Il existe cinq méthodes pour attaquer par le feu. La première, c’est de brûler le personnel; la deuxième, de brûler les stocks ; la troisième, de brûler le matériel ; la quatrième, de brûler les arsenaux et la cinquième, d’utiliser des projectiles incendiaires.

L’art de la guerre, De l’attaque par le feu,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 3

À Commarque, en l’an de grâce MCCCXLVIII, à trois jours des ides de novembre{9}.

Guilbaud de Rouffignac s’était inquiété à tort. La porte du passage sis sous la chapelle ne baillait pas aux corneilles, selon l’expression qu’il avait employée, trompé par un jeu de lumière. En revanche, la herse était restée levée. C’était une erreur grave que j’ordonnai de réparer aussitôt.

Les prisonniers de la chapelle Saint-Jean ne s’étaient pas évadés et leur rançon, bien que n’ayant pas encore été fixée, serait prochainement baillée, à Dieu ne plaise ! Et aucun autre félon ne sévissait en la place, à ma connaissance tout au moins.

Mon jeune écuyer ignorait que j’avais fait conduire les captifs dans le Grand Cluzeau, tel un troupeau de bétails, par l’étroit chemin qui serpentait entre la porte fortifiée et la poterne s’ouvrant sous la salle du guetteur.

Ceux que nous avions serrés dans le passage de la chapelle étaient à vrai dire moins nombreux que je l’avais pensé ce soir-là, eu égard à l’étroitesse du passage. Il n’en demeurait pas moins que, l’un dans l’autre, nous avions capturé à l’intérieur des enceintes cent trente-deux gens d’armes.

Ceux dont les blessures étaient les plus superficielles, ficelés des chevilles aux poignets comme boudin dans un boyau, avaient été placés dans la salle des Gardes sous l’œil indifférent des sergents qui n’étaient pas d’apostage.

Les chevaliers et écuyers que nous avions capturés dans le passage avaient dormi debout, au coude à coude, agglutinés comme des harengs en caque ; ils en avaient pris l’odeur au point d’incommoder fortement les gardes chargés de les escorter dans leur nouvel abri. Tout ce beau monde serait plus à l’aise dans la grande salle troglodyte, qu’il ne l’était depuis trois jours et trois nuits.

 

Le chevalier Guillaume de Lebestourac surgit à mes côtés. Le souffle court après avoir gravi la volée de marches qui menaient de la salle des Gardes au sommet du donjon de la forteresse, il s’exclama :

« Je hume l’odeur d’une magnifique bataille, mon beau chevalier tout nouveau, et m’en réjouis ! Avant-hier au soir, nous n’avons que fourbi nos armes, assoupli nos reins, détendu nos muscles en quelques moulinets bien tourbillonnants ! Des amuse-bouche, un trou à la normande en quelque sorte, mais point d’entremets, de véritable corps à corps où l’on tranche de taille et pointe d’estoc ! Ce jour d’hui et dans les jours qui viennent, nous allons enfin pouvoir prendre bel exercice, désosser le gigot, fendre des cervelles, crever de la panse ! » gloussa-t-il avec une once de gaieté qui n’avait rien de feint.

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Trois jours plus tôt, après que nous eûmes repoussé l’assaut de l’avant-garde, il m’avait armé chevalier avec son compain d’armes, Gaucelme de Biran, qui s’était déjà comporté autrefois avec héroïsme aux côtés du roi de Bohème, deux ans plus tôt, lors de la mémorable et triste bataille de Crécy.

L’un et l’autre m’avaient adoubé sur le champ de bataille. Pour avoir organisé nos défenses et magnifiquement réussi à capturer l’avant-garde ennemie grâce au plan ingénieux (mais fort risqué, je dois l’avouer) que j’avais conçu. Et, peut-être aussi, pour se faire pardonner une trop grande impétuosité qui avait bien failli faire échouer l’ordre de bataille dont nous étions convenus en petit Conseil, en présence des seuls chevaliers de la place.

À moins que ce ne fut pour me remercier des pécunieuses rançons qui ne tarderaient pas à rédimer nos coffres ou nos bougettes, quelque peu aplatis par les taxes, gabelles, dîmes ou redevances et autres cens et péages qui faisaient défaut. Il est vrai qu’ils pleuvaient sur tous les foyers, riches ou pauvres, bourgeois ou manants, seigneurs ou artisans du royaume de France. Ils gonflaient sporadiquement tous les ans, telles les pluies torrentielles de l’automne ou les giboulées du mois de mars. Les taxes augmentaient et les bourses se rétrécissaient comme des peaux de chagrin à mesure que l’aloi des monnaies était rogné, qu’elles soient de cuivre, d’argent ou d’or, de florin, de mark ou de sterlin.

