Lorsque les paroles de ses envoyés sont trompeuses, mais que l’ennemi avance avec ostentation, il va battre en retraite.

Lorsque ses émissaires parlent en termes flatteurs, cela veut dire que l’ennemi souhaite une trêve.

Lorsque, sans entente préalable, l’ennemi demande une trêve, il complote.

 

L’art de la guerre, Des marches,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 4

À Commarque, en l’an de grâce MCCCXLVIII, peu avant les ides de novembre{13}.

Je n’eus pas à exercer de nouvelles et mortelles représailles pour raison de guerre. Aurais-je pu commettre ce crime ? Ce jour d’hui, je ne sais encore. Quoiqu’il en fut, ni le fendant chevalier de Castelnaud d’Auzan ni son écuyer malchanceux, Hugues de Queyssac, ne prirent leur envol avant de fondre sur une proie qu’ils n’auraient d’ailleurs pas réussi à serrer dans leurs griffes. Ils auraient été décervelés avant de pouvoir quérir la clémence du lieutenant général de l’armée anglaise en le duché d’Aquitaine, messire Henri de Lancastre, comte de Derby.

En effet, il nous fit parvenir un message enflammé, à l’instant même où j’hésitais entre trancher le col de l’écuyer ou libérer la corde qui retenait le berceau du trébuchet.

Ce grand seigneur nous proposait une trêve. Le temps d’ensevelir les nombreux compains d’armes qui auraient été mortellement atteints par les flèches des magnifiques archers de sa compagnie… osait-il affirmer, sans vergogne aucune, passant sous silence le carnage qu’avaient provoqué les jets de nos machines de guerre dans ses propres rangs. Nous savions qu’il comptait plus de morts dans son camp, que nous de blessés dans notre village. Mais l’ours anglais ne tarderait pas à hiberner. Il était temps de le laisser en paix, sans chatouiller outre mesure sa susceptibilité.

 

C’est ainsi qu’à la suite d’un échange de flèches porteuses de notes manuscrites, et d’une négociation rapide, nous convînmes de recevoir trois chevaliers et six écuyers en nos murs, porteurs du projet de trêve.

Pour la sécurité de leurs émissaires, il nous fut prié de procéder à un échange de même nature. Guillaume de Lebestourac se proposa incontinent. Il souhaita être accompagné par ses deux écuyers en simple haubert. J’acquiesçai. Thibaut d’Agenais se proposa aussi. Je refusai tout d’abord. N’était-il pas d’une tempérance, d’un esprit quelque peu versatile ? Il m’inspirait un sentiment réservé quant à ses fidélités vassaliques. Je le remerciai de son dévouement et invoquai, pour justifier mon refus et avec raison aussi courtoise que fausse, de la précieuse nécessité de sa présence parmi nous.

À voir le visage chafouin, pour ne pas dire desfacié d’aucuns sur lesquels je portais mon regard, alors qu’ils n’avaient point offert leurs services pour cette périlleuse mission, je sus que mon choix était bien inspiré : nous avions plus à craindre de la faiblesse de certains de nos otages que de la force de caractère qui animait les volontaires. Car l’ennemi répugne plus à exécuter les forts, qu’à trancher le col des plus faibles sans remords.

Sauf à les persuader de se mettre à son service en qualité d’espion ou de familier, en échange de leur vie sauve. Alternative qu’il ne propose, la plupart du temps, qu’à ceux dont l’esprit lui paraît le moins délié. Les faibles font rarement preuve d’agilité en ces moments-là : soit ils mouillent trop leurs chausses pour garder l’esprit clair, soit leur gosier est trop sec pour l’avouer. Mais peut-être me trompai-je alors ?

En fait, tous mes compains d’armes savaient qu’au pire, amis et ennemis ne risquaient qu’une simple décolation si l’un ou l’autre camp ne respectait pas le sauf alant et venant tacite qui permettrait de négocier les conditions de la trêve. Une décolation, rapide si nous venions à faillir pendant les pourparlers, ou douloureuse si la lame de la hache ou le fil de l’épée n’étaient pas suffisamment affûtés.

Il est vrai que notre barbier de Beynac n’était point présent en ces lieux pour en effleurer le fil d’un pouce dextre en une douce caresse. “Si la peau est écorchée avant que le sang ne perle, le travail est fait de maladroite façon. Si du sang perle aussitôt, la lame est aiguisée dans le droit fil”, déplorait-il en regrettant que le talent de ses aïeux, les grands mires et autres barbiers du siècle passé, n’ait été transmis qu’à de trop rares élus ! Et moi de regretter qu’il ne fût point là pour abréger les souffrances atroces des suppliciés si l’on devait procéder à quelques exécutions capitales.

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Ces souffrances n’eurent pas lieu. Enfin, sur l’heure, car après avoir effectué cet échange d’otages (les chevaliers Gaucelme de Biran, Thibaut d’Agenais, faute de meilleur parti, et leurs écuyers s’étaient portés volontaires avec mon accord pour accompagner Guillaume de Lebestourac), le comte de Derby nous fit l’insigne honneur d’accepter le gentil souper que nous lui avions proposé, en nos murs et à vespres, pour discuter des modalités de la trêve. Notre belle châtelaine, la baronne Éléonore de Guirande, et ma non moins gente épouse, Marguerite, quelques dames, et faute de pouvoir y convier d’autres chevaliers encore vifs, les rares autres écuyers de la place seraient conviés à prendre place céans dans la salle du Conseil où nous avions dressé tréteaux et nappes blanches.

