous ses aisselles pour relever son bassin et l’aider à me guider en elle.

Dans un souffle, elle s’escambilla et me pria de procéder avec moult douceurs. Ses chairs, déflorées la veille, encore meurtries par notre premier accouplement, méritaient grand doigté pour que la douleur ne l’emportât point sur la jouissance.

Elle me sourit, les paupières closes, la bouche entrouverte, pressa mes reins contre son ventre, renversa la tête en arrière, laissa échapper un petit cri suivi d’un gémissement que je pensai de plaisir. Bercés par une onde de bonheur, je ne sus plus dès lors si mon esprit commandait mes sens ou l’inverse.

Nos corps ondulèrent d’abord doucement, enlacés tel le lierre autour d’un désir partagé. Nos muscles se contractèrent bientôt, se relâchèrent, se contractèrent à nouveau, de plus en plus fortement jusqu’au moment où, haletante, elle prit appui de ses deux mains sur mes cuisses pour mieux m’aider à monter et descendre en elle, de plus en plus haut, de plus en plus vivement. Le souffle court, nous gravîmes ensemble, de plus en plus rapidement, le mont de Vénus pour y planter nos bannières d’amour.

Dans un éclair éblouissant, mille feux d’artifice illuminèrent le ciel de nos paupières closes. Nous jouîmes ainsi une dernière fois, au petit matin, cœurs et corps enchevêtrés, emmistoyés l’un dans l’autre en une possession charnelle et mutuellement désirée.

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Le son éclatant de plusieurs trompettes déchira l’air de la vallée de la Beune, histoire de nous rappeler, si nous l’avions oublié, que la guerre avait repris entre les Français et les Anglais. Dès que la terrible epydemie de pestilence s’était éloignée de notre comté, au début de l’automne. La mélodie cuivrée et claire sonnait le rassemblement des corps de bataille ennemis tout autour de l’enceinte de notre village fortifié.

 

« À l’arme ! À l’arme ! » huchai-je à gueule bec, les mains en porte-voix, du haut de la terrasse du donjon où je venais de me rendre, sitôt après avoir quitté le lit conjugal. J’embouchai mon olifant et sonnai du cor. Trois coups brefs valaient cri à l’arme.

Un échelon de la cavalerie anglaise, penoncels déployés, contournait le village par le sud, au grand galop. Un autre échelon anglais ou gascon se tenait en réserve, au loin à l’est, à contre-jour. Les gens de pied se regroupaient par bataille, le dos au soleil levant.

« Hissez la bannière ! Qu’elle claque haut et fort ! Démasquez les engins de jet ! Armez toutes les machines de guerre !

« Que les sergents quittent le chemin de ronde et gagnent les abris ! Que les archers se tiennent parés ! Que les arbalétriers se mettent en position ! »

L’ordre fut aussitôt relayé par les sergents apostés sur les créneaux et ma modeste garnison prit le branle incontinent, au son rauque des olifants.

 

À six jours des ides de novembre, le gros de l’armée du comte de Derby avait estravé ses pavillons dans la vallée de la Beune, entre le donjon de Commarque et le château de Laussel, couvrant la vallée d’innombrables cocons blancs, rouges, verts, bleus ou noirs. Aucun assaut, autre que celui qui avait été tenté par l’avant-garde, n’avait encore été lancé contre nos fortifications. Mais nous étions bel et bien en situation de siège{6}. L’ost ennemi rassemblait près de mil hommes d’armes, chevaliers, écuyers, archers, piétaille, sans compter les queux, les gâte-sauce, les lingères, les artisans, les charpentiers, menuisiers, ferronniers, haubergier et servants des pièces d’artillerie qui ne tarderaient pas à battre nos murs.

Le temps travaillait pour eux, devaient-ils penser, puisqu’ils ignoraient que nous disposions d’eau de source et de vivres en abondance, deux facteurs essentiels, avec le moral et le nombre des troupes, pour tenir un siège en bonne et due forme. Le moral nous l’avions aussi, quant au nombre, le rapport des forces était à un contre huit ou dix en notre défaveur, mais nous étions solidement rehordés et déterminés.

Le corps d’armée anglais était renforcé par des batailles de Gascogne. Tous encerclaient notre forteresse dont j’assurais la lieutenance. Le tout puissant baron Fulbert Pons de Beynac me l’avait confiée l’été dernier, vers la fin du mois de juin{7}.

