Il incombe au général d’être serein et impénétrable, impartial et maître de lui. S’il est serein, il est insensible aux contrariétés ; s’il est impénétrable, impartial et maître de lui, il ne tombe pas dans la confusion.

 

L’art de la guerre, Des neuf sortes de terrains,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 7

Dans la plaine du Capeyrou, à Beynac, au printemps de l’an de grâce MCCCLII{26}.

La pauvre Émilie était morte. Bien morte. Et le tireur embusqué dans le bois environnant, évanoui dans la nature. Nous tentâmes de pister sa trace, mais nos torchères ne suffirent pas à percer l’obscurité. L’assassin, après avoir accompli sa triste besogne, n’avait pas attendu que nous lui mettions la main au collet pour déguerpir.

Dès le lendemain, nous signalâmes ce crime de sang à la prévôté de Sarlat, sans nous faire la moindre illusion sur les résultats de l’enquête. Nous n’avions aucun autre indice qu’un simple carreau d’arbalète, dont le vireton était sans doute muni d’un terrible fer à barbelure. Et des carreaux faits de ce bois et de ce fer, il y en avait des milliers dans les salles d’armes des châteaux de la région.

Fort heureusement, sil venait à lidée du prévôt deffectuer une réquisition sur mandat du juge, il nen trouverait aucun, ni dans le manoir de Braulen ni dans le château de Rouffillac. Depuis que javais constaté ladresse et la rapidité de mes archers-paysans, ils étaient tous équipés darc bourguignon en bois dorme et de flèches. Point darbalète. Les deux gibets, plus bas, dans la plaine de Braulen se languissaient. Ils devraient patienter. Le temps que je confonde le coupable pour ly pendre par le col ou par les pieds. Par les pieds, de préférence. La mort est plus lente et plus douloureuse. Par Saint-Pierre, ce jour viendrait tôt ou tard !

 

Au lever du jour, je fouillai cependant les broçailles du pech où, daprès langle de tir, larbalétrier avait décoché sa sagette mortelle. Après deux heures de recherches minutieuses, je découvris lendroit doù le tireur avait commis son forfait. Au sud-est du fenestrou, à cent coudées approximativement et huit toises plus haut, le sol était piétiné, du bois mort cassé sous les semelles : il avait attendu, immobile, que sa cible se présentât sous le meilleur angle de tir. Un peu de teinture décarlate avait coloré lécorce de larbre contre lequel il avait pris appui pour ajuster sa cible brillamment éclairée par de nombreuses chandelles. Mais, point de pièce de tissu ni de simples fibres. Son bliaud (ou son mantel) était assurément tissé dans une étoffe de bonne facture. Et lécarlate était peu répandue parmi les gueux.

Était-ce à Marguerite que le tireur en voulait ? Se serait-il trompé de cible ? Mon épouse portait ce soir-là une robe dun bleu azur. Émilie était simplement vêtue dun mantel clair dont elle avait rabattu la capuche en entrant dans la pièce, découvrant un corsage dune niceté immaculée. Même si le tireur était dune grande maladresse, il était peu vraisemblable quil ait pu atteindre la mauvaise cible en plein cœur.

Il était toutefois étonnant quil ait attendu que sa victime pénètre dans le manoir pour loccire. Sil lavait suivie, il aurait pu commettre son forfait à tout moment. À moins quil ait tenu à sassurer quelle se rendait dans notre manoir et non pas chez quelquun dautre.

Javais beau prendre plusieurs hypothèses, je fus très vite convaincu que lassassin avait scrupuleusement respecté les ordres qui lui avaient été donnés par linconnu qui avait commandité le meurtre, pour que la victime ne me livre pas les informations dont il craignait quelle ait été chargée.

 

Peine perdue. La malheureuse mavait semblé en proie à un fort émeuvement. Elle avait dit craindre pour sa vie. En un flot de paroles débitées de façon hachée, elle avait réussi à dire lessentiel à mon épouse avant de passer de vie à trépas.

Ce quelle lui avait brièvement confié était fort inquiétant : Isabeau de Guirande était toujours recluse dans une pièce du donjon de Castelnaud, sans autre ouverture quune petite trappe ménagée dans une porte bardée de fer et toujours loquée à double tour, par laquelle elle lui apportait quelques codex, de lencre, du parchemin et des plumes déjà taillées (ce que je savais depuis deux ans déjà). Personne dautre qu’Émilie ny avait accès (ce que jignorais jusqualors).

