En conséquence, le général avisé veille à ce que ses troupes se nourrissent sur l’ennemi, car un boisseau de vivres pris à l’ennemi équivaut à une vingtaine des siens ; un demi quintal de fourrage à dix quintaux du sien.

 

L’art de la guerre, De la conduite de la guerre,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 10

À Castelnaud, puis à Rouffillac et Sarlat, entre le printemps et l’automne de l’an de grâce MCCCLII{36}.

« Que Dieu vous garde, messire Brachet de Born, d’occire ce beau cousin qui va nous bailler de ce pas deux mil écus d’or de bon aloi s’il veut recouvrer château, fief et garder la vie sauve ! S’il n’a pas déjà passé les pieds outre ! Vous êtes plus haut la main que votre superbe étalon ! » s’exclama le baron Bozon de Beynac en entrant dans la salle avec sa suite de chevaliers et « l’écuyers en harnois plains, à grands bruits de bottes.

Roger-Bernard, comte de Pierregord rétorqua :

« Non point deux mil, mais cinq mil, baron ! Que votre triste cousin soit mort ou vif ! Il est bien mal en point…

— Sa vie ne vaut que sept deniers. Les sept deniers que Judas s’est vu bailler par le Grand-Prêtre du temple de Salomon pour le prix de son reniement ! m’insurgeai-je{37}.

— Sa vie ne vaut certes guère plus, surtout dans l’état dans lequel l’avez mis, messire Brachet, mais son château, ses terres ses bénéfices… », nous rappela le baron de Beynac, le regard de plus en plus brillant à mesure que montaient les enchères.

Le sire de Castelnaud de Beynac gisait sur le sol dallé de pierres, aussi roide qu’un gisant.

Marguerite s’affairait pour contenir le sang qui s’écoulait de son menton. À la naissance du col.

Si le cou avait été tranché, ainsi qu’elle l’avait craint, elle n’aurait pu juguler la veine-artère et l’homme se serait vidé de son sang comme un poulet que l’on égorge. Il avait perdu la connaissance des gens et des faits, les yeux clos, la bouche ouverte sur des dents d’une niceté immaculée.

« L’effet de la reuglisse », me confia-t-elle avec un soupçon de reproche.

De forts bandages arrêtèrent l’hémorragie à temps. Puis elle nettoya et pansa la plaie à l’aide de ces poudres et autres onguents qu’elle portait toujours sur elle, et l’entoura de linges bouillis et refroidis dans la glacière dont le châtelain disposait dans une chambre des culs de basse-fosse.

Le triste sire de Castelnaud revenait à la vie. J’en vins à le regretter.

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Marguerite avait bellement contribué à la reddition de Castelnaud. Une fois lavée et vêtue de la robe d’une lingère, en guise de récompense elle reçut du baron de Beynac un hommage appuyé. Et une aumônière qui contenait plusieurs dizaines de pièces d’or et d’argent.

Les trois autres barons du Pierregord furent moins généreux : ils la gratifièrent d’accolades prononcées et chaleureuses en la serrant dans leurs bras avec concupiscence sans me prêter la moindre attention, l’enlaçant et la baisant bruyamment pour mieux plaquer leur corps contre le sien. Elle les avait bellement enjôminés.

Je détournai la tête pour ne pas avoir à essuyer ce que ma jalousie considérait comme un affront, alors que ce n’étaient là que gestes de reconnaissance, peu dispendieux au demeurant.

Mon épouse, qui n’était point embéguinée, reçut leur hommage avec une trop grande modestie à mon goût. Elle remercia le baron pour des largesses qu’elle ne méritait point, dit-elle, mais qui feraient le bonheur des malheureux de sa paroisse à qui elle savait devoir porter assistance en ces temps de disette.

Ses dernières paroles jetèrent un léger froid dans l’assemblée, qui se ressaisit bien vite pour discourir de considérations communes sur la noblesse de son cœur et son esprit de charité chrétienne.

Elle remercia en esquissant une révérence dont la discrète inclinaison me fit comprendre le peu qu’elle accordait à ces compliments.

Je l’entraînai dans un coin discret :

« Et moi, que puis-je faire pour te remercier d’avoir garni de cinq mil écus d’or les coffres de notre baron ? Ils regorgent déjà des savantes pratiques de Crésus, le chambrier de feu ton père ! » persiflai-je.

Si j’avais voulu la dissuader d’honorer enfin, ce soir, le devoir conjugal pour jouir de ses faveurs charnelles autrefois délicieuses et passionnées, je ne m’y serais pas pris d’autre façon. Alors que l’envie me saisissait la gorge, pour ne pas évoquer une autre partie de mes membres après une trop longue abstinence. Elle s’insurgea :

« Crésus n’a jamais existé et le savez, messire mon mari. Ni vu ni connu. Point de linges à laver ou à recoudre pour messire Crésus à la lingerie du château. Une fantosmerie que vous autres, écuyers, aviez entretenue et qui amusait fort le baron, je dois dire. Ses clercs étaient chargés du recollement de toutes les taxes en monnaies sonnantes et trébuchantes ou en nature. Doté d’un sens inné en les affaires de finance, il gérait lui-même son trésor avec le concours d’un banquier juif de Cahors, ne le saviez-vous donc point ?

« Et comment osez-vous reprocher à mon père, Fulbert Pons de Beynac, d’avoir su épargner ce que son rang lui octroyait, ce qu’il me légua alors qu’il n’a onques hésité à bailler à ses sujets de quoi atténuer leurs souffrances ? Toute ma famille et bien d’autres ont joui de ses bienfaits dans les moments les plus durs de leur existence. » Elle se révolta :

« Ce qu’il récoltait de taxes, de redevances, de fouages et de péages a toujours servi à soulager la détresse des plus miséreux de ses sujets et à assurer la sécurité de ses gens !