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Depuis la mort de mon père à la bataille de l’Écluse, le baron, mon compère de baptême, avait été mon maître et mon tuteur avant de trépasser peu après l’arrivée tant redoutée du Mal noir. Selon les termes du message qui m’était parvenu par pigeon-voyageur, il aurait été victime d’une épouvantable dissenterie. À la suite, m’avait-on rapporté, de l’ingestion d’une eau croupie qui aurait été puisée dans la citerne du château de Beynac. Mais n’avait-il pas été empoisonné délibérément ?

Cet étrange accident était bien curieusement survenu peu avant que les Godons ne reprennent les hostilités en la comté du Pierregord.

Quoiqu’il en fut, j’avais été confirmé dans mon rôle de capitaine de céans par le chevalier banneret Foulques de Montfort, qui s’était vu confier le commandement et la gestion de tous les châteaux, châtellenies et places fortes de la baronnie, à titre jurable et rendable. En attendant que soit réglée la succession au profit des héritiers légitimes.

 

Mais l’affaire s’avérait d’une grande délicatesse : le baron, qui vivait séparé de son épouse Éléonore de Guirande, n’avait pas reçu de son ventre d’héritier mâle. En outre, nombreux étaient les prétendants à son héritage et au port de la couronne baronniale, car la lignée des Beynac comprenait plusieurs branches proches ou éloignées. D’aucunes se déchiraient notamment en la seigneurie de Floressac, à l’affût de solides bénéfices, dots et autres droits, quand ils ne se disputaient pas le pucelage de quelque damoiselle supposée hériter de la riche fortune des seigneurs de Beynac. Le baron m’avait avoué un jour que d’aucuns, parmi les membres de sa famille, se livraient souventes fois à des querelles d’un autre âge, se massacraient et se ruinaient volontiers en ces occasions, ce qui, à la parfin, avait-il déclaré, ne faisait que renforcer leur âpreté au gain.

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Guilbaud de Rouffignac m’avait aperçu en haut de la tour de guet dès que j’avais crié à l’arme. Il en avait gravi les marches deux à deux. Il me rejoignit pour prendre mes ordres. Je l’avais autrefois rudoyé, confiné dans des tâches que d’aucuns considéraient plus serviles que nobles. Deux jours plus tôt, il appartenait encore au chevalier Mirepoix de la Tour. Mais le ci-devant chevalier avait passé les pieds outre. Or donc, le plus jeune écuyer de la place n’avait plus de maître. Aussi, d’écuyer tranchant, je l’avais pris à mon service ès qualités de premier et unique écuyer servant…

 

Son souffle court, digne d’un bœuf haletant sous le joug, prouvait qu’il manquait sérieusement d’exercice. Son visage encore poupin trahissait sa prime jeunesse. Mais le damoiseau avait le regard droit et franc. Aussi m’avait-il plu et avais-je décidé de lui donner sa chance. De lui apprendre ce que d’autres m’avaient appris.

« Messire Guilbaud, l’ennemi creuse-t-il quelque galerie pour ébouler nos fortifications ? Tente-t-il quelque sape ? lui demandai je tout de gob.

— Non, not’maître, les…

— Ne m’appelez point « maître » ; je ne suis ni maître-artisan ni maître ès scolastiques, que Diable ! Je ne suis qu’un pauvre chevalier bachelier qui n’était, il y a encore peu, qu’un simple écuyer. Comme vous.

Soit, mais comment dois-je m’exprimer lorsque je m’adresse à vous ? s’enquit-il, l’air fendant.

Pourquoi ne diriez-vous pas : « Mon beau et noble sire, mon bon seigneur… », cela ronflerait magnifiquement et flatterait mon ego de jeune coq gaulois ! lui proposai-je en levant les sourcils, en tordant la bouche et en prenant un air torve qui déclencha chez lui une série de hoquets, manifestation d’une franche hilarité.

— Soit, messire Bertrand, qu’il soit dit selon votre souhait. Apprenez toutefois que je suis orphelin depuis une douzaine d’années et encore bien peu rompu aux us et coutumes de la bienséance. Or, vous n’ignorez pas mon âge.

« Feu le chevalier Mirepoix de la Tour, que j’ai toujours eu en grande estime et reconnaissance pour m’avoir pris très tôt à son service, était un homme secret, peu enclin à s’épancher, peu enclin à m’enseigner sa science. Je ne lis et n’écris que difficilement les mots et les phrases, mais sais compter d’adroite façon par la grâce des nombreuses burettes que le curé de nos trois paroisses me priait de rincer entre deux leçons d’écriture, de lecture ou de calcul. Savez-vous qu’il apprécie ce petit blanc du bergeracois d’étonnante façon, au point de célébrer la consécration du pain et du vin plusieurs fois par jour ?

