Il est primordial de repérer les agents de l’ennemi qui viennent mener des opérations d’espionnage contre vous et de les soudoyer afin qu’ils passent à votre service. Donnez-leur des instructions et prenez soin d’eux. C’est ainsi que les agents doubles sont recrutés et utilisés.

L’art de la guerre, De l’utilisation des agents secrets,

Sun Tzu, général de l’Empire du Milieu entre l’an 400 et 320 av. J. -C.

Chapitre 5

À Commarque, en l’an de grâce MCCCXLVIII, le lendemain des ides de novembre{19}.

Combien d’années encore me faudrait-il pour connaître ma gente fée aux alumelles ? Il n’est point de larmes en ce monde que je n’eusse versé ! Toutes mes forces ne convergeaient dès lors que vers un seul but : la retrouver, la choyer, la chérir, comme un frère doit aimer et protéger une sœur puînée. Une sœur atteinte de cécité dans d’étranges circonstances, de surcroît.

Une sœur par le sang qui me valait moult fois plus par les actes charitables qu’elle avait dispensés depuis sa première jeunesse en compagnie du chevalier Gilles de Sainte-Croix, commandeur pour l’Aquitaine de l’Ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem. Lâchement occis en sa chapelle de Cénac. Un bien triste jour de l’an de disgrâce 1345. Par qui ? Pourquoi ? Pourquoi, je savais. Par qui, je croyais le savoir, mais je me trompais. N’avais-je pas été soupçonné moi-même de ce crime odieux ? N’avais-je pas été sur le point d’être conduit en la chambre de torture du tribunal de Sarlat par le prévôt, si feu le baron de Beynac ne m’avait pas enchefriné en sa librairie, le temps de réunir les preuves de mon innocence ?

 

J’envisageais d’envoyer un grand nombre de chevaucheurs parcourir la comté et au-delà, sur des terres plus lointaines s’il le fallait. Je les doterais d’autant de bourses, à charge pour eux d’acheter les services de nombreux espions. Les meilleurs, les mieux installés en toutes places fortes : serviteurs, servantes, lingères, gâte-sauce, maîtres boulangers et maîtres queux, mazelliers et viandiers, bourreleurs et haubergiers, tanneurs, savetiers… bref, tous les compains des métiers ou guildes qui vaquaient au service journalier de nos ennemis.

Mes messagers devraient s’attirer leurs bonnes grâces, quitte à leur promettre la petrus philosopharum, la pierre philosophale, s’ils parvenaient à me retourner des informations sur l’endroit où ma petite sœur, Isabeau de Guirande était détenue. J’étais fol de rage et prêt à tout pour la retrouver. À tous les mensonges, que Dieu me pardonne !

Mon désarroi était cri de désespérance. Mes voies n’avaient point les nobles qualités d’une chasse à courre. Telle chasse requiert accorte façon de suivre les voies, de diriger sa meute, de connaître les failles du terrain, les habitudes et les refuges du gibier, ses lieux de repli. Avant de sonner l’hallali.

 

Làs, je dus bien me rendre à l’évidence. La tâche était surhumaine et trop dispendieuse pour ma bourse, presque vide (je ne disposais plus que des quelques écus que m’avait confiés le baron de Beynac avant que nous ne quittions sa forteresse), ma condition de chevalier bachelier trop misérable, mes propres déplacements trop limités, mes amitiés trop rares pour envoyer d’aucuns chevaucheurs, par pechs et combes, soudoyer un grand nombre de gens. C’était bien regrettable, mais il en était ainsi, dus-je admettre.

Certes, une autre possibilité s’offrait à moi, moins dispendieuse.

J’avais appris, avec l’aide d’un maître fauconnier, un autre type de chasse plus à la portée des moyens dans lesquels me contraignait mon état d’infortune. Au fond, cela n’était pas pour déplaire à mon humeur entière et solitaire : un seul maître, un seul rapace, une seule proie : le sire de Castelnaud de Beynac. Je me persuadai qu’il n’était pas étranger à la disparition de ma sœur. Sinon, comment Géraud d’Auzan aurait-il pu, selon son écuyer, en connaître l’existence ?

Il me faudrait pour cela jouer sur toutes les cases de l’eschaquier : piéger le roi rampant, par alphin affronté, avec l’aide de ma fierce pour me saisir du roc avec le soutien des miens chevaliers. En d’autres termes, tenter d’investir la place de Castelnaud, soit par la force (mais il me faudrait convaincre le chevalier de Montfort et j’y répugnai), soit par la ruse, avec l’appui des maigres moyens dont je disposais. Je dus bien admettre que ce serait tâche de longue haleine, sinon impossible.

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Foulques de Montfort brisa ce sentiment de mélancolie qui m’envahissait tout à trac, en s’approchant de moi pour me dire qu’il avait deux communications d’importance à nous faire, l’une a dame Marguerite, l’autre à moi. Je le reçus fraîchement :

« Avez-vous bien soupé, hier au soir ? ironisai-je. Vous étiez arrivé après la bataille, messire Foulques !

— Après la bataille, mais porteur de nouvelles du baron de Beynac.

— Ah ? par Saint-Damien ! Serait-il encore vif ?

— Que nenni, messire Bertrand. Non, mais…

— Pour plaisante qu’elle soit, votre communication ne pourrait-elle attendre que je m’enquisse d’une affaire d’autre importance ? Un chevalier gascon aurait trouvé la mort en le Grand Cluzeau et les conséquences de son décès seraient d’une belle gravité, le coupai-je.

Il ouvrit la bouche. Sans doute voulait-il me convaincre que la sienne affaire, dont il souhaitait nous entretenir, ne souffrait point de retard. Il en serait pour ses frais.