— Mag’rite, ma Mie, ma douce Mie, ne vous fâchez point, lui dis-je, attristé par la cruelle sagacité de ses propos. Dis-moi plutôt ce que je puis faire pour te remercier à mon tour pour ton exploit ? »

Marguerite s’approcha de moi, le visage détendu, serein. Elle se blottit dans mes bras et me chuchota dans le creux de l’oreille : « M’accompagner pour ce pèlerinage que j’ai fait vœu d’accomplir l’an prochain, lors du mois de Marie, près la Vierge de Roc-Amadour, mon doux ami. Avant que vous ne partiez à la recherche de votre sœur ou guerroyer contre nos ennemis. Puis, me tutoyant, à la parfin :

« Sur l’heure, nous avons encore besoin de toi pour mener à bien la fin des travaux en notre manoir de Braulen et notre merveilleux château de Rouffillac. Il y va de ton devoir de chevalier et d’époux, mon beau sire… »

Je l’étreignis et lui baisai le front en signe de soumission. Cette nuit encore, on ne mignonnerait pas. On ne paillarderait pas. On ne s’emmistoyerait pas. Ceinture de chasteté !

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Le soir même, des tréteaux, des nappes furent dressés pour un banquet improvisé dans la Grand’salle du château de Castelnaud. Un feu d’enfer brûlait dans l’âtre de la monumentale cheminée. Tous les chevaliers et écuyers qui avaient participé à la victoire y prirent place. Sans compter les sergents, les valets d’armes, les queux, les gâte-sauce et autres palefreniers de nos batailles qui s’installèrent, les uns dans les cuisines, les autres dans la salle des Gardes ou dans la cour.

Le baron de Beynac nous pria de siéger, Marguerite et moi, aux places d’honneur, à sa dextre et à sa senestre. Les chevaliers, les écuyers et maître Jean, le maistre des tonnoires, prirent place là où chacun put trouver un bout de nappe pour s’y essuyer la bouche.

Les trois autres barons faillirent en venir aux mains : ils se querellaient déjà sur leur ordre de préséance pour savoir qui devait s’asseoir en face de messire Bozon de Beynac. Pour prendre place séant, en vérité, en face de ma ravissante épouse. Et mieux jouir de la naissance des rondes mamelles que le décolleté de son corsage, pas assez étroitement lacé à mon goût, offrait à leurs regards lubriques à chaque fois qu’elle se penchait sur un plat.

Des tonneaux furent mis en perce et les écuyers, faute d’un nombre suffisant de serviteurs, de pages et de servantes, assurèrent les fonctions d’écuyers tranchants et d’échansons.

Le sire de Castelnaud de Beynac fut convié à participer aux agapes pour célébrer notre victoire. Cet homme orgueilleux était mortifié ; il fit comprendre que l’état de sa gorge le faisait atrocement souffrir. Alors, s’il était possible de lui faire servir deux bols de soupe dans sa chambre ? Il déclina donc l’invitation et se fit déporter un étage ou deux plus haut par deux solides gaillards qui n’eurent aucun ménagement pour sa navrure.

« Ainsi, mon bon cousin aura tout son temps pour compter ce qu’il lui restera de son trésor après avoir réglé sa rançon, s’esbouffa le baron de Beynac ! Il a bien compris que nous camperons en son château, en pillerons les réserves et la cave. Jusqu’à ce qu’il nous ait baillé le dernier écu ! Mais il s’en tire à bon compte : nous aurions pu obtenir la commise de son fief !

« Et nous distribuerons à tous les habitants du village les reliefs de nos repas. Ils garderont magnifique souvenance de ce siège qui se sera achevé avant la IXe heure du jeudi, en conformité avec la trêve de Dieu édictée par le concile d’Elne. Manants et vilains souhaiteront voir le château de mon cousin plus souventes fois humilié ! s’esbouffa-t-il, avant de poursuivre :

« En attendant de prendre messe, dimanche prochain, rendons au seigneur Bacchus l’honneur qui lui est dû ! Portons quelques santés à nous-mêmes, nous l’avons bien mérité :

Dans une allégresse un peu envinée, nous levâmes nos gobets presque autant de fois qu’il y avait de présents à ce banquet :

 

« Vive le royaume de France !

« Aquitaine ! Aquitaine !

« Mort aux Godons !

« Beynac ! Montjoie ! Saint-Denis !

« Pierregord ! Pierregord !

« Dame Marguerite ! Dame Marguerite !

« Brachet ! Brachet !

« Auzan ! Auzan !

« Maître Jean ! Maître Jean !

« À nos vaillants chevaliers et nos beaux écuyers !… »

 

Et comme nous avions bu moult pintes de cervoise, d’hypocrace et de vins du bordelais dont les caves du sire de Castelnaud étaient bien remplies, l’un d’entre nous ne put s’empêcher de beugler haut et fort :

« À nos chevaux, à nos femmes, et tous ceux qui les mont… » avant de s’effondrer, ivre mort. Nous étions tous entrés en forte mélancolie, c’est-à-dire saouls comme des cochons.

Nous psalmodiâmes complaintes et chansons de geste bien connues en nos pays d’oc, telle celle du troubadour Aimeric de Sarlat que j’entonnai à l’attention de ma tendre épouse. Guilbaud de Rouffignac et Élastre de Puycalvet, dont les pères étaient présents, m’accompagnèrent à l’espinette et à la viole :

 

Gentille dame, on dit que c’est folie

À moi d’oser chanter vos doux attraits,

Sagesse veut que plutôt les oublie.

Les oublierai-je ? Oui, si le puis jamais,

Plus je vous loue, et plus vous m’êtes sévère !

Devrais donc bien, démentant mes couplets,

En vous blâmer ce qui m’avait su plaire,

Mais le ferais-je ? Oh ! non, je mentirais.

 

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Deux jours plus tard, après une veillée et une dernière nuit passée dans la maison noble de Beynac, Marguerite et moi rejoignîmes nos terres en compagnie de nos deux écuyers. Avec grande hâte de retrouver nos enfants, confiés à la garde de Michel de Ferregaye, notre féal capitaine d’armes.

 

J’avais construit de mes mains un cheval à bascule monté sur deux croissants de lune. Le résultat se révéla désastreux : à la deuxième chevauchée, la monture céda et le cavalier se retrouva le cul par terre, les jambes écartées, les mains crispées sur les brides.

