Moscou flambe

En 1811, les premières rumeurs de guerre avec la Russie circulent dans Paris. Mais le jeune Henri Beyle coule des jours heureux à Milan avec sa maîtresse Angelina Pietragua. À Paris, son cousin et protecteur, le comte Daru, est furieux : « Passe d’aimer l’opéra-bouffe, mais les bouffonnes, ce n’estpas de bon goût quand on désire avancer et parvenir à des postes qui supposent de la confiance. » Le sévère « patron » parle d’« escapade ». Presque un abandon de poste. Stendhal n’est encore qu’Henri Beyle, un jeune provincial ambitieux monté à Paris. Pressé d’arriver. La campagne de Russie lui semble une bonne occasion de forcer le destin. Il doit en être. Il en sera.

 

Le feu a pris par la ville chinoise et se répand. Les maisons de bois brûlent avec une rapidité déconcertante ; dès qu’on arrête un incendiaire, le brandon à la main, un autre brasier naît à l’autre extrémité de la ville. Stendhal doit sans cesse déménager. Il loge avec l’état-major de l’intendant général Dumas, dans la splendide maison du général Apraxine. Derrière ce « palais Apraxine », le charmant théâtre en bois de la place Arbatskaïa s’enflamme. Il faut partir.

Stendhal n’a pas vraiment le temps d’admirer cette rue de l’Arbat vouée au feu destructeur, lieu de promenade favori de l’aristocratie russe depuis le milieu du XVIIIe siècle. Aujourd’hui, cette allée ombragée est devenu terre d’élection des touristes et des commerces en tout genre, installés au milieu d’une des rares rues piétonnes de Moscou ; à la place du théâtre, on a érigé une statue de Gogol. Stendhal se retrouve dans la maison du prince Nicolas Gagarine dont il admire le confortable club anglais. À l’angle de la rue Petrovka et du boulevard Strastnoï, il ne subsiste plus de cette époque qu’une magnifique bâtisse aux murs jaune pisseux, dont les colonnades classiques sont l’ultime marque de la majesté d’origine. Un hôpital.

Dès que le feu lui en laisse le loisir, il marche avenue Tverskaïa et boulevard Tverskoï, où se pressent aujourd’hui hôtels de luxe, filles vénales et jeunesse dorée. Il va au théâtre de Pozdniacov, rue grande Nikitskïa, d’où sortent encore, deux siècles plus tard, les mélomanes, ces couples de petits vieux bien mis que les Russes surnomment les « pissenlits de Dieu ».

Arrivé rue Loubianka, il contemple la superbe demeure du général Rostopchine. On peut aujourd’hui encore admirer la maison du Néron moscovite ayant échappé par miracle ( ?) aux flammes, toute de bleu vêtue, un pastel doux, presque tendre, agrémentée de colonnades antiques et balcons de fer forgé, donnant sur un charmant jardin intérieur. À côté, le massif bâtiment de l’ex-KGB.

Moscou c’est ça, le télescopage anarchique des styles, des époques, des régimes. Pas vraiment le Moscou de Stendhal. Un Moscou largement imaginaire, un Moscou rêvé, une nouvelle Italie sur glace, cette Italie qui l’obsède et aveugle son jugement de visiteur, une cité utopique vouée au luxe et à la volupté, que Stendhal explique drôlement par la nature autocratique du régime russe :

« C’est tout simple : il y avait ici mille personnes de cinq à quinze mille livres de rente. À Vienne, ces gens-là sont sérieux toute leur vie et songent à avoir la croix de Saint-Etienne. À Paris, ils cherchent ce qu’ils appellent une existence agréable, c’est-à-dire donnant beaucoup de jouissance de vanité : leurs cœurs se dessèchent ; ils ne peuvent sentir les autres. À Londres, ils veulent avoir un parti dans la nation ; ici, dans un gouvernement despotique, ils n’avaient de ressources que la volupté. »

Dès son premier voyage en Russie, Mme de Staël avait tout deviné : « Les Russes sont des gens du Midi obligés à vivre au Nord. » Leur « nonchalance » lui rappelait celle des Italiens.

Ce Moscou raffiné, voluptueux, sensuel, n’a pas été entièrement détruit par l’incendie de 1812 ; mais il se cache, se terre, comme un animal apeuré, trop longtemps martyrisé. Stendhal avait raison, un Moscou à la fois champêtre et aristocratique, italien et profondément russe existe bien, mais il ne s’offre pas spontanément au visiteur. Ici, on n’est pas à Saint-Pétersbourg, avec ses impeccables façades alignées qui se découvrent au premier coup d’œil. Ici, pas de Pierre le Grand bâtisseur, mais une ville ayant poussé dans une joyeuse anarchie, avec ses demeures aristocratiques aux colonnes classiques et aux pastels italiens, qui refusent les rigueurs de l’alignement et se replient derrière des jardins chatoyants, comme un rêve réalisé de ville à la campagne, au milieu des isbas plus modestes, avec leurs épais rondins de bois. Ainsi que l’a montré Rostopchine, les Russes n’ont besoin de personne pour détruire leur ville. Moscou fut pendant deux siècles livrée aux saccageurs de tout poil, aux Haussmann du pauvre, aux briseurs d’églises staliniens, aux éventreurs technocratiques de cité, aux larges, très larges avenues, à huit voies, qui offrent la ville à la voiture, et ce bitume impitoyable qui a détruit les anciens arbres, percé la cité de part en part en de gigantesques radiales, jusqu’à la toucher au cœur. À mort. On songe à Los Angeles, transpercée de voies autoroutières, sans centre, sans cœur, sans âme.