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Un feu puissant ronronnait dans la cheminée. Clic et Clac, mes deux molosses, couchés devant l’âtre, surveillaient du coin de l’œil l’arrivée de nos hôtes. D’aucuns manifestèrent des signes de nervosité. Il ne manquait que Cloc, la petite chatte de Marguerite. Une petite chatte affectueuse, étonnante complice des dogues, parée de magnifiques yeux verts. Presque aussi beaux que ceux de ma sœur encore inconnue, Isabeau de Guirande. Une bouffée de mélancolie m’envahit incontinent. Bien qu’en vérité, je n’eusse pas encore pu en juger autrement que dans l’imaginaire d’un songe troublant. Lors de la nuit d’un hiver blanc.

 

Un cor sonna. On me fit savoir, peu après, que le chevalier Foulques de Montfort s’était présenté à l’entrée de la barbacane. Escorté par deux écuyers et une douzaine d’arbalétriers et de sergents montés, il s’était vu délivrer un sauf allant et venant par le maréchal Gautier de Mauny en personne. Je trouvais cela bien étrange puisque le nouveau maître de la baronnie, depuis le décès de mon compère le baron Fulbert Pons, devait ignorer l’existence de pourparlers entre notre garnison et l’armée anglaise lorsqu’il avait quitté la forteresse de Beynac. Les soupçons que je portais sur sa fidélité n’en furent que renforcés. L’homme était d’un naturel froid et peu enclin à s’épancher. Serait-il aussi traître à notre cause ? Les conséquences en seraient incalculables.

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Foulques de Montfort se permit une saillie sur l’adroite façon avec laquelle j’avais démasqué Raoul d’Astignac, mon prédécesseur ès qualités de capitaine de la place de Commarque. Finirais-je comme lui ? me dit-il. Mon sang ne fit qu’un tour et sautai à pieds joints sur l’occasion qu’il m’offrait pour lui faire part des soupçons de meurtre qui pesaient sur lui.

Pris sans vert, le roide chevalier chancela sous l’insulte que je lui crachais au visage :

« Je ne puis accepter d’être sermonné par un gentilhomme que j’accuse d’avoir trempé dans un meurtre ! Dans l’assassinat du commandeur de l’Ordre de l’Hôpital pour l’Aquitaine ! J’ai vérifié les dates : au cinquième jour du mois de mars, en l’an 1345, vous n’étiez point en apostage au château de Beynac, ni en visite ici, à Commarque ! Si vous n’avez pas commis ce crime odieux, vous avez protégé l’assassin ! Celui que vous dites être votre fils adulteire ! »

Le fier chevalier blêmit sous l’insulte. Il leva la main, paume ouverte, prêt à me gifler. Je le regardai sans esquiver la moindre parade.

Nous nous observâmes un long moment, les yeux dans les yeux. Il finit par baisser le bras. Son dos se voûta. Il baissa le bras et m’avoua, en se signant :

« Ce jour-là, j’ai suivi Arnaud. Je voulais savoir qui fréquentait-il aussi souventes fois lors de ses escapades en notre bastide loyale du Mont-de-Domme. C’est alors que je l’ai vu entrer, puis sortir précipitamment de la chapelle de la maison forte de la commanderie de Cénac, en jetant des coups d’œil appuyés, à dextre et à senestre. Il n’y avait pas âme qui vive.

« J’y suis entré discrètement, à mon tour. Le corps du chevalier Gilles de Sainte-Croix était encore chaud. Arnaud, mon fils, ne pouvait avoir commis ce crime. Mais, pour le protéger, je me suis tu, avoua Montfort dans un souffle.

— Au risque de me laisser condamner à mort par le tribunal de Sarlat !

— Que nenni, messire Brachet. C’est moi-même, en un accord secret avec le baron, votre compère de baptême, qui ait recueilli la déposition du maître forgeron des Mirandes qui vous innocentait. »

Le doute s’insinua dans mon esprit : me serais-je trompé sur Arnaud de la Vigerie ? Je renchéris :

« Et ne serait-ce pas lui, non plus, qui aurait occis le père Louis-Jean d’Aigrefeuille, en la cathédrale de Famagouste ? Pour lui dérober les fioles sacrées ? Le Saint Graal ? L’eau et le sang du Christ ? La mort par la pestilence plus sûrement que le gage de la vie éternelle ?

— Qui êtes-vous, messire Brachet, pour prétendre détenir la vérité ? Arnaud est de mon sang. Je vous en ai fait l’aveu, sous le sceau du secret après l’ordalie, ce terrible jugement de Dieu contre le champion du roi de Chypre et de Jérusalem. Ne vous en souviendriez-vous point ? Nicosie, Famagouste, sous ses parfums d’Orient, l’île de Chypre est un nid truffé d’espions de tous bords : Hachichiyyins, juifs, familiers aussi au service de l’Hôpital, du roi et du Saint-Siège…

— Arnaud n’est pas de votre sang ! Il est le fruit de la première union de dame Éléonore de Guirande et d’un notaire royal, ou d’un viguier, Bartélémy Hénée de la Vigerie. Elle-même me l’a avoué. Sans jamais oser vous détromper. Pour que vous veilliez sur l’éducation chevaleresque que son père ne pouvait plus lui donner. Arnaud est né deux ou trois mois avant que vous n’ayez une relation chamelle et passionnée avec celle qui allait devenir l’épouse du baron de Beynac », l’interrompis-je sèchement.

