La nostalgie de la jeunesse perdue

À l’automne 1948, Hemingway s’installe à Venise pour six mois. Il y reviendra pour de plus courts séjours en 1950 puis en 1954. Il y retrouve ses souvenirs de la guerre de 1917 : engagé volontaire dans la Croix-Rouge ; il a été grièvement blessé par un obus autrichien. Le futur prix Nobel est couvert de gloire. À cinquante ans, il a déjà écrit ses plus beaux livres : Le soleil se lève aussi, L’Adieu aux armes, Pour qui sonne le glas. Pourtant » c’est un homme désabusé. Douze ans plus tard, en 1961, il mettra fin à ses jours.

 

Il pleut à verse. Venise a perdu ses couleurs. Tout y est gris. Le ciel, la lagune, même Saint-Marc. On entend le tonnerre, et des éclairs rappellent les bombardements de la dernière guerre. N’est-ce pas à propos quand on tente de réveiller le souvenir d’Ernest Hemingway qui est venu s’installer ici en 1948 pour y conjurer ses obsessions guerrières ? Quest-il venu faire à contre-emploi dans ce rôle déjà joué par Thomas Mann dans Mort à Venise ? La cité des Doges ne semblait pas devoir jamais appartenir à la mythologie de ce Yankee à la détente facile qui roule ses épaules de grizzli, les yeux protégés par une visière de cinéaste. Au premier abord, il y a incompatibilité d’humeur entre la ville de Carpaccio, de Vivaldi, de Véronèse, et le chasseur du Wyoming, des vertes collines d’Afrique, qui place ses crayons dans ses cartouchières.

Mais Venise a tout acclimaté : l’architecture de Byzance, l’art du Tintoret, le Maure amoureux de Desdémone, quelques condottieri mal dégrossis qui ne devaient pas souvent user leurs bottes devant les fresques de Titien. Elle a adopté Hemingway comme les autres, comme l’insupportable Byron qui Élisait la planche sur la lagune, un cigare à la bouche au milieu de la tempête. Tout comme elle a donné asile dans le Dorsoduro à Ezra Pound réchappé de la cage de fer où les Américains avaient enfermé ce génie intempestif. Quand Hemingway débarque en novembre 1948 à Venise, venant de Cortina d’Ampezzo en compagnie de Mary, sa dernière épouse, ce n’est pas précisément avec le Baedeker mais le fusil à la main. Des amis italiens lui ont recommandé les environs de Venise, réputés pour la chasse au canard.

Les raisons de sa venue ne sont peut-être pas aussi simples. Mais gardons-nous de faire de la psychanalyse avec un écrivain sur qui elle ne semble pas avoir beaucoup de prise. Il n’empêche, ce choix de Hemingway, conscient ou non, marque un retour aux sources. N’est-ce pas à quelques dizaines de kilomètres de Venise, dans les Dolomites, sur la Piave, qu’il a été grièvement blessé durant la Première Guerre mondiale ? Engagé volontaire dans la Croix-Rouge, un obus avait éclaté à côté de lui, le transperçant de vingt-sept éclats qu’il montrait au pied de son lit à l’hôpital, dans une coupelle. Pour faire bon poids, il y avait rajouté la décoration qu’il avait obtenue pour son courage. La légende veut qu’il ait transporté un camarade blessé sur son dos.

Cette expérience de la guerre en Italie a profondément marqué Hemingway. Première de ses nombreuses rencontres avec la mort, avec le courage, c’est l’expérience virile qui alimentera tous ses livres. Mais à son chevet, le soignant, apparaît une merveilleuse créature à coiffe blanche, une infirmière américaine d’origine polonaise, Agnès von Kurowski. Celle-ci a déjà entamé un flirt avec un capitaine italien grièvement blessé qui s’est pris d’amitié pour le jeune Américain. Une infirmière amoureuse d’un homme qui risque de mourir, l’amour coupable qui rivalise avec l’amitié, on a là un thème central de l’œuvre future de Hemingway. La jeune infirmière s’en ira et épousera un autre capitaine. Hemingway en souffrira. Pour se guérir de cette autre blessure, il se mariera avec Hadley à son retour aux États-Unis. Egalement pour se guérir, il écrira l’un de ses plus beaux romans, L’Adieu aux armes, qui est la transposition romanesque de cette histoire vécue sur la Piave pour défendre Venise. C’est dire s’il a ici, en 1948, de la nostalgie dans le cœur qui bat sous la cartouchière.