Moscou est ainsi, et Moscou est autre. Partout, depuis la fin du communisme, ce ne sont que restaurations d’anciennes façades, retour de coupoles, rénovations d’églises et de palais. Ici, les églises sont des bâtisses rococo qui les font ressembler à des palais de plaisir, mais à l’intérieur on se retrouve dans l’austère cellule d’un anachorète pénitent, suffoquant sous l’encens. La cathédrale Saint-Sauveur, entièrement reconstruite après que Staline y eut installé une piscine, fait belle impression. Mais trop de dorures, d’orientalisme, de tape-à-l’œil. En revanche, le palais Chérémetiev est une merveille de raffinement. À l’époque de Stendhal, le maréchal Ney y avait installé son quartier général.

On peut aujourd’hui redécouvrir tout à loisir cette orgie baroque de stuc et de colonnades en papier mâché. Un buste de Voltaire par Houdon trône comme un hommage aux Français de Ney qui ne pillèrent que quelques tableaux.

Moscou flambe toujours. Les hôtels de luxe arborent sans complexe leurs boiseries et leurs dorures. Les Français peuvent prendre un chocolat au café Pouchkine. Les grands chefs de cuisine accourent. Les grands couturiers envoient leurs dernières créations. Dans certaines boutiques, les prix sont affichés en dollars. Les nouveaux riches s’engouffrent dans leurs bagnoles allemandes, le téléphone portable greffé à l’oreille. Leurs femmes et leurs filles, maquillées sans mesure, dégainent au premier rayon de soleil des jupes à vous couper le souffle, si brefs carrés de tissu qui volettent sur des longues jambes trop maigres de magazines. L’« âme russe » se retrouve cul pardessus tête. Jadis vouée aux gémonies par tous les slavophiles, Saint-Pétersbourg a su conserver des charmes provinciaux quand Moscou la paysanne, la généreuse, l’innocente, s’offrait sans retenue aux bourgeois vulgaires et cupides.

Les intellos du cru ont beau se presser à des représentations de folklore typique, avec vieilles édentées, fichus sur la tête et surplis amidonné posé sur leurs robes rouges, qui égrènent des chants traditionnels, Moscou a soif de plaisir facile, cher, frénétique.

« Rien ne me purifie de la société des sots comme la musique ; elle me devient tous les jours plus chère », disait Stendhal. Mais les Russes ont adopté à leur tour ces robinets de « muzac », américaine le plus souvent, déversant leurs décibels banalisés à gros bouillons dans tous les lieux publics. Suivant le conseil de Stendhal, je marche seul dans les rues d’une ville que je ne connais pas. Métro, boulot, McDo. La rue moscovite ne paraît pas très différente de ses homologues occidentales. Pas plus dangereuse non plus, au contraire d’une légende tenace en France. Seulement moins de terrasses de café qu’à Paris, moins de policiers qu’à New York. Ni plus riche ni plus pauvre.

Un fait seul dément cette observation. La capitale russe n’est pas terre d’immigration. La rue, ici, n’est pas multi-ethnique, mis à part des Caucasiens ou Tchétchènes, aux yeux de jais, à la peau très pâle. Moscou la blanche. Moscou la Russe sans complexes, qui affiche sa « préférence nationale » jusque dans le prix des billets d’entrée du Kremlin et des musées, plus élevés pour les étrangers. Avec une ribambelle de touristes, je pénètre au Kremlin. Visite obligée, massifiée, banalisée. Pas pour Stendhal. Seule l’ancienne cité d’Ivan le Terrible semble ne pas craindre le feu, dont les flammes lèchent ses hautes murailles de pierre. Mais l’Empereur devra rapidement se retirer encore plus loin, au palais Petrovski, une belle demeure aux briques rouges, comme une borne sur cette route de Smolensk d’où les Français sont entrés fièrement en poussant un énorme hourra, lorsqu’ils ont découvert, du haut d’une petite colline, les innombrables coupoles dorées de la « troisième Rome ». Depuis lors, la colline a été rasée, un large boulevard, « Perspective Koutouzov », pénètre Moscou sans façons ; un monument d’inspiration guerrière honore les défenseurs de la patrie : ceux de 1812 ont rejoint dans la gloire de la Russie étemelle leurs collègues en héroïsme, combattant les lanciers du Suédois Charles XII en 1612, ou boutant les Panzerdivision de Hitler en 1942 ; le palais Petrovski, longtemps confié aux mains peu soigneuses de l’administration de l’aviation civile, tente sous les échafaudages de retrouver son lustre d’antan. Bientôt, les soldats de Napoléon repartiront, moins farauds, déjà pressés par le froid, les cosaques et les partisans qui attaquent les convois d’approvisionnement.