« Justement, messire Bertrand. Je tenais à vous faire compliment, beau compliment pour avoir organisé les défenses de la place face à l’ennemi. Sachez cependant que, bien que notre forteresse de Beynac fût imprenable, nous fûmes cependant en grande vigilance. Mais votre village était d’une grande vulnérabilité. Votre audace, votre sens du commandement, votre adresse à conduire les hommes et… Je reconnais aussi votre courage.

— Comment le savez-vous ? Vous n’étiez point présent pour en juger ! répliquai-je avec insolence.

— Vous n’avez point été adoubé sur le champ de bataille sans raison, mon ami. Par les plus preux de nos chevaliers. Je regrette toutefois que le baron, votre tuteur et compère n’ait pu le faire. Il eût dû vous remettre l’épée et les éperons d’or avant de vous confier cette mission, ô combien périlleuse pour un jeune écuyer. Il n’aurait tenu qu’à moi…

— Il n’aurait tenu qu’à vous, messire Foulques ?

— Je ne vous cache pas que je fus très réticent. Michel de Ferregaye avait plus d’expérience que vous pour assumer le fardeau que le baron a tenu à vous confier. Mais notre maître a toujours eu une foi inébranlable en vous. Sinon, il ne vous aurait onques confié le commandement d’une place aussi précieuse dans notre système de défense.

— Était-ce là l’importante communication que vous aviez à me faire ? Je vous en remercie, messire Foulques. Me permettez-vous à présent de remplir mon devoir ? À moins que vous ne souhaitiez me révoquer ? » osai-je lui demander en lui tournant ostensiblement le dos pour me diriger à grands pas vers la maison forte du chevalier Guillaume de Lebestourac. Les compliments, je préférai les adresser aux autres, plus que les recevoir. Les réprimandes aussi.

Le chevalier de Montfort éleva la voix et m’interpella :

« Brachet, un instant, je vous prie ! Je n’en ai point fini ! Il me déplairait de rappeler à votre souvenance que je suis votre suzerain en ces terres, et ne vous permets pas de mettre fin à un entretien sans que je vous aie prié de vous retirer !

— Un suzerain à titre jurable et rendable, messire de Montfort !

— Oui, à ce titre qui fait de votre orgueilleuse personne mon vassal.

— Le vassal d’un vassal n’est point vassal, rétorquai-je tout à trac en évoquant un vieil adage, le feu aux joues.

— Par le Sang-Dieu, auriez-vous bu du vin de lion ? Dois-je vous réciter l’ordonnance de feu notre saint roi Louis qui en dicte les lois et en confirme les prérogatives féodales ? Ou bien voulez-vous que nous portions l’affaire devant le comte de Pierregord, Roger Bernard, ou par-devant le Conseil du roi ?

— Point n’en est besoin, messire. Je vous écoute, dis-je en me ressaisissant.

Bertrand, j’ai de graves révélations à vous faire sur dame Éléonore de Guirande, sur Arnaud de la Vigerie et… »

À ces mots, mes oreilles se tendirent comme une peau sucée par une ventouse. Je me figeai incontinent et fixai le chevalier avec grande attention.

« Et sur moi, reprit-il posément.

— Je suis tout ouï, messire Foulques, insistai-je avec impatience pour couper court aux préambules.

— Dois-je lever les soupçons que vous nourrissez contre moi et vous témoigner une nouvelle fois de la confiance que je vous porte…

— Une nouvelle fois ? eus-je le tort de me récrier, ne m’avez-vous pas déclaré à l’instant que vous ne m’auriez pas confié la défense de la place de Commarque s’il n’en était tenu qu’à vous ?

— Souvenez-vous : lorsque je vous avouais, sur le sceau du secret, le lien de parenté qui m’unissait à Arnaud de la Vigerie.

— Vous n’êtes point son père, messire Foulques ! La baronne l’a reconnu : ce fils diabolique est le fruit des premières noces avec le sire Barthélémy de la Vigerie, notaire royal ou viguier en quelque ville de Bretagne. Je l’ai appris de sa bouche !

— Je viens de l’apprendre. Moi aussi. De la même personne Elle vient de me le cracher à la figure, hier au soir, parce que je refusais de rejoindre sa… sa couche ! Elle a alors agité sous mon nez, comme atteinte d’épilence, les actes qui en témoignent. Je les ai examinés avec soin ; les seings et les sceaux sont authentiques. Arnaud n’est point le fruit adulteire de notre union passée », m’avoua le chevalier. La lassitude, la révolte et une once de soulagement se lisaient dans ses yeux et sur les rides de son front.

Surgit alors de ma mémoire, presque mot pour mot, cette conversation, l’une des plus étonnantes que j’avais eues avec la baronne de Beynac quelques mois plus tôt :

« Reconnaissez-vous ce blason armorié, ma Dame ? » avais-je demandé à la baronne, en lui montrant la bague que René le Passeur avait découverte dans les souterrains après la disparition d’Arnaud.

— Comment se fait-il quelle soit en votre possession ?

— Veuillez d’abord répondre à ma question. Ne serait-ce point les armes de votre fils Arnaud de la Vigerie ?

— Ainsi, vous saviez…

— Je ne savais point, mais je m’en doutais : le fils adulteire que vous avez eu de votre accouplement charnel avec Foulques de Montfort, n’est-il pas ?

— Oui, ce sont celles de mon fils Arnaud. Arnaud Hénée de la Vigerie. Mais vous vous fourvoyez en croyant que le chevalier de Montfort en est le père illégitime.

— Expliquez-vous, je vous prie.

— Arnaud, qu’il soit maudit, est le fruit de ma première union avec Barthélémy Hénée de la Vigerie, mon premier mari, rappelé à Dieu peu après la naissance d’Arnaud. Tout comme votre père, messire Brachet. Il fut nourri par Jeanne, la lingère qui appartient à présent à mon époux et loge en le château de Beynac.

— Jeanne ?