Elle ne connaissait pas le nom de la jeune femme blonde qui était ainsi enchefrinée. On lui avait seulement ordonné dinformer icelle quelle devait se préparer pour un long voyage qui ne saurait tarder. Un tailleur prendrait ses mesures pour lui confectionner quelques vêtements plus décents que les hardes dont elle était vêtue.

« Le temps presse… » avait-elle soufflé, les lèvres tremblantes. Le carreau darbalète lavait atteinte sur lheure, avant quelle nait livré la suite de son message.

De sa main, sétaient échappés un petit sceau et une pièce dargent. Le signe dont nous étions convenus avec mon référant de tranquillité pour attester de la complicité de chaque messager… Le chevalier Géraud de Castelnau dAuzan restait fidèle à ses engagements.

Le Gascon était une des pièces maîtresses de notre dispositif. Avait-il été confondu ? Aurait-il parlé sous la torture ? Le temps pressait. Las, nous ne pouvions précipiter lexécution de nos plans avant la date prévue.

Sauf à sacrifier l’alphin au risque de forcer le gambit de la fierce, si le roc n’était pris à temps pour acculer le roy au mat sur l’eschaquier de la vie et de la mort.

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Sur un eschaquier où les pièces n’étaient pas des paonnets, mais des êtres de chair et de sang. Un cruel jeu de la vérité, du courage, de la ruse, du mensonge et de la trahison.

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« Messire Bertrand, ne serait-il temps de vous apprêter pour les joutes ? Il est près de tierce et les chevaliers entreront en lice d’ici deux heures », me rappela Onfroi de Salignac en sautant vivement de son cheval.

« Le temps ne presse point, nous ne jouterons que cet après-midi, passé sexte.

— Oyez et voyez, messire, les premiers jouteurs lacent déjà grèves, genouillières et cuissardes dans le champ clos. »

Je regardai dans la direction d’où venaient les premiers bruits d’assemblage des plates d’armure.

Le camp sortait de sa torpeur. Des feux étaient affoués ici et là, quelques cris fusaient lorsque les hommes se faisaient asperger le buste à grands baquets d’eau, se frictionnaient vigoureusement la poitrine et beuglaient, pour d’aucuns, dans des langues qui m’étaient inconnues.

 

Je sautai sur son cheval et pris mon écuyer en croupe pour regagner la forteresse de Beynac au pas, puis au petit galop.

Nous franchîmes le pont-levis au-dessus du fossé sec, pénétrâmes dans la barbacane, nous dirigeâmes vers les écuries. Un valet saisit la bride. Nous mîmes pied à terre et nous nous rendîmes d’un bon pas vers la maison noble où ma douce mie avait préparé une solide collation.

Commença ensuite le fastidieux revêtement de ma cuirasse de plates, pièce par pièce.

Mes écuyers, Onfroi et Guilbaud, m’aidèrent à enfiler et à lacer le gambison rembourré qui protégeait la peau d’un contact roide et glacé avec la cuirasse. Des mailles, cousues sur le vêtement de cuir et de laine, étaient destinées à protéger le corps aux endroits où les plaques d’armure ne le couvraient pas parfaitement, sur une partie des bras, aux aisselles et sous la taille, où l’on me sangla une jupe de mailles.

Puis on me ceignit d’une dossière et d’une braconnière à la forme aussi évasée qu’un jupeau d’armer pour protéger le cul et les reins. Le plastron de poitrine, pièce essentielle, fut habilement noué à la dossière par de solides aiguillettes de cuir.

D’autres lanières cousues sur les manches du gambison fixèrent cubitières et canons de bras et d’avant-bras, épaulières et rouelles destinées à protéger bras et épaules des lances adverses, sans entraver le mouvement des articulations.

Je dus refréner l’ardeur de mes écuyers lorsqu’ils voulurent m’enchâsser, autour du col, une bavière plus roide qu’une minerve.

« Bavière et bacinet attendront l’heure de la joute ! m’exclamai-je. À moins que me souhaitiez me protéger de ma tendre mie. Je sais qu’elle a la main leste, mais tout de même ! Mon ceinturon, je vous prie.