— Vous mentez, vous mentez odieusement ! Dans quel but ? Comment pouvez-vous prononcer d’aussi félonnes paroles ? Serait-ce parce que l’épouse du baron aurait éconduit vos avances ? »

Cette fois, ce fut moi qui levais la main sur lui. Il se redressa, serra les mâchoires et me cracha son venin à la figure, par ces mots autrement blessants :

« Comment oser lever la main sur moi ? Moi qui vous ai sauvé la vie à deux reprises ? Une première fois pour vous éviter les tourmenteurs, une deuxième fois pour vous épargner le supplice du pal ! »

Je baissai les yeux. Et la main. Avant de poursuivre plus calmement :

« Pardonnez-moi, messire de Montfort. Il n’est point dans mes intentions de vous offenser ou de vous mentir. Ce que je vous dis est la vérité. »

J’aurais dû alors lui exhiber les actes généalogiques en ma possession. Je ne le fis pas et ne devais le regretter que bien plus tard. Mon enquête aurait progressé à grands pas.

Sur le champ, je me contentai de lui conseiller :

« Ne pensez-vous pas qu’il serait grand temps que vous ayez une explication avec la veuve du baron ? Elle seule sait qui est le père d’Arnaud. Et à la parfin, peut-être m’a-t-elle menti ? Cette dame est perverse, ne vous en déplaise, messire Foulques. Prenez langue avec icelle et découvrez l’insondable vérité de sa bouche, une bonne fois ! Je reste à votre disposition pour confirmer mes déclarations en sa présence si vous le jugez utile. »

La confrontation n’eut jamais lieu. Foulques de Montfort ne me parla plus, ce jour, de sa douteuse paternité. Mais quelque chose me dit qu’il ne tarderait pas à découvrir la vérité. Un jour, une autre explication aurait lieu en présence du principal intéressé, Arnaud Méhée de la Vigerie. Devant mon tribunal de l’Ombre, espérais-je. Je ne me trompais point. Mais ce jour d’hui, je ne savais pas que je devrais chausser nombre de bottes avant que n’arrive ce jour béni.

D’un mariage entre Foulques de Montfort et Éléonore de Guirande, il ne fut plus jamais question.

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Soudainement, je me souvins que j’avais enchefriné la châtelaine et sa triste servante dans les souterrains, la nuit qui avait précédé l’assaut de l’avant-garde ennemie.

René le Passeur, Marguerite et moi étions seuls à connaître le secret de la croix cléchée qui en livrait l’accès. Je priai René de délivrer ces dames. Et de les conduire en l’appartement de la baronne pour permettre à la jolie veuve du baron de Beynac de se livrer à de rapides ablutions ou de prendre un bain parfumé aux essences de romarin, de thym, de fougère, de laurier ou de je ne sais quelqu’autre décoction selon son caprice. Avant que le chevalier de Montfort ne lui présentât des hommages soupirés depuis si longtemps.

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« Portons une santé au roi de France, comte ! » osai-je en regardant le comte de Derby dans les yeux avant de passer en revue les trois chevaliers et les six écuyers anglais qui lui servaient de garde personnelle.

L’Anglais était de belle stature, bien que de taille moyenne, les cheveux châtain clair, coupés à mi-longueur et soigneusement brossés, les sourcils bien dessinés, le regard bleu et franc, le nez légèrement de travers, les lèvres en lame de cotel. Une balèvre creusait un fort sillon blanc, des ailes du nez à la mâchoire qu’il avait forte et proéminente.

Je crus lire dans ses yeux une froide détermination. À nous deshachier un jour ou l’autre à la première occasion qui s’offrirait à lui. Je scrutai avec moults attentions le noble visage de ce grand capitaine, fils de roi et notre pire ennemi. Pour en graver les traits à jamais en ma mémoire.

 

« Santé au roi d’Angleterre et de France ! » rétorqua-t-il en plissant les yeux où perçait un éclair de provocation, et en découvrant des dents blanches et bien rangées dans une bouche que la cicatrice tendait à senestre, la tordant vers le haut.

« Santé au roi de France et d’Angleterre ! tentai-je avec malice.

— Santé au duc d’Aquitaine, au prince Édouard de Woodstock, s’esclaffa-t-il, en levant haut son godet d’étain et en se tournant vers les gentilshommes de sa suite.

— Santé au vassal de notre roi, tranchai-je en levant ma coupe et en parcourant l’assemblée du regard.

— Or donc, portons belle santé à son suzerain », conclut-il fort adroitement, sans préciser, à la parfin, si son suzerain était le roi de France ou le roi d’Angleterre. Il n’y avait aucun doute, mais rien de ce qu’il venait de dire n’était susceptible de prêter à déclaration de guerre ni de rompre la trêve précaire que nous envisagions de signer. Tout était juste, tout était faux, selon qu’on interprétait ces propos dans un camp ou dans l’autre. L’homme était fin diplomate et brillait d’un esprit fort accort. Il m’avait piégé d’adroite façon. Je devais rester en grande vigilance.