Hemingway parle couramment l’italien mais les Vénitiens ne le comprennent qu’à moitié. Comme me le dit Arrigo, le fils de Giuseppe Cipriani, le patron du Harry’s Bar et de la Locanda Cipriani de Torcello, qui me reçoit dans son célèbre restaurant, « il ne passait pas inaperçu. C’était une star mondiale, auréolée par la gloire littéraire et militaire ». Une impression que partage la comtesse Aldobrandini. Elle avait vingt ans à l’époque et s’était liée d’amitié avec l’écrivain. Il lui prêtera en 1949 sa maison à La Havane, la Finca Vigia : « Quand je l’ai vu pour la première fois, en novembre 1948, le personnage était déjà la caricature de lui-même : gentil, aimable, très généreux, mais c’était un homme qui jouait son propre rôle. Non pas qu’il fût prétentieux, mais son comportement pouvait passer pour celui d’un m’as-tu-vu. Il riait fort, il parlait fort. Il semblait se regarder dans la glace et dans le regard des autres avec satisfaction. Ce qui ne l’empêchait pas d’être souvent grave dans le tête-à-tête. »

C’est dans l’île de Torcello, à la Locanda Cipriani, que Hemingway installe son quartier général. Cette petite île à une demi-heure de Venise et à quelques minutes de Burano est connue pour ses mosaïques byzantines et pour le siège épiscopal en marbre sur lequel Attila lui-même se serait assis, renonçant à envahir Venise. Ce ne sont pas ces motifs architecturaux et historiques qui attirent Hemingway : ce coin de terre perdue et désertique entre le ciel et l’eau est le territoire des canards sauvages.

J’ai fait le pèlerinage à Torcello. C’est le lieu qui a gardé le mieux le souvenir du vieil écrivain. La Locanda Cipriani, une auberge qui ne compte que six chambres dont la petite suite où logeait Hemingway, a gardé un charme intact. Je contemple de la fenêtre de sa chambre, au-delà du jardin ébouriffé de roses, le magnifique Campanile. Puis je vais lui rendre hommage à une très bonne table à la fois luxueuse et rustique en dégustant des tagliatelle verdi con prosciutto qui sont la spécialité de la maison et dont Hemingway raffolait presque autant que du valpolicella qu’un jeune homme de quinze ans, Gianni, lui apportait chaque matin, à 7 heures, avec son petit déjeuner.

Gianni n’a plus quinze ans. Je l’ai rencontré. Il habite toujours Torcello, à quelques mètres de la basilique. C’est un vieux fusil lui aussi qui vit entouré de ses trophées, de ses appeaux qui pendent à la tonnelle de son jardinet. Il me parle de Hemingway si simple, si sympathique « molto gentile ; molto affabile », qui partait chasser à l’aube sur une barque à fond plat accompagné d’Emilio, le jardinier de la Locanda. Le soir, devant la cheminée, il se livrait à des parties de cartes, très, très arrosées. La grappa coulait à flots.

Ce que Hemingway poursuivait dans le viseur de son fusil, son vieux Purdey, c’étaient les canards sauvages, fugitifs comme les nuages, mais c’était surtout, plus fugitive encore, sa jeunesse. En 1949, à Venise, Hemingway a cinquante ans. Même si les années de guerre comptent double, l’alcool l’a plus abîmé encore physiquement que la guerre. Il a l’air d’un vieillard. Le poil gris, les yeux en mauvais état, la santé chancelante au point qu’il devra être hospitalisé, il cherche à retrouver l’insouciance de ses vertes années. Mais entre la jeunesse et lui, il y a les ombres de tant d’amis disparus, tous ces jeunes hommes happés par les deux guerres, qu’il a vus mourir près de lui. Espère-t-il que Venise, qui est elle-même un miracle, opérera ce miracle de lui rendre ses vingt ans, sa gaieté, ses illusions ? Alors il se croyait invincible, désormais il ne pense qu’à la mort. Cette mort qu’il a pourtant autopsiée sous toutes ses formes pour tenter de la comprendre : les morts au combat, les toreros vaincus par les cornes du taureau et tous ces animaux, canards, buffles, lions, espadons qu’il a poursuivis d’une passion insatiable, comme s’il devait les affronter en combat singulier en une mystérieuse ordalie.