« Non, coquefredouilles, point besoin dépée ni de fourreau ! Je vous rappelle que nous serons tournoyants et non tourbillonnants, par Lucifer ! Point de combat à lépée, les temps en sont révolus, mais joutes à lances épointées. Or donc, nauriez-vous onques jouté ?

— Euh, non, messire Bertrand, nous navons pas encore eu linsigne honneur dêtre invités par un sire de la route.

— Quà cela ne tienne, vous ferez partie de ma route, céans, dès ce jour dhui !

— Mais, messire…, tenta de protester Guilbaud de Rouffignac.

— Mais quoi ? Vous allez regretter de ne pas vous être entraînés au poteau de quintaine. Vous eussiez dû y être plus assidus, ces dernières semaines. Nous jouterons sous les couleurs de dame Marguerite ! Tachez de lui faire honneur, par le Sang-Dieu ! Elle sera plus indulgente que les damoiselles devant lesquelles vous vous paonnerez si vous mordez la poussière, lherbe ou le crottin !

— Mais, mais… nous navons pas darmure de plates ! Nous risquons graves navrures !

— Peu me chaut, un écuyer sans armure nest quun damoiseau sans coillons ! Seriez-vous eunuques, mes amis ? Avec la solde considérable que je vous baille depuis quatre ans, vous auriez pu vous armer de pied en cap plutôt que de courir la ribaude et dengraisser les taverniers de la baronnie par vos beuveries ! Le maître haubergier du château ma assuré avoir atoné heaumes et hauberts, cuirié et énarmé les écus. Vous trouverez bien de quoi protéger vos chétifs membres si vous vous rendez de ce pas à larmurerie ! Dailleurs, il est probable que vous serez défaits à la première lance. Je ne miserai pas un sol sur vous. Cest peut-être regrettable, mais cest ainsi », gloussai-je.

À voir la mine chaffourée du plus jeune de mes écuyers, Guilbaud, un large sourire fendait le bec dOnfroi de Salignac.

Marguerite renchérit :

« Noubliez pas, gentils damoiseaux, que vous jouterez sous mes couleurs. Alors, point de récréance. Puisse le ramage de votre lance être aussi beau que le plumage que vous arborerez sur votre cimier…

— Et plutôt que de baver des sornettes, fixez donc à ma cuirasse la seule pièce qui compte vraiment dans un tournoiement, le faucre, le faucre, à la parfin ! Il empêchera la lance de glisser sous laisselle lors du choc », leur ordonnai-je en faisant jouer le mézail en bec de moineau pour massurer quil coulissait grassement sur le bacinet.

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Foulques de Montfort ne participerait pas au tournoi, avait-il déclaré. Les lourdes responsabilités que lui avait confiées le baron Bozon de Beynac ne lencourageaient pas à se jouer des risques quencouraient toujours les jouteurs.

Lors dun tournoi récent, les éclats de bois dune lance brisée avaient mortellement navré un champion de belle réputation en pénétrant à travers la fente de la visière. Les tentatives auxquelles sétaient livrés les meilleurs chirurgiens barbiers de la comté pour les extraire des yeux avaient échoué. Après un jour et une nuit dagonie, le malheureux champion avait passé les pieds outre dans datroces souffrances.

Lorsque le chevalier de Montfort nous avait informés de sa décision, un bref instant, je métais demandé sil navait pas pris prétexte de sa charge pour se soustraire à ce grand tournoiement qui rassemblait tant de preux, par crainte de les affronter.

Lexplication que nous avions eue, la terrible ordalie qui lavait opposée au chevalier Geoffroy de Sidon pour nous épargner, à Arnaud et moi, le supplice du pal ordonné par le roi Hugues de Lusignan, quatrième du nom, en raison du crime de lèse-majesté que nous étions présumés avoir commis à l’encontre de sa fille, la princesse Échive de Lusignan, étouffèrent très vite ce relent de doute qui métait venu à lesprit.

Le bruit courait que ledit chevalier de Sidon avait fait route avec trois autres chevaliers et huit écuyers chypriotes pour participer à ce grand tournoiement. Et accomplir ainsi le vœu qu’il avait fait autrefois pour obtenir sa grâce, lorsqu’il avait été magistralement et fort adroitement vaincu par ledit chevalier de Montfort{27}.