Alors que j’allais lui faire part de mon sentiment, ce grand capitaine, qui parlait notre langue à merveille avec une pointe d’accent d’oc, s’adressa, en langue anglaise cette fois, aux chevaliers et aux écuyers qui l’escortaient :

« They have the right man in the right place !  L’homme qu’il faut dans la place qu’il faut ! » traduisit-il en levant son godet vers moi avant d’oser clamer, haut et fort :

« Vous mériteriez que mon père, notre roi Édouard, vous décerne l’Ordre de la Jarretière ! »

Le compliment était trop élogieux pour être sincère. Je ne doutais pas qu’il cherchait ainsi, par la flatterie, à endormir ma vigilance. Cependant le devoir de chevalerie m’obligeait à lui rendre sa courtoisie. Ce que je fis, en m’inclinant légèrement et en levant mon godet d’étain. L’un de ses deux maréchaux, Franck de la Halle, me rendit mon salut. Un léger sourire plissait la commissure de ses lèvres. Un œil pétillant, l’autre froid comme une carpe fraîchement pochée en l’un de nos étangs. Il me souhaita bonne chance !

Je crus comprendre “malchance”, et hésitai à lui faire préciser sa pensée lorsqu’un murmure d’admiration parcourut la salle.

 

Tous les regards s’étaient portés vers la dame qui venait de taire son entrée. Personne, sauf moi, ne sembla prêter attention à celui sur le bras duquel elle avait posé la main. Son nouveau chevalier servant, Foulques de Montfort, était pourtant richement vêtu d’un pourpoint gris dont le col, le pourtour et l’extrémité des manches étaient bordés d’une magnifique fourrure de loutre blanche. Il arborait sur la poitrine ses armes échiqueté d’or et d’azur, au franc-canton d’argent au lion de gueules.

Mais la baronne de Beynac, majestueuse et provocante, arborait des atours autrement plus séduisants. Une houppelande de soie blanche moulait parfaitement son corps.

Au-dessus de l’ample décolleté de sa robe jaillissait la naissance de ses fortes mamelles. Deux tétons pointaient sous le tissu et mettaient en valeur la générosité sensuelle de ses appâts.

Des manches, serrées jusqu’aux poignets, s’échappaient d’amples coudières gansées de fils d’or et d’une longueur telle qu’elles frôlaient le sol. Le chef, coiffé d’un chaperon, masquait en grande partie ses longs cheveux noirs adroitement tressés à la mode d’antan, au-dessus de la nuque. Un ruban de diamants enchâssés dans des griffes d’or couronnait l’ensemble, tandis que ses hanches voluptueuses retenaient une double ceinture sertie d’un chapelet de ces magnifiques émeraudes que j’avais aperçues quelques jours plus tôt et qui, ce soir, tombait jusqu’au pli de l’aine.

 

La transparence de la soie, l’ombre discrètement noire à cet endroit, me laissèrent penser que la fine garce ne portait… aucun sous-vêtement. Eût-elle voulu mettre en valeur la ferme rondeur de sa poitrine, la finesse de sa taille que l’âge n’avait pas encore trop épaissie, la largeur de ses hanches et ses fesses callipyges, qu’elle n’aurait pu réussir de plus belle façon. Je ne pus contrôler un léger raidissement de mon membre inférieur qui me fit rougir de honte. Comment, diable, maîtriser la nature ?

Elle releva le menton, révélant ses hautes pommettes pimplochées, et glissa ses yeux dorés cerclés de noir, que soulignait un fin mascara brun, sur les mâles qui l’entouraient. Puis elle m’affronta avant de porter les yeux sous ma ceinture. D’un regard qui en disait long sur ses sentiments à mon égard : « Tu vois, je ne laisse point indifférent ce troupeau de mâles concupiscents ! Eux, au moins, ne restent pas insensibles à mes charmes, à la différence d’aucuns… À moins que ? » crus-je y lire.

 

Marguerite se tenait non loin de moi. Elle ne fut pas dupe. Elle me lança un regard torve et me tourna le dos. Vive les épousailles ! Vive les femelles ! Les complications ne tarderaient point. Mais j’en ignorais l’épouvantable et terrible cruauté ce jour-là. Femme blessée dans son orgueil de séductrice éconduite, onques ne pardonne, ignorais-je alors.

« Messire Brachet de Born, vous détenez en cette forteresse fort jolie épouse et belle châtelaine de feu messire le baron de Beynac ! Et votre science en l’art de soutenir un siège ferait de vous un fier et riche baron en nos rangs. À la parfin, ne sommes-nous point frères en ce duché de Guyenne ? »

Le comte de Derby leva une santé en mon honneur, puis, se ravisant, tendit aussi sa coupe vers Montfort. Une santé de plus.

Une santé de trop. Je répliquai vertement :

« Messire comte, nous sommes certes frères en notre Seigneur Jésus-Christ, mais ennemis en ces terres de la comté du Pierregord ! Restons féaux aux hommages que nous avons rendus l’un et l’autre et ne tentons point, de grâce, de rallier d’aucuns d’entre nous à une cause qui ne saurait être la leur.

« Rédigeons plus volontiers bonne et noble trêve à défaut de discourir sur le mouvement des astres ou les humeurs qui dirigent l’alchimie des fidélités.

— Soit. Je vous propose d’ordonner le repli de mon armée afin de ne point ternir la gloire qui vous a appartenu ces derniers jours…

— Il n’y a point de gloire à triompher sans péril.

Il n’y a point de péril à vaincre sans gloire, messire Brachet. Je reconnais bien dans vos propos la fougueuse impétuosité de la jeunesse.

« Mais brisons là. Mon notaire a rédigé sous ma dictée une proposition de trêve que je soumets à votre intelligente sagacité. IL y est stipulé qu’aucun acte de guerre, aucune chevauchée, aucun pillage ne sauraient être exercés à l’encontre de l’un ou l’autre des partis en présence sur le territoire qui relève de l’autorité des barons de Beynac et ce, pour une durée de trois ans. Voulez-vous en prendre connaissance ? » me demanda Henri de Lancastre en claquant de ses doigts dégantés en direction d’un des chevaliers de sa suite.