Comble de misère, il n’arrive pas à écrire. Son dernier livre publié, Pour qui sonne le glas, date de dix ans. Un écrivain qui n’écrit pas n’est plus lui-même, d’où ses stations au Harry’s Bar, au Gritti, que racontera plus tard Hochner, son biographe, qui le suit comme une hyène patiente surveille un grand fauve blessé. Hochner n’aura que dix ans à attendre pour se repaître de son cadavre. Sa biographie lui offrira un festin de dollars.

Hemingway joue les gais lurons. Tous ceux qui l’ont rencontré et qui m’en parlent au Harry’s Bar s’en souviennent encore. « Cette gaieté était factice », commente Arrigo Cipriani.

Et s’il soufflait ? D’un mal terrible dont il ne voulait pas parler ? Il est mûr pour l’amour. Cet amour qui frappe dans l’âge mûr comme la foudre. Cette foudre que je vois aujourd’hui au-dessus de San Giorgio Maggiore cingler le ciel gris de Venise.

Adriana, l’amour d’une comtesse de dix-huit ans

Installé à Venise pour six mois pendant l’hiver 1948-1949, Hemingway chasse le canard dans l’île de Torcello. L’écrivain couvert de gloire qui a rendu célèbre le Harry’s Bar de son ami Giuseppe Cipriani essaie de retrouver sa jeunesse. Engagé volontaire en 1917 avec les Italiens, il a été blessé par les Autrichiens. Cela lui donne le thème de son livre, L’Adieu aux armes.

 

Elle a vingt ans. Même pas, dix-huit ans et demi. Un âge diabolique quand on en a trente de plus. Elle est brune, belle, avec des yeux magnifiques, le visage enveloppé d’une lourde chevelure. Piquante, peu farouche, provocatrice, elle a cette liberté des jeunes filles de bonne famille émancipées. Adriana Ivancich traîne tous les cœurs après soi. Sur ce point de sa beauté, tous les témoignages concordent : le comte Brando Brandolini d’Adda, qui me reçoit dans son palais sur le Grand Canal, derrière Santa Margherita, m’en parle avec émotion. Une émotion qui le distrait de sa passion pour l’opéra dont il est l’un des plus grands amateurs européens. J’entends derrière nous, tandis qu’il me parle, la voix mélodieuse de Teresa Berganza : « De beaux cheveux, une belle poitrine, elle était ravissante. Tous les hommes en étaient fous. » Un portrait que confirme sa cousine, la comtesse Andriana Marcello qui pétille d’esprit (l’un et l’autre sont des descendants de la duchesse de Berry). J’ai rendez-vous avec elle sur le campo San Giovanni e Paolo, non loin de la statue du Colleone. Nous prenons un cappuccino tandis qu’une harpiste égrène ses mélodies au milieu des pigeons. La comtesse Andriana Marcello a beaucoup fréquenté Adriana : « Ça n’était pas la mode alors à Venise pour les jeunes filles de prendre des airs intellectuels. Elle et moi, nous étions les rares à aimer lire. Ma mère me répétait : “Pour l’amour de Dieu, fais semblant de ne rien savoir, ne dis pas que tu as lu des livres sinon tu ne te marieras jamais.” »

Tout le monde, y compris le perfide Hochner, le biographe de Hemingway, est donc d’accord sur ce point : Adriana Ivancich était très belle. J’ai eu plus de mal à retrouver cette unanimité sur le point de sa vertu. Une question un peu éventée au temps des Loana et des Catherine Millet mais qui, à l’époque antédiluvienne dont nous parlons, était un élément crucial. Tout cela s’est autant démonétisé que l’emprunt russe.

Hemingway la rencontre aux environs de Venise, au cours d’une partie de chasse dans la propriété des Francetti, à San Gaetano. Elle tire à merveille et affronte la pluie battante sans une plainte. Ce caractère plaît au baroudeur. Comme elle n’a rien pour coiffer son abondante chevelure trempée par la pluie, Hemingway brise son peigne et lui en offre la moitié. Le sort en est jeté.