À ce souvenir, un frisson glacé me parcourut le corps que j’avais pourtant en suance sous le gambison.

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Le cul assis sur l’un des haussepieds placés là pour nous aider à nous hisser à cheval, je parcourais l’assistance du regard. Bozon de Beynac siégeait sur le plus haut eschalfaud. À sa dextre, Franck de la Halle, Marguerite mon épouse chérie, et Foulques de Montfort. À sa senestre, Roger-Bernard, comte de Pierregord, Hélie de Pommiers, le capitaine d’armes, Éléonore de Guirande, les trois autres barons du Pierregord, quelques prélats venus des évêchés de Sarlat et de Pierreguys, moult chevaliers qui n’étaient pas encore tournoyants, et de nombreuses dames parées de leurs plus beaux atours.

Les officiers de la maison du château de Beynac avaient pris place sur les gradins adjacents. Je distinguai Étienne Desparssac, le maître des arbalétriers, qui pérorait joyeusement selon son habitude, Georges Laguionie, le maître des engins. Et bien d’autres. Gontran Bouyssou, le taciturne chef du guet, avait été consigné à la garde de la forteresse. Notre ineffable barbier, penché sur le décolleté de sa voisine, lui contait probablement fleurette. En latin. Il en était si féru !

 

Près de moi, Raymond de Carsac, chevalier bachelier, Guillaume de Saint-Maur, chevalier banneret, étaient de fervêtus et il n’était pas exclu que je joutasse prochainement contre eux. Mais les tournoyeurs étaient si nombreux que nous ne connaîtrions nos adversaires que lors des proclamations des poursuivants d’armes.

Ils étaient sept hérauts à annoncer le nom des jouteurs par la couleur de leurs armoiries. Certains déroulaient un parchemin de plusieurs pieds de long, d’autres se passaient des codex reliés de main en main. La foule immense qui se pressait de part et d’autre de l’enclos, un grand nombre d’entre nous aussi ignoraient le nom attaché aux armes que les participants arboraient sur leur cotte d’armes et sur leur écu. À fortiori, lorsqu’ils seraient coiffés du heaume ou qu’ils auraient baissé la visière !

 

Marguerite me cherchait du regard de chacun des deux côtés où s’affairaient les concurrents. Lorsqu’elle porta les yeux dans ma direction, je levai le bras et agitai la main. Elle se leva et agita un foulard jaune. Je saisis à mon tour une pièce de soie blanche sur laquelle la princesse Échive de Lusignan avait fait broder par ses lingères une dame de cœur, celle qui évoquait ma sœur Isabeau de Guirande. Elle me salua. Je tirai ensuite de mon ceinturon une autre pièce presque identique. Mais sur icelle était brodée une dame de trèfle. Je l’agitai mollement. Marguerite pencha la tête en avant pour en mieux discerner le motif. Dès qu’elle le reconnut, elle se remochina, détourna la tête, leva les yeux au ciel et… se rassit.

J’attendis qu’elle me regardât derechef. J’attendis longtemps, me sembla-t-il, ne la quittant pas des yeux pour tenter de capter son regard. Peine perdue. Elle faisait semblant de m’ignorer.

Alors, à bout de bras, j’agitai vivement une autre pièce d’étoffe, d’une belle couleur poussin d’or découpée dans l’ourlet de sa robe de mariée. Elle finit par me regarder, les sourcils froncés. Son humeur changea incontinent. Elle me sourit et applaudit de toutes ses forces lorsque je l’enroulai et la nouai autour de la manicle, à ma senestre. Je glissai ostensiblement les deux autres pièces dans mon ceinturon.

Ah ! Les femelles ne sont pas toujours aussi promptes à s’escambiller qu’on le dit, mais elles ont de ces folles susceptibilités. Cœur de lion dans corps de femme…

Une bonne heure plus tard, je me hissai sur mon destrier avec l’aide de mes écuyers. Avant de claquer le mézail sur le bacinet, je saisis la lance que l’on me tendait à dextre, la posai droit sur l’arçon. J’assurai mes fesses sur la selle, calai la position entre le pommeau et le troussequin, saisis l’écu et les rênes de bride de l’autre main, et attendis qu’un héraut annonce mes armes.