Napoléon est resté trop longtemps dans le piège moscovite. Sans doute a-t-il confondu Moscou et Paris, le colbertisme français et l’autocratie russe. Koutouzov l’avait pourtant prévenu : « Moscou n’est pas toute la Russie. » Moscou n’est pas Paris. Qui la tient ne commande pas le pays. Mais Napoléon ne peut sans doute pas imaginer pareille situation. Avec lui, colbertisme et jacobinisme se sont combinés pour donner une sorte de modèle pur et parfait de centralisme français. Chaque matin, des auditeurs au Conseil d’État quittent Paris pour lui faire signer textes de lois, décrets. Et le rejoignent, où qu’il soit, quoi qu’il fasse. À Rome, Berlin, Varsovie, ou Moscou. Louis XIV vieillissant avait perdu les batailles de la fin de son règne, car il imposait ses vues stratégiques depuis Versailles. Bonaparte « refait le général » dès qu’il le faut, mais l’Empereur attire alors à lui la crème de l’appareil bureaucratique français. L’État, c’est lui. Voilà l’origine du célèbre décret fondant la Comédie-Française depuis le Kremlin.

Voilà pourquoi Stendhal se retrouve embarqué dans les fourgons de la Grande Armée en campagne de Russie. Le 23 juillet, il est parti avec le portefeuille des ministres, dans une calèche élégante, pleine de paquets et d’une lettre de l’impératrice à l’Empereur. Il est passé par Kovno, Vilna. Il a rejoint le quartier général de Napoléon le 14 août à Boyarinkowa, près de Krasnoïe. À conversé avec lui. À retrouvé son protecteur parisien, le comte Daru. Ses collègues du Conseil, de vieux copains, Villebranche, Widmann, Corner. À Viazma, il a entendu les sarcasmes d’Edouard Mounier qui surnomme la ville où l’on vient de se battre « Viazma-sur-tripes ». Le 14 septembre, il est entré à Moscou. C’est ainsi que, sans être soldat, on « fait », la campagne de Russie.

« Il y avait six à huit cents palais… »

« Je ne vous parle pas, madame, d’horreurs beaucoup plus horribles. Une seule chose m’a attristé : c’est […] le spectacle de cette ville charmante, un des plus beaux temples de la volupté, changée en mines noires et puantes, au milieu desquelles erraient quelques malheureux chiens et quelques femmes cherchant quelque nourriture. Cette ville inconnue en Europe : il y avait six à huit cents palais tels qu’il n’y en a pas un à Paris. Tout y était arrangé pour la volupté la plus pure. C’étaient les stucs et les couleurs les plus fraîches, les plus beaux meubles d’Angleterre, les psychés les plus élégantes, des lits charmants, des canapés de mille formes ingénieuses. Il n’y avait pas de chambre où on ne pût s’asseoir de quatre ou cinq manières différentes, toujours bien accoté, bien arrangé, et la commodité parfaite était réunie à la plus brillante élégance.

Lettre de Stendhal à sa sœur, Pauline Périer-Lagrange, Moscou, le 18 octobre 1812.

Le crépuscule des dieux

Depuis le 14 août 1812, Stendhal a rejoint la Grande Armée de Napoléon en Russie. L’ambitieux auditeur au Conseil d’État y a vu une magnifique occasion de parvenir. Un mois plus tard, il entre à Moscou. Mais l’incendie de la ville, qui se déclenche aussitôt, l’empêche de prendre un repos bien mérité. Cette expédition ne ressemble à rien de ce qu’il avait espéré. Guère de luxe, encore moins de volupté. Depuis un mois, il côtoie l’armée, ses misères, ses souffrances et sa vulgarité. Tout n’est que « poussière, manque d’eau, de livres, saleté du sol composé d’anciennes feuilles, branches sèches, et de fourmis ».

 

Il a mal aux dents ; il n’en dit rien. Il s’ennuie ; c’est lui qui a voulu venir. Il ne voit rien ; il contera cela fort bien. Il se sent « vieillir » ; il n’a que vingt-neuf ans. Henri Beyle est à Moscou, et il ne sait plus très bien ce qu’il y fait, ce qu’il est venu y chercher. Une récompense, une préfecture en Italie, un moyen de parvenir, de régler ses dettes. Tout cela lui paraît désormais dérisoire. Il l’écrit sans détour à sa sœur Pauline : « Plus j’avance, plus je me dégoûte de l’ambition. C’est mettre son bonheur entre les mains des autres, et quand on a une âme, il est si simple de chercher à lui donner des passions agréables et le reste du temps de l’appliquer à sentir les arts. »