Financer notre effort de guerre se baillait cher. Une guerre dont nous ne doutions pas de l’issue, mais qui se prolongeait de jour en jour, de semaine en semaine, de mois en mois, d’année en année. Pauvre royaume de France, triste duché d’Aquitaine !

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Les volées de flèches anglaises pilonnaient toujours notre village avec méthode, mais sans grande misère. Nous n’avions eu à déplorer que quelques morts, dont les corps gisaient ici ou là, et quelques blessés qui tentaient de gagner un abri, bon an mal an. Les servants des mangonneaux attendaient sagement l’ordre d’entrer en mouvement, protégés par les palissades qui cachaient leurs engins.

Je fis part au chevalier de Lebestourac de mes doutes quant à la volonté belliqueuse de nos assiégeants. Histoire de contrarier son désir de croiser prochainement le fer avec eux ou de me rassurer moi-même :

« Vous avez le nez plus fin que creux, messire chevalier. Je crains que votre bravoure ne soit pas mise à l’épreuve. Ni ce jour d’hui ni dans les prochains jours… », regrettai-je mollement. J’observais sa réaction. Il me parut plus surpris que je ne m’y attendais :

« Ah ? Crois-tu vraiment que les Godons qui campent, nous harcèlent de leurs traits, arment leurs engins et nous narguent avec outrecuidance en occupant une surface de cinq ou six cents arpents pour y planter leurs tentes sous notre nez, ne tenteront aucun assaut ? rétorqua-t-il d’un air chafouin, à la fois peu convaincu et dépité par mes propos. Te gausserais-tu de moi que tu ne t’y prendrais pas autrement !

— Messire Guillaume, à mon avis les Godons veulent surtout nous embuffer. Non point pour lancer un assaut. Mais pour nous impressionner. Pour peser notre détermination à défendre ce village. Pour nous intimider seulement. Tenez, voyez la compagnie d’archers qui a battu nos enceintes : elle se replie en bon ordre, comme à la parade, après la démonstration de son savoir-faire.

« Ils s’agitent trop pour préparer un siège en bonne et due forme. Le comte de Derby et les maréchaux de son ost sont instruits de la situation, croyez-moi. Ils savent parfaitement que nous avons saisi un grand nombre de leurs chevaliers, écuyers et gens d’armes. Parmi les plus valeureux. S’ils font preuve de sagesse, ils éviteront grande décipaille.

« Auriez-vous donc oublié ces malheureux ? Ne les avez-vous pas entendus ruer comme des juments qui se refusent à l’étalon et clabauder à tout va dans le passage de la chapelle où nous les avions enchefrinés avant de les conduire dans le Grand Cluzeau ? Ils comptent le temps qu’ils mettront à réunir la rançon que nous ne tarderons pas à négocier avec eux en échange de leur liberté.

« Ah ça, leur complainte ne serait-elle plus parvenue à vos sens ébaudis ? Auriez-vous été atteint de surdité, mon bon chevalier ? Il est vrai que depuis deux nuits, vous arrachez à Honorine, votre nouvelle bagasse, non point ces doux gémissements délicatement soupirés, ceux qu’exhalent, paraît-il, les dames qui prennent plus de plaisir à flatter l’orgueil de celui qui les chevauche que de plaisir à se faire fotre, mais de puissants rugissements qu’elle huche à oreilles étourdies. Le plus souvent entre complies et laudes ! Au beau milieu de la nuit ! Ferait-elle semblance de jouir aussi haut et aussi fort pour flatter votre virilité, ou est-ce vraiment pour vous remercier du plaisir que vous lui donnez en la paillardant gaillardement ?

« Car voyez-vous, messire Guillaume, l’épaisseur des murs de votre maison, la hauteur des plafonds, le poids des tentures ne sont pas suffisants pour couvrir le tumulte de vos ébats et les couinements des lattes de votre châlit ; cela altère l’esprit, gêne, distrait et provoque une sorte de consomption de mon union charnelle avec ma douce épouse, Marguerite. Elle ne s’ococoule plus dans mes bras, dans le secret et le silence des courtines de ce lit que vous avez eu la bonté de mettre à notre disposition, sans être prise de rires fous ! mentis-je sans vergogne.