Il faut alors un peu d’imagination. Pas beaucoup. Venise donne des ailes aux songes. Ce qui aurait été plus surprenant, c’est comment un vieil écrivain sur le retour qui se poignarde de nostalgie et une jeune fille qui se prend pour une intellectuelle, oui, comment auraient-ils pu faire pour échapper à l’amour, pour ne pas tomber dans les bras l’un de l’autre ? Pour le maquerellage, Venise non plus n’a pas de rivale.

Ils se voient chaque jour. Au Gritti, au Harry s Bar. Ils boivent ensemble du valpolicella et de la grappa sous la surveillance pincée de Mary, l’épouse de Hemingway, qui regarde s’ébaucher ce flirt avec une fausse indulgence. La mère de la jeune fille exerce aussi une vigilance à géométrie variable. La gloire de Hemingway ne lui rend pas la tâche facile. On imagine le trouble des cœurs. On voit bien l’âme toujours adolescente d’un vieil écrivain au corps fatigué qui soudain aperçoit cette main tendue vers la jeunesse. Quel pont des soupirs et qui conduit vers quel supplice ! Et si on pouvait tout effacer, ces années inutiles, ce poids du temps ! L’ennui avec les écrivains : ils ne vieillissent pas. L’aiguille de leur cœur s’est arrêtée à l’heure de l’adolescence. Seul le corps les trahit. Que d’images se bousculent : Agnès von Kurowski, d’autres Italiennes, et ce sentiment bouleversant que cette jeune fille est la dernière, celle qui vous enchantera avant de vous fermer les yeux. Quel écrivain digne de ce nom n’a pas subi cette tentation. Valéry avec Jean Voilier : « Tu étais entre la mort et moi mais, hélas, il paraît que j’étais entre la vie et toi. » Quant aux jeunes filles comme Adriana, il est évidemment plus difficile de se mettre dans leur tête : il s’y passe tant de choses. Il faudrait avoir le talent de Marivaux qui avait pour soupeser leurs sentiments fragiles comme des papillons des balances en toile d’araignée. La seule chose qu’on sache de manière certaine, c’est que le cœur d’une jeune fille est disposé à l’amour : et cet amour peut prendre les apparences les plus surprenantes. Ce cœur brûlant et chaste, que la moindre image met en feu, qu’un geste émeut ou blesse, qu’une parole fait pâlir ou rougir, comme il nous émeut. Ce cœur fragile et indomptable peut manifester des résistances dignes des plus courageux soldats ou se rendre sans condition. Il a une faculté extraordinaire pour le souvenir et une plus grande encore pour l’oubli. Adriana Ivancich n’échappe pas à la règle. Elle vient de perdre son père, assassiné dans sa propriété de San Gaetano par de pseudo-partisans qui voulaient le spolier. Comment n’aurait-elle pas été sous le charme de Papa Hemingway que le destin plaçait sur sa route ? Sa gloire était un dangereux piège à femmes. Elle était flattée. Comment ne le serait-on pas à dix-huit ans quand on voit un homme qui a dompté tant de fauves se coucher à vos pieds ? Bien sûr, il y a la différence d’âge. Ces trente années qui les séparent. Même si l’on n’a sur ce sujet que des connaissances livresques, il paraît que la chose n’est pas impossible. Des écrivains nous l’ont prouvé comme le fringant Chateaubriand de soixante-cinq ans s’entichant de la jeune Hortense Allard, âgée de vingt-cinq ans. Donc cela est possible. Mais que s’est-il exactement passé entre eux ?

Je décidai pour mener cette enquête essentielle d’adopter l’austère obstination et l’intransigeance du juge Halphen. Mon travail n’était pas aisé. Je n’avais pas de pièces à conviction mais beaucoup de mobiles. Certes des témoins, mais peu fiables. Sans compter la prescription qui guette une histoire vieille de cinquante ans, dont les principaux protagonistes sont morts. Une instruction d’autant plus difficile à mener que j’étais moi-même partial : j’étais prêt d’avance à innocenter les coupables. Pis ! J’allais jusqu’à désirer ardemment qu’ils le fussent. Toutes les conditions étaient donc réunies pour l’erreur judiciaire.