— Oui, Jeanne la lingère. Elle l’a nourri de son lait. Comme vous le fûtes vous-même, au décès de votre mère, morte en couches après vous avoir mis au monde. »

Arnaud de la Vigerie ? Arnaud, mon frère de lait ? J’avais accusé le coup. Sans trahir le secret que m’avait confié le chevalier Foulques de Montfort après sa victoire dans l’ordalie qui l’avait opposé au chevalier Geoffroy de Sidon, le champion du roi Hugues de Lusignan, j’avais insinué :

« Foulques de Montfort se comporte vis-à-vis d’Arnaud comme si ce dernier était son fils. Pourquoi ?

— Ce bon Foulques a toujours cru qu’il était son père. J’ai eu la faiblesse de ne pas le détromper, je l’avoue. Afin qu’il veille sur son éducation et le forme à l’ordre de chevalerie, avec la complicité du baron, au demeurant. Un échec lamentable !

Je détiens tous les actes qui en attestent. Vous pouvez les consulter, si vous ne me croyez. Ou interroger mon époux.

— Admettons, mais nieriez-vous avoir forniqué avec le chevalier de Montfort ? N’oubliez point : je suis votre confesseur céans.

— Au décès de mon mari Barthélémy Hénée, j’eus très vite deux chevaliers servants : le chevalier Foulques de Montfort et le baron Fulbert Pons de Beynac. Je fis, làs, le mauvais choix et ne tardai pas à m’en rendre compte. Trop tard. Avant d’épouser le baron, j’ai eu, il est vrai, une relation charnelle et passionnée avec Foulques de Montfort. Il ignorait l’existence d’Arnaud, que j’avais mis au monde six mois plus tôt. Il était d’une droiture exceptionnelle, l’air fendant, valeureux et courtois. Mais il était alors aussi pauvre que le sont les chevaliers bacheliers. Or donc, je choisis le parti du baron de Beynac, très bien fieffé, ignorant alors qu’il convoitait plus ma dot qu’il ne se mariait par amour pour moi. »

 

Pour la seconde fois de ma vie, je pris cet homme immutable en pitié. La première fois fut lorsqu’il remonta en grande désespérance à bord de la nef qui avait fait escale dans le port de Tyr : la famille Al-Hâkim, qui tenait comptoir de change et de courtage en ce port, avait disparu depuis des lustres et le chevalier de Montfort avait bien cru devoir renoncer ce jour-là à l’héritage que lui avait légué l’un de ses ancêtres, le comte Philippe de Montfort, en l’an de grâce 1270, à seize jours des calendes de septembre, le 16 du mois d’août, avant qu’icelui n’ait été occis par un catéchumène (dont il ignorait l’appartenance à la secte Hachichiyyins).

 

Suivit un long, un très long monologue. Je n’osai interrompre le chevalier de Montfort que rarement, pendu à ses lèvres comme je l’étais :

« Éléonore ment avec autant d’aisance qu’elle respire. Et elle ne manque point de souffle. Elle clabaude et fabule avec l’angélisme d’une bagasse dans un bordeau. Elle détient des secrets qui valent de l’or, mais tout ce qu’elle dit ou avoue doit être pesé, recoupé par d’autres sources d’information. Et broyé comme graines de cubèbe et autres épices dans un mortier, si l’on veut en extraire le parfum.

« Ses paroles sont truffées de vérités et de mensonges. Elle distille son ancolie avec belle intelligence en une savante alchimie dont elle seule a le secret.

« Elle est sournoise, rusée et manipule ses interlocuteurs de fort adroite façon en endormant leur méfiance pour mieux les déshonester. Tenez, un jour, elle me posa cette question saugrenue : « À votre avis, mon beau sire, un âne est-il doté de l’intelligence des choses ? » Je lui répondis hâtivement que l’âne me semblait trop servile pour faire preuve d’esprit. Elle me demanda alors si je savais comment un âne reconnaissait une ânesse en chaleur. Je lui avouais mon ignorance. Elle jubila : « Vous voyez bien, mon ami, que vous êtes plus coillon qu’un âne, car lui, il le sait bien ! »

« Faute de réplique cinglante, je perdis mon sang-froid et lui administrais une gifle retentissante. À dater de ce jour, nous n’eûmes plus aucune relation charnelle. Mais son cœur saigne toujours au souvenir de cette humiliation, à la manière du feu qui dévore les Frères et Sœurs de la confrérie du Libre-Esprit.

— Ainsi donc, messire Foulques, vous connaissiez ses penchants hérétiques ? Pourquoi ne pas l’avoir dénoncée ?

— Il n’est pas dans mon caractère de jouer les référants de tranquillité. Encore moins les délateurs devant les tribunaux de l’inquisition. Ma chair et mon cœur gardent encore les marques de la dénonciation calomnieuse dont je fus autrefois victime. Je dus la vie sauve à quelques routiers en embuscade ; ils descharpirent le convoi qui me menait sur le bûcher et j’obtins, par la suite, une lettre de rémission de la Pénitencerie pontificale.

« Mais je crains fort que l’origine de ces tourments ne soit l’œuvre d’Éléonore de Guirande…, s’enflamma le fendant chevalier, qui n’osait point avouer qu’il l’avait aimée.

« Cette femelle est plus dangereuse que vous ne le pensez, messire Bertrand. Onques, ne l’oubliez ! Tantôt révoltée puis soumise, tantôt faible puis forte, toujours chatemite, elle attend le bon moment pour vous prendre sans vert et vous geler le bec. Piperie, farcerie, fantosmerie et paillardise agitent sa cervelle et grouillent dans son sang comme têtards dans l’eau d’un marécage.