— Je m’en doutais ! Je m’en doutais pour avoir surpris notre brave curé, le visage rougeaud, l’haleine vineuse et l’élocution difficile, à des heures où il n’est point coutume de célébrer l’office. Messire Guilbaud, vous me plaisez à la parfin, vous ne manquez point de sens de l’humour. Mais l’heure n’est point aux confidences médisantes, venons-en aux faits : les Godons ne tenteraient-ils pas de saper nos murs ? Avez-vous procédé aux inspections que je vous ai confiées ?

— N’ayez crainte, messire, si les Anglais tentent quelque chose, le danger ne devrait pas venir d’icelui côté ; l’eau, disposée dans les seaux sur le sol de nos maisons et selon vos instructions, ne frémit en aucun lieu. Sauf, il est vrai, dans la cave de la Maison au four : le guetteur s’était endormi et sa chevelure en avait ridé la surface au moment même où je m’étais approché de lui pour lui secouer la couenne !

« J’ai également vérifié tous les pendules et interrogé les gardes. Les pendules n’ont onques manifesté le moindre signe d’oscillation. Seule une mouche aurait pu…

— Il n’y a plus de mouche en cette saison, messire Guilbaud.

— Certes, nous pouvons donc en conclure que si nos ennemis tentent quelque assaut, le danger ne viendra pas du feu qu’ils affoueraient dans les galeries qu’ils auraient creusées pour ébouler nos défenses.

— Et où en sommes-nous rendus quant au nouvel emplacement du trébuchet ?

— Le trébuchet que vous aviez mis en batterie sur la terrasse du donjon cet été, ici même, vient d’être installé dans le fossé qui répare le château de la basse-cour, d’où il peut assez aisément pivoter pour couvrir nos défenses sur un angle de… de…

— Je l’aperçois, mais ainsi démasqué, les Têtes de bûche qui surveillent le village l’auront certainement vu, eux aussi. Tenez justement, là-bas, lui indiquai-je du doigt, un cavalier sans gonfanon ni bannière contourne notre enceinte à brides avalées. Ne doutez point de sa mission, il se dirige vers le grand pavois du comte de Derby ! Le moment est venu de passer à l’action. Vous connaissez les ordres de bataille. Rejoignez vos compains Élastre, Onfroi, Amaury, Guy de Vieilcastel, et veillez à la bonne exécution des ordres que j’ai donnés ! Incontinent, je vous prie ! »

Guilbaud de Rouffignac s’inclina roidement et tourna les talons. Je le rappelai un bref instant pour lui apprendre que le trébuchet couvrait à présent un angle de plus de 300°, du nord-ouest au nord-est. Il sourit, me remercia de cette précision, puis s’engouffra dans la cage de l’escalier à vis. Je le suivis peu après.

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À la tombée de la nuit, trois jours plus tôt, l’avant-garde de l’ost anglais, forte de trois cents chevaliers, écuyers et gens d’armes, avait profité d’une lune noire et de la trahison de Raoul d’Astignac, ex-capitaine de la place, pour tenter de prendre d’assaut notre village fortifié.

 

Le piège que j’avais sournoisement préparé de longue date pour confondre le félon sur lequel avaient porté mes soupçons, avait porté ses fruits au-delà de toute espérance.

Aux termes d’une bataille sanglante, avec l’appui des manants que nous avions recueillis dans nos murs en décrétant l’arrière-ban, nous avions capturé près de cent soixante chevaliers et écuyers godons ou gascons, blessé et occis plus d’une centaine de nos assaillants.

Leur chef, le fendant sire de Castelnau d’Auzan, un Gascon, bouffait la merdouille et pataugeait dans le purin entre une porte et une herse sous la chapelle Saint-Jean, dans le passage qu’ils avaient tenté de franchir avec la complicité de feu Raoul d’Astignac, sans se douter de l’issue qui leur était réservée.

 

L’élite de l’armée ennemie avait été décopée ou capturée. Messire Romuald de la Tour, descendant d’une illustre famille dont plusieurs membres avaient cependant succombé autrefois à l’appel des évêques qui prêchaient l’hérésie albigeoise, avait grièvement blessé ce traître d’Astignac avant de mourir dans mes bras, victime de la dernière lâcheté du félon, l’ancien capitaine d’armes de la place de Commarque.