Avant de lui tendre le document qu’il réclamait, ce dernier lui posa une question en des termes qui m’étaient étrangers. Le comte de Derby lui répondit :

« Where there is a will, there is a way, and I will have my way{14} » L’autre renchérit :

« We shall overcome !{15} » Cet échange de mots en leur langue anglaise m’escagassa.

 « Que ce projet de trêve soit remis au ci-devant chevalier Foulques de Montfort : il agit à titre jurable et rendable en sa qualité de maître de la baronnie depuis le décès de messire Fulbert Pons de Beynac, précisai-je sèchement.

— Que nenni, prenez-en connaissance, messire Bertrand, et dites-moi s’il convient d’y porter mon seing et mon sceau », m’intima le chevalier de Montfort. Je lui lançai un regard suspicieux, persuadé qu’il entendait ainsi se défausser sur moi de la responsabilité qui pourrait découler d’une interprétation trop hâtive du traité.

 

Je déroulai le rouleau de parchemin fraîchement gratté à plusieurs reprises, m’étonnai de la qualité de l’encre à base de galles de chêne utilisée par ces temps de misère et en fis la lecture à haute voix.

Tous les termes étaient recevables. Tous, sauf un : il était hors de question que je livrasse le chevalier Géraud de Castelnau d’Auzan en échange d’une centaine d’écus d’or. Non seulement j’espérais obtenir une rançon de plus du sextuple, mais surtout j’entendais bien lui faire baver les quelques aveux que la précipitation des événements ne m’avait pas permis de lui extorquer plus tôt. Je le déclarai tout de gob au lieutenant général du roi d’Angleterre.

À la surprise de tous, Dame Éléonore se leva brusquement de son faudesteuil. Le siège grinça, vacilla, mais ne se renversa point. Me dardant de ses yeux mordorés, elle m’intima :

« Messire de Born, vous n’avez aucun droit à refuser si belle rançon ! En vertu de quelle arrogance, qui plus est ?

— Ma Dame, en ces affaires, les femelles de quelque cuisse dont elles sont issues, fussent-elles de Jupiter, n’ont point droit à la parole ! glapis-je fort maladroitement en lui tournant le dos. C’est peut-être regrettable, mais c’est ainsi ! Le chevalier de Montfort penserait-il autrement ? » m’enquis-je aussitôt, à rebelute.

Pris sans vert, il m’approuva du chef et nous invita à nous apazimer d’un geste de la main. La baronne se rassit. Je la toisai de haut. Ses joues virèrent à l’écarlate. Le blanc du fard que sa tristounette servante Annette lui avait passé sur le visage ne masqua pas sa colère. Elle s’accoisa, mais ses prunelles décochèrent des viretons enflammés, tandis que sa poitrine se soulevait et se baissai ! telle une vieille vache sur le point de mettre bas. Une petite voix intérieure me rappela cependant que les vaches les plus vieilles n’avaient guère plus de vingt ans…

Marguerite, mon épouse, et la baronne de Beynac nous prièrent de les excuser et se retirèrent dès qu’elles comprirent que leur présence n’était plus souhaitée. Elles attendraient que l’on corne le souper pour nous rejoindre, si toutefois elles y étaient conviées, ne put s’empêcher d’ajouter la baronne en me foudroyant du regard.

 

Les débats reprirent entre hommes de guerre. Le vin déliait peu à peu les langues et amollissait les esprits.

Avant qu’ils ne s’échauffassent par trop, il était temps de débattre des rançons.

Je demandai douze mil écus d’or ou leur poids en sterlin pour la libération de nos prisonniers. Henri de Lancastre et Franck de la Halle s’esbouffèrent à gueule bec. Mais ils rirent jaune. Ils me proposèrent le quart et la levée du siège. Je rappelai que nous avions donné notre accord mutuel sur la levée du siège et la période de trêve, et qu’il ne saurait être question d’y revenir sauf à commettre acte de félonie à la parole donnée. La partie adverse tenta de tergiverser, prétextant que les montants et les modalités du paiement des rançons formaient un tout avec le traité lui-même. On objecta que la chose n’avait pas été présentée ainsi, puisque nous étions convenus peu auparavant de la levée du siège et des formes d’une neutralité respective pour une durée de trois ans.

Nous négociâmes la rançon de chaque prisonnier, selon sa pécuniosité et sa valeur au combat. Henri de Lancastre, comte de Derby et fils puîné du roi Édouard, fit semblant de nous menacer à moult reprises de reprendre le siège, sans force conviction toutefois. À d’autres moments, il tentait de nous apitoyer sur le sort de nos prisonniers. Il jouait de tous les registres, un peu à la manière de la baronne en d’autres temps. Il évoquait tantôt les malheurs de la guerre et l’état miséreux de nos manants, de nos artisans, tantôt le rognage des monnaies, leur mauvais aloi et les conséquences qui en résultaient sur les fiefs et les bénéfices des seigneurs de la baronnie, tantôt l’insécurité qui paralysait les fructueux échanges de commerce entre nos belles cités, tantôt… tantôt…

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La discussion risquait de n’en pas finir avant l’aube. Mais je défendis nos intérêts pied à pied, évoquai les plats du plantureux repas qui ne tarderait pas à être servi et qui risquait fort d’être gâchés si nous ne parvenions pas à un prompt accord. Ce fut certainement cet argument qui tempéra nos revendications et permis de parapher notre accord sur un juste prix. Le prix qui ne lésait ni un camp ni l’autre.