— Par les cornes du Diable, c’est bien vrai qu’elle m’échauffe les sangs et l’esprit, cette fagilhère d’Honorine, mais au lieu de nous épier, tu ferais mieux d’en prendre de la graine pour conduire tes propres ébats ! Ta Marguerite n’aurait-elle pas d’aussi belles mamelles qu’Honorine depuis que tu l’as mariée ? Ou un cul moins gras et moins dodu ? Serait-elle moins prompte à s’escambiller ? Ou bien alors, serais-tu atteint de triste faiblesse, mon ami, comme je le fus peu après mon mariage ? Le mariage provoquerait-il une sorte de, de… comment dire, de castration de l’envie qui commande le beau et fort gonflement de notre virilité ? bégueta-t-il avant de renchérir :

« Si tel est le cas, tu n’aurais point dû la marier avant de la biscotter ! Un conseil, un seul : fuis, mon ami, fuis avant qu’il ne soit trop tard. Je saurai bien trouver un moment pour calmer les suppliques de ton épouse et l’honorer comme elle le mérite !

— Non point, mon bon chevalier (un autre que lui aurait tenu de tels propos, et j’aurais desforé l’épée sur le champ pour la lui passer en travers du corps), n’ayez crainte ! Tous mes membres conservent la fraîcheur vigoureuse de la jeunesse, mais Marguerite et moi, voyez-vous, nous… nous rions trop à gueule bec pour… »

— Par Saint-Michel, Dieu en soit loué ! Ce soir, tu pourras enfin dépuceler ta petite sauvageonne énamourée qui ne demande qu’à être déflorée par un outil bien membré : Honorine est retenue avec d’autres filles au service des cuisines pour les trois nuits qui viennent ; elles doivent y préparer pâtés et pastissons, salaisons et fromages, saigner le cochon, boyauter, tordre boudins, saucisses et fumer je ne sais quoi d’autre encore…

— Je comprends mieux à présent que vous ayez hâte d’en découdre avec les Godons, si vous ne pouvez plus épuiser vos forces à biscotter et à fotre la nuit durant… », insinuai-je en plissant les yeux et en espinchant sa réaction d’un air un peu chatemite.

Il ne fut pas dupe. Pour toute réponse, Guillaume de Lebestourac toussit avant d’éclater de ce rire fort et gras dont lui seul avait le secret et me montra du doigt quelque chose dans les sous-bois, à l’ouest de notre position. J’y portai aussitôt mon attention.

 

Un échelon de cavalerie s’y tenait à présent, la lance en arrêt sur l’arçon. Il surveillait, pour y parer, une éventuelle tentative de sortie de notre part. Mais les Godons n’envisageaient assurément pas un assaut à partir de là.

Le fossé, de plus en plus profond à mesure qu’on approchait de la barbacane du donjon, avoisinait les cinq toises de hauteur. Le pont-levis était rouillé, c’est-à-dire levé ou baissé par une ingénieuse mécanique de poulies et d’élingues.

La porte, à l’ouest, communiquait avec la salle des Gardes. Elle était dominée par la guette qui coiffait le donjon à son angle sud-ouest. Bien que le château semblât plus vulnérable d’icelui côté parce que sa base se situait en contrebas du terrain qui le jouxtait, l’arête aiguë et acérée comme un couperet que formait l’angle du donjon était d’un effet saisissant. Elle avait été conçue pour dévier avec efficacité des boulets lancés contre ses murs qui n’étaient percés que de rares meurtrières en forme de croix pattées.

À l’est et au-dessus de l’à-pic rocheux qui dominait la vallée au nord de plus de six toises de hauteur, le donjon avait hérité d’impressionnants mâchicoulis surdimensionnés comparables à ceux qui surmontaient les tours des kraks construits par les ordres militaires et religieux dans le royaume de Jérusalem. Ils avaient remplacé les anciens hourds d’origine, au retour des chevaliers qui avaient participé au septième pèlerinage de la Croix, avec notre saint roi Louis, neuvième du nom.

 

Maintenant, le vent d’ouest avait forci. Le moment de lancer notre deuxième riposte était venu. Le dieu Éole soufflait en notre faveur. Près de tous nos engins de jet, des mains affouèrent les gros pâtons durcis, gorgés d’un mélange de suif, de paille, de pierraille, de bouse et de soufre.