J’en avais été profondément attristé, d’autant plus que je l’avais pendant longtemps accusé à tort d’avoir tenté de m’occire à plusieurs reprises, puis du meurtre de trois de nos arbalétriers et sergents d’armes. Il avait payé de sa vie mes propres erreurs de jugement. Il s’était cependant rédimé aux yeux de ses pairs avec grande bravoure en administrant une magnifique démonstration de son art d’escrémir, cette nuit-là.

À la parfin, je n’avais pas eu d’autre choix que d’enfoncer mon épée d’estoc jusqu’au cœur pour écraser cette vipère d’Astignac, avant de lui trancher le col et de planter son chef sur un pieu. L’hydre de Lerne ne devait, onques, repousser, pensai-je alors. L’avenir me prouverait, plusieurs années plus tard, que j’avais tort. Une fois de plus.

 

Lors de cette première bataille livrée à la lumière des torchères, nous avions déploré la mort de deux galapians, de quelques manants mal entraînés au service des armes, ainsi que celle de quelques courageuses femmes de vilains qui approvisionnaient les archers et avivaient les feux.

Ces malheureux avaient survécu à la terrible epydemie de pestilence qui avait ravagé la comté, mais point à la vilénie de Raoul d’Astignac. Puisse le diable emporter son âme en enfer pour l’éternité.

Dans le courant de l’été, lors de nos préparatifs pour mieux résister à ce qui n’était alors qu’un éventuel siège ennemi, nous avions dressé entre le donjon et la chapelle Saint-Jean des hourds qui suppléaient à l’absence de mâchicoulis de pierre sur cette partie des remparts.

Tout à coup, une flèche enflammée siffla. Elle provenait du camp anglais. Elle se ficha dans le hourd du chemin de ronde, entre la Maison au four et la chapelle. Un message était enroulé autour de la hampe.

Il me fut porté peu après. Franck de la Halle, un des maréchaux de l’ost anglais, nous faisait aimable sommation de nous rendre, de lui remettre les armes de la garnison et les clefs de la forteresse, sauf à être passés au fil de l’épée s’il enlevait la place, ce qui, selon lui, ne tarderait point. On attendait notre réponse dans l’heure.

Ils la reçurent incontinent par retour.

 

« Placez Raoul d’Astignac dans le berceau du trébuchet et tentez d’atteindre ce pavillon, là-bas, dont l’oriflamme flotte plus haut que les autres. Le voyez-vous ? demandai-je aux servants.

— Raoul d’Astignac ? Feu notre capitaine d’armes, messire Brachet ? Il est en deux morceaux par la grâce de votre épée ! Quelle partie devons-nous balancer : le corps ou le chef ? Le réglage ne sera pas le même…

— Le chef suffira. Sa tête est d’une grande éloquence : le nez et les oreilles tranchées, le bouc, le collier, le crâne chauve. Et l’expression de son visage, le rictus amer de sa bouche sont suffisamment explicites pour faire comprendre le sort que nous réservons à ses fidei commes. À tous les traîtres ! »

 

Le crâne chauve de Raoul d’Astignac, promptement décolé deux jours plus tôt par mes soins, fut placé dans la poche en cuir du trébuchet. Catapulté à une vitesse incroyable en direction du superbe oriflamme qui surmontait le toit le plus haut de tous les pavillons qui estravaient la plaine, il monta dans l’air et ne devint bientôt plus qu’une tête d’épingle.

On entendait encore le sifflement de la verge, le feulement du projectile que les deux contrepoids bourrés d’un mélange équilibré de caillasse et de glaise avaient projeté, que le chef décapité du félon s’écrasa avec une précision magnifique sur la toile du pavillon d’une niceté immaculée, qu’elle creva.

L’oriflamme écartelé aux lys de France et aux léopards d’Angleterre nous laissait penser qu’il abritait Henri de Lancastre, comte de Derby, lieutenant général du roi d’Angleterre pour la Guyenne. Les hampes se brisèrent et les couleurs d’or, d’azur et de gueules se répandirent non sans une certaine nonchalance affectée sur les deux mats qui fermaient l’entrée du pavillon comtal.

Dans la bouche du traître, nous avions glissé un mauvais parchemin qui ne laissait aucun doute quant à nos intentions. Le premier degré de notre riposte à leur tentative d’intimidation avait atteint son but. Avec moult belles précisions !