Dans toute enquête qui se respecte, il y a une question fondamentale à résoudre : la faisabilité, comme on dit dans le jargon d’aujourd’hui. L’accusation principale fondée sur l’aveu de l’intéressé lui-même dans son roman autobiographique était d’avoir fait l’amour, un soir, dans une gondole, en sortant du Gritti, avec une jeune fille qui ressemblait trait pour trait à Adriana.

Je m’adressai donc d’abord au meilleur des experts. À un homme de l’art qui prenait le soleil sur le petit appontement du traghetto, près du Gritti. Je reconnus tout de suite que j’avais affaire à un gondolier : non pas à cause de son chapeau de paille, de son maillot rayé, de sa barque légendaire, mais parce qu’il était le seul Vénitien à ne pas avoir un portable collé à son oreille. L’usage de la rame le lui interdit positivement. Sans préliminaires inutiles, je l’interpellai dans mon italien approximatif : « Prego, è possibile di fare Vamore nella gondola ? »

Les gondoliers en voient de toutes les couleurs. Celui-ci marqua cependant un mouvement de surprise. Il faillit en lâcher sa rame. Je vis dans son regard s’agiter beaucoup de suppositions injustement lubriques. Tout de suite, il se braqua. Il maugréa : « Non è possibile. » Par scrupule professionnel, j’insistai. « Niente ; assolumente niente. » Et il me tourna le dos. Je ne me décourageai pas. Je poursuivis mes investigations auprès d’une très jolie femme de Venise qui a la réputation de ne pas avoir été trop farouche, et que j’invitai à dîner à l’hôtel Monaco sur le Grand Canal. Elle me répondit dans un français parfait avec cet irrésistible tutoiement des grandes dames vénitiennes vis-à-vis des interlocuteurs qu’elles rencontrent pour la première fois :

« Tu sais, je crois que c’est impossible. Encore plus difficile à faire que dans un hamac. Mais je pense que c’est le meilleur apéritif qui soit avant une très agréable nuit à l’hôtel. » Cette réponse me parut satisfaisante sur la question générale, mais je n’étais pas très avancé sur le point particulier qui m’occupait.

À Venise, comme partout ailleurs mais ici particulièrement, on est beaucoup plus intéressé par les histoires d’amour que par les livres. On se passionne beaucoup plus pour l’infidélité de George Sand avec Pagello qu’à La Confession d’un enfant du siècle. Aux aventures de Byron avec la Fornarina qu’au pèlerinage de Childe Harold. C’est très humain et donc très compréhensible. Aussi à Venise s’intéresse-t-on beaucoup plus à cette histoire d’amour entre Hemingway et Adriana qu’aux romans du prix Nobel.

La cité des Doges est, sur ce sujet, séparée en deux camps irréductibles, comme à l’époque où les Da Ponte et les Da Canale se livraient à une rixe meurtrière.

Il y a ceux qui, avec la famille Ivancich, pensent que Hemingway, en gendeman, est resté dans les bornes d’une affectueuse camaraderie avec Adriana. C’est le point de vue que défend Orsina Scapinelli, la nièce d’Adriana, tandis que nous prenons un jus d’orange chez Nico sur les Zattere. Ce jus d’orange pur sans l’appoint de la moindre vodka était, je l’avoue, une insulte à la mémoire de Hemingway : « Toutes ces histoires d’amour de Hemingway avec ma tante sont de la fantaisie. Il n’était jamais seul. Ma grand-mère les accompagnait toujours. Ce n’était pas le genre de famille où l’on tolère ce genre de chose. Rien à avoir avec aujourd’hui. » Orsina poursuit : « C’est une invention de la presse fondée sur des commérages. Ce qui reste vrai, c’est que Hemingway était un grand ami de la famille, de mon oncle, Gianfranco, qui avait été blessé au cours de la guerre et que Hemingway adorait. D’ailleurs Mary, la femme d’Ernest, est revenue nous visiter à Venise. Le reste est une invention. Punto finale.

— Le comte Brandolini m’a dit quelle avait une belle poitrine ?

— C’est une tradition de la famille », me dit Orsina en bombant le torse.

J’acquiesce.