Les servants placèrent plusieurs boulets enflammés dans chaque poche des machines à l’aide de grosses pinces de ferronnier, puis ils levèrent les yeux vers moi.

Je levai le bras, tout en parcourant du regard les différentes pièces d’artillerie. Lorsque le dernier pâton fut posé, les chefs de batterie, les écuyers et les chevaliers de la place desforèrent leur épée en la brandissant vers moi, les uns après les autres.

Les huches des mangonneaux et du couillard étaient remplies de pierre et de terre. Celle du trébuchet, la plus généreuse, avait deux grandes toises de long, neuf pieds de large et douze pieds de profondeur. Sa masse considérable faisait contrepoids à une verge de six toises de longueur. Mais, pour l’instant, le trébuchet n’entrerait pas dans la danse. Je le réservais pour le troisième et le plus mortel degré de nos représailles, si le second ne dissuadait pas l’ennemi.

À l’instant où j’abaissai le bras, les liens qui retenaient le basculement des contrepoids sur les autres engins furent lâchés, pendant que d’autres servants halaient vivement les cordes des bricoles et des pierrières.

Une pluie d’étoiles fila en direction du camp ennemi, suivie par d’émerveillables langues rouges, or et oranger du plus bel effet. Elles illuminèrent le ciel, pourtant clair, de mille feux grégeois. Les contrepoids des mangonneaux et du couillard churent et se stabilisèrent en position basse dans un bruit sourd, les verges des bricoles et des pierrières sifflèrent, puis pendouillèrent comme des coillons mols.

Nous avions pris la précaution de ne point labourer à l’automne : de courtes tiges de paille, de foin et de chanvre n’attendaient qu’une occasion pour se répandre en feux de broçailles.

 

L’on vit le camp ennemi s’embraser avant même d’entendre la chute des pâtons enflammés sur le sol. Afin d’ajouter à la panique, j’avais prévu de faire sonner le tocsin et les deux bourdons de la chapelle. Le bruit des cloches, dont les marteaux frappaient les jupes sans ménagement, devenait assourdissant. Il nous empêcha d’entendre les cris et les ordres qui devaient se répandre dans la vallée, mais le soleil était plus haut ; il éclairait les gesticulations qui animaient les gens d’en bas dans la plus grande confusion. On se serait cru au jour de la fête des fous !

Ici on beuglait des ordres, là on sonnait du cor, ailleurs on courrait chercher des seaux pour les remplir à l’eau de la rivière et tenter d’éteindre les feux follets qui s’allumaient sur la plaine. Le vent d’ouest qui soufflait à présent par courtes rafales les attisait avec vivacité et répandait le feu partout alentour.

Nos arbalétriers, en position sur les créneaux, guettaient les imprudents qui s’approchaient du cours de la rivière pour décocher leurs carreaux. D’aucuns parmi ces téméraires furent occis ; d’autres, la cuisse ou le bras transpercés, tentèrent de regagner leur ligne en claudiquant pour s’abriter derrière les mantelets. Mais ceux qui eurent la malchance d’accueillir un barbillon dans le dos, ou dans le gras du cul s’effondrèrent sur le sol.

Dans la vallée en feu, plusieurs pavillons, de nombreux charrois et chanlattes brûlaient gaiement tels des feux de joie à la Saint-Jean. Trois mangonneaux étaient la proie des flammes. Ici ou là, des lingères, des cantinières, des gens d’armes courraient en tous sens, trépignaient en se battant les flans, tandis que leurs compains tentaient d’éteindre à l’aide de peaux ou de branchages les flammes qui brouillaient surcots, pourpoints ou mantels avant de rôtir les corps eux-mêmes.

 

Sur la terrasse du donjon, d’où j’observais la scène, je n’avais guère besoin de clepsydre pour savoir qu’en moins d’une demi-heure, nous avions sérieusement desconfit le moral de l’ennemi et magnifiquement ralenti l’organisation de son siège. Les réglages du tir de nos balistes et autres machines de guerre, dans le courant de l’été dernier, avaient été couronnés de succès, au-delà de mes propres espoirs. Deux jours au moins avaient ainsi été gagnés, avant que le Godon ne réorganise ses forces et ne songe à lancer son assaut.