Des hurlements mirent tout le manoir à l’arme. Marguerite arriva comme un boulet tiré par une des bombardes de maître Jean, arracha Hugues, l’un de nos aînés, des débris de cette mécanique infernale que mon inexpérience en la matière avait projetés en tous sens, le berça, ne me fit aucun commentaire ni de reproche sur ma maladresse en l’art de confectionner des jouets aussi dangereux pour des enfants de leur âge, mais ne le pensa pas moins à voir le regard noir qu’elle me jeta.

Par Saint-Michel, je pensai in petto que des chutes de cheval, ils en verraient d’autres, mais m’accoisai sagement.

 

Deux semaines plus tard, un chien, autrement dit un apprenti menuisier qui œuvrait aux échafaudages du château de Rouffillac, avait rectifié mes plans succincts et réalisé deux chefs-d’œuvre et des épées de bois aux quillons droits qui lui valurent d’être promu sanglier en sa confrérie.

Nos aînés sen donnèrent à cœur joie, garçons et filles. Ils galopaient joyeusement à brides avalées à travers la cuisine, caployants et tourbillonnants, l’épée à la main, sous les regards effarés et les gesticulations des servantes qui en redoutaient les conséquences sur les cors quelles avaient aux pieds, hésitant entre des réprimandes quelles nosaient point en notre présence et des éclats de rire en notre absence.

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Le Jour de la fête de Saint-Jacques le Majeur, le 24e jour du mois de juillet, après bien des hésitations, je chevauchai vers Sarlat en compagnie de mes écuyers en passant par les Prâts de Carlux et Sainte-Nathalène.

Javais lintention de solliciter une audience auprès de monseigneur Elie de Salignac, qui avait succédé à monseigneur Arnaud de Royard, pour le prier de nous délivrer une lettre de voyage pour notre pèlerinage de Roc-Amadour prévu pour le mois de mai, lan prochain.

 

Arrivés au carrefour de la Croix dAllon, les premières et hautes fortifications de la ville consulaire, entourées dun large et profond fossé, se dressaient en contrebas dans leur cuvette.

Les créneaux étaient surmontés de puissantes tours aux angles et à lentrée des principales rues. Entre le fossé et les colossales murailles, capables de résister aux plus puissantes machines de guerre, les consuls avaient fait clôturer par une haute palissade une sorte de fausse braie doù il était possible de décoper les éventuels assaillants qui auraient tenté de franchir le fossé.

La cité consulaire était dailleurs plus facile à défendre que si elle eut été bâtie en plaine. Dans létroit vallon sarladais, enserrés entre la ville et les coteaux qui lentouraient, les assaillants nauraient pu, à moins de disposer de forces considérables, effectuer en plusieurs points à la fois les indispensables travaux dapproche.

Pour creuser une mine et tenter de saper les murs, il aurait fallu, sauf en deux ou trois endroits étroits et marécageux, des côtés des faubourgs de lEndrevie et de la Grande-Rigaudie, creuser dans le roc pour parvenir à un résultat incertain.

Quand bien même les murailles auraient été investies, la cité était ainsi construite que les assaillants risquaient fort dêtre descharpis par les habitants avant de sen rendre maîtres.

En effet, les rues tortueuses et étroites, les nombreux carrefours permettaient peut-être de mieux repousser une attaque de lintérieur que de lextérieur. Pour peu que les Sarladais eussent voulu se défendre. Les envahisseurs auraient dû lutter dans les pires conditions dinfériorité : du haut des maisons aux toits crénelés, il était aisé de balancer sur lennemi des projectiles de toute espèce : eau bouillante, pierres, madriers de chêne ou de châtaignier, voire de la chaux, de la poix ou du plomb fondu.

Aussi la cité consulaire put senorgueillir de ne, onques, avoir été prise pendant toute la durée de la guerre.

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Les massives portes en bois des faubourgs, bardées de fer et dune solidité à toute épreuve, étaient soigneusement fermées la nuit et les Sarladais pouvaient dormir en toute quiétude, une fois le couvre-feu crié par les sergents-massiers de la milice communale qui patrouillaient pendant la nuit.

À lheure des laudes, les portes de la Bouquerie étaient déjà ouvertes, herses levées. Après nous être faits connaître des gardes, nous les franchîmes sans difficulté sous le regard indifférent des sentinelles apostées.

Il avait plu à verse la veille. Un de ces formidables orages, tels que nous en connaissions dans notre contrée en ces mois-là. Un véritable déluge.

Des employés de la municipalité comblaient avec de la paille et des copeaux de bois les ornières que la pluie torrentielle avait creusées pendant la nuit. Nous étions en vigilance pour éviter à nos montures les nids-de-poule presque aussi dangereux pour leurs membres que des chausse-trappes.

Les artisans ouvraient leur échoppe, préparaient leurs instruments, étalaient leurs marchandises : ferblantiers, poissonniers et mazeliers, tailleurs, cordonniers, savetiers… Les battants qui en fermaient la devanture pendant la nuit étaient à présent relevés au-dessus de leur comptoir et maintenus inclinés par des poteaux posés dans la rue qui réduisaient d’autant la largeur du passage.

Avant une heure, bien avant que tierce ne sonne au clocher de la cathédrale, la ville sortirait de sa torpeur. Les marchands vanteraient leurs marchandises, la tendresse de leur viande, la fraîcheur de leurs poissons… et une foule de badauds et de chalands grouillerait comme abeilles dans un chastoire.

 

En passant par des rues étroites, pentues, tortueuses, sombres et grasses, nous atteignîmes enfin la place de la cathédrale Saint-Sacerdoce, magnifiquement pavée. Le poumon de la cité consulaire, ou plus exactement son cœur, qui drainait les plus grandes richesses et les redistribuait dans les faubourgs pour les besoins quotidiens. Et plus loin pour les besoins de leur commerce.

Une armée de serviteurs s’activait tous les matins, qu’il pleuve ou qu’il vente. Ils rejetaient boue et salissures dans le caniveau central à grands coups de balais formés de petits fagots de branchages liés autour d’un manche.