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Un nouveau message en provenance du camp ennemi nous informa très poliment qu’ils n’avaient que faire de la tête chauve de messire Raoul d’Astignac, un félon de plus qui, pour avoir en outre échoué dans sa mission, avait mérité le sort que nous lui avions réservé. Pour preuve, elle avait été à nouveau plantée sur un pique – que nous pouvions apercevoir –, afin que les charognards en nettoient les chairs. Mais très curieusement, aucune allusion n’était faite quant au traitement que nous envisagions pour les chevaliers, les écuyers et les sergents d’armes que nous avions capturés, si le siège perdurait ou si les Godons tentaient un assaut.

Notre trébuchet, long à rouiller, habituellement moins précis que le couillard que nous avions construit durant l’été avec de bons madriers de châtaignier bien sec, mobilisait un grand nombre de servants, près d’un quart de nos effectifs combattants.

Je le gardai en réserve pour le troisième degré de notre contre-attaque. Tantôt. Un peu plus tard. Le moment venu. Non point pour saper des murs, mais pour saper le moral de l’ennemi en décopant ses hommes. Pour l’heure, le deuxième degré de notre riposte devait le précéder. Il ne tarderait pas.

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Dans la plaine, les charpentiers et les manouvriers avaient fini d’installer les verges, les fûts et les contrepoids de plusieurs mangonneaux à doubles roues de carrier. Du côté de la barbacane, ils achevaient l’assemblage d’un beffroi de plusieurs toises de hauteur pour dominer nos défenses et franchir la douve sèche qui les ceinturait au sud et à l’ouest.

Des menuisiers confectionnaient un chat pour protéger les servants qui balanceraient, tel un pendule, un lourd bélier destiné. à forcer la porte de la poterne sud. Un châtaignier presque centenaire avait été abattu dans les bois environnants ; le tronc avait été sommairement dégauchi, tiré par une paire de bœufs, puis placé sur des sangles de cuir reliées au faîte de la charpente du chat. Le toit avait été revêtu de peaux ou de cuir tanné qui seraient prochainement aspergés d’eau lorsque l’engin entrerait en action, pour éviter que nous n’y boutions le feu.

 

La configuration des lieux, très escarpés, avait dissuadé nos assiégeants d’armer des bricoles ou des pierrières. Leur mise en œuvre aurait été vaine et aurait mobilisé un très grand nombre de servants sans grand succès.

Plus dangereuse aurait été la présence d’un solide trébuchet capable de projeter des boulets de pierre de près de trois cents livres à plus d’une portée d’arc. Nos assiégeants ne semblaient pas en avoir transporté ; or, le sorbier, un bois souvent utilisé pour la fabrication de la verge en raison de sa grande dureté, ne poussait pas dans nos sous-bois, à ma connaissance. De toute façon, fraîchement coupé, le bois n’aurait pas eu les qualités requises.

Nous avions craint la présence de pots à feu. Mais, grâce à Dieu, l’ennemi ne semblait pas en avoir placé sur quelque charroi. À moins qu’ils ne les aient dissimulés à notre vue, m’inquiétai-je soudainement.

Dans ce cas, le pire serait à craindre. Ces nouvelles bombardes dont la mèche pouvait parfois faire long feu, ainsi que dans le souvenir que j’avais gardé de l’attaque des pirates barbaresques en mer Méditerranée{8}, demeuraient redoutables lorsqu’elles étaient allumées par temps sec, mortelles pour les servants si elles explosaient lors de la mise à feu, dangereuses pour les assiégés lorsqu’elles ouvraient de magnifiques brèches dans les murailles qu’elles parvenaient, en dépit de leur épaisseur, à disloquer parfois. Je l’avais ouï dire, sans avoir encore eu l’occasion de l’observer par moi-même. Je craignis de ne pas tarder à être fixé.

Et je vins à douter derechef de la qualité de notre système de défense. Notre point faible, contrairement à la confiance dont je faisais preuve avec une certaine désinvolture. Pouvais-je me permettre de sous-estimer la ruse ou de mépriser la puissance de l’ennemi ?

L’histoire militaire témoignait des échecs sanglants qu’avaient commis, un jour ou l’autre, les chefs parmi les plus grands et les meilleurs dès que l’ivresse de victoires facilement acquises avait occulté leur sens critique. La certitude de leur génie en la conduite de l’art de la guerre s’était traduite, tôt ou tard, par un désastre militaire.