Mais, à la vue des corps calcinés, à entendre les hurlements de douleur des hommes et des femmes brûlés vifs, les flammes des bûchers affoués par les tribunaux de la sainte Inquisition pour les hérétiques dansaient devant mes yeux. Béziers, Bram, Castres, Lavaur, Minerve, Moissac, Montréal, Montségur et tant d’autres hauts lieux de la tragédie albigeoise.

Cependant, la guerre qui sévissait depuis une dizaine d’années n’était pas une guerre de religion entre Croyants et Infidèles, ou entre catholiques et hérétiques. Notre guerre n’obéissait pas à des considérations religieuses. Elle était d’ordre purement politique. Une guerre que nous livrait le roi Édouard, troisième du nom, pour tenter d’imposer par la force des armes ses prétentions à la couronne de France. Au dépris de son héritier légitime, tentai-je de me convaincre.

« Ces malheureux ne sont que des victimes innocentes qui obéissent à des ordres qui les dépassent », murmurai-je à voix basse, sans m’être aperçu que Guillaume de Lebestourac, resté près de moi, avait ouï mes derniers propos.

— Pas si innocentes que tu le dis, Bertrand ! » protesta-t-il, comme s’il avait deviné, à l’expression de mon visage, les doutes qui me consumaient.

Sa réflexion m’escagaça. Sans le regarder, je le priai un peu sèchement de bien vouloir m’informer de la bonne préparation du troisième degré de la riposte dont nous étions convenus en Conseil. Une riposte dissuasive. Une riposte décisive dont nous avions largement débattu. Mon bon compère en chevalerie s’esdrecia et, plongeant dans les miens des yeux devenus plus gris que jaunes, il me dit simplement, fortement remochiné cependant:

« Mon ami, je n’ai point besoin d’ordre à recevoir d’un chevalier nouvellement adoubé pour savoir où est mon devoir. »

Je me dis que le ton de mes paroles l’avait très injustement meurtri. J’en fus profondément mortifié, mais pris sans vert, je ne sus comment m’excuser.

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Or donc, nos prisonniers étaient à présent enchefrinés dans le Grand Cluzeau. Tous, sauf trois : le fendant chevalier Géraud de Castelnau d’Auzan et ses deux écuyers avaient été soustraits du convoi. Fendant, le Gascon l’était moins sur l’heure: il pressentait le triste sort que je lui réservais.

Sur un signe, deux sergents d’armes le saisirent. Ils dénouèrent les aiguillettes qui retenaient les quelques plates, épaulières, cubitières et genouillères de son harnois pour ne lui laisser que sa chainse et ses chausses. Ils le forcèrent à s’agenouiller pour lui attacher par de solides cordes les poignets aux chevilles, et les chevilles au col, dans le dos. À l’aide de ce bon chanvre cultivé dans nos champs.

Les douze servants du trébuchet avaient hâlé la huche de l’écrasant contrepoids au moyen des élingues et des guindeaux, encore appelés gwindas en notre langue d’oc, fixés de part et d’autre de l’étrier.

Lorsqu’on libérerait le crochet qui retenait le basculement de la huche au pied de l’étrier, la verge se redresserait vivement sur un angle de 45°. La poche et son fardeau glisseraient à vive allure sur le fut de l’arbrier avant de décrire une magnifique courbe. Le corps du chevalier d’Auzan serait projeté par-dessus nos remparts en un superbe vol plané, avant qu’il ne se fracassât sept cents pieds plus loin, le crâne brisé, la cervelle éclatée.

 

Le chevalier me jeta un regard noir. Abel toisait Caïn. Je ne bronchai pas. Il me lança un crachat. J’évitai de justesse le jet de sa répugnante et malodorante salive. Les dents serrées, la mâchoire crispée, ses yeux dardaient des sagettes aussi enflammées que le feu craché par un dragon. Un tic agitait ses paupières et ses lèvres, et témoignait de son grand émeuvement. Agenouillé aux pieds du trébuchet, il avait compris le sort épouvantable que je lui réservais. Il s’accoisait cependant. Mais il est vrai que les grandes douleurs sont souventes fois muettes...

Avait-il assisté, lors de la bataille d’Auberoche, au catapultage d’un de ses compains projeté vivant par-dessus les murs de la ville occupée par leurs alliés anglais, un message cousu dans le bliaud? L’homme s’était écrasé à l’intérieur des enceintes, tel un pantin désarticulé, mieux disloqué que s’il avait été soumis au supplice de la roue{10}.