À la parfin, nous transigeâmes à hauteur de la moitié de nos exigences réciproques. Henri de Lancastre, en grand seigneur, déclara nous bailler incontinent trois mil livres tournois, partie en écus d’or, partie en sterlins, en échange de la libération des seuls chevaliers et sergents d’armes anglais. Il s’engagea, en outre, à leur faire bailler le solde en s’en portant fort sur son trésor personnel, dans un délai de trois mois au plus, le temps pour eux d’en réunir le prix.

J’hésitai sur les derniers termes de son offre, redoutant que lesdits redevables, pour peu qu’ils fussent impécunieux, ne récoltassent ce qu’ils resteraient devoir qu’en chevauchant contre nos bourgs et nos villages pour les piller. Mais avais-je vraiment le choix ?

 

En revanche, le comte de Derby nous laissait, avec grande largesse, le soin de régler le sort de nos prisonniers gascons pour lesquels il ne souhaitait ni bailler le moindre sol ni s’engager à réméré : plus pleure-pain les uns que les autres, me glissa-t-il à l’oreille en guise de perfide avertissement, ils auraient bien du mal à monnayer leur liberté.

Je rappelai cependant au comte que le gentilhomme qui avait commandé l’avant-garde de son armée, le fendant chevalier Géraud de Castelnau d’Auzan, appartenait à la maison de son ; allié, le sire de Castelnaud de Beynac, cousin de feu le baron. Icelui, lui soufflai-je à mon tour dans le creux de l’oreille, ne manquerait pas d’avancer à son féal serviteur le prix de sa rançon.

Non sans grande hypocrisie, mon interlocuteur nia cette alliance et conclut, en souriant du bout des lèvres et en me regardant par le coin de l’œil, que s’il en était bien ainsi, le ci-devant sire de Castelnaud ne manquerait assurément pas de bailler la rançon que je fixerais pour sa liberté… Pouvant désormais faire mouvement sur les terres de la baronnie en toute liberté, il me suffirait donc de dépêcher un chevaucheur vers Castelnaud-la-Chapelle, et l’affaire serait promptement réglée.

Dans sa hâte de se débarrasser du sort du chevalier gascon et de mener nos accords à bon terme, il ne vit pas venir le piège que je venais de lui tendre : je lui rappelai tout de gob que le fief de Castelnaud ne relevait pas de la suzeraineté des barons de Beynac et que la trêve que nous avions conclue ne saurait prévaloir sur les terres dudit fief. Notre chevaucheur ne devrait-il pas craindre d’être saisi par quelque poste de garde anglais lorsqu’il aurait franchi le cours de la rivière Dourdonne pour en atteindre la rive senestre ?

Il me réconforta très vite, trop vite, en me promettant un sauf alant et venant, puis rougit légèrement lorsqu’il prit conscience de sa bévue : ne venait-il pas de reconnaître implicitement les liens qui unissaient le chevalier gascon au sire de Castelnaud de Beynac ? Il fut tenté de se justifier, mais se ravisa de maladroite façon en ajoutant, le bec largement fendu cette fois, qu’après avoir échoué dans la mission qui lui avait été confiée, s’il relevait effectivement de la maison des Castelnaud de Beynac, ce qui n’avait pas été porté à sa connaissance au demeurant, il doutait tort que quiquionques acceptassent de bailler la rançon du chevalier d’Auzan ici-bas.

Alors que j’envisageais de poursuivre l’avantage, ce chevalier qui était déjà intervenu et qui n’était certainement de la cour du roi d’Angleterre où l’on parlait le français, à moins qu’il ne souhaitât donner le change, siffla d’une voix mélodieuse et grave :

« May I put in a word ? May I say something{16} ?

— Could you stop talking, Sir{17} ! » lui répondit sèchement le comte de Derby. Il nous pria de bien vouloir lui faire grâce de pardonner cet échange de vue en la langue anglaise, messire Knighton ignorant notre parler français. Nous ne sûmes s’il mentait ou non. Il ajouta :

« Par Saint-George, au Diable ces affaires, nous avons séant ce soir bon vin, bonne chère et grandes beautés ! »

Quelque chose me disait cependant que la plupart des chevaliers de son escorte entendaient et parlaient mieux notre langue que la leur, dont d’aucuns prononçaient curieusement les mots comme s’ils avaient une pomme cuite et trop chaude dans la bouche. Rien à voir avec ce bel accent rocailleux de gens de notre pays d’oc. Les brumâts, qui baignaient leur pays dans un air humide et doux, avais-je ouï dire, étaient-ils à l’origine de cette étonnante manière de parler ? Peu me challait au fond.

Le comte de Derby m’invita à faire porter incontinent par un de mes écuyers un message au sire de Castelnaud-la-Chapelle pour m’enquérir de la rançon qu’icelui serait prêt à bailler pour racheter la liberté de Castelnau d’Auzan, chevalier de sa maison, s’il en était.

Ledit chevalier n’allait pas tarder à connaître le prix que sa vie et sa liberté avaient aux yeux de son triste maître. Si aucune rançon n’était baillée pour mon chevalier gascon, loin de me déplaire, cela me réjouissait : sa vie ne tenait qu’à un fil, le fil qui me reliait à ma sœur Isabeau de Guirande. Soit il m’avouait en quelles circonstances il lui aurait prétendument sauvé la vie, soit je l’emmurais ad vitam eternam si, par mansuétude chevaleresque, je ne lui descoletais pas le chef.