Dès son arrivée à Moscou, Beyle s’est mis à la recherche de Mélanie Guilbert, un amour de jeunesse. Mais l’actrice est partie à Saint-Pétersbourg ; mariée à un gros négociant russe, Bercoff. Enceinte. Perdue à jamais. Décidément, cette expédition russe ne sera pas ce qu’il imaginait. « Je n’ai pas eu l’occasion d’adresser la parole à une femme depuis le village de Mariampol, en Prusse… C’est acheter bien cher le spectacle d’une ville brûlante au milieu de la nuit. »

Non sans cynisme, il avoue à sa maîtresse parisienne, Angelina Bereyter : « Je te suis fidèle d’abord par amour, et ensuite pour la grande raison qu’ici nous n’avons pas de femmes. » Il ne lui reste que le plaisir de parler de son autre maîtresse du moment, une Angelina aussi, une Italienne, née Pietragua, la « catin milanaise », avec ses anciens amants, Widmann ou Joinville. Ils sont du même corps, n’est-ce pas ?… Les bivouacs de la Grande Armée, dernier salon où l’on cause. Si mal. Car Stendhal est tombé dans un « océan de barbarie », et il se noie. Il pensait que Moscou serait sa délivrance. Même le spectacle de l’incendie, qu’il s’apprêtait à goûter en esthète néronien, lui sera gâché par les rustauds qui l’entourent.

« Nous sortîmes de la ville éclairée par le plus bel incendie du monde, qui formait une pyramide immense qui était comme la prière des fidèles, la base étant sur la terre et la pointe au ciel. La lune paraissait, je crois, par-dessus l’incendie. C’était un grand spectacle, mais il aurait fallu être seul pour le voir ou entouré de gens d’esprit. Voilà la triste condition qui a gâté pour moi la campagne de Russie, c’est de l’avoir faite avec des gens qui auraient rapetissé le Colisée et la mer de Naples » (Journal du 14 au 15 septembre).

À Moscou, la Grande Armée n’a pas eu le temps de s’installer qu’elle s’est retrouvée dans les rues, au milieu des convois, des chevaux, des ordres aboyés et pas obéis, de la pagaille. Cette soldatesque si redoutée ne suscite chez lui qu’une incrédulité sarcastique. Son incroyable désordre. Sa « misère ». Ses premières souffrances. Ses héros de « papier mâché ». Sa vulgarité. En quittant Paris, Stendhal croyait se diriger vers un pays « à demi barbare ». Sur place, tout s’est retourné. Les barbares, les pilleurs, les sauvages, ce sont les Français. Les Russes, il est vrai, ont la chance d’être invisibles. Stendhal lui-même se laisse aller à « pilloter » du vin blanc, des draps, et un exemplaire des Facéties de Voltaire, qu’il dérobe à une magnifique collection d’œuvres complètes. Tout cela est mesquin, minable, dérisoire.

Même la meurtrière bataille de la Moskowa des 5 et 7 septembre ne lui a pas tiré le moindre sanglot d’admiration. Il n’en dit ni n’en écrit rien. On devine qu’il est là pourtant, aux premières loges, au QG de l’Empereur qui, affaissé plus qu’assis, le regard dans le vague, tapote sur un tambour lorsqu’on lui apprend les pertes de l’armée. Enormes. Les troupes de Napoléon emporteront cinquante drapeaux ennemis. À quel prix.

À 16 heures, en ce 7 septembre 1812, son ami milanais, le comte Andrea Corner, laisse échapper, de guerre lasse (c’est bien le mot) : « Mais cette diable de bataille ne finira donc jamais ! » Si, enfin. Stendhal, le soir même, voyant à quelques pas les restes de deux ou trois généraux de la Garde, a encore la force de railler : « Ce sont des insolents de moins ! » Ce « propos faillit me perdre et est d’ailleurs inhumain », reconnaîtra-t-il, un peu honteux peut-être, dans Souvenirs d’égotisme. Comme si Stendhal avait refusé toute émotion, rangé son habituelle sensibilité au placard, s’était coulé dans ce moule militaire qu’il abhorrait. Et puis, jusqu’au bout de cet affrontement indécis, Napoléon refusa de faire donner la Garde…

On a la curieuse impression que Stendhal est absent, qu’il ne voit rien, ne comprend rien, rejetant d’instinct la vision panoramique, stratégique, héroïque de la guerre, préférant de petits faits anodins, ridicules. Déjà Fabrice à Waterloo. Ou qu’il comprend trop, devine tout. Dupe de rien. Ni de la gloire de ce Bonaparte qu’il admire pourtant, ni de ses tours de « grand communicateur », dirait-on aujourd’hui, habile à magnifier le moindre fait d’armes, à transformer des soldats terrorisés en héros romains, à effacer des mémoires le petit village inconnu de Borodino, où s’est réellement déroulée la bataille, pour imposer le nom d’une rivière Moskowa bien éloignée du tumulte pourtant, mais qui chante davantage aux oreilles françaises assoiffées de légendes et de mythes.