L’ost du comte de Pierregord, auquel j’appartenais alors avec le baron de Beynac et mon ami Arnaud de la Vigerie, avait pourtant perdu la bataille. En irait-il de même ce jour d’hui ? J’en doutais, sans cependant pouvoir prendre ce chevalier en pitié. Il avait rallié la bannière de son duc, le roi Édouard, en reniant le serment féal qu’il avait prêté à son roi, le roi de France.

 

« Finebranche, veuillez placer notre hôte dans cette belle et grande poche de cuir que vous avez confectionnée à son attention, intimai-je au sergent d’armes. Que ses écuyers assistent au magnifique spectacle qu’il nous offrira. Allez les quérir, ordonnai-je à Charles L’Andouiller, un des autres sergents de la place.

— Vous êtes bien cruel, messire Brachet, se permit-il d’affirmer.

— Et vous, sergent, avez-vous prié pour le repos de l’âme de mon épouse lorsque vous lui avez passé la corde autour du col ? Et peu me chaut, je prierai pour le repos de son âme ! {11}»

Au souvenir de ce qui avait bien failli ôter la vie de Marguerite accusée à tort d’empoisonnement par les sergents de la place dont il faisait partie, Charles L’Andouiller rougit jusqu’aux oreilles et baissa les yeux.

Clic et Clac, les deux dogues que j’avais apprivoisés, surveillaient la manœuvre, à trois pas de moi, sous l’œil inquiet des personnes présentes qui redoutaient moult fois plus leurs crocs que les sagettes des Godons. Ils aboyèrent pour m’approuver.

« Faites-moi porter une écritoire. Henry de Lancastre décidera de votre sort, messire de Castelnau d’Auzan », précisai-je en m’adressant au supplicié. Puis, à l’attention de Luc Finebranche :

« Priez aussi Louis Ribière, qui est le meilleur de nos arbalétriers, de nous rejoindre incontinent. J’ai une ultime proposition à faire parvenir à nos amis anglais avant que notre prisonnier ne les rejoigne par la voie des airs. »

 

Le quart d’une heure plus tard d’après le cadran solaire, ses amis godons et gascons n’avaient toujours pas répondu dans les délais que je leur avais impartis, à la sommation que nous leur avions fait parvenir par l’entremise de Louis Ribière.

Il y était pourtant bien stipulé qu’à défaut de recevoir leur réponse avant que la cloche de la chapelle ne sonne tierce, l’un de leurs chevaliers serait balancé vif dans leur camp, par-dessus nos remparts. Et qu’il en irait ainsi à chaque heure du jour et de la nuit, juste le temps de rouiller derechef notre trebuca, cet engin qui apporte les ennuis et porte si bien son nom en notre belle langue occitane et ce, tant que nous aurions quelque chevalier, écuyer ou sergent de leurs amis à leur expédier par le ciel.

Il était en outre précisé que, d’après le dernier récolement de nos prisonniers, messire de Lancastre, lieutenant du roi d’Angleterre en notre duché d’Aquitaine, disposait de ce fait d’encore cent trente-deux heures pour mettre fin au supplice de ses malheureux compains d’armes. S’il tardait à nous donner gente réponse lorsque ce délai serait écoulé, nous serions en grande désolation de devoir lui faire parvenir, deci en avant et de pareille façon, le corps de tous les autres captifs qui étaient sur l’heure mourants ou agonisants.

Messire de Lancastre disposerait donc, d’icelle manière, d’une bonne centaine d’heures et de morts de plus, avant de lancer ses batailles et ses piétons contre nos murs en de vaines tentatives pour se saisir de notre place. Nous étions solidement remparés et déterminés à l’affronter pour le décharpir, comme il se devait de la part de gens féaux au comte de Pierregord et au seul suzerain légitime en ce duché, Philippe de Valois, sixième du nom.

Sachant que nous n’aurions point de grâce ni de quartier à attendre de ce gentilhomme honni, nous étions tous déterminés à combattre, hommes, femmes et enfants, jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Et qu’il en soit ainsi remis à la grâce de Dieu et au bon vouloir des sujets de sa Majesté, le roi Édouard d’Angleterre.

J’avais conclu ma sommation par ces simples mots : « Ainsi soit-il. »

 

« Sergent ! Veuillez placer notre hôte dans la poche de fronde que vous avez confectionnée à l’extrémité de la verge de notre trébuchet. Que ses écuyers assistent au magnifique spectacle que messire Géraud de Castelnau d’Auzan va nous livrer.