Tout autour de la place, on ne voyait que de belles demeures construites selon le goût et l’opulence de chacun, adossées les unes aux autres quand elles ne s’écartaient pas pour laisser passage à une étroite ruelle. Les rez-de-chaussée en pierre étaient surplombés par un ou deux étages posés sur des corbeaux de bois garnis de colombages richement sculptés et de torchis passés à la chaux. Ici résidaient et commerçaient les maîtres-artisans des corps de métier les plus prestigieux : drapiers, tisserands, tapissiers, enlumineurs, parcheminiers, orfèvres, parfumeurs, et bien d’autres encore.

Les plus matinaux avaient déjà ouvert comptoir. Ici, l’apothicaire que Marguerite fréquentait avec assiduité, ou son commis, broyait avec pilon et pilettes de savants mélanges dosés sur des trébuchets dans des demi-coquilles d’œuf.

Là, un épicier soulevait les couvercles de vasques remplies de noix de muscade, de clous de girofle, de cubèbe, de graines de séné ; un parfumeur brûlait de l’encens dans de petits pots en terre cuite pendant qu’il étalait des fioles d’essence de thym, de romarin, de fougère, d’où s’exhalaient des senteurs aussi suaves et douces que celles que nous avions fleurées, Arnaud et moi, en l’île de Chypre, dans le quartier marchand de Nicosie.

 

À l’évêché, un clerc nous fit savoir que monseigneur Elie de Salignac prenait quelque repos estival bien mérité en ses résidences d’Issigeac ou en son château de Boussieyal, près le village d’Allas-l’Évêque. Le calme, la campagne, les bois… étaient bonne médecine pour notre prélat sur les épaules duquel pesaient les charges écrasantes d’un immense diocèse, crut-il bon de justifier. Et consultant le registre des audiences sur lequel il ne manquerait pas d’inscrire mon nom, il me pria de revenir pour la saint Michel{38}. De forte méchante humeur, je le remerciai sèchement.

Nous sautâmes à cheval, avec Onfroi de Salignac et Guilbaud de Rouffignac, franchîmes les portes de la Grande-Rigaudie.

La muraille qui jouxtait l’abbaye et fermait la partie des remparts sise derrière la cathédrale Saint-Sacerdoce, entre la place du Peyrou et la Grande-Rigaudie, avait été mise à mal à la suite d’intempéries quelques années plus tôt.

Mes écuyers, n’étaient pas venus en la ville consulaire depuis fort longtemps. Ils s’étonnèrent qu’elles fussent déjà consolidées. Je leur expliquai que les consuls avaient aussitôt imposé une contribution aux habitants pour la reconstruire. Ils avaient cependant eu la sagesse de faire porter requête au roi aux fins d’alléger le fardeau dont ils étaient redevables.

Par lettres patentes en date du 17e jour du mois de mai, le roi Philippe de Valois avait accepté, « en considération des bons services que lui avaient fait en ces guerres ses amis les consuls et les habitants de sa bonne ville de Sarlat, et des grandes pertes et dangers qu’ils avaient eus et soutenus à cause d’icelles, leur remettait et pardonnait la tierce partie du subside qu’ils lui étaient tenus de faire à cause de ces dites guerres. »

De sorte que depuis un an ou deux, les murailles étaient derechef solidement remparées. Ce qui n’empêchait pas le faubourg de puer autant que la Cuze qui charriait, plus loin, des déchets de toutes sortes, des excréments, des animaux crevés.

Des mendiants, accroupis dans un recoin qui empestait des odeurs d’orine, psalmodiaient ou demandaient charité en agitant une escarcelle. J’y lançai quelques sols.

Nous traversâmes le quartier des équarrisseurs, des écorcheurs, des tanneurs où régnait une activité fébrile. Les effluves nauséabonds qui s’en dégageaient nous saisirent la gorge mais ne semblaient plus en incommoder d’autres que nous.

Nous lançâmes nos chevaux au galop. Ils avaient grande hâte de retrouver la paille de leur écurie, et nous, les bonnes odeurs de la campagne auxquelles nous étions accoutumés, le fumier, les bouses de vache, et bien d’autres senteurs plus subtiles…

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Le jour de la Saint-Michel, l’avant-veille des calendes d’octobre{39}, je pénétrai dans l’antichambre de l’évêché de Sarlat où monseigneur de Salignac m’avait accordé audience.

À mon arrivée, tous les regards s’étaient portés sur moi d’un air soupçonneux pour les uns, curieux ou indifférent pour la plupart des autres. Puis tous les conciliabules reprirent dès que je me fus assis sur l’un des trois faudesteuils sur lesquels personne n’avait encore osé poser les fesses.

Quelques bourgeois richement vêtus, dont deux portaient l’épée en vertu de privilèges royaux accordés à certains dignitaires des villes consulaires et des bastides royales, des vignerons à l’air rougeaud, des artisans, des maîtres qui arboraient fièrement sur le bliaud les emblèmes de leur fratrie, des miséreux ou des estropiés en grand nombre, vêtus de hardes pour d’aucuns ou d’habits d’emprunt pour d’autres, chaussés ici d’élégantes poulaines ou de bottes de cuir ou de veel retourné, là de sabots ou de brodequins.

Tous attendaient d’être reçus par l’évêque, soit pour négocier d’aimable façon quelque procès ou résoudre un litige avant qu’il ne soit appelé devant les juges itinérants, moyennant de riches aumônes, soit pour prendre conseil ou pour qu’il leur soit venu en aide d’autres façons, temporelles ou spirituelles.

Les plus riches reprirent leur conversation à voix basse. Les paysans échangeaient des banalités sur les travaux des champs, les prochains labours, les semailles de printemps, les jachères, le prix des denrées, le cours des céréales, du foin, de l’orge, du blé, du seigle, de l’avoine… Les vignerons parlaient cépages, banvin ou taille des serments de vigne.

Les plus humbles se claquemuraient dans le silence. D’aucuns fixaient les carreaux de terre cuite du sol, le plafond ou les murs noircis par la fumée des calels ; d’autres, leurs souliers, leurs mains rugueuses aux ongles d’une propreté parfois douteuse, posées sur les cuisses, les doigts écartés, les jambes étendues ou serrées et repliées sous le banc.