Au Harry’s Bar où je revois Arrigo Cipriani, le fils de Giuseppe, l’ami de Hemingway, on est tout aussi prudent mais plus nuancé. Le barman, Ruggero Como, a vu souvent Adriana. Ernest l’attendait chaque matin à 11 heures devant un double Bloody Mary ou à la belle saison devant un Bellini (jus de pêche et prosecco) ou encore devant ce qu’il appelait avec ironie un Montgomery (quinze doses de gin contre une dose de vermouth).

« Était-elle seule ?

— Bien sûr, très souvent, dit Ruggero. Parfois, son frère l’accompagnait. Mais le plus souvent, elle était seule. Elle venait de son palais de San Marco, calle del Rimedio. »

Hemingway, me dit l’ancien barman, était relativement discret. » Il se tenait à l’écart. Parfois, des marins américains ou de jeunes Américaines le reconnaissaient. Ceux-ci s’empressaient d’aller à la librairie de San Marco pour acheter un livre et lui demandaient de le signer. Hemingway y apposait toujours le même autographe. Il regardait sa montre et inscrivait sur la page de garde avec le nom, l’année, le mois, le jour, l’heure et la seconde. »

Oui, Hemingway en regardant le beau visage d’Adriana demandait une faveur au temps qui passe. Un sursis. L’amour, le seul obstacle capable d’arrêter les aiguilles du temps.

D’éternelles fiançailles dans la mort

À Venise, en 1948, Hemingway retrouve les souvenirs de sa jeunesse. Dans la cité des Doges, il rencontre une jeune comtesse italienne de dix-huit ans : Adriana Ivancich. C’est le coup de foudre. Mais quelle a été exactement la nature de cet amour : sensuelle, platonique ou seulement paternelle ?

 

Assis au Harrys Bar, j’attends que la pluie cesse de tomber. Hemingway s’asseyait sur un des tabourets du bar. Ruggero, l’ancien barman, me raconte les secrets des cocktails qu’il lui confectionnait. Arrigo Cipriani et lui en savent beaucoup sur Hemingway. Le bar na-t-il pas remplacé le confessionnal ? Le barman ne tarit pas d’éloges sur sa gentillesse. Bien sûr il buvait sec : « Mais avec lenteur, en homme qui savoure. » Au fond, ajoute Arrigo, sa gaieté était factice : « C’était un homme triste qui cherchait dans l’alcool une excitation, un remède à la mélancolie. » Mais c’est à Adriana Ivancich que je pense, sa dernière ivresse qui venait le rejoindre ici, emplissant le bar de sa lumineuse beauté qui éblouissait le jeune Arrigo et le vieil Hemingway.

Évidemment la réputation d’Adriana aurait beaucoup moins souffert si Hemingway n’avait pas été écrivain. Elle en aurait encore moins pâti si le futur prix Nobel n’avait pas écrit à cette époque un livre qui romance son aventure avec elle, Au-delà du fleuve et sous les arbres. Adriana y apparaît sous les traits de Renata, une jeune comtesse vénitienne, alors que lui-même se dissimule à moitié sous les apparences d’un colonel bougon, bavard et ivrogne, Richard Cantwell. Le roman se déroule à Venise et dans les environs. Ce sont les dernières vingt-quatre heures de la vie du colonel revenu, tout comme Hemingway, sur les lieux de ses hauts faits de la guerre en 1917. Le colonel mange beaucoup, boit son carafon de valpolicella au petit déjeuner et descend les verres de grappa, les Bloody Mary et les Bellini comme un Polonais. C’est une caricature de Hemingway par lui-même : grossier, vaniteux, vantard, grande gueule mais bon cœur. Il a un défaut : il bavarde. Il raconte ses guerres, ses exploits, comme un très quelconque porteur de sabre.

En écrivant ce roman à chaud au moment où il continue à vivre l’amour de celle qui l’a inspiré, Hemingway est conscient de renouer avec un de ses grands thèmes : celui de l’amour et de la mort. C’est L’Adieu aux armes vingt ans après. Le héros a vieilli ; seule l’héroïne a gardé ses vingt ans. Cette fois ce n’est pas l’héroïne qui meurt mais le héros, c’est-à-dire Hemingway lui-même. Hemingway, qui ne pouvait plus écrire depuis dix ans, depuis la parution de Pour qui sonne le glas, veut montrer à son public que Papa Hemingway n’a pas décroché. Se prouver à lui-même que le filon de l’art n’est pas épuisé. Il veut aussi éblouir Adriana par l’éclat de ses facultés créatrices intactes.