Aujourd’hui, comme Stendhal hier, on ne comprend rien à Borodino. Le village ancien a disparu comme dans les bulletins de la Grande Armée. L’immense champ de bataille a été rendu depuis longtemps aux herbes folles et à ces grands arbres russes que Stendhal trouvait si tristes. C’est la première journée sans pluie depuis mon arrivée à Moscou. Le soleil empreint d’une douce lumière ce gigantesque cimetière sans tombes ni cadavres. On se balade en voiture, en s’efforçant d’imaginer les mouvements des troupes, la férocité des affrontements, les douleurs des combattants. Ici ou là, on découvre au hasard des terre-pleins sur lesquels prenaient position les batteries ; on déniche un char, car on se battit ici aussi en 1942 ; on bute sur la seule pierre tombale, celle du général russe Bagratian, foudroyé ce jour-là, et sur des monuments aux morts qui glorifient tous les soldats. Celui réservé « aux morts de la Grande Armée » (écrit en français) attendra 1913 pour être édifié à l’emplacement exact du quartier général de Napoléon. Alors, Français et Russes s’apprêtaient de nouveau à livrer de terribles combats, en alliés cette fois. Les Russes avaient sans doute voulu, par cet hommage posthume, nous flatter. Ils avaient besoin de notre aide contre l’Autriche. Ils nous trouveraient, toujours fidèles au poste du carnage.

Dans le musée, les souvenirs et les effets sont exposés avec une parfaite équanimité. Le buste de Koutouzov trône fièrement à l’entrée, mais les canons français semblent lui faire une haie d’honneur, comme des rugbymen vaincus honorent leurs vainqueurs à l’entrée des vestiaires. Sur leur bronze qui brille au soleil, je lis avec un pincement au cœur les noms gravés dessus, comme à la proue d’un bateau : la Bergère, la Saccageuse, la Turbulente, la Grivoise, ou encore Liberté-Égalité. Au milieu des costumes chamarrés d’or et des sabres, je découvre un texte soigneusement encadré, un rapport de Koutouzov au tsar Alexandre Ier. Un des premiers documents administratifs en langue russe. La syntaxe est hasardeuse, laborieuse, Koutouzov ayant jusque-là l’habitude d’écrire à son souverain… en français.

Pour l’élite russe de l’époque, le français est à la fois langue de cour et d’amour, langue des bureaux et des alcôves. Ainsi que nous l’a montré Tolstoï dans Guerre et Faix, c’est justement cette expédition napoléonienne qui rompra l’histoire d’amour entre la langue française et la bonne société pétersbourgeoise. Comme les Espagnols, les Russes refuseront à la Grande Armée ce rôle glorieux de civilisateur à la romaine qui apporte code civil et droits de l’homme et sait se faire aimer, en tout cas dans un premier temps. En Russie comme en Espagne, les troupes napoléoniennes, laissées à cette « solitude héroïque » qu’évoquera Stendhal dans Mémoires d’un touriste, sont très vite renvoyées à leurs faces noires d’envahisseurs, de soudards pilleurs d’églises et de palais, qui transforment les monastères en écuries. « Me déciderais-je à le dire, dans les isbas de Russie, j’ai trouvé plus de patriotisme et plus de grandeur. La religion, c’est leur chambre des communautés. » Stendhal, le féroce anticlérical, a compris que l’orthodoxie russe, comme le catholicisme espagnol, avait gagné la bataille contre les soldats de la Révolution. D’instinct, il a saisi la portée historique du geste de Rostopchine donnant l’ordre de mettre le feu à sa ville de Moscou : « Ce Rostopchine sera un scélérat ou un Romain ; il faut voir comment son affaire prendra. »

La Grande Armée ne pourra prendre ses quartiers d’hiver à Moscou. Napoléon songe un instant à poursuivre Alexandre jusque dans sa tanière pétersbourgeoise. Ses troupes n’ont plus la force. Il faut se replier. Hiberner à Smolensk. Peut-être. Sur le chemin de Moscou, l’armée est déjà passée par là ; les silos de blé y sont vides, les troupeaux n’ont pas été reconstitués. Mais Kalouga, plus au sud, est tenue par les troupes de Koutouzov. Il faut donc organiser, dans un pays une première fois dévasté par la guerre, le ravitaillement de soldats fourbus, déjà tenaillés par le froid et la faim. Et pourquoi pas ce jeune Beyle ?

Stendhal est nommé « directeur général des approvisionnements de réserve ». Un titre ronflant pour une mission vitale. Sous l’action des commandos de partisans russes qui attaquent les convois, la Grande Armée se délite. La nourrir est la seule manière de lui redonner cohérence et discipline. Stendhal a d’abord refusé cette mission à hauts risques.

Sur le bord de l’historique route de Smolensk, rien ne semble avoir vraiment changé : des gamins souffreteux vendent des patates malingres dans des vieux seaux ; des vieilles femmes squattent des églises en réfection. On est à mille lieues de Moscou, ses lumières et son luxe tapageur. À deux siècles. À mille ans. Koutouzov avait raison : « Moscou n’est pas toute la Russie. » À la gare centrale de Moscou, je monte dans un train de nuit qui doit me conduire à Smolensk. Propre et ponctuel, mais si désuet, avec ses wagons de bois bleu céruléen, ses petits rideaux amidonnés aux fenêtres, sa vitesse poussive.