« Elle vous enfagilhère pour vous serrer dans sa toile. Une toile qui a l’apparence de la soie, mais qui est tissée du chanvre des cilices dont se vêtent les pénitents. Même brûlée vive, elle renaîtrait de ses cendres, tel le Phénix de la mythologie ! »

 

Il est des accents de vérité qui ne trompent point. Je pensais connaître la baronne et en avoir cerné les redoutables manœuvres, j’étais encore loin du compte. Le chevalier de Montfort venait de m’administrer une nouvelle et flagrante preuve de son imposture. Ce que je supputais de ses mensonges n’était rien, à en croire celui que j’avais considéré comme son chevalier servant.

Je ne pus réprimer une grimace de dégoût sous le choc des révélations qu’il avait faites. Et de regretter douloureusement les soupçons dont j’avais accablé celui qui m’avait épargné le supplice du pal, trois ans et quelques mois plus tôt. En l’île d’Aphrodite. Chypre. Une île que nous pensions d’amour ! Elle le fut aussi, en vérité : Échive, Échive, ma princesse de Lusignan…

L’esprit est ainsi fait qu’on n’en maîtrise pas toujours les subtils rouages. Aussi est-ce, sans doute sans autre raison, que j’en vins à interroger le chevalier de Montfort sur ce que pouvait signifier ce qui restait pour moi, une énigme. L’énigme des « Douze Maisons », lue dans un parchemin caché dans la couverture d’un codex à ais de bois. Y aurait-il, à son avis, quelque relation avec les douze hauts lieux de la tragédie albigeoise ?

Il réfléchit un bref instant et, sans me questionner plus avant, me dit plutôt pencher pour l’astrologie : les douze signes du zodiaque.

Je gardai pour moi cette lumineuse interprétation que ma sagacité n’avait pas envisagée jusqu’alors. Pourtant la disposition des signes du zodiaque que j’avais étudiée sur la table circulaire de la splendide salle capitulaire qui accueillait les chapitres des derniers chevaliers français du Temple de Salomon après la dissolution de leur Ordre, me parut évidente.

Douze Maisons. Douze cénotaphes. Les douze signes du zodiaque…

 

Mettant à profit les bonnes dispositions du chevalier, j’en profitai incontinent pour crever le dernier abcès qui avait refroidi nos relations : avait-il trempé dans le meurtre du chevalier Gilles de Sainte-Croix ? lui demandai-je tout à trac.

Ses épaules s’affaissèrent. Son chef s’inclina et l’échine du fendant chevalier se courba, comme celle d’un sommier mal bâté, sous le poids d’un formidable remords.

Il reconnut s’être, en ce temps-là, rendu dans la chapelle de la maison forte des Hospitaliers, dans le village de Cénac. Il pistait celui qu’il croyait encore être son fils. Mon compain et ami, Arnaud de la Vigerie, pour enquêter lui-même sur ses fréquentes disparitions.

Lorsqu’il le vit sortir de la chapelle et eut constaté, avec effroi, le meurtre du chevalier, ils eurent une violente explication. Arnaud nia le crime, s’enflamma, rugit, prétendit ne pas être arrivé à temps pour arrêter le bras de l’assassin.

Travaillé au corps, il avait fini par avouer dans un océan de larmes qu’il reprochait au chevalier hospitalier de détourner ma sœur Isabeau de l’amour qu’il disait lui porter, en assoupissant sa volonté à ses caprices lubriques, par l’effet de parfums d’opium venus d’Orient qu’il lui administrait. Pour mieux biscotter, paillarder et jouir du corps d’une jeune aveugle incapable de voir qu’un vieillard l’emmistoyait. Une banale scène de jalousie, à l’en croire, qui aurait mal fini pour l’un d’iceux !

Si le chevalier n’avait pas été dupe de ses soi-disant aveux (il savait qu’Arnaud fréquentait régulièrement une folieuse en la bastide royale du Mont-de-Domme), il reconnut avoir pris la malheureuse décision de sauver des mains du bourreau celui qu’il croyait être son fils unique.

Si j’avais encore eu un dernier doute sur la sincérité de l’homme qui me tenait ces propos, ce doute s’envola sur l’heure.

En avouant sa complicité pour un crime qu’il n’avait pas commis, il se rendait à ma merci :

« Ma vie est désormais entre vos mains, messire Bertrand. Une parole et je serai accusé de meurtre et de félonie. Mais je n’ai aucune crainte. Vous saurez garder ce terrible secret qui me ronge les sangs depuis bientôt quatre longues années. Je vous ai sauvé la vie, autrefois, lors de cette épouvantable ordalie qui m’a opposé au chevalier Geoffroy de Sidon. Je remets ce jour la mienne entre vos mains, en gage de confiance et de réciprocité. À présent, nous sommes quittes. »

Sous le coup du fort émeuvement qui m’envahit au prononcé de ce terrible aveu, je fléchis le genou et l’implorais de me pardonner mes suspicions à son encontre. Il arrêta mon geste en me saisissant les mains, m’ouvrit les bras pour m’accoler, ainsi que l’avait fait autrefois le baron de Beynac.

 

« Sauriez-vous où pourrait s’être rendu Arnaud de la Vigerie ? lui demandai-je à la chaude.

— Il a peut-être rejoint quelque lointain fief dont il aurait hérité de son père, en le duché de Bretagne. Sa mère prétend l’ignorer. À moins qu’il ne s’agisse d’une autre imposture. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider à l’extirper de son repaire. À présent, je le soupçonne aussi d’avoir assassiné le père Louis-Jean d’Aigrefeuille, l’aumônier général de la Pignotte, dans le confessionnal de la cathédrale de Famagouste (ça, je m’en doutais de longue date). Traquez-le, faites-le revenir en notre baronnie. Mais, de grâce, restez à l’arme, messire Bertrand. Le mal rôde autour de nous…

— Messire Foulques, ne souhaitiez-vous pas entretenir mon épouse, dame Marguerite, d’une autre affaire d’importance ?