La bavière qui me protégeait le menton et la nuque m’interdisait de lever le chef sans basculer le corps en arrière. Je vis cependant quelques blancs nuages filer dans le ciel sous le léger vent d’autan. Je suais à grosses gouttes sous le bonnet de coton et de cuir enfilé sous le bacinet chauffé à blanc.

Par le Sang-Dieu, qu’attendait-on ? Il régnait une pagaille monstrueuse sur le pas d’armes. Les hérauts auraient-ils trop goûté de ces vins dont les tonnels avaient été mis en perce ?

Aucun jouteur ne pointait la lance dans l’ordre convenu.

Les galapians couraient en tous sens, mimant à califourchon, sur un manche de balais qu’ils tenaient d’une main, la geste des jouteurs de l’autre. Les spectateurs clabaudaient à qui mieux mieux et se bousculaient contre les barrières. Les soldats, piques entrecroisées, contenaient à grand arroi de peines les débordements d’une foule bigarrée, prête à envahir le pas d’armes. Tout le monde semblait s’accommoder du retard dans une liesse générale.

Moi, je m’en accommodais fort mal. Depuis près d’une demi-heure, j’attendais d’entrer en lice pour en découdre avec mon premier adversaire. Je piaffai d’impatience. Mon destrier aussi.

La suance dégoulinait du col aux reins, du front au torse, le long de l’échine, des bras, des cuisses. Bref, plus un poil de sec !

Saint Bernard dut entendre ma supplique. Les poursuivants d’armes aussi. Une sonnerie de trompettes éclata, déchirant les tympans. Un héraut claironna :

« Oyez, oyez, bonnes gens, les jouteurs, en ce grand tournoiement organisé par messire Bozon de Beynac, premier baron du Pierregord…

— Non, baron du Pierregord, messire, simple baron ; nous sommes désormais quatre barons à être les premiers en l’ordre de préséance ! » rectifia à haute voix le maître des lieux, pour mettre fin aux querelles que son prédécesseur entretenait avec les trois autres barons depuis la nuit des temps{28}.

« … seront joustants et non caployants. Ils devront jouster en évitant de blesser les destriers et de porter la lance à l’oreillère du heaume ! rappelant les règles de ce tournoi.

« La première joute opposera les armes coupé, d’argent à deux chiens braques de sable, passant et contrepassant l’un sur l’autre et d’azur à trois lys d’argent… Les armes de messire Brachet de Born, premier écuyer du baron de Beynac. »

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Éclat de rire dans la tribune. Suivi d’un brouhaha. Quelqu’un emboucha un cor de Saint-Hubert et sonna un coup bref. En guise d’avertissement.

Un autre poursuivant d’armes se pencha sur l’oreille de son confrère. Il lui souffla quelques mots. Le premier se racla la gorge et hucha à oreilles étourdies :

« … de Born, chevalier banneret, sera opposé aux armes losangé d’argent et de gueules, de messire… (je n’entendis pas son nom), très vaillant et grand vainqueur de plusieurs tournoiements en la comté de Foix. »

Il leva son bâton fleur de lysé et l’abaissa sous un tonnerre d’applaudissements, suivi d’un roulement de tambours. Jusqu’à ce que trompes et busines se déchaînent.

J’ignorai qui était mon adversaire, pris la lance qu’Onfroi de Salignac me tendait derechef après m’en avoir soulagé peu avant, ajustai rênes et énarmes de l’écu, pressai mes éperons d’or à broche courte sur les flancs de mon destrier, claquai le mézail, et me mis en position, au pas, sur la lice, lance à l’arrêt.

Par la fente du mézail, j’observai attentivement celui qui m’était opposé en cette première joute, le losange d’argent et de gueules.

Ouvrir le tournoiement. Ainsi en avait décidé le baron de Beynac. Pour voir si je jouais aussi bien de la lance que du plat de la langue, m’avait-il dit.

À travers le mézail, sur un angle de 45°, je distinguai bien mon adversaire. Mieux que ne le pensent ceux qui n’ont jamais porté un heaume ou un bacinet. Il pointait déjà la lance vers moi. Sa monture avançait au pas, la tête encapuchonnée, signe de mauvais allant. La houssure, fendue sur le poitrail du cheval, arborait les armes d’argent et de gueules. Son chanfrein, comme celui de mon destrier, était garni de plaques de métal rivetées et articulées : un fléchissement du bras pouvait, au dernier moment modifier la trajectoire de la lance, heurter le chanfrein ou l’œil, et l’occire incontinent. Ce que nous devions éviter à tout prix, mais, lors d’un tournoi, lance couchée, nous n’étions pas toujours maîtres d’un faux pas ou d’un écart de notre monture.