Ce n’est pas sans raison que certains critiques y ont vu le roman de l’impuissance ; thème cher à Hemingway puisque, depuis qu’il a vu nombre de ses camarades de combat en Italie touchés dans leurs œuvres vives, il est obsédé par le thème de la virilité. Le héros de son premier roman, Le soleil se lève aussi, est frappé par ce mal. Il aime lady Brett mais ne peut l’étreindre. Quand il écrit Mort dans l’après-midi, extrait d’un grand livre sur l’Espagne qui devait avoir pour sujet la rivalité de deux matadors, Ordofiez et Dominguin, on y parle à chaque page de blessures mal placées, de cojones endommagées.

Le roman Au-delà du fleuve et sous les arbres lui non plus n’atteint pas son but. La critique aux États-Unis se déchaîne. On dit que c’est un pasdche du plus mauvais Hemingway. Quand le roman paraît en France, traduit par Paule de Beaumont, après la mort de l’écrivain en 1961, la critique française l’étrillera également. Si tenté qu’on soit de défendre les grands créateurs contre les méchants critiques qui les accablent, force est de dire que cette fois ils n’ont pas tout à fait tort. Mais c’est un droit imprescriptible pour un génie d’écrire un livre raté. Proust n’a-t-il pas écrit Jean Santeuil, faible ébauche de la Recherche du temps perdu ?

Ces questions littéraires sont secondaires. Revenons à l’amour, à Adriana-Renata, à Venise. Car, comme l’écrit justement Julien Gracq : « Après tout, si la littérature n’est pas pour le lecteur un répertoire de femmes fatales et de créatures en perdition, elle ne vaut pas qu’on s’en occupe. »

Femme fatale, créature en perdition, Adriana cumule les deux destins.

Tout Venise, qui suit les épisodes de cette passion, s’arrache le roman que Hemingway se refuse à faire traduire en français et en italien. Et ce qu’on commente le plus dans les cabines de bain du Lido c’est bien sûr la scène de la gondole. Le colonel Cantwell, après une soirée très arrosée au Gritti, emmène sa jeune amie en promenade dans Venise, non sans s’être muni d’une couverture militaire qui vise moins à la protéger du froid qu’à dissimuler leurs ébats. Et quels ébats ? Toute la question est là. L’énigme a fait couler beaucoup plus d’encre que l’affaire de la tasse de thé du Danieli entre le trio infernal Musset-Sand-Pagello, plus d’encre que les frasques de Casanova et de ses religieuses volages du couvent de Murano.

Dans la scène de la gondole, il y a trois personnages, ou plutôt quatre (ce qui fait beaucoup de monde sur une barque instable) : les deux amoureux, le gondolier dans le rôle du chancelier, et une bouteille de Champagne bien frappé dans son seau à glace.

La scène est tout en dialogues, ce qui, pour une scène d’amour, est mauvais signe.

« Voilà, dit la jeune fille. Nous sommes chez nous maintenant et je t’aime. Embrasse-moi et mets-y tout ton amour.

— Je t’aime, dit le colonel.

— Quoi que cela veuille dire, l’interrompit-elle.

— Non, dit-il, c’est encore à moi.

La scène ensuite se corse un peu. « Le vent était très froid et leur cinglait le visage, mais sous la couverture il n’y avait plus ni vent ni rien ; rien que cette main délabrée qui cherchait l’île dans la grande rivière aux berges hautes et escarpées.

— Oui, dit-elle, comme ça, c’est bien.

« Il l’embrassa alors et il chercha l’île, la trouvant, la perdant et la retrouvant enfin pour de bon. Pour le bon et pour le mal, pensa-t-il, et pour le bon et pour tout.

— Ma chérie, ma bien-aimée, je t’en prie.

— Non. Tiens-moi seulement très fort et tiens aussi les hauteurs. » Puis : « Je t’en prie, mets-la où il faut. Ta main. Ne bouge pas. Puis, bouge beaucoup.