— Cela pourra attendre que vous ayez rempli votre devoir et mis en bière ce chevalier gascon… »

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L’on avait déporté la dépouille mortelle de Castelnaud d’Auzan, du Grand Cluzeau vers la maison forte du chevalier Guillaume.

Il convenait de rendre à l’âme de notre ennemi vaincu et trépassé, les derniers hommages que nous imposait la miséricorde chrétienne. Si j’avais alors su la nature de l’autre communication d’importance dont Foulques de Montfort était porteur au nom de feu le baron Fulbert Pons de Beynac et dont il voulait entretenir Marguerite, j’eusse certainement différé ma rencontre avec le nouveau défunt.

 

Le chevalier gascon reposait sur une planche et deux tréteaux improvisés dans la pièce de vie de ce bon Guillaume de Lebestourac. Je m’approchai du corps. Les mains pieusement jointes sur la poitrine, le visage tuméfié mais détendu, les lèvres fendues, l’arcade sourcilière qu’il avait fort broçailleuse, bellement ouverte, les yeux clos, la bouche ouverte.

L’homme avait, de toute évidence, bel et bien passé les pieds outre en ces circonstances que l’on m’avait exposées, sitôt que les gardes apostés à la poterne du Grand Cluzeau avaient pu pénétrer dans la salle pour séparer les combattants : une forte échauffourée s’y était livrée. Les Gascons, au sang chaud et sec, en étaient venus aux mains et aux pieds, faute de dagues ou d’autres armes, lorsqu’ils avaient appris que la rançon des uns – les Anglais – avait été baillée par le comte de Derby, et celle des mitres – les Gascons –, remise aux calendes grecques.

 

René le Passeur et Marguerite se tenaient dans la pénombre de la pièce. Lorsque je les vis, elle me sourit béatement. Blanc comme le linceul dont on aurait dû couvrir le corps du trépassé, je m’apprêtais à la réprimander méchamment, lorsqu’elle m’invita de l’œil et d’un mouvement du chef à porter les yeux sur ceux du malheureux.

Un miracle se produisit en présence de ma petite fagilhère : feu le défunt battit des paupières, roula des yeux ronds, tenta de se dresser séant et… son crâne heurta la planche sur laquelle il était allongé, avec un son mat qui lui extirpa un rictus douloureux et un râle glauque. Il articula péniblement quelques mots incohérents, incompréhensibles, jaillis d’un bec édenté où un chicot jaune avait fait place à l’entrée d’une caverne noire.

Je me frottai les yeux, persuadé d’être, une nouvelle fois, en proie à des herbes hallucinogènes.

« Votre ami a reçu plusieurs coups de poing à la mâchoire et à l’estomac. Ils furent si forts et l’ont si bellement étourdi en lui coupant le souffle, que ses compains l’ont cru passé de vie à trépas. Un peu comme si son corps flottait entre la vie et la mort et que son esprit fût en sommeil. Mes décoctions d’huiles essentielles de menthe, de marjolaine et d’origan, et quelques soufflets administrés sur les joues ont eu assez rapidement raison d’une torpeur qui n’avait que les apparences de la mort », se réjouit Marguerite en s’avançant vers moi, les deux mains sur les hanches selon son habitude lorsqu’elle se paonnait.

La lumière d’un candélabre éclairait à présent le large sourire qui fleurissait sur ses lèvres pulpeuses. Des étincelles de feu dansaient sur ses pupilles. Dieu qu’elle était belle, ma Dame de vie !

 

« Tout espoir n’est donc pas perdu de retrouver votre sœur chérie, messire mon époux… Un homme vivant clabaude plus volontiers qu’un homme mort, fut-il soumis à la question. Question de doigté, pour sûr, que les tourmenteurs comme vous ne savent point pratiquer, par ignorance de l’âme humaine », renchérit-elle inclinant la tête en une moue espiègle.

Une bouffée d’espoir m’envahit tout à trac, lorsque je constatai que le fendant chevalier Géraud de Castelnaud d’Auzan était non seulement bien vif, mais n’avait pas perdu la mémoire des choses.

 

Il crut d’abord avoir franchi les portes des Enfers, avoir été catapulté dans l’au-delà. Il ne reprit vraiment ses esprits qu’après avoir dévoré une forte collation et bu moult pintes de ce blanc nouveau du vignoble de Saint-Émilion tirées du fut dont le lieutenant général du roi d’Angleterre pour la Guyenne nous avait gratifiés en échange du bœuf que nous avions livré sur pied à ses troupes affamées.

Je le tourmentai de questions, à la manière de Marguerite et non pas en le soumettant au supplice de la planche qui avait coûté la vie à Julien Liorac, quelques mois plus tôt.

Il refusa d’y répondre. J’évitai de le menacer du trébuchet : le temps en était révolu. Point de trébuchet, point d’autre instrument de torture. J’entendais lui soutirer des informations essentielles de plus adroite façon et prendre le temps qu’il faudrait, sans précipitation, pour arriver à mes fins. Car une magnifique idée avait germé dans mon chef. Il fallait absolument que je conduise le félon chevalier à me proposer de lui-même ce que je craignais de ne pouvoir obtenir si je tentais de l’y contraindre par la force.

 

Guillaume de Lebestourac, ce grand jouisseur passible des tribunaux pour fornication aggravée à l’encontre d’une servante de Commarque, mais fraîchement libéré des griffes de l’ours anglais, manifesta le désir d’assister à l’entretien. Je ne pus le lui refuser : notre prisonnier n’était-il pas questionné dans sa propre demeure ?

Je proposai à Foulques de Montfort de se joindre à nous. Il se récusa, sous prétexte qu’il en relevait de la bonne fin de ma mission de capitaine de céans.

René le Passeur et Marguerite quittèrent la pièce, prétextant d’autres occupations. J’ordonnai à René de se tenir à l’arme dans l’antichambre et de surgir au premier appel. Lebestourac approuva d’un hochement de tête.