« Ce ci-devant chevalier gascon a reçu le triste privilège de commander l’avant-garde de nos ennemis pour tenter d’enlever notre place de nuit et de sournoise manière, avec la complicité d’un autre félon, Raoul d’Astignac.

« Pour le remercier de ses œuvres, sa veuve, s’il en a une, n’aura point de rançon à nous bailler, car il est rare que l’on débougette plus que quelques sous ou deniers pour récupérer un corps sans vie, un mort désarticulé, proprement disloqué, d’aussi noble naissance soit-il.

— N’est-ce point là acte barbare, messire Bertrand », s’indigna le chevalier Thibaut d’Agenais.

— N’ayez point d’inquiétude, messire Thibaut. Ses écuyers prieront pour le repos de son âme ! lui répondis-je tout de gob en esquissant un signe de Croix sacrilège en direction du Gascon.

« De son âme, s’il en a une… », murmurai-je tout bas, sans être entendu de quiquionques. Puis, m’adressant au supplicié, je prononçai son oraison funèbre en ces termes :

« Messire d’Auzan. Je n’ai point de haine envers vous. Nos routes se sont croisées à deux reprises. La dernière fut de trop. À présent nos chemins divergent : mors tua, vita mea, la mort pour toi, la vie pour moi, dit le proverbe (en prononçant ces mots, je fus saisi par un sentiment étrange qui me prit sans vert ; il me sembla soudain avoir déjà entendu cette phrase), mais passant outre, je poursuivis :

« Messire, auriez-vous quelque dernière volonté à exprimer, quelque vœu à formuler céans ? »

Géraud de Castelnau d’Auzan me fixa un long moment de ses yeux noirs et bovins, puis il ouvrit la bouche qu’il avait de travers, sur des dents jaunes et ébréchées que couronnaient des oreilles en chou-navet. D’une voix basse, mais parfaitement audible, il dit simplement :

« Messire Brachet de Born, vous avez été armé chevalier il y a peu, d’après ce que j’ai appris. Je le fus, il y a moins de trois ans, par Henri de Batz, seigneur d’Artagnan. Pour mes faits d’armes lors de la bataille qui a opposé nos armées en la ville de Bergerac, près les faubourgs de la Madeleine. Pour avoir aussi défendu la ville d’Auberoche, je sais le sort que le comte de Pierregord a réservé à l’un des nôtres. Je connais donc le mien.

« Or donc, me feriez-vous la grâce de faire quérir votre curé, si vous en avez un – les cloches qui sonnent les heures canoniales au clocheton de votre chapelle me laissent à penser qu’un homme de Dieu est proche – et de prier vos gens de s’écarter, le temps pour moi d’être ouï en confession et de recevoir l’absolution avant que vous ne m’expédiez ad patrem ? »

J’en restai pantois. L’homme aurait-il des sentiments pieux ? Reconnaîtrait-il ses fautes ? Sa félonie ? Les sentiments révoltants qu’il m’inspirait m’égaraient, à la limite du blasphème :

« Messire d’Agenais, ou vous, messire de Puycalvet, pourriez-vous quérir notre curé ? S’il cuve un trop plein de notre petit blanc du bergeracois ou du vin de Domme, bottez-lui le cul et qu’il se rende céans incontinent. Le temps presse ! Ne faisons point attendre les Godons ; ils pourraient douter de notre volonté de mettre nos menaces à exécution ! »

 

Le temps d’une confession et d’une absolution, les Anglais n’avaient toujours pas répondu à notre sommation. L’heure des ultimes représailles était venue.

« Sergent, le trébuchet est-il paré à catapulter ? Avez-vous réglé la tension des cordes en conséquence ? La poche de fronde est-elle prête à accueillir messire d’Auzan pour son premier et dernier survol de nos positions ? Pour que son corps se desrochie aux pieds du pavillon comtal et non plus sur le toit, cette fois ? m’enquis-je froidement.

— Nous sommes parés, messire Bertrand, le projectile ne devrait pas s’écraser bien loin de l’entrée », me rassura joyeusement Luc Finebranche.