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La châtelaine prit place à la dextre du maître des lieux. Un silence se fit. Le chevalier de Montfort invita le comte de Derby à siéger à sa senestre. Fi de moi. Je n’existais plus. L’incident faillit se produire et gâter l’accord que nous avions laborieusement négocié, lorsque le comte préféra se glisser sur le banc aux côtés de la troublante châtelaine. Montfort roula des yeux ronds, se redressa et fut à deux doigts de jeter le gant à la figure de notre hôte ennemi. La sagesse, ou le fait qu’il n’avait pas de gant, lui dictèrent plus noble conduite. Il serra les dents et invita Marguerite à prendre place séant, à sa senestre et, faute de pouvoir faire autrement, je dus m’asseoir à côté de Marguerite. En guise de diadème, mon épouse ne portait qu’une simple couronne de laurier, mais elle la portait avec belle et grande noblesse. Elle était vêtue d’une robe écarlate en drap de laine, ample, flottante et longue, qui suggérait ses formes voluptueuses sans les mettre en valeur.

 

Le repas que j’avais ordonné fut plus que plantureux. Je souhaitais montrer que nous ne manquions point de vivres mais, de son côté, Henri de Lancastre nous avait fait livrer dans la soirée un fût de ce bon vin de Domme dont les raisins avaient été fraîchement pressés. Bien qu’un peu roide, il présentait l’avantage d’être moins aigre, en cette époque de l’année, que les tonnels de vin dont nos manants nous avaient gratifiés à leur arrivée dans le village fortifié. Je réservais pour les gâteries un excellent vin rouge du vignoble de Bergerac enlevé à la barbe de nos amis anglais par je ne savais quel négoce.

Or donc, furent servis petits pains de bouche et tranchoirs de seigle, eau de source brouillie et refroidie et vin de grenache, la pervenche de tous les vins. Le vin n’est-il pas, avec le pain, la nourriture par excellence d’un chrétien, l’une de deux espèces de la communion ? Ne passe-t-il pas pour nourrir le corps, rendre la santé, prévenir des infirmités, aider la digestion, renforcer la chaleur naturelle, clarifier les idées (j’en étais moins sûr), ouvrir les artères, reposer le cerveau, mettre fin à l’engorgement du foie, enlever du cœur la tristesse et favoriser la procréation ?

Pour première assiette, notre nouvel écuyer tranchant, Guilbaud de Rouffignac et les trois pages du village nous servirent des pastés de veel menu déhaché à graisse et mouelle de bœuf, pastés de pintadeaux, boudins, saucisses, pipefarce, mais point de pastés norrois de quibus. Nos queux n’en avaient point cuisiné.

En seconde assiette, simples cives de lièvre et brouillet d’anguille ; fèves coulées accompagnant bœuf et mouton rôtis à la broche. Nos hôtes n’en crurent pas leurs yeux. Mais la fête ne faisait que commencer.

En tiers mets, nous eûmes droit à des rost, des chapons, des perdrix et du poisson du vivier. Les quarts mets furent plus raffinés : des mallars de rivière à la dodine, des tanches aux soupes et bourrées à la sauce chaude, des pastés de chappons de haute graisse à la soupe et au persil.

Servis en quints mets, un délicieux bouilli lardé, du ris de veel engoulé, des anguilles renversées à l’ail finement haché (nos amis d’un soir en raffolaient ; le seul point que nous avions en commun). Des roissolles et des crespes au vieux sucre mirent les convives en appétit pour la sixième et dernière issue : des flanciaux sucrés au lait lardé, des neffles, des noix pelées, des poires cuites et la dragée au miel du chastoire.

Enfin, pour faire passer le tout, Guilbaud de Rouffignac, promu pour l’occasion échanson, versa dans les gosiers assoiffés copieuses rasades de poiré, de cerisés et prunellés plus fortement alcoolisés les uns que les autres. Ne manquèrent que jongleurs, troubadours et baladins.

Lorsque, en ma qualité de capitaine de céans, je proposai aux Anglais de loger la nuit parmi nous, ils déclinèrent mon invitation. Par crainte, assurément, que nous ne leur réservions un mauvais sort. Et bien qu’atteints d’une légère mélancolie, ils franchirent la barbacane, un peu éméchés, au pas, en bon ordre de marche, les fesses bien calées sur leur selle d’armes.

La première moitié de la rançon avait été baillée, le traité de paix dont nous étions convenus avait été revu et corrigé, et chacun y avait apposé son seing et son petit sceau : le comte de Derby, le maréchal Franck de la Halle d’une part, le chevalier Foulques de Montfort et moi-même d’autre part.

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Le lendemain, nous étions déjà le jour de la fête de Saint-Martin. La légende voulait qu’un jour, en sa présence, un ours eût dévoré le bœuf qui tirait un charroi. Toujours selon la légende, ce brave homme l’aurait alors forcé à manger le charroi… L’ours en serait mort. Et Martin aurait été sanctifié… Un bel exemple de courage et de détermination face aux cruautés de ce monde !

Mais devons-nous toujours accroire les légendes ? Ne sont-elles pas dictées par quelques arrière-pensées ? Si seulement les têtes de bûche pouvaient bouffer leurs charrois et en crever !

 

À part les gardes apostés, personne ne circulait à l’intérieur du village fortifié : tous ses habitants, des plus humbles aux plus nobles, avaient largement profité du festin de la veille. Nous avions épuisé près d’un quart de nos ressources et pareille fête, imaginée par donner le change à nos ennemis, ne se reproduirait pas de sitôt.