 

Pendant près d’une heure, je n’évoquai à aucun moment le sujet qui me brûlait les lèvres, mais débattis du montant de sa rançon. Le chevalier tergiversa comme un cerf aux abois. Nous parlâmes fiefs et bénéfices. L’homme était tantôt pécunieux, tantôt pleure-pain, mais le verbe toujours haut, fleuri et fort. Un vrai Gascon.

En vérité, sa fierté gasconne lui interdisait d’avouer l’état misérable d’une famille aux besoins de laquelle il subvenait chichement, grâce à la maigre solde que lui accordait, souventes fois avec plusieurs mois d’arriérés, son maître, le triste sire de Castelnaud de Beynac. Lorsqu’il fut contraint de le reconnaître, je jubilai en mon for intérieur.

À la chaude, celui qui fut en d’autres temps le fendant chevalier d’Auzan déclara, les larmes aux yeux, être dépourvu de toute fortune et ne pouvoir bailler le moindre écu, fut-ce au prix de sa vie, sa mère et ses sœurs vivant dans le plus extrême dénuement depuis la mort de son frère aîné à la bataille d’Auberoche.

Je lançai un coup d’œil à Guillaume de Lebestourac. Par un signe discret, il me fit comprendre que j’étais sur la bonne voie.

Je fis part au Gascon de mon intention d’envoyer un chevaucheur porter au sire de Castelnaud de Beynac notre demande de rançon. Dès que la réponse nous parviendrait, nous connaîtrions le prix que son maître accordait à sa vie et sa liberté.

Il s’insurgea, refusa tout de gob : plutôt passer les pieds outre, que de demander le moindre sol à son maître. Son orgueil de Gascon reprenait le dessus. Il nous convainquit (nous l’étions déjà) que son maître, de toute façon, ne lèverait pas le petit doigt pour obtenir son élargissement : le faire reviendrait à reconnaître son alliance avec les Godons. Or, il entendait laisser accroire qu’il respectait la stricte neutralité à laquelle il s’était engagé à l’issue de la bataille où il avait été capturé, près les faubourgs de la Madeleine, en la ville de Bergerac, à cinq jours des calendes d’août, le 27 juillet de l’an de disgrâce 1345.

Le vert était dans le fruit, mais le fruit n’était pas encore mûr. Guillaume de Lebestourac avait compris ma tactique. Je l’encourageai de l’œil et du chef à pousser l’avantage. Jouant parfaitement le jeu, il prit la relève et brandit le traité de paix que nous venions de signer.

 

Le fendant chevalier jura comme un charretier lorsque Guillaume de Lebestourac lui lut les conditions de la trêve dont nous étions convenus avec ses amis anglais. Avant de la lui plaquer sous le nez. Son visage se décomposa. Il n’y était fait aucune place aux Gascons ! Il tempêta, se révolta et… déclara renier à tout jamais le lien vassalique qui l’avait uni au triste sire :

« Ah ! Les félons ! » Lebestourac et moi, nous serrâmes les dents pour ne pas nous esbouffer : il était joyeux d’entendre un félon qualifier de la sorte ses compères d’armes ! Je fus à deux doigts de lui rappeler que la félonie n’était pas d’icelui côté, mais du sien ; que le prince Jean, duc de Normandie et héritier légitime du trône de France, déplorait la versatilité des Gascons qui retournaient leur surcot aussi vite que le vent changeait de direction. Et pourtant, l’homme était sincère et ne cherchait plus à nous embufer.

« Ah ! Les félons ! Nous les avons servis féalement depuis plus de cinq ans. Ainsi nous traitent-ils à présent ! Comme du bétail qu’on mène à l’écorcheur ! Quelle honte !

— Devons-nous vous pendre alors, ou vous décoler le chef ? Comprenez-nous : nous ne pouvons vous enchefriner dans quelque cul de basse-fosse ; une bouche de plus à nourrir, en ces temps de malheur ! » regrettai-je amèrement, et non sans chatterie après les agapes de la veille.

 

« Puis-je vous proposer une alternative, messires ? » poursuivit-il, l’air inquiet, après un long moment de silence que nous nous gardâmes bien de troubler. On entendait presque le flux du sang graisser les rouages de son cerveau. Mais le fruit était mûr. Il était temps de porter l’estoc. Guillaume de Lebestourac fit semblance de douter :

« Nous ne voyons guère quelle alternative vous pourriez nous proposer dans l’état d’infortune qui est le vôtre. Nous avons grand besoin d’alliés féaux et ne souhaitons pas encombrer notre route de traîtres à la cause du roi de France ou du comte de Pierregord. Vos compains d’armes sont parfois d’humeur si changeante…

— Messires, veuillez me pardonner d’avoir servi si mauvaise cause. Je croyais, avec grande sincérité, que le duc de Guyenne avait droit légitime à revendiquer la couronne de France. N’est-il pas notre suzerain ?

— Tous vos amis gascons n’ont pas pour autant rallié la cause du roi Édouard.

— Exactement, ce que vous dîtes là, messire, est fort juste. Aussi, je vous propose de rallier vos rangs et m’engage, sur l’honneur, sur la Croix, sur la Vierge Marie et sur les reliques, à servir de toutes mes forces jusqu’à ma mort. Si vous me faites rémission de mes engagements passés.

Seriez-vous prêt à combattre vos anciens compains d’armes ?

S’il le fallait, je le ferais ; mais je compte sur votre esprit de chevalerie pour m’éviter, autant que faire se pourra, un si triste affrontement.

Quel gage, autre que votre jurande, pouvez-vous nous donner pour preuve de votre bonne foi, pour si nouvelle et si prompte détermination ? m’enquis-je.