Bien que le fenestrou fut largement ouvert, il régnait dans l’antichambre un air lourd et indéfinissable, mélange d’odeurs champêtres, de relents de cuir, de suance et de suif.

 

Au bout de deux bonnes heures, après que deux bourgeois eussent été conviés en audience, j’avais décompté le nombre exact des multiples motifs qui étaient peints sur les murs et sur le plafond : le nombre exact de mitres, de crosses, bref, tous les insignes de la charge épiscopale. Pendant que mes écuyers, eux, lançaient les dés dans une des tavernes du faubourg.

Le chanoine de petite taille, au visage glabre et à la tonsure parfaite, qui faisait office de portier, parcourut une fois de plus lassistance du regard.

Mais lecclésiastique fit derechef comme sil ne mavait encore vu alors que, seul gentilhomme présent, je siégeais face à la porte, en surcot de lin noir brodé à mes armes, sanglé dun ceinturon où une fibule crochetait les fourreaux de mon épée et de ma dague, les bottes chaussées déperons dor. Il aurait voulu me morguer de haut quil ne sy serait pas pris autrement.

À rebelute, il sapprocha de moi, visiblement imbu de ses hautes fonctions de secrétaire épiscopal :

« Messire Brachet de Born, peut-être ? Veuillez me suivre, je vous prie. Monseigneur de Salignac vous attend pour recueillir vos doléances, clama-t-il afin que nul nen ignore en inclinant à peine sa face ingrate, les mains enfouies dans les larges manches de sa robe de bure noire ceinte dune cordelette blanche.

— Sachez que sur lheure, ce ne sont point des doléances, mais des affaires de la plus haute importance. Et quand bien même ! Cela ne vous regarde point ! Cependant, jaurai grand plaisir à faire part à monseigneur de Salignac du médiocre sens des convenances dont font preuve daucuns des clercs de son entourage. Vous auriez au moins pu dire quelques mots à ces braves gens qui attendent depuis fort longtemps votre bon vouloir ! » le tançai-je, sous les sourires goguenards de lassistance.

Le chanoine devint aussi rouge que la pourpre cardinalice quil naurait jamais, bredouilla quelques mots inaudibles, et se retint pour ne pas prendre les jambes à son cou et fuir ce personnage qui le narguait. Je lui collai aux chausses, de peur quil ne me claquât la porte au nez.

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Nous enfilâmes un long couloir faiblement éclairé par déparses torchères. Nous traversâmes une salle voûtée, dans lindifférence de la plupart des clercs convers aux mains noircies par lencre de galle, aux yeux rougis par les longues heures de travaux décriture à la lumière falote de chandelles fumantes, avant datteindre une porte cloutée quencadraient deux gardes de la milice consulaire.

Ils redressèrent leur guisarme et rectifièrent la position à notre approche, lautre main sur le pommeau de lépée. Le chanoine cogna trois fois le heurtoir sur la porte. Une pièce de cuir en amortissait le son à cet endroit.

Dressé sur la pointe des pieds (lhomme était de petite taille), il entrebâilla la lourde porte, mannonça, seffaça et me fit signe de la tête de bien vouloir mavancer sans oser me regarder dans les yeux, puis il referma sans bruit la porte massive dont javais largement élargi louverture sur mon passage. Les gonds étaient merveilleusement graissés.

La pièce dans laquelle officiait lévêque de Sarlat, de dimension modeste, était tapissée de tentures de haute-lice qui représentaient la vie de Jésus. Sur des étagères, sétalaient moult codex rangés dans un savant désordre. Au-dessus du bureau, un grand crucifix. À côté, un lutrin sur lequel était posé ce qui devait être un recueil de psaumes ou de prières.

« Messire Brachet de Born, je navais pas encore eu lheur de faire votre connaissance depuis le départ de monseigneur de Royard et mon avènement en ce magnifique diocèse ! Sauf à vous avoir aperçu lors de nos processions à Temniac. Or donc, quel bon vent vous amène ? Auriez-vous égaré votre bague derechef ? me demanda-t-il, très pince sans rire, en me tendant sa main senestre, les doigts fléchis, pour minviter à baiser le superbe rubis qui ornait son annulaire.

Je fléchis un genou, saisis les doigts noueux et froids et approchai mes lèvres de la pierre précieuse en inclinant le chef avec le respect dû à la fonction.

« Non point, monseigneur, je viens seulement solliciter de Votre Excellence une lettre de pèlerinage : mon épouse, dame Marguerite et moi avons fait vœu de prendre le bourdon et de ceindre l’écharpe pour rendre grâce à Notre-Dame de Roc-Amadour, notre sainte protectrice, pour tous ses bienfaits… (Diable, pensai-je, monseigneur de Royard l’avait informé de mes mésaventures passées.){40}

–… et profiter de l’occasion pour récupérer quelques saintes reliques aussi afin de les placer en lieu sûr… dans notre cathédrale, par exemple. Pensez ! L’eau et le sang du Christ recueillis par Simon d’Arimatie ! Le Graal de tous les chrétiens ! La légende des chevaliers de la Table Ronde… »

J’en restai coi, interdit. Comment notre évêque avait-il connaissance, non pas de l’existence des fioles – un chevalier de l’Ordre de Saint-Jean de l’Hôpital les avait remises au père Louis-Jean d’Aigrefeuille, à charge pour lui de les remettre au Saint-Père –, mais du fait qu’icelui, avant de rendre son âme à Dieu, assassiné par Arnaud de la Vigerie dans le confessionnal de la cathédrale de Famagouste, m’en avait confié deux, la troisième ayant mystérieusement disparu ? Seuls, Foulques de Montfort, feu le baron de Beynac, Arnaud et moi le savions{41}.

Et surtout, moi seul savais que je les avais confiées en grand secret à un saint homme qui avait fort bien connu mon père. Un preux chevalier qui avait participé à moult batailles à ses côtés, avant de prendre l’habit et de se retirer, tel un ermite, en ce haut-lieu de Roc-Amadour. Où il officiait en qualité de sacristain dans la chapelle de la Vierge.