Mais, n’étant point un génie, je me rassurai en me disant qu’après tout, nous ne courrions pas un si grand désastre…

Surtout si nous prenions quelques nouvelles dispositions rapidement.

 

Du haut du donjon où je me tenais, je superposai les mains en visière sur mon front pour me protéger du soleil qui pointait à l’horizon.

Les yeux plissés pour filtrer un mince filet de lumière, les écuyers Amaury de Siorac, Onfroi de Salignac et moi observâmes une compagnie d’archers gallois se mettre en position plus loin, là-bas, face à nous, à moins d’une portée d’arbalète des murs d’enceinte de notre village. Plus loin, à contre-jour, nous ne distinguions que les oriflammes qui surmontaient les tentes occupées par les chevaliers et leur maison.

Revêtus de brigantines de cuir renforcées de lamelles de fer couvertes d’étoffe, avec hautes manches et sous-jaquettes de mailles, de chausses de toile ou de peau doublées, avec genouillères de fer, les archers s’alignèrent sur deux rangées, derrière les mantelets qui avaient été disposés la veille.

Le pâle soleil d’automne montait progressivement à l’horizon tandis qu’un léger vent d’ouest chassait les brouillas qui s’étendaient encore à l’aube sur le camp que le comte de Derby avait fait dresser dans la plaine.

La première ligne mit un genou à terre. Les autres, sur la deuxième ligne, se tinrent debout. Le sommet arrondi de leur chapel de fer, sans visière, luisait faiblement au soleil levant. Tous fichèrent en terre, à leur pied, à même le sol et par la pointe, un nombre considérable de flèches.

À l’arrière, un grand nombre de gens de pied portaient des » chanlattes. La première vague d’assaut viendrait de la vallée, à l’ouest, si assaut il y avait. Plus loin encore, les verges des mangonneaux à roue de carrier de l’armée anglaise, en position de catapultage, étaient bandées à se rompre. Un déluge de pierres ne tarderait pas à s’abattre sur nous.

 

Lorsque leur capitaine leva le bras, les archers bandèrent leur arc. Lorsqu’il l’abaissa en beuglant un commandement en anglais, en gallois ou je ne sais dans quelle langue, la première ligne d’archers décocha une volée de flèches.

Elles s’élevèrent gracieusement dans le ciel, bourdonnèrent de façon de plus en plus audible à mesure qu’elles se rapprochaient, tel un nuage de frelons prêt à s’abattre sur ses proies, atteignirent leur apogée, infléchirent leur courbe, puis sifflèrent avant de se planter dans le bois des hourds avec le même bruit que celui que feraient des pics épeiches en martelant de leur bec l’écorce d’un arbre.

Déjà, la deuxième ligne d’archers avait décoché et la première ligne rebandait les grands arcs gallois et les pointait en visant plus haut dans le ciel. Ils avaient pris conscience que le vent leur était contraire. Il s’était levé et réduisait la portée de leur tir.

Je m’en réjouis vivement, mais ne pus qu’admirer la maîtrise, la précision, l’organisation et la vitesse d’exécution de nos ennemis. L’ennemi décochait à présent flèches sur flèches, six fois plus vite que le plus accort de nos arbalétriers, au point que le ciel avait pris l’aspect d’une voûte grise et menaçante, sur une largeur de plus de cent coudées.

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Alors que je reposai le pied sur la première marche de l’escalier qui descendait vers la salle des Gardes pour me rendre près des servants du trébuchet, je fus heurté par mon écuyer Guilbaud, qui, à bout de souffle, le feu aux joues, la langue sèche, le visage décomposé, me lança à la figure :

« Messire Bertrand ! Messire Bertrand ! Trahison ! Trahison ! Nos prisonniers ! Nos prisonniers !…

— Et bien, quoi, nos prisonniers ? Sont-ils atteints de dissenterie, de coliques ? de fièvre-tierce ? ou du Mal qui rend noir ? Parle ! » lui intimai-je avec courroux.

— Les prisonniers se sont tous évadés ! Tous les prisonniers que vous aviez serrés dans le passage de la chapelle Saint-Jean ! C’est grande trahison, messire ! La herse est levée et la porte par laquelle ils ont tenté d’investir notre place baille aux corneilles ! »

 

Si par malheur nos prisonniers venaient à s’échapper, nous perdrions fabuleuse rançon et solide monnaie d’échange. Le troisième degré de notre riposte serait impossible.

 

La place serait enlevée tôt ou tard, la bataille, perdue. Et la vie peut-être aussi.