Stendhal quitte Moscou le 16 octobre dans une calèche encombrée de paquets et alourdie des produits du pillage, une escorte de trois cents hommes et un convoi de blessés. Il ne le regrettera pas.

Dans cette expédition unique, il rencontrera la boue, le froid, la faim. Mais le spectateur désabusé ne s’ennuiera plus. Il trouvera en lui des trésors enfouis de détermination, de courage, de fermeté d’âme. « Ce voyage seul me paie ma sortie de Paris en ce que j’y ai vu et senti des choses qu’un homme de lettres sédentaire ne devinerait pas en mille ans », écrira-t-il bientôt. Il est sur le point de découvrir le secret bien caché d’Henri Beyle.

Les dessous d’une épopée

Nos conversations sont les plus ennuyeuses du monde, nous ne parlons jamais que de choses sérieuses, on mêle à ces choses sérieuses une dose énorme d’importance, et on emploie une heure éternelle à expliquer ce qu’on aurait pu dire en dix minutes. À cela près tout va fort bien, nous n’avons pas vu de femmes depuis les maîtresses de poste de la Pologne, mais en revanche nous sommes grands connaisseurs en incendie.

Lettre à la comtesse Daru, Moscou, 16 octobre 1812.

La postérité ne saura jamais quels plats jean-sucre ont été ces héros des bulletins de Napoléon, et comme je riais en recevant Le Moniteur à Vienne, Dresde, Berlin, Moscou, que personne ne recevait à l’armée afin qu’on ne pût pas se moquer des mensonges. Les bulletins étaient des machines de guerre, des travaux de campagne, et non des pièces historiques…

Vie de Henry Brulard.

Le Rouge et le Blanc

Le 15 octobre 1812, Stendhal est nommé directeur général des approvisionnements de réserve. Le 16, il quitte Moscou avec des fonds importants. Le 2 novembre, il arrive à Smolensk. Un voyage mouvementé, épuisant, dangereux. Le jeune auditeur négocie, passe des marchés ; on en a retrouvé des traces comptables. Stendhal ne s’ennuie plus. Il joue sa vie. Et même plus encore : son destin d’écrivain.

 

C’est une charmante petite rivière qui serpente au milieu des saules et des iris. Anodine. Innocente. La Berezina.

Apparaissent aussitôt des images de soldats dépenaillés, emmitouflés dans des manteaux de hasard, des chiffons de fortune aux pieds, hagards, s’enfonçant dans la neige épaisse, engourdis de froid et de lassitude, préférant mourir sur place plutôt que de continuer à marcher. La neige pour tout horizon, la neige pour seul lit, seule boisson, la neige pour tout aliment. Et la Berezina pour linceul. Des images de l’enfance. Des chromos patriotiques de l’école républicaine d’antan. Qui donnaient à rêver et s’émouvoir.

Stendhal, lui, ne s’émeut ni ne s’effraie. Pour survivre, il s’est caparaçonné de cynisme et d’ironie. Un dandysme du corps et de l’âme. Une distance qui le protège. Un comportement qui fait style, le beylisme, un antirousseauisme qu’il théorise dans la tourmente enneigée, un refus du moralisme, de la vertu, du sentimentalisme aussi, de l’apitoiement sur soi et les autres. Ce n’est pas un hasard si son seul pillage est un livre de Voltaire, l’ennemi de Rousseau, titré Facéties de surcroît, comme si Stendhal avait voulu, même dans l’horreur, capturer son esprit cinglant, son détachement souverain, son style surtout. On raconte qu’avant de traverser la Berezina, Stendhal s’est présenté devant le comte Daru rasé de frais. Il n’a jamais cessé de soigner sa mise. « Nous sommes bien loin de l’élégance parisienne. Je passe pour le plus heureux parce qu’à force d’argent et de grandes colères contre les fourgons qui approchaient ma calèche, je l’ai sauvée. Si l’on peut appeler sauvée n’avoir plus que quatre chemises et une redingote. Le mal est que tout le monde ne prend pas cela gaiement. Un peu de gaieté nous sauverait l’aspect de notre misère. Mais tout ce qui n’a pas l’âme un peu forte est plein d’aigreur. »

Il survit grâce aux tasses de café de Duroc, mais jamais ne se plaint. Sous la menace des cosaques, il passe « sa dernière nuit » à lire les lettres de Mme du Deffand, puis houspille ses hommes, les blessés comme les autres, les traite de « jean-foutre, tas de canailles, vous êtes trop lâches ». Les revigore. Les galvanise.

Il en est sûr, Stendhal, seules les âmes fortes survivront. Ce n’est pas le froid, ni la faim, ni la neige, ni les cosaques qui ont le plus tué dans ce qui reste de la Grande Armée ; c’est le manque de caractère, la lâcheté, le renoncement.