Voilà, le reste de la scène est de la même eau, si l’on peut dire… Cela pourrait être émouvant. Et Hemingway nous a décrit de si belles scènes d’amour dans L’Adieu aux armes, dans Pour qui sonne le glas, lorsque la jeune fille a le sentiment que la terre a tremblé. Là, l’écrivain use d’un symbolisme un peu lourd.

Reste la question : que s’est-il passé exactement dans la gondole ? Cette main baladeuse semble assez explicite. La critique ne porte pas sur les faits eux-mêmes, les actes, mais se limite au plan littéraire. Il y a quelque chose qui sonne faux dans cette scène. Et c’est justement la vérité ; une vérité de la vie que l’écrivain veut dissimuler sous des phrases comme il voulait dissimuler l’action des corps sous la couverture militaire. Il me semble que la scène a réellement eu lieu et que, faute d’avoir pu la transposer, elle a une allure de mauvaise fiction.

Je quittai le Harry’s Bar. La pluie avait cessé. Le vent avait chassé les nuages. Un arc-en-ciel s’élançait du dôme du Redentore pour rejoindre le sommet du campanile de Saint-Marc. Parfois Venise en fait un peu trop.

Je songeai à Adriana en me rendant par San Marco jusqu’à la calle del Rimedio où se trouvait le palais de sa famille. Elle a souvent revu Hemingway après la parution de ce livre qu’elle n’aimait pas. Elle le jugeait raté. Elle est même allée voir l’écrivain à Cuba, à la Finca Vigia où se trouve la Tour blanche qui est le titre qu’elle donnera plus tard à son livre autobiographique.

Hemingway était toujours dans son cœur. On quitte plus facilement un écrivain que la légende qui l’entoure et qui ne cesse de vous parler. Désormais, entrée vivante dans l’œuvre de Hemingway, elle ne pouvait plus en sortir.

Quand Hemingway se suicida avec son vieux fusil de chasse à Ketchum, le 2 juillet 1961, comme autrefois son père, elle eut une crise de nerfs. Elle voulait brûler la Finca Vigia afin que personne n’y revînt jamais.

La légende de Hemingway l’emprisonnait. Quoi qu’elle fît, même quand elle écrivit La Tour blanche qui ne fut pas un succès, elle semblait ne pas pouvoir s’arracher à la fascination du souvenir de l’écrivain qui l’avait projetée dans l’imaginaire.

Elle n’était pas faite pour le bonheur, comme me le dit sa nièce, Orsina Scapinelli : « Ma tante se mettait toujours dans des situations qui lui procuraient des souffrances et du malheur. Elle était très fragile. Trop protégée. » Elle épousa un armateur grec jaloux et ombrageux qui la contraignit à brûler les lettres de Hemingway. Elle finit par s’enfuir et épousa en secondes noces un Prussien, von Rex, qui lui donna deux enfants mais qui, lui non plus, ne lui donna pas le bonheur : « Je l’ai vue un mois avant sa mort, dit Orsina Scapinelli, chez elle, en Toscane. Son mari ne supportait plus de l’entendre parler de Hemingway. Elle était dépressive. Elle pleurait tout le temps. »

En 1983, elle se pendit à la branche d’un arbre, dans sa propriété du nord de Rome. Elle a sa tombe à Porto Ercole.

Peut-être au moment de se pendre Adriana a-t-elle eu une dernière pensée pour Papa Hemingway. Par ce suicide, elle le rejoignait. Cette étreinte de la mort les rapprochait une dernière fois. Pensa-t-elle alors à Venise, à la gondole dansante au sortir du Gritti, à la main qui la caressait, à cette rencontre dans une inépuisable orgie de rêves ? La plus belle année de sa vie : celle où un homme, loin d’avoir voulu lui voler sa jeunesse, lui avait offert les instants les plus forts de son dernier amour ? L’avait-elle profondément aimé malgré ses dénégations qui ne prouvent rien ?

Elle aussi n’aura dansé qu’un été : à Venise avec Hemingway en 1948. Puis la vie, le plus impitoyable des usuriers, lui a fait payer ses rêves, comme Schylock, le marchand de Venise, avec son sang.