Alors que je m’apprêtai à ordonner d’ôter la goupille qui retenait le basculement mortel de la huche, une voix, à dix pas de moi, hucha à gueule bec :

« De grâce, messire Brachet de Born, de grâce ! Épargnez la vie de mon maître ! Il est trop fendant pour la bailler en quelque négoce qu’il soit ! Sachez cependant qu’il a sauvé, il y a peu, la vie d’une gente damoiselle enlevée par une compagnie de routiers ! Il ne mérite pas cette fin atroce que vous lui avez réservée ! Près la ville de Saint-Cyprien, les soudoyers ont forcé les portes d’un couvent et violé des moniales qui prenaient pieuse retraite dans la lumière de saint Benoît. »

Une jeune damoiselle ? Un couvent à Saint-Cyprien ? Des soudoyers ? À cet aveu, je fus aussi sonné que si mes oreilles avaient été collées au bronze d’un des deux bourdons de la chapelle Saint-Jean.

Le sang me monta à la tête et m’enflamma les joues aussi sûrement qu’une paire de gifles à la volée. Cette jeune damoiselle ne pouvait être que ma sœur, Isabeau de Guirande. Ma gente et blonde fée aux alumelles attendait la fin de l’epydemie de Mal noir dans le silence du cloître et l’obscurité de ses yeux éteints{12}. Je n’avais onques eu la joie de la serrer dans mes bras. Elle détenait tant de secrets ! Des secrets que d’aucuns convoitaient avec une telle âpreté qu’ils avaient commis des crimes de sang et de félonie plus ignominieux les uns que les autres. Moi-même n’avais échappé à moult tentatives d’assassinat par le fer ou par le poison, que par la grâce bienveillante de mes anges gardiens et de la Vierge de Roc-Amadour.

« Cette damoiselle, connaissez-vous son nom ? Savez-vous ce qu’il est advenu d’elle ? Répondez sur le champ, messire écuyer, messire ? messire ? Quel est votre nom, je vous prie ?

— Je suis de Pierregord et me nomme Queyssac, Hugues de Queyssac.

— Votre nom ne m’est pas inconnu. Mais celui de cette damoiselle ? Le sien ? Le connaissez-vous ? Vous en souvenez-vous ?

— Elle est de noble naissance, mais je ne connais point son patronyme. Mon maître, messire Géraud de Castelnau d’Auzan le connaît certainement ! »

 

Sa réponse ne me suffit pas. Elle fleurait un insupportable parfum de chantage. Je desforai l’épée, le feu aux joues. Ma sœur serait-elle tombée entre les mains de cet autre félon ?

Les deux écuyers du chevalier gascon avaient été contraints de se tenir à genoux pendant le supplice de leur maître. Hugues de Queyssac m’affrontait, mais la peur se lisait dans son regard.

Le tranchant de ma lame effleura sa gorge, entamant la peau de son col. Une mince coupure traça un filet de sang. Quelques gouttes perlèrent, puis glissèrent sur le dégorgeoir de mon épée.

Je la levai dans la positura del faucone, la position du faucon, ainsi que la nomment les condottieri transalpins, l’immobilisai au-dessus de mon chef, prêt à l’abattre en un mouvement tourbillonnant de senestre à dextre. J’hésitai entre décoler le chef de cet écuyer et trancher les cordes qui retenaient la libération du contrepoids.

« Par Saint-Michel et tous les saints du paradis, dis-moi son nom ou je te décapite !

— Je crie merci, messire chevalier, mais ne puis livrer ce que messire de Castelnau d’Auzan est seul à connaître ! éructa le jeune écuyer qui tremblait à présent et claquait des dents.

— N’est-il point temps d’expédier notre premier otage, messire Brachet ? » s’inquiéta Luc Finebranche, la main sur la goupille qui retenait la grosse poche de cuir sur la glissière de l’arbrier, près des semelles du trébuchet.

Ou je passai outre à la supplique du jeune écuyer et courrai le risque de ne jamais savoir s’il s’agissait de ma sœur Isabeau de Guirande, ou nous nous discréditions auprès de nos ennemis si nous ne mettions nos menaces à exécution.

 

Le dilemme était épouvantable. Les yeux de mes compains d’armes étaient fixés sur moi. Tous attendaient ma décision. Une alternative était-elle encore possible ? Oui, mais cruelle.

 

Je tranchai le nœud gordien en m’adressant à l’écuyer en ces termes : « Soit ! Tu prendras la place de ton maître céans ! Bien avant que ton tour ne soit venu ! »

 

J’eus la vague impression d’ordonner ma propre exécution.