Le chevalier qui me faisait face était coiffé d’un heaume fermé, légèrement conique, surmonté d’un superbe cimier dont les plumes de paon frétillaient sous la bise du vent d’autan.

L’homme avait belle allure sur son destrier. Je remarquai que sa cuirasse ne portait pas de faucre sur le plastron. Sa lance, bien que garnie d’un fort arrêt de main au quart de sa longueur, pourrait glisser lors de l’impact.

Mes yeux se fixèrent sur les trois dents crénelées, à son extrémité. Elles étaient suffisamment émoussées pour éviter de blesser mortellement, mais pas assez pour ne pas crocheter le heaume ou l’épaule au moment du choc.

Les trompettes sonnèrent la première joute.

Je relevai le chef.

Pour mieux voir.

J’avançai au petit trop.

Le losangé d’argent et de gueules lança sa monture au galop, lance baissée.

Trop tôt.

Je fermai les doigts sur la hampe, la main protégée par l’arrêt de lance.

De la main senestre et des cuisses, je retins mon destrier au trot.

Face à moi, la lance adverse fléchissait, se relevait, s’abaissait un peu trop, de haut en bas.

Les spectateurs ne le remarqueraient guère.

Moi, si.

J’éperonnai mon destrier pour lui commander un petit galop, doucement.

Puis, je lui caressai délicatement les flancs de mes aiguillons. Je n’aimais pas chausser ces nouveaux éperons à molette, devenus à la mode depuis quelques années. Ils blessaient et saignaient trop souventes fois les flancs de nos chevaux. La douleur provoquait des réactions incontrôlables et les blessures devaient être pansées après chaque chevauchée, jusqu’à ce que se forme une sorte de cal qui rendait le cheval moins docile.

Et tant que nous ne combattions pas démontés, il me paraissait inutile d’embufer ou de blesser celui qui était notre plus fidèle ami sur les champs de bataille.

Je me concentrai sur ma cible.

Maintenant, un souffle d’air s’infiltrait par la fente du mézail. Il me brûlait les yeux.

Il sifflait dans les trous percés à la hauteur des oreilles.

Je l’aspirai goulûment par la bouche, par les orifices que le maître haubergier avait forés dans le bec de moineau. Quelques larmes perlèrent sous mes paupières.

Je battis des cils pour en essuyer le liquide qui me troublait la vue.

Je baissais la tête.

L’herbe qui jonchait le sol était tendrement verte.

Pas encore piétinée.

Le terrain était souple, mais ferme.

Les sabots de mon destrier martelaient la terre selon un rythme à trois temps.

Ni trop sèchement ni trop mollement.

Avec souplesse. Taga-da, taga-da, taga-da…

Je ne voyais plus que la couronne à trois pointes de mon adversaire.

Trois énormes dents.

Menaçantes.

Elle s’approchait de plus en plus vite.

Mon bacinet.

Elles visaient mon bacinet.

J’ajustai ma lance.

J’assurai la prise.

La main moite.

Moite, mais ferme.

Concentrer toute mon attention sur l’écu d’argent et de gueules.

Sur l’écu, et non sur la couronne.

Je ne voyais pas les losanges.

Que les dents de la couronne.

Les dents d’un loup.

Une mâchoire d’acier.

L’écu losangé.

La couronne.

Les dents.

L’écu ! L’écu !

Viser un des losanges.

Vite ! Un losange !

LA, CELUI-CI ! ! !

Un choc sourd.

Bo-o-o-n-ng !

Suivit un bruit métallique. Et un râle.

Mon destrier finissait sa course au petit galop.

Au trot, au pas.

Je relevai le mézail et redressai le chef, lui tapotai l’encolure, et me contorsionnai sur la selle d’armes pour lui caresser la croupe.

 

Messire de Mareuil, un des quatre barons du Pierregord, avait vidé les étriers. Obéissant docilement à un déplacement de l’assiette, au recul d’une jambe, ma monture exécuta un superbe demi-tour autour des hanches, qui suscita des cris de joie et des sifflements admiratifs.