Lui n’a rien cédé. Lui a pris tout avec simplicité, « juste comme on boit un verre de limonade ». Il préférera toujours en rire : « La campagne de Moscou m’a blasé sur les plaisirs de la neige. »

Pourtant, que de larmes n a-t-on versées sur cette retraite depuis deux siècles ! Même ma guide est prête à ajouter la sienne sur ces « pauvres soldats français ». Elle n’a qu’un sujet de colère contre ces Français qui s’obstinent à ne pas retenir que la Berezina n’est pas en Russie, mais en Biélorussie, république de Belarus, dit-on ici, indépendante depuis quelques années. Elle me conduit au village de Borisov, détruit par les Allemands en 1942, devenu une cité-dortoir aux HLM décrépites. Le 26 novembre 1812, des flambeaux allumés toute la nuit font croire aux Russes que l’armée de Napoléon y bivouaque. Borisov est un leurre. Napoléon s’est rendu sur l’autre rive, dans le petit village de Studienka. Les pontonniers du général Eblé en ont démonté méthodiquement les sept maisons de bois et les ont transformées en planches pour les deux ponts qu’ils ont construits. Studienka n’a guère grandi en deux siècles. Une dizaine d’isbas longées par un méchant chemin de sable font face à la Berezina. Ma guide me montre une énorme pierre, découverte l’an dernier par des Français, sur laquelle fut édifié le second pont, celui où Napoléon passa la Berezina, très fier de son stratagème.

Dans la nuit du 27 au 28 novembre, Stendhal a convainu un de ses collègues de ne pas s’appesantir à Studienka et de traverser au plus vite la Berezina. L’autre, épuisé, las, désireux de dormir, d’en finir, de mourir, obéit pourtant à son rude ami. Bien lui en prit. Au matin, l’un des ponts s’effondre. Le 29, Napoléon donne l’ordre au général Eblé de brûler l’autre pont, provoquant une panique inouïe.

Jusqu’au bout, Stendhal aura fait son devoir. S’installant à Smolensk, M. le Directeur général de l’approvisionnement a pris langue avec des commerçants juifs, et réussi à distribuer des vivres à Orcha, sur le Dniepr. Stendhal a un faible pour Smolensk, la « pittoresque ». Lorsqu’il avait rejoint une Grande Armée encore conquérante, il y avait goûté quelques rares moments de plaisir, un peu de musique et d’amitié ; il y avait découvert, en avant-première, les méthodes incendiaires des Russes, s’en était amusé, et avait décrit, avec cette désinvolture grinçante qui deviendrait sa manière de conter l’expédition russe, ce dîner où chacun des convives, épuisé, s’endormit, la fourchette à la main.

C’est vrai qu’elle est charmante, cette cité, avec ses façades élégantes, sa cathédrale rococo vert tendre, sa citadelle de briques rouges. En dépit d’un énorme chantier qui obstrue la voie principale, des pelleteuses et du gravier, des trous géants dans la chaussée, on se laisse prendre au charme de cet immense parc entourant les restes des remparts, ruines mélancoliques qui inspirent des nuées de jeunes apprentis peintres.

À l’hôtel réputé pour être le meilleur de la ville, un sinistre cube de béton surplombe un hall glacial ; une grosse mégère est préposée à ce qu’on n’ose appeler l’accueil ; son clone réside à l’étage et me délivre la clef de la chambre d’un sourire qu’elle croit gracieux ; au matin, on me servira un petit déjeuner que je ne toucherai pas. Ce ne sont pas les rigueurs de la retraite de Russie, mais on est déjà loin des langueurs moscovites. Les bonnes vieilles habitudes communistes ont la vie dure.

Je quitte Smolensk pour Minsk. Le chemin enneigé qu’emprunta Stendhal est devenu une large autoroute rectÙigne. Les paysages ne changent pas, en Russie comme en Belarus et bientôt en Lituanie : en deçà comme au-delà de la Berezina, les mêmes forêts verdoyantes, entrecoupées des mêmes clairières où paissent tranquillement les mêmes vaches. Des forêts qui ressemblent à des forêts, des clairières à des clairières, et des vaches à des vaches, aurait sans doute écrit Stendhal qui détestait les descriptions.

Vite, vite, toujours plus vite. À Molodteschno, sa calèche est de nouveau attaquée par des cosaques ; il décide alors de précéder l’armée, file à vive allure, quatre lieues en trois heures. À la poste, il s’empare des trois derniers chevaux. Il arrive à Vilna le 7 décembre 1812.

Le train me brinquebale jusqu’à la capitale de la Lituanie qui s’appelle désormais Vilnius. Trop près de Moscou et trop loin de Dieu, les Lituaniens ont toujours cherché la faveur de l’empire du moment, français naguère, germano-américain aujourd’hui. Ils rêvent désormais d’entrer dans l’Otan. À Vilnius, les soldats seront bientôt américains ; les voitures sont déjà allemandes. La vieille ville est coquette, trop léchée peut-être. On pourrait être dans n’importe quelle bourgade suisse ou hollandaise. Tout est ici moins étrange qu’en Russie, mais plus étranger.