 

Monseigneur Elie de Salignac, profitant du trouble qu’il lut sur mon visage, reprit aussitôt :

« Vous feriez là une bien belle offrande à nos ouailles. Pensez au prestige qui en résulterait pour notre bonne ville de Sarlat ! Et des centaines, que dis-je, des milliers de pèlerins afflueraient de toutes les provinces du royaume et de bien plus loin encore…

— Monseigneur, par quel tour de magie est-il possible que Votre Excellence sache où se trouve le Saint Graal ? Ne serait-ce donc point une chimère, à la parfin ?

— Allons, allons, messire Brachet, ne jouez pas les coquefredouilles avec moi. Nous savons, l’un et l’autre, que vous en avez récupéré au moins deux sur les trois dans la boîte à message de feu le père Louis-Jean d’Aigrefeuille, feu l’aumônier général de la Pignotte, l’Aumônerie des Pauvres en Avignon !

« Le jour terrible où il fut assassiné dans de bien mystérieuses circonstances. Alors qu’il vous entendait en confession en la cathédrale de Famagouste… Que Dieu ait son âme. Ce brave homme, à l’érudition prodigieuse, était aussi un saint ! »

Je revis, comme un véritable cauchemar, fondre sur moi une nouvelle suspicion de meurtre. C’en était trop. Le feu aux joues, mes cheveux blonds dressés sur mon crâne, je rugis :

« Me croyez-vous capable d’avoir occis le père d’Aigrefeuille ? Me pensez-vous capable d’une telle lâcheté, d’une telle félonie ? Contre un homme qui avait placé toute sa confiance en moi ? Contre un homme de Dieu ?

— Allons, allons, messire Bertrand, ne me faites pas dire ce que je ne pense point ! On m’a rapporté que vous étiez haut à la main. On ne s’est pas trompé…

— Qui a pu vous baver de pareilles sornettes ? éructai-je.

— Mon petit doigt, messire, me répondit-il, passant outre à mon insolence, les lèvres fendues par un maigre sourire, les yeux froids.

« Bien qu’il soit vrai que Royard et moi, nous nous soyons posé quelques questions lorsque cette fâcheuse nouvelle lui est venue aux oreilles par la Chancellerie. Mais l’affaire fut tranchée à l’époque. Le coupable avait avoué et il connut un châtiment bien doux pour le crime qu’il avait commis : roué, écartelé et pendu par les pieds. Bien que l’enquête fut, semble-t-il, bien hâtive. Avouer… avouer lorsqu’on est soumis à la question… »

 

Le perfide ecclésiastique maniait adroitement le chaud et le froid, prêchait le faux pour connaître le vrai. Dans ses paroles, je sentais une menace sourde planer sur mon chef et résistai à la forte tentation d’essuyer d’un revers de la main la suance qui perlait sur mon front et sur ma nuque. Ce qu’il ne manqua pas d’observer, bien que je ne l’eusse pas quitté des yeux.

D’une voix douce, onctueuse et sucrée comme une crème de châtaignes au lait de vache et au miel aromatisée à la cannelle, il enchaîna :

« J’ai aussi ouï parler de la bouche de mon neveu Onfroi, l’un de vos écuyers, de votre bravoure lors du siège de la forteresse de Commarque qui, ainsi que vous ne l’ignorez point, est rattaché à ma juridiction épiscopale. Vous auriez fait preuve de clairvoyance, de vaillance et d’un remarquable sens de l’organisation et du commandement… de sagesse et de finesse aussi, lors des négociations que vous avez conduites avec grande habileté face au puissant Henri de Lancastre, le comte de Derby. Elles tournaient au sublime ! Nos troubadours chantent déjà vos exploits ! se réjouit-il en levant les bras au ciel.

« Bientôt, ils clameront aussi vos récentes prouesses. Quelle bonne idée Bozon de Beynac a-t-il eu d’organiser ce grand tournoiement pour réunir une véritable armée et prendre d’assaut le château de ce renégat de Castelnaud ! Le baron savait ma réticence à organiser l’un de ces tournois condamnés par l’Église. Mais la fin justifiait les moyens…

« Ici encore, il paraît que vous vous êtes remarquablement distingué. J’en viens même à penser que vous fûtes à l’origine de ce plan magnifique… »

Cette fois, je rougis sous le compliment et j’aurais modéré son enthousiasme s’il ne m’avait pas laissé entendre que le baron de Beynac s’en était attribué le mérite.

Le prélat changea soudainement de registre et reprit en haussant le ton, d’une voix cassante :

« Mais, de grâce, ne cherchez pas à m’embufer, messire Brachet de Born ! Croyez bien que si j’avais le moindre doute sur votre féalité et votre esprit de chevalerie, il y a longtemps que j’aurais fait instruire à charge contre vous ! Et vous ne seriez pas là, céans, devant moi, à vous paonner dans ces beaux habits tissés et brodés par la dot de votre épouse. Une dot dont Fulbert Pons de Beynac l’a gratifiée au seuil de la mort pour se faire pardonner le péché de chair qu’il avait commis avec Jeanne, la lingère de son château ! »

Le subtil évêque maniait le verbe et la rhétorique avec l’adresse d’un dominicain, les compliments et les reproches, avec l’agilité d’un jongleur. Mais il jonglait avec des mots et ses paroles, tantôt flatteuses et mielleuses, pouvaient navrer l’instant suivant aussi mortellement qu’une sagette tirée à bout portant.

 

Puis, se radoucissant derechef :

« Ne me mentez point, messire Bertrand. C’est grave péché lorsqu’on est entendu en confession, me susurra-t-il à l’oreille.

— Euh… en confession ? Mais, monseigneur, je, je n’ai point demandé cette audience pour aller à confesse… Mon confesseur est le curé de Calviac ! Je… Vous… vous me flattez, monseigneur. Je suis venu solliciter de votre excellence qu’elle veuille bien nous remettre une lettre de… pour…, bafouillai-je et béguetai-je, complètement désarçonné. Puis me ressaisissant :

« Je sais votre temps trop précieux pour donner le sacrement de l’absolution à un aussi humble sujet que moi, monseigneur.

— Que nenni, messire Bertrand. Voyons, réfléchissez. Il est des aveux que d’aucuns ne peuvent glisser que dans l’oreille d’un prélat. Un prélat en qui ils auraient toute confiance ; un évêque. Un homme comme moi, par exemple. Un ecclésiastique qui a aussi ses entrées à la Camera apostolica, la Chancellerie apostolique de la curie pontificale…

« Un humble curé de campagne ne peut être instruit de ces affaires d’importance dont nous nous entretenons, mon ami. Des affaires d’État. A fortiori, s’il a reçu en séminaire grande et belle instruction de ses maîtres. Et je fus d’iceux, il y a bien longtemps…

« Mais vous êtes un homme avisé, chevalier Brachet de Born. Vous m’avez choisi pour vous entendre en confession parce que vous saviez que je place ce sacrement au plus haut dans les lois de notre sainte Mère l’Église.

« Prenez place séant. Nous poursuivrons votre confession avec plus de sérénité lorsque nous serons assis ; nous nous recueillerons mieux ainsi, dans la lumière de l’Esprit saint ! », me conseilla-t-il en m’invitant, la main sur mon épaule, à poser mon cul sur létroit tripalium quil glissa adroitement sous mes fesses, près du haut faudesteuil sur lequel il prit place à son tour.

La douceur de ses paroles contrastait avec la fermeté avec laquelle il avait plaqué ses doigts sur mon épaule. Je sentis un bon moment la marque de la bague épiscopale sur les muscles de lépaule que javais pourtant fort développés.

« Partez du principe que je sais déjà tout et ne vous pardonnerai pas le moindre mensonge. Quil fut par action ou par omission. Vous avez tant de choses à me conter pour soulager votre chevaleresque conscience…

« Commençons par ces fioles, menjoignit-il en se signant et en portant le rubis à ses lèvres pour leffleurer dun chaste baiser. Elles sont trop convoitées par de bien méchantes gens pour quil vous arrive de nouveaux malheurs. Je vous écoute, mon fils… »

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Pris sans vert, je dus me résigner, lestomac dans les talons. Je navais point dîné. Ma confession imprévue dura trois longues heures, entrecoupée de ses questions et de mes réponses.

Je tentai bien docculter certains faits pour ne lui livrer que des informations sans conséquences, mais lhomme était divinement (ou diaboliquement) habile et il parvint à mextirper au forceps moult précieux renseignements.

Plus adroitement et moins douloureusement quun inquisiteur. Mais aussi rapidement et aussi sournoisement. Je réussis toutefois à pécher par omission sans me résigner à résipiscence.

Lors de cette confession à bâtons rompus, je passais sous silence les relations équivoques que javais eues avec la châtelaine Éléonore de Guirande, les liens que je supputais entre les hérétiques albigeois et les chevaliers templiers des commanderies de langue doc, le secret que ma sœur détenait certainement sur lemplacement du Livre sacré.

Lorsque javouais quelle était sans doute lhéritière légitime dune immense fortune âprement convoitée par des partis adverses, ses yeux se plissèrent et un éclat surprenant jaillit de ses prunelles. Cet éclat, cette lueur furtivement aperçue minquiétèrent vivement et minclinèrent à la plus extrême prudence dans mes aveux.

Il dut le sentir, car il ne me posa aucune question sur lorigine de cet héritage. À moins quil ne le sût déjà. Mais laffaire était trop grave, le risque de suspicion trop grand pour que je ne reste pas dans le vague en feignant lignorance. Ce qui était vrai. En partie vrai.

Je lui fis part de mes doutes sur la cécité de ma sœur. Comment avait-elle pu accompagner le chevalier de Sainte-Croix aussi souventes fois lorsquil visitait les maladreries de Périgueux et soignait les lépreux si elle ny voyait point ?

Lévêque nétait point ignorant de ces choses. Il reconnut que lun de ses prédécesseurs avait vu Isabeau de Guirande en compagnie du chevalier hospitalier et lavait interrogée sur les origines de cette cécité qui serait survenue vers lâge de dix ou douze ans.

Il me confirma la passion quelle vouait, non seulement aux malades, mais aussi aux astres. Sa vuecelle que lon porte pour lire un parchemin, par exempleaurait fortement décliné à la suite de la trop longue observation dune éclipse solaire. Un phénomène rare que les Anciens prenaient pour un signe précurseur de la fin du monde.

Un peu comme si la prunelle de ses yeux avait été brûlée par un fer chauffé à blanc, châtiment que lon réservait à certains criminels et dont elle aurait été linnocente victime en raison de son goût trop prononcé pour lobservation des phénomènes célestes.

Selon les meilleurs physiciens que son tuteur le baron de Beynac avait consulté en luniversité de Montpellier, elle aurait cependant conservé une sorte de vision floue et périphérique de ce qui lentourait. Elle pouvait en conséquence se déplacer sans trop de difficulté si quelquun laccompagnait.

Je demandai à mon confesseur sil pensait la cécité irréversible, susceptible de saggraver ou de guérir. Il mavoua son ignorance et celle des physiciens.

Cette confidence me rassura et me bouleversa à la fois. Ainsi, ce n’aurait pas été à la suite d’un choc violent que ma gente fée aux alumelles serait devenue presque aveugle. J’en étais tout ébaudi.

Et mon compère savait tout cela. Il l’avait protégée, l’avait présentée aux meilleurs physiciens du royaume. Comment avait-il pu alors m’écrire des choses aussi affreuses et fausses dans son dernier testament ? Pour nous protéger l’un et l’autre ? Ou l’un de l’autre ?

J’avais porté mes soupçons sur Arnaud de la Vigerie. Il aurait pu être à l’origine de son malheur en la frappant violemment si elle avait refusé une relation charnelle, s’il avait tenté de la forcer. Ou de lui soutirer le secret du trésor des hérétiques albigeois. Une aveugle ne peut témoigner à charge lors d’un procès criminel.

Je tentai de confesser mon confesseur, à mon tour. Le réseau de familiers que l’Église ne manquait pas d’entretenir à grands frais ne l’aurait-il pas informé de l’endroit où Isabeau de Guirande aurait pu se réfugier depuis qu’elle avait quitté le château de Castelnaud ? tentai-je d’obtenir.

 

Vêpres sonnaient au clocher de la cathédrale. Monseigneur de Salignac écourta l’audience. Il me donna l’absolution « Absolvo te ! In nomine patris et filii et spiritus sancti », sans répondre à ma question, se leva de son siège, se dirigea vers une écritoire, en souleva le couvercle, prit un parchemin qu’il déroula, y apposa son seing, bouche cousue comme une huître des bassins d’Oléron, le sertit d’un ruban rouge qu’il cacheta de son petit sceau et me le tendit :

« Voici, messire Brachet de Born, la lettre de voyage pour laquelle vous aviez sollicité cette audience. Et les fioles, onques, n’oubliez les fioles, messire Brachet ! Quelle bonne idée votre épouse a-t-elle eu de ce magnifique pèlerinage ! Cette cité accrochée au roc, cette vue sur les gorges de l’Ouysse et de l’Alzou. Saint-Louis lui-même et tant d’autres monarques en ont gravi les marches… »

Puis, il saisit une petite cloche qu’il agita vivement.

« Je dois me rendre à la célébration d’un office et vous remercie de votre très instructive confession. Pour votre pénitence, vous réciterez les dix commandements et rendrez grâce à Dieu et à la Vierge Marie en disant les prières qui vous viendront au cœur. »

Il se coiffa de sa mitre et empoigna sa crosse, puis se ravisant :

« Oh ! N’oubliez pas non plus de bailler trente écus d’or à mon chanoine, dix ce jour, vingt autres sous huitaine, pour l’indulgence et la lettre que je viens de vous remettre. Dame Marguerite n’est pas pleure-pain à ce que je sache, mais fort généreuse pour ses miséreux.

« Nous en avons tellement, nous aussi ! Ne les avez-vous pas vus pendant que vous faisiez antichambre ? Làs, ils devront revenir demain pour quérir les quelques sols et deniers que votre générosité m’aura permis de leur bailler.

« Que le Seigneur vous prenne en sa Sainte protection et vous garde, vous et vos enfants, en la foi de notre Sainte Église apostolique et romaine ! » pria-t-il à haute voix, afin d’être bien ouï par le chanoine tonsuré qui faisait office de portier et qui venait d’entrer dans son bureau.

 

Alors qu’il ouvrait une porte dérobée, je le suppliai :

« Monseigneur, monseigneur ! Je n’oublierai point la haute et noble mission que vous m’avez confiée, ni les trente écus (tout liant), mais, ne savez-vous pas ce qu’est devenue ma sœur (plus bas) ? »

Il s’approcha de moi et, les yeux fixés sur l’un des motifs de sa tapisserie, celui qui représentait Judas, il me précisa :

« Puisque vous m’avez promis les fioles, je peux bien vous le dire. Un chevalier banneret ne saurait être parjure.

« Son évasion a été savamment organisée par messire Gaillard de Castelnaud de Beynac. Dès qu’il eut vent des intentions de son cousin et de l’imminence du siège. La veille du jour où vous avez livré assaut, quelques gens d’armes déguisés en vilains et un charroi à un essieu ont quitté son château. Votre sœur était allongée sur les planches, ligotée et bâillonnée.

« Le félon avait pressenti trop tard qu’il serait peut-être assiégé dans les prochaines semaines et que, s’il s’enfuyait, son château serait pris, humilié et qu’une commise serait prononcée au profit du comte Roger-Bernard. Il croyait pouvoir soutenir un long siège en attendant l’arrivée de troupes qui avaient prêté hommage au prince de Woodstock. D’autant plus qu’il s’attendait à un assaut en règle, penons et bannières déployés, avec trébuchets, mangonneaux et pierrières.

« Je tiens l’information d’un de nos familiers. Vous le connaissez fort bien puisque c’est vous qui l’aviez recommandé à monseigneur de Royard. Un homme un peu rustre que ce Castelnau d’Auzan, mais féal. Acquis à notre cause. Un remarquable espion, au demeurant…

« Il semblerait que votre gente fée aux alumelles ait été conduite sous bonne garde en notre duché de Bretagne. Pour l’heure, je ne serais pas étonné que votre sœur soit enchefrinée dans une forteresse réputée inexpugnable. Une forteresse où résiderait un certain Arnaud de la Vigerie à ce que l’on m’a dit… Ce nom vous dit-il quelque chose ? me demanda-t-il, narquois.

— J’ai envoyé moult chevaucheurs à travers ce duché ! La plupart ne sont pas revenus. Les autres sont rentrés bredouilles. Vous seul pouvez m’aider à l’arracher des griffes de ce criminel ! Quel nom a-t-il pris ? Où est cette forteresse ? Parlez, monseigneur, parlez, je vous en fais supplique !

— Sur l’heure, gentil chevalier, je dois me rendre en ma cathédrale pour y célébrer un office. Mes ouailles m’attendent. Je les entends d’ici. Soyez quiet. Retournez vaquer à vos travaux de fortification de votre château de Rouffillac et veillez à la bonne instruction religieuse de vos enfants ! Vous seriez venu vous confesser plus tôt, je vous aurais évité bien des débours. »

Je ne vis plus que la chasuble, la mitre et la crosse. Elles s’évanouissaient par la porte dérobée. Je me précipitai sur les talons de ses souliers à l’apostolique pour lui arracher une dernière confidence.

Tournant à peine son chef mitré, il lâcha :

« Je vous confierai le nom sous lequel messire de la Vigerie se fait connaître et le lieu de sa nouvelle seigneurie, tantôt.

 

L’an prochain.

 

Lorsque vous m9aurez rapporté les fioles à votre retour de ce merveilleux pèlerinage à Roc-Amadour…

 

Quelle bonne idée votre pieuse épouse, dame Marguerite, a-t-elle eue là ! Je t’entendrais volontiers en confession. »