Un tonnerre d’applaudissements salua cette première joute de fervêtus.

Des écuyers s’étaient précipités vers leur maître. Ils lui ôtèrent son heaume, desserrèrent le gorgerin de mailles qui lui enchâssait le col et aidèrent cet autre et fier baron du Pierregord à se relever de la posture humiliante dans laquelle je l’avais fait choir. Sur le cul. Un palefrenier prit son destrier par la bride pour le mener hors de l’enclos.

Je saluai ma dame d’honneur en inclinant ma lance vers elle. Elle applaudit à tout rompre.

 

Un chevalier inconnu était à l’arrêt, du côté opposé de la lice. Son destrier avait les antérieurs et les postérieurs parfaitement alignés. Tel un palefroi à la parade : mon adversaire pour la joute suivante.

Un héraut annonça des armes d’azur au château d’or, et donna le nom d’un chevalier français qui m’était inconnu.

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Sur son ordre, nous avançâmes au pas, l’un face à l’autre, chacun à la dextre de la lice centrale.

En effet, lors des tournoiements, la tradition voulait que la lice soit longée à la senestre de nos montures et la lance pointée de dextre à senestre. Le choc, ainsi produit de biais, réduisait la force de l’impact.

Étant gaucher, j’étais plus accort de la main senestre que de la main dextre avec laquelle je tenais la lance. Ce n’avait été qu’à la suite d’un entraînement régulier au poteau de quintaine que j’avais réussi à bien l’ajuster et à surmonter ce handicap. Au prix de quelques volées de l’aspersoir d’eau bénite, aussi…

Ces longues et fastidieuses séances contre le poteau de quintaine et contre d’autres chevaliers de la place avaient porté leurs fruits.

 

La lance de mon adversaire glissa sur mon écu et la mienne se brisa sur le sien en un craquement sinistre.

Il chancela, mais réussit à se maintenir dans les arçons.

 

Une deuxième lance nous fut tendue.

Nous lançâmes nos montures au galop.

Cette fois, j’avais le soleil dans les yeux. J’inclinai le chef.

Au moment où je heurtai l’écu du chevalier d’azur au château d’or, mon faucre d’arrêt de cuirasse se brisa net.

Le choc, sur le bouclier de mon adversaire, en fut amorti.

Sa lance en bois de hêtre, éclata.

Je fus à deux doigts d’être désarçonné, sous les « oh ! ah ! » de la foule.

À la troisième lance, je tirai profit de cet incident pour la tenir un peu plus en avant, de façon à porter le choc le premier.

L’effet fut saisissant.

Mon adversaire fut proprement suspendu en l’air, avant de choir sur le cul, derrière le postérieur de sa jument, et sous les clameurs joyeuses d’une foule en grande liesse.

Marguerite avait bondi et applaudissait l’exploit.

 

Pour la troisième joute, on m’opposa un colosse en harnois plain, monté sur un destrier qui devait bien toiser six pieds au garrot.

Cette armure, ce cheval… Ils me rappelaient de lointains et terrifiants souvenirs. Le chevalier qui me faisait face, ce géant, bacinet fermé, au cimier flamboyant, ne pouvait être que… que Geoffroy de Sidon ! L’incroyable champion du roi Hugues de Lusignan ! Celui qui avait été opposé aux armes échiqueté d’or et d’azur, au franc-canton d’argent au lion de gueules du chevalier de Montfort ! Lors de cet épouvantable jugement de Dieu. En l’île de Chypre. Cinq ans plus tôt !

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Je ne donnai pas cher de ma peau. Ma lance se briserait comme un fétu de paille sur la cuirasse de ce redoutable géant. S’il ne m’embrochait pas comme mouton sur le gril.

 

Un poursuivant d’armes hucha à gueule bec son nom et ses couleurs, d’or au dragon de sable rampant, et vanta les exploits de ce colosse venu de l’île de Chypre, dont la réputation en tournoiements grands et pléniers, avait franchi les mers.

Je fis une grimace sous mon bacinet en pain de sucre, tout en observant avec moult attention le chevalier qui, cette fois, arborait un magnifique cimier au plumage jaune et noir, couleurs de ses armes.

Lorsque le roulement de tambour cessa, son destrier hennit, se cabra, décuplant ainsi l’impression de gigantisme et de puissance que Geoffroy de Sidon aimait donner pour intimider son adversaire.

L’assistance ne s’y trompa point. Tous les yeux s’étaient portés sur lui. Des cris d’admiration jaillirent de centaines de poumons.

Je jetai un œil à ma dame de cœur. Elle était plus blanche qu’un blanc d’œuf. Et moi, aussi fragile qu’une coquille.

Peut-être pensait-elle que le Chypriote m’avait remis un pli, avant la joute ? Un pli qui porterait le seing et le grand sceau de ma dame de trèfle. La belle et savante princesse Échive de Lusignan… N’était-ce pas un pli, un pli que j’aurais discrètement glissé dans mon gantelet de fer ? Ou bien craignait-elle pour ma vie ?

Il était vrai que j’avais oublié d’aller à confesse avant le début du tournoiement. Un accident est si vite arrivé.

Le taciturne chevalier de Montfort se permit un sourire, lèvres fermées. Il se souvenait… Cette fois, j’avais pris sa place. Mais, grâce à Dieu, je n’affrontais pas ce jour d’hui le champion du roi de Chypre en combat singulier. À lance non épointée et à glaive non rabattu. Jusqu’à ce que mort s’en suive.

 

Chacun sur la piste s’élance,

À petits sauts et au galop,

Sous bon écu blindé enclos,

Sans que ne tremble la lance.

Et il vint avec tant de rage,

Par témérité ou courage,

Éperonnant si fort qu’il semblait

Que toute la terre en tremblait.

Faute de voir dautres armoiries,

Les hérauts braillent tous et crient :

D’or au dragon de sable rampant,

Sidon ! Sidon ! Tous en chantant,

D’aucuns huchent à pleine gueule :

Où sont donc l’or et les gueules ?

 

À la première joute, nos lances se brisèrent en mille éclats, sans nous désarçonner. Un silence de mort s’était répandu dans l’assistance.

Il en fut de même à la deuxième charge, mais je ressentis une violente douleur à l’épaule.

Mon écu avait été transpercé entre les deux chiens braques de mon blason armorié. Deux énarmes sur les trois courroies qui le sanglaient à mon avant-bras avaient éclaté. Les plates de mon épaulière étaient tordues comme fer mal blanchi et gênaient bien malencontreusement les mouvements de mon bras.

Nous reprîmes nos positions du côté opposé de la lice pour le troisième et dernier engagement. On nous remit une nouvelle lance.

 

Avec une seule énarme sur trois, je ne contrôlai plus la position de mon écu.

Soudainement, je pris peur.

Une peur lancinante.

La douleur que je ressentais se propageait dans la poitrine.

Elle paralysait mes muscles.

Ma main senestre tremblait légèrement.

J’inclinai le chef pour voir un liquide poisseux couler à l’articulation de l’épaulière et du plastron.

Une tache d’un pourpre magnifique s’élargissait peu à peu.

Des bouffées de chaleur envahirent mon corps.

La suance dégoulinait dans mon dos, sur mes reins.

Mon cœur puisait le sang à rompre les veines artères.

 

Roulement de tambour.

Nouveau silence.

En face, une houssure de sable.

Le dragon à la langue fourchue s’approchait au pas.

Je bandai tous les muscles.

Il lança son destrier au galop, lance couchée.

J’éperonnai. Mon destrier allongea l’allure.

Nous fonçâmes l’un vers l’autre à deux fois la vitesse d’un cheval au galop.

Je ne quittai plus des yeux la lance du dragon.

Sa couronne de dents brillait de mille feux.

D’un éclat mortel.

Une gueule de loup.

Des crocs prêts à me happer.

À me sauter à la gueule.

À me dévorer.

Ils obturaient la fente.

La fente de ma visière.

Je ne voyais qu’eux.

Rien qu’eux.

Rien d’autre.

Puis, tout devint noir.

Une peur viscérale me submergea tout de gob.

Je fermai les yeux.

Pour ne pas voir arriver la mort en face.

 

Toute ma vie déferla dans un torrent d’images. Des souvenirs enfouis au plus profond de ma mémoire.

 

Le temps d’un éclair.

 

Avant que mon crâne n’explose. Comme une coquille d’œuf.