— Je sais où se trouve Isabeau de Guirande, messire Brachet de Born. Je sais qu’elle est votre sœur, votre demi-sœur plus précisément, et le prix que vous attachez à la prendre sous votre protection. Je sais aussi comment prendre langue avec elle. »

Cette fois, tendu comme un arc bien bandé, je ne quittai pas des yeux le chevalier Géraud de Castelnau d’Auzan. Il soutint mon regard. Il devint intarissable, ainsi que savent l’être les gens de nos pays d’oc. Sa vie en dépendait, il est vrai, et le niquedouille le savait.

Il affirma l’avoir lui-même sortie des griffes d’une bande de milliers en mal de soldes, alors qu’elle errait bien innocemment dans le village de Saint-Cyprien, non loin du couvent des moniales. Avant même que je le questionne plus avant, il avoua l’avoir conduite à Castelnaud-la-Chapelle, pour la mettre sous la protection de l’un de mes pires ennemis.

Je réprimai à grand arroi de peines une violente envie de lui sauter à la gorge. Ç’aurait été gâter la magnifique issue de cette négociation. Je m’apazimai difficilement, pour lui lâcher la bride. La spontanéité de ses aveux et un froncement de sourcils de mon maître en chevalerie, le bon chevalier Guillaume, refroidirent lentement les humeurs qui bouillonnaient dans mes veines-artères.

L’affaire était entendue, décidai-je dès lors : de gré ou de force, de force de préférence, je ferai rendre gorge au sire de Castelnaud de Beynac, dussé-je assiéger son château pour délivrer ma sœur. Restait malheureusement à en convaincre Foulques de Montfort, alors même que j’en étais venu à douter de la fidélité d’icelui à la cause que j’avais juré de soutenir, la cause de mon compère et tuteur, le baron Fulbert Pons de Beynac, cinquième du nom.

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Foulques de Montfort accepta de réunir le grand Conseil des chevaliers et des écuyers de la place. Il précisa devant le Conseil qui siégeait, que lui seul déciderait, en sa qualité de maître de la baronnie à titre jurable et rendable, des dispositions à prendre. Nous ne pûmes que nous incliner lorsqu’il affirma qu’il n’était pas en sa gouvernance de porter les armes contre Castelnaud de Beynac.

De mon côté, l’esprit accaparé par l’incroyable refuge où ma sœur avait été menée, par les pires tourments que je redoutais pour elle, j’avais complètement oublié qu’il souhaitait nous entretenir, Marguerite et moi, d’une affaire privée et d’importance.

Après l’exposé des faits et des desiderata du chevalier Géraud de Castelnaud d’Auzan, moult discussions s’engagèrent. Elles se poursuivirent jusqu’à ce que l’on cornât le dîner.

Malgré la réticence d’aucuns écuyers, il fut décidé d’accorder confiance à notre captif : il rejoindrait son maître, à Castelnaud-la-Chapelle, lui baillerait une aumônière de cent écus d’or qu’il prétendrait avoir tenu de ma capture pendant l’assaut, l’assurerait que les chevaliers et les sergents d’armes gascons n’avaient pas eu à investir le village fortifié : j’aurais négocié la reddition de la place au premier son du cor. À l’arrivée des batailles du comte de Derby, tout ce beau monde aurait réussi à se replier en bon ordre.

Seule une vague allusion au traité de paix pouvait être évoquée, d’Auzan n’étant pas supposé en connaître la teneur, pour accréditer l’idée que le comte de Derby avait obtenu que nous baillions trois mil livres tournois en échange de la reddition de la place fortifiée de Commarque.

 

Nous disposerions ainsi d’un homme dans la place, un homme qui connaissait tous les systèmes de défense et leurs faiblesses, en vue d’un possible siège qui serait mené contre le château de Castelnaud. Il devait, en gage de sa bonne foi, consigner par écrit les plans intérieurs et extérieurs de la forteresse, les heures de relève des gardes apostés, les noms des gens d’armes et les effectifs de la garnison.

Une servante, cousine éloignée de Marguerite, se chargerait d’établir la liaison avec Beynac, moyennant quelque gratification, nous avait-il affirmé.

En contrepartie du rôle de référant de tranquillité qu’il acceptait de tenir, nous nous engagions à obtenir, pour lui, la considérable position et les émoluments attachés à ce statut, par un acte secret de l’évêque de Sarlat. Foulques de Montfort renchérit : tous les Gascons prisonniers seraient libérés, chevaliers, écuyers et sergents. Ils auraient pour mission, en échange de leur liberté et de la grâce qui leur serait faite pour leur rançon, de tenter de rallier, chacun en son fief, le plus grand nombre possible de seigneurs, vassaux, vavassaux et hommes de guerre, à la cause que nous défendions, bien que nous eûmes conscience que la parole donnée engagerait plus ceux qui la recevraient, que ceux qui la donneraient.

Je relançai l’idée de mettre le siège devant le château de Castelnaud, dès le printemps prochain. Sans succès.

Foulques rappela qu’il ne pouvait engager d’hostilité contre son voisin, cousin de feu son maître, de sa propre initiative. Il n’était censé que veiller aux biens de la baronnie, en bon père de famille, en attendant que soit assurée la succession et que les multiples procédures en cours en désignent le légitime héritier. Or l’affaire était loin d’être entendue, les nombreux prétendants s’entre-déchirant à foison devant les tribunaux. En tout état de cause, il ne saurait être envisagé d’y porter la guerre avant d’avoir recueilli de nouvelles informations de notre nouveau référant et rassemblé nos forces en ralliant à notre cause les rares seigneurs féaux à feu le baron.

Faute de pouvoir rallier une armée entière à la bannière que je n’avais pas encore, j’eus beau objecter que, pour enlever une place forte d’assaut, point n’était besoin d’un grand nombre, que la ruse et l’intelligence des choses de la guerre pouvaient en venir à bout sans verser le sang, que l’avant-garde de l’armée anglaise avait bien failli nous investir de la sorte, que, que… ; il m’écouta sans m’entendre, les yeux dans le vague, l’esprit errant vers des terres inconnues dont lui seul avait le secret.

Je pris d’abord ce silence pour un geste de récréance, mais il eut la sagesse de ne faire aucune allusion à la détention de ma sœur, s’il ne l’ignorait purement et simplement.

La mort dans l’âme, le désarroi dans le cœur, je dus, bien malgré moi, m’incliner à rebelute devant l’incontestable justesse de ses arguments. Il est vrai que je ne l’avais plus porté dans mon cœur depuis que des doutes terribles m’avaient assailli. Depuis le jour où je l’avais soupçonné d’avoir trempé dans le meurtre abominable du chevalier hospitalier, Gilles de Sainte-Croix. Il en restait des traces. Malgré notre conversation récente.

 

Mais ce qui fut dit fut fait sur l’heure, dès que Géraud de Castelnau d’Auzan eut accepté, de bon gré, de porter son seing et son petit sceau sur le parchemin que Marguerite avait consciencieusement gratté sous ma dictée.

Nos prisonniers prêtèrent serment et quittèrent nos enceintes de nuit, sans bruit ni clameur, discrètement, ainsi qu’il était convenu pour le cas où des espions à la solde du sire de Castelnaud auraient rôdé dans les parages. Mieux valait ne pas attirer l’attention.

La principale réticence du Conseil, on peut le comprendre, eut trait aux cent écus d’or que j’envisageai de bailler au chevalier d’Auzan en les prélevant sur la rançon que le comte de Derby venait de nous allouer :

« Comment un prisonnier rançonné pouvait-il recouvrer la liberté en spoliant ceux qui l’avaient capturé ? » s’esclaffèrent la plupart des membres du Conseil.

Je dus argumenter pied à pied. D’aucuns en profitèrent pour me réclamer des comptes sur les avances qu’ils avaient déjà consenties lorsque nous avions débougeté d’importantes sommes pour obtenir le ralliement des paysans des trois paroisses.

Le chevalier de Montfort se garda d’intervenir pour débattre de faits qui étaient antérieurs à sa venue, mais il me conforta dans mes nouveaux sentiments à son égard en appuyant finalement ma proposition. Il déclara que ce dernier débours n’aurait jamais pu être envisagé si je n’avais point organisé la défense du village d’aussi belle façon et obtenu aussi magnifique rançon du lieutenant général du roi d’Angleterre. J’en restai coi, la bouche en cœur, savourant discrètement ces mots qui me firent chaud au corps.

Or donc, il décida de trancher dans ce sens, passant outre à quelques murmures de désapprobation. En revanche, le Conseil donna son accord pour que les manants et paysans de la seigneurie, qui avaient si ardemment participé à la défense du village, reçoivent rétribution, même modeste, des débours occasionnés lors du siège et du festin que nous avions organisé pour la signature de la trêve. Déduction faite des sommes qui leur avaient déjà été concédées.

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Marguerite venait d’attiser le feu qui se languissait mollement dans la cheminée, au plus grand bonheur de Cloc, notre petit chat noir.

Cette nuit, j’avais enfermé nos dogues dans leur chenil, pour qu’ils ne troublent pas un repos que nous avions bien mérité. Et pour qu’ils ne tentent pas de participer, sur notre couche, à nos ébats. Seuls, enfin seuls dans une intimité trop rare ces derniers temps.

 

Mon épouse se dirigeait, pour les moucher, vers les chandelles qui éclairaient notre chambrée lorsqu’on frappa discrètement trois coups à la porte. Passé complies, Guillaume de Lebestourac découchait désormais pour vaquer à des occupations plus fornicatrices, en compagnie d’Honorine, que verbales, en la nôtre.

J’entrebâillai la porte et fus tenté de la refermer aussitôt au nez du chevalier Foulques de Montfort. Son air grave, cependant, me retint de commettre ce geste pour le moins discourtois. Nous le reçûmes en chainse de nuit. Il n’en parut pas gêné pour si peu, nous pria de l’excuser pour cette visite tardive, déclina le faudesteuil sur lequel je le conviai à prendre place séant, sortit un parchemin d’une boîte à messages qu’il portait à la ceinture et nous invita à en prendre connaissance.

Marguerite s’approcha à petits pas et se glissa près de moi. Cloc s’étira en baillant. Le feu ronronnait. Des braises craquèrent et des flammèches en jaillirent. Foulques s’en approcha pour se réchauffer le dos et nous observa à la dérobée.

Je brisai fébrilement les sceaux, redoutant que quelque nouveau maléfice ne s’abattît sur nous. Je parcourus rapidement les premières lignes, portai aussitôt les yeux sur la formule rituelle qui précédait le paraphe d’un notaire royal et le grand sceau du baron de Beynac, pour en vérifier l’authenticité avant de revenir à l’essentiel.

J’ouvris des yeux plus ronds que des billes à mesure que je prenais connaissance des dispositions de feu notre maître. Je me suis souvent attendu à tout, dans ma vie. À tout, mais ce soir-là, certainement pas à d’aussi stupéfiantes révélations. Les bras m’en tombèrent. Le parchemin s’échappa de mes mains. Marguerite, toujours aussi prompte, saisit le document avant qu’il ne chût sur le sol et ne se recroquevillât sur lui-même.

À mesure qu’elle poursuivait sa lecture, le sang se retira de ses joues, son visage devint blême, ses mains tremblèrent. Elle chancela et dut s’asseoir sur le coin du châlit.

Foulques de Montfort se promenait dans les paysages des tapisseries de basse lice. Il souriait benoîtement, les mains croisées derrière le dos.

Le nouveau maître de la baronnie jubilait. Il tenait sa revanche. Et quelle revanche !