Quand Stendhal arrive à Vilna, il se sait sauvé. Les troupes du maréchal Oudinot le protègent, et Koutouzov ne délogera pas les Français comme à Minsk. Stendhal se « met à genoux devant des pommes de terre ». À Vilna, certains mourront d’indigestion. Stendhal passera Noël à Königsberg. Le 31 janvier 1813, il sera à Paris.

Il retrouve les bras de sa maîtresse, Angelina Bereyter, ses amis comédiens, ses soirées au théâtre ou à l’Opéra, à écouter Cimarosa ou Mozart. Ses habitudes. Ses « chaînes ». Mais plus rien ne sera comme avant. En Russie, il a vu la perte tragique de la Grande Armée de Napoléon. La fin de l’Empire. Il se rappelle une des rares histoires drôles que Saint-Simon prête à Louis XIV, lorsque, mécontent d’un domestique qui traitait mal ses dindons, il le menaça de le casser et de le mettre à la queue de sa compagnie. L’ambitieux Henri Beyle a joué et perdu.

Mais dans la tourmente russe, dans le froid, la souffrance, la terreur de la mort, il a compris que le temps de Fontenoy, de la « guerre en dentelle », de la guerre polie, courtoise, était révolu ; pendant la retraite de Russie, Beyle a vu l’homme sans les protections habituelles de la civilisation, dans son dénuement, dans sa férocité et sa faiblesse insignes, des maréchaux d’Empire perclus de trouille, des généraux sans troupe sanglotant aux pieds de l’Empereur, Davout pleurant, Berthier baissant culotte et ne parvenant pas à la reboutonner, la plus fantastique armée de tous les temps, troupeau d’affamés et de diarrhéiques. Même Napoléon ne conserva pas son aura de César romain. Stendhal décrira à lord Byron un Bonaparte affolé, indécis, doutant de son destin, presque fou, signant des décrets du nom de Pompée, marchant au milieu de ses troupes un bâton blanc à la main, jetant un regard désespéré dans les yeux des hommes de sa garde, jusqu’à arracher des larmes à ces grognards qui s’écriaient : « Ce malin nous a feit tuer tous. »

La littérature ne pouvait pas faire comme si. Elle aussi entrait dans une nouvelle ère ; au classicisme succédait le romantisme ; on ne pouvait plus, après la Berezina, décrire la guerre, la mort, les grands hommes, le pouvoir, avec cette hauteur, cette vision panoramique et altière, ce regard majestueux et trompeur de la poésie classique. À Corneille, à Racine plus encore, à leurs héros pleins de grandeur et de noblesse, Stendhal opposera Shakespeare, son tragique, ses passions, sa déraison. Seule la langue, cette langue française du XVIIIe, si pure, si aérienne, mériterait encore, selon lui, d’être préservée. Un siècle plus tard, une autre guerre, une autre tuerie, une autre barbarie provoquerait une nouvelle révolution littéraire qui, cette fois, toucherait aux fondements mêmes de la langue, sa syntaxe, sa perfection : un certain docteur Destouches en serait le médecin accoucheur…

Dans la tourbe russe, dans l’horreur, Henri Beyle s’est découvert. Sa force d’âme. Son courage. Bientôt, il se comparera à Cervantès qui avait « fait » Lépante et connu les horreurs des geôles islamiques. Quand il revient à Paris, au début de l’année 1813, la transmutation est en cours. Henri Beyle est mort. Stendhal ne tardera pas à naître.

Escarmouche dans le brouillard

Le 24 octobre, comme nous faisions nos feux, nous avons été environnés d’une nuée d’hommes gris qui se sont mis à nous fusiller. Désordre complet, jurements des blessés, nous avons eu toutes les peines du monde à leur faire prendre leurs fusils. Nous repoussons l’ennemi, mais nous croyons être destinés aux grandes aventures. Nous avions un brave général blessé nommé Mouriez, qui nous explique notre cas. Attaqués le soir à cette heure par cette garde d’infanterie, il était probable que nous avions devant nous quatre ou cinq mille Russes, partie troupes de ligne, partie paysans révoltés. Nous étions enveloppés, il n’y avait pas plus de sûreté à reculer qu’à avancer… Tous ces gens-là convenaient que nous étions flambés. On distribuait ses napoléons à ses domestiques pour tâcher d’en sauver quelques-uns. Nous étions tous devenus intimes amis. Nous bûmes le peu de vin qui nous restait. Le lendemain, qui devait être un si grand jour, nous nous embarquons tous à pied à côté de nos calèches, garnis de pistolets de la tête aux pieds. Il faisait un brouillard à ne pas voir à quatre pas. Nous nous arrêtions sans cesse. J’avais un volume de Mme du Deffand que je lus presque en entier. Les ennemis ne nous jugèrent pas dignes de leur colère, nous ne fûmes attaqués que le soir par quelques cosaques qui donnèrent des coups de lance à quinze ou vingt blessés…

Extrait d’une lettre de Stendhal à la comtesse Pierre Daru. Smolensk, novembre 1812.