En contrebas, l’ours rentrait bien en hibernation. Il levait le camp. Le silence qui régnait sur la vallée de la Beune était seulement troublé par quelques commandements brefs et le bruit des martels qui cognaient sur les chevilles et les madriers pour démonter les machines de guerre ennemies. Certes, au printemps, il ne tarderait pas à sortir ses griffes derechef et non point seulement pour se délecter du miel de châtaignier des chastoires, mais aussi pour égorger, dépecer et piller les plus miséreux et rançonner les plus pécunieux. Avant que nous ne parvînmes à le bouter hors l’Aquitaine.

D’aucuns parmi les nôtres croyaient avec naïveté que cela ne saurait tarder.

Pour ma part, en ce temps-là, j’étais plus réservé, je l’avoue sincèrement : solidement campé en notre duché qu’il vendangeait allègrement, l’Anglais ne tarderait pas à ravager d’autres contrées pour se rédimer du coût de ses chevauchées et pour asseoir ses prétentions à la couronne de France. En semant l’effroi avant de tenter quelque sacre en la ville de nos rois, à Saint-Denis.

Car peu après la fête de la présentation de l’Enfant Jésus au Temple et des relevailles de la Vierge Marie, c’est-à-dire deux jours après les calendes de février, la légende affirmait que l’ours sortait de l’hibernation, le ventre affamé, ayant épuisé les réserves qu’il avait voracement englouties lors des derniers jours de l’automne.

 

L’avenir ne devait pas me démentir. Je gardais cependant pour moi ces sombres pressentiments, fruits d’une vision déchirante qui m’apparaissait souvent. Curieusement lors des nuits de lune noire.

Sur l’heure, nous nous rendîmes en la chapelle Saint-Jean pour prier nos morts et rendre grâce à Dieu de ses autres bienfaits. Seul le curé était absent. Il était lui aussi rentré en hibernation dans la sacristie. Il ronflait allègrement accroupi dans un recoin, adossé à une tapisserie représentant l’archange Gabriel terrassant le dragon. Plusieurs burettes jonchaient le sol…

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Sur le seuil de l’église, un sergent d’armes s’approcha de moi en criant et en gesticulant. Je reconnus Louis Ribière. Il était de garde devant la poterne qui commandait la défense du grand Cluzeau.

« Messire Bertrand, messire Bertrand ! Une rixe a éclaté entre les Gascons !

— Au Diable les Gascons ! Est-ce pour cela que tu n’étais pas présent à l’office ?

— J’étais de garde, messire, et le savais bien !

— Oui, et alors ?

— Nous ne pouvons pas les abandonner en l’état, messire Bertrand ! Ils souffrent : du sang partout, des nez éclatés, des dents cassés, des côtes brisées, des visages desfaciés, des fractures multiples… et bien d’autres maux encore !

— Peu me chaut ! Ils en ont vu d’autres ! Te voilà mire à présent, pour établir de tels diagnostics ? Soit, prévient Marguerite, elle pansera leurs plaies et leur fera servir de ce blanc de Saint-Émilion que messire de Lancastre nous a livré. Point trop cependant. Sinon il pourrait leur monter à la tête, échauffer le sang qu’ils ont déjà chaud, et provoquer une nouvelle échauffourée.

— Ce n’est pas tout, messire Bertrand. Je doute que dame Marguerite puisse ressusciter un mort ! À moins d’être fagilhère ! Un de nos prisonniers est étendu raide à même le sol !

— Par Saint-Christophe, je t’interdis de prononcer le mot de sorcière en parlant de mon épouse ! Tu as bien failli le payer de la vie, il y a peu ! Ne t’en souviendrais-tu pas ? »

Louis Ribière rougit jusqu’à la racine des cheveux, s’excusa maladroitement{18} et, sur ma requête, me donna en béguetant les détails de l’affaire qui s’avérait, somme toute, bien banale :

— Lorsque nous avons délivré les prisonniers anglais, au petit matin, les autres, les Gascons, z’ont compris que le Godon ne baillerait point rançon pour eux. S’ont battus sauvagement. N’avons pas toujours bien compris c’qu’ils beuglaient dans la langue d’leur pays, mais semblerait qu’ils aient accusé un chevalier gascon d’les avoir conduit à la mazelerie en tentant d’investir la place avant qu’le gros de l’armée n’estrave ses pavillons. L’tenaient pour responsable d’leur triste sort.

— Un chevalier gascon ? Quel chevalier ? Celui qui nous avait porté sommation ?

— Oui, messire.

— Géraud de Castelnau d’Auzan ?

— Un nom comme ça, je crois. »

Je dus devenir plus blanc que neige. Si l’homme disait vrai, j’avais derechef perdu la trace de mon Graal. Le destin s’acharnait contre nous. Comment saurai-je désormais ce qu’il était advenu de ma bien-aimée Isabeau à en croire ce jeune écuyer, Hugues de Queyssac ? Ma sœur chérie dont je pistais les voies depuis le mois de janvier de l’an de grâce 1345 ?

 

À Dieu son héritage ! À Dieu le fabuleux trésor des hérétiques albigeois aussi ! S’il ne s’agissait point d’un mythe ?

 

Mais à Dieu surtout l’instant si ardemment désiré où je pourrais lui donner la brassée et déposer sur ses lèvres le baiser de mon fin amor fraternel.