Le rêve arthurien

Aventurier de la « mort de Dieu », agent de Sa Gracieuse Majesté, écrivain de toutes les angoisses, colonel de l’armée britannique puis simple soldat, Lawrence d’Arabie (1888-1935) est un mythe. Donc un mystère. Fatalement, très jeune, il est fasciné par les « buveurs du ciel », chevaliers, croisés, archéologues, poètes, prophètes et romanciers. L’Absolu est sa quête. L’Orient sera son espoir. Un Golgotha aussi. « Il n’est pas de lieu, écrit-il, plus élevé qu’une croix pour contempler le monde. » Thomas Edward Lawrence a voulu être le sauveur. Un messie. Il a été emporté par le « roulis moral » qui commence avec la parabole du grand inquisiteur de Dostoïevski. Il tenait Les Frères Karamazov pour le cinquième Évangile. Ses livres préférés sont Moby Dick, Don Quichotte, La Mort d’Arthur, Guerre et Paix. Pour lui, fervent lecteur de Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra est un « échec d’envergure ». Comme Les Sept Piliers de la sagesse Parce qu’à s’élever trop haut « on chute ». Jusqu’où est-il lui-même tombé ? « La dernière chose que je désire, écrivait-il, c’est qu’on fasse de moi un portrait fidèle. » Thomas Edward sera exaucé. Il reste une énigme. Un mirage. Comme on en voit parfois dans le désert, en Jordanie.

 

Incandescentes, les ruines de l’ancien qasr d’Aouda Abou Tayis se dressent au milieu des sables. Le puits du vieux cheikh des Houeitates est abandonné depuis des années. L’air, étouffant, plaque sur le visage un « masque de métal », et si on touche aux pierres, ocre, du château d’El-Jafer, la peau aussitôt craquelle.

Pour se protéger de la chaleur, Lawrence se cachait sous un buisson, près du puits. L’arbuste est toujours là, chétif, mais est-ce le même ? Son bras replié lui servait d’oreiller. La large manche de sa robe de Bédouin, tirée sur sa tête, le gardait des mouches. Dans le désert, elles sont insatiables. Les yeux fermés, Thomas Edward n’écoute pas Aouda qui ne cesse de débiter des histoires « comme un moulin ». Il rêve. Tous les hommes font des songes. Les plus « dangereux » sont ceux qu’ils s’acharnent à réaliser. « Je voulais, écrit Lawrence dans Les Sept Piliers de la sagesse, bâtir une nouvelle nation, restaurer une influence perdue, donner à 20 millions de Sémites les fondations sur lesquelles édifier un palais. »

Avec sept cents cavaliers, Aouda, Lawrence et le chérif Nacer de Médine vont bientôt marcher sur Aqaba. La révolte arabe contre les Turcs, dont l’Empire ottoman, vieux de cinq cents ans, s’effondre, a été proclamée par le chérif Hussein, gardien de La Mecque, le 10 juin 1916, et les Alliés la soutiennent.

Une année s’est écoulée à faire sauter des trains, diriger des rezzous contre les garnisons turques, tuer, souffrir, douter, méditer aussi, à ciel ouvert, quand, la nuit dans le désert, il fait si froid. Lawrence a déjà parcouru plus de mille kilomètres à travers sables et caillasses. À dos de chameau. Les serpents de la vallée du Sirhan l’ont presque rendu fou. Le soleil aussi. Lorsque sa troupe d’irréguliers est parvenue à El-Jafer, les sept puits de l’oasis avaient été détruits par les Turcs. Les Ageyls, de jeunes citadins du Nedjed qui sont devenus méharistes, en ont réparé un. L’eau est saumâtre ou laiteuse, puante, mais qu’importe !

Dans la plaine de Jafer, si monotone mais d’une « étrange beauté », Ned, comme on l’appelait dans sa famille, n’a pas encore déchanté. Sa tête est un opéra, pleine de fracas et de légendes. De désirs aussi. Inavouables, honteux ou fulgurants. Sous le soleil, tout s’entremêle. Les chevaliers de la Table ronde et les croisés. Les sarrasins, les barons et les soudards. Comme Richard Cœur de Lion à Saint-Jean-d’Acre et Saladin devant Kerak, il va tailler dans les chairs, atteindre à la gloire, triompher ou mourir, exulter.

Nacer, dont « l’âme changeante et mortelle vieillissait plus vite que son corps », est un preux digne de Perceval. Aouda a beau être un incorrigible bavard, le cheikh est également un valeureux, et si Arthur revenait, assurément, il l’adouberait.

Pendant plusieurs étés Lawrence a vagabondé, à vélo, sur les routes de France pour préparer une thèse sur l’architecture médiévale. Mais dans le secret de son cœur il cherche les traces de ceux qui étaient partis en quête du Saint-Graal. Ou de l’absolu. Ce qui revient au même. Il ne veut pas qu’on le sache. Volontiers facétieux, il craint les moqueries.

Dans une sacoche qu’il arrime à la selle de sa chamelle de course – elle s’appelle Naama – , Ned trimbale Aristophane, un recueil de poésie et La Mort d’Arthur ; de Thomas Malory. Quand son cœur défaille, le plus souvent de dégoût parce que la réalité s’obstine à souiller ses rêves, il feuillette l’épopée et s’apaise. Mais à El-Jafer, il ne cherche plus le calice de Joseph d’Arimathie ou la tombe du roi Arthur, qui dort, peut-être, dans l’île d’Aval près de Pleumeur-Bodou. Il s’y est rendu. L’îlot est accessible à marée basse. C’est un lieu hanté. Comme la forêt de Brocéliande où repose Merlin le « faiseur de rois ».

Le désert aussi passe pour être le séjour des âmes mortes. Mais sous son buisson, près du puits d’Aouda, Lawrence, avant la prise d’Aqaba, est agité par une ambition plus terre à terre. Il veut devenir général comme Bonny (Napoléon), dont il a étudié toutes les batailles, et être anobli. Avant ses trente ans. Il va en avoir vingt-neuf. Le temps presse. Le temps ou l’envers du destin ?

Jamais Ned n’avouerait à Aouda ou à Nacer son souhait. À personne d’ailleurs. Nul ne peut comprendre les blessures d’un bâtard. Sinon Arthur puisque sa naissance aussi était illégitime. Et les chevaliers. Nombre d’entre eux ne retrouvaient ou ne découvraient leur véritable nom qu’après avoir subi mille épreuves et souffert mille morts.

C’est à l’âge de dix-sept ans que Ned a appris que ses parents formaient un couple adultérin. Son père, le baronnet Chapman, a quitté son épouse, surnommée « reine vinaigre », et ses quatre filles pour vivre avec leur gouvernante, Sarah Junner, qui elle-même était une « enfant du péché ». Cinq fils sont nés de leur liaison « coupable ». Ned est le puîné. Le plus intelligent. Le préféré de sa mère. Le plus tourmenté aussi sous ses airs d’étudiant hirsute et malicieux. Il cache ses peines. Il se travestit sans cesse. Il tente aussi de dompter son corps. Lawrence n’aime pas sa petite taille – il mesure 1,56 mètre – , ses cheveux blonds, son teint frais et ses yeux trop bleus qui reflètent le ciel. Un jour, en cour de récréation, il s’est cassé la jambe. Il attendra la fin des classes pour le signaler. « La douleur, écrit Lawrence, ne dure jamais assez longtemps pour guérir les maux de l’esprit. »

Installé près d’un ventilateur dans l’épicerie familiale d’El-Jafer, Lissa Abou Tayis éclate de rire. Ancien officier de l’armée jordanienne, il n’a aucun goût pour les préciosités occidentales. Encore un peu et il traiterait « El Orens » de décadent. Lissa, comme la plupart des membres de la famille Abou Tayis – ils sont près de quatre mille – , n’a pas une haute opinion de Lawrence. « C’était, dit-il, un officier anglais chargé de faire la liaison entre le général Allenby et l’émir Fayçal. Il avait également pour mission de faire sauter les trains du chemin de fer du Hedjaz. Il s’en acquittait courageusement, mais dans son livre il a exagéré son rôle, et le film de David Lean lui a aussi fait la part trop belle. »

El-Jafer est le bastion des Abou Tayis, qui représentent la branche maîtresse de la tribu des Houeitates. En djellaba et keffieh rouge, maigre, souple comme un oryx, Lissa a une allure de patricien du désert. Comme ses frères. Comme Najid Abou Tayis qui est le doyen du clan. Le grand-père de Najid, Mohammed el-Deilan, était le cousin du cheikh Aouda. Il a participé avec lui à la révolte arabe. « Mon grand-père, affirme Najid, se méfiait de Lawrence. Et il avait raison. Lawrence servait avant tout son pays et sa propre gloire. Les Arabes n’étaient que l’instrument de son ambition. Il les a trahis. Il connaissait l’existence des accords Sykes-Picot qui partageront le Proche-Orient en zones d’influence française et britannique. Et ce n’est pas lui mais Aouda qui a mené les troupes arabes à la victoire d’Aqaba. »

Un jour peut-être, les Abou Tayis restaureront le qasr d’Aouda pour en faire un musée. Il est à l’écart de la ville. Elle est plate et basse, orangée comme le sable qui l’assaille. Aujourd’hui, El-Jafer compte près de huit mille habitants, dont 90 pour cent sont des Houeitates. Ils ont essaimé dans l’armée, la politique, l’administration. Plusieurs Abou Tayis sont professeurs d’université, médecins ou avocats. D’autres sont restés fidèles à une vie de nomade. « Ils sont riches de trois mille têtes de bétail, explique Lissa, mais ils préfèrent vivre sous la tente, rester libres. Le désert est leur palais. »

À l’est d’El-Jafer, le désert s’étend jusqu’en Arabie Saoudite. À l’ouest, il monte à l’assaut des montagnes de Charâ qui redescendent, à pic, vers la plaine rouge de Goueira et le port d’Aqaba sur la mer Rouge. Au sud, le chemin de fer longe la route, récemment asphaltée. Un train de phosphate cahote sur les rails étroits. Lawrence avait pris goût aux attaques des convois turcs. Il se prenait alors, ne fût-ce qu’un court instant, pour Buffalo Bill, et il riait quand les Bédouins dévalisaient les wagons couchés sur le flanc. Il aimait aussi titiller Aouda parce qu’il prenait facilement la mouche. C’est à Batra, entre le col d’Aba el-Lissan et la gare de Ghadir el-Hadj, que le cheikh a chargé les Turcs avec ses chameliers, Lawrence sur ses talons. Mais Naama a trébuché et Ned est à terre. Il sera peut-être écrasé. Il fredonne : « Car, Seigneur, j’avais le libre choix de toutes tes fleurs mais j’ai choisi les tristes roses du monde… »

Les bruits du monde ne parviennent pas jusqu’à Batra. Et les morts, du passé ou du présent, forment un silencieux cortège. La nuit pourtant, dans le désert, les morts se font moins discrets. Ils murmurent. Parfois, Mordi, qui est guide à Wadi Rum, quitte les sentiers battus par les touristes et s’enfonce au loin, seul, pour entendre leur plainte. « Je ne pourrais pas vivre ailleurs que dans le désert, dit Mordi, il m’offre sa beauté et des milliers d’étoiles en cadeau. Je sais que des hommes continuent à mourir, pour rien. Je sais que d’autres vivent, en vain aussi. Mais dans le désert, ce n’est plus important. Tout s’estompe et je me sens souverain comme le sont les vrais rois. »

Mordi sait de toute éternité que les princes sont solitaires. Et les aventuriers aussi. Il ne se lamente pas sur leur sort. Chacun choisit sa voie. Les uns deviennent esclaves de leurs sens ou de leur propre cupidité. Les autres cherchent Dieu, un talisman ou la « vraie vie » qui est toujours ailleurs. Comme Lawrence. Un soir, Aouda Abou Tayis l’avait interrogé : « Pourquoi les Occidentaux veulent-ils toujours tout ? » Et Lawrence de répondre : « Nous voulons connaître le bout du monde. » Le cheikh tenait cette passion des au-delà pour une démence. Mordi ne sait pas si Lawrence était insane. Quand les touristes lui demandent, et ils le font presque tous, de les mener jusqu’à la « source de Lawrence », il s’exécute volontiers, et il leur montre aussi les « sept piliers de la sagesse », une falaise ravinée. Mordi est indulgent devant leur crédulité, leurs bermudas et les drôles de chapeaux dont ils s’affublent. Il devine que, s’ils viennent jusqu’au désert, c’est sans doute qu’eux-mêmes sont en quête d’une réponse aux questions qui n’en ont pas. Ou bien une seule. Toujours la même. Mordi croit qu’elle appartient à Dieu. Lawrence l’avait perdu. Les hommes, avec leurs « accrétions », et surtout sa propre mère, à psalmodier sans cesse des mea culpa, l’en avaient séparé. Il avait aussi lu Nietzsche.

« Mon nom est légion »

Un jour, Thomas Edward Lawrence écrira : « Je déteste l’Orient. » Il l’a aimé. Comme un enfant « amoureux de cartes et d’estampes ». Comme un fou ou un visionnaire. Son imagination s’est enflammée en 1904. Il avait seize ans et dévorait tous les livres. Il fréquentait aussi l’Ashmolean Muséum d’Oxford où ses parents s’étaient établis depuis 1896pour donner une solide instruction à leurs cinq fils. Ned, comme on le surnomme, est le plus doué. Lorsqu’il découvre les rives de la Méditerranée, au cours d’une de ses randonnées, en vélo, à travers la France, il est exalté : « J’ai senti, affirme-t-il, que j’avais atteint la voie du Sud et le glorieux Orient tout entier ! » L’étudiant oxonien n’a plus qu’un désir. Partir. Marcher sur les traces de Saladin et d’Ibrahim Pacha. Devenir une « sublimation d’Aladin, le chevalier des Mille et Une Nuits ». Dans les déserts de haute solitude – ils constituent les trois quarts du royaume jordanien – Lawrence rêvera de construire une nouvelle nation sur les ruines des empires qui se sont effondrés. Il consacrera près de dix années de sa vie au Proche-Orient. Pour en revenir le cœur calciné et le corps avili. Il se voulait « un de ces Seigneurs dont on attend la venue ». Usera apostat de ses propres passions. Elles n’étaient que faux-semblant. Lui-même aurait échoué devant l’inaccessible : « Il y a quelque part un absolu, il n’y a que cela qui compte : et je n’arrive pas à le trouver. »

 

En ce temps-là, il n’y avait pas d’États constitués. La Syrie, le Liban, l’Iraq, la Jordanie, Israël et les Territoires palestiniens étaient des possessions de l’Empire ottoman. Les Turcs avaient eux-mêmes succédé aux Mamelouks, aux Croisés, aux Fatimides, aux Seldjoukides, aux Abassides, aux Omeyyades, à Byzance et Rome, aux Babyloniens, aux Assyriens, aux Hittites. La « densité de l’Orient » dont parle Emst Jünger tient sans doute à cette succession de civilisations avec leurs dieux et des rois qui construisaient des palais sur le sable.

Quand Lawrence découvre les châteaux d’El-Amra et Azrak, au sud du Djebel druze, la révolte arabe contre les Turcs dure déjà depuis un an. Elle a été lancée le 10 juin 1916 par le chérif Hussein de La Mecque, et le 6 juillet 1917 les Bédouins ont pris Aqaba sur la mer Rouge. Thomas Edward est allé en informer au Caire le général Allenby qui commande les forces alliées. Lawrence a appris en Egypte le contenu exact des accords Sykes-Picot dont il ne connaissait auparavant que l’existence. Le Proche-Orient sera divisé en zones d’influence entre la France et la Grande-Bretagne, en cas de victoire. Ned n’est « pas assez idiot » pour ne pas comprendre que les promesses faites aux Arabes ne seront pas tenues. Il s’inquiète également de la déclaration Balfour qui promet de créer en Palestine un « foyer national juif ». Lawrence se sent « félon ». Il se voulait « sauveur ». Il se voit contraint de jouer le rôle de Judas. Renoncer ?

Pour servir l’Angleterre, qui est pour lui une « entité », mais aussi parce qu’il se dit que si les Arabes entrent les premiers à Damas, les Alliés ne pourront ignorer leurs revendications, Lawrence décide d’aller jusqu’au bout de l’aventure. Elle vient de le conduire devant El-Amra.

C’est un pavillon de chasse, sans doute construit entre 707 et 715 par le calife omeyyade Whalid Ier. Lawrence s’installe dans le vestibule qui donne sur la salle du trône. Les murs et les plafonds du qasr sont décorés de fresques. Elles ont été nettoyées, récemment, par l’Institut français d’archéologie du Proche-Orient sous l’égide de l’Unesco, mais, au mois de novembre 1917, Thomas Edward a du mal à les déchiffrer. Le visage du roi ressemble étrangement au Christ des icônes byzantines. Toutes sortes de personnages, artisans, artistes et odalisques, ornent les murs. Il distingue aussi les signes du zodiaque et des scènes mythologiques grecques. Les califes venaient sans doute dans ce pavillon pour y vivre des plaisirs coupables, loin des religieux austères de La Mecque.

Allongé, le corps martyrisé par les puces et les punaises, Lawrence évoque les premiers rois bergers de Ghassan et Hira. Ce sont des royaumes engloutis. Leurs princes aimaient l’amour, le vin, les femmes et les poèmes du désert qui racontaient, sur le mode épique, leurs guerres. Ned songe déjà à raconter la sienne. Tous les jours il prend des notes, et tient régulièrement son journal de bord. La révolte arabe est entrée depuis la prise d’Aqaba dans une nouvelle phase. Les troupes de l’émir Fayçal, troisième fils du chérif Hussein, forment l’aile droite des forces alliées qui montent vers Jérusalem. Elles doivent faciliter leur progression vers Damas. Lawrence se dirige précisément vers Azrak pour y établir son QG et, depuis l’oasis, prêcher la cause arabe à toutes les tribus du Nord. Il veut également se rendre dans les environs de Deraa, de l’autre côté de la rivière Yarmouk, pour repérer le terrain.

Un car de touristes s’est arrêté devant le « château bleu » d’Azrak. Les gardiens druzes montrent complaisamment les lourdes portes de basalte et la pièce qu’occupait Lawrence au premier étage du donjon sud. Elle est sombre. Le sol est dallé, le plafond brûlé. Dans Les Sept Piliers de la sagesse, Lawrence raconte qu’elle était étouffante en été, glaciale en hiver et la plupart du temps humide. Le soir, avant de s’endormir, Ned songeait peut-être à Dinard où il a vécu enfant dans le Chalet des vallons. Il était revenu plusieurs fois en Bretagne, adolescent. Il aimait en particulier se baigner dans une crique à Saint-Enogat, près de la grotte de la Goule aux fées, et puis rester pendant des heures, seul, dans la vieille église de Saint-Lunaire à regarder les gisants de pierre. Il leur parlait par-delà la mort. Lawrence ne la craint pas. Il ne cherche pas non plus à la défier ou anticiper sur son destin. Il veut atteindre à l’absolu ou à la paix, de son vivant. Pourtant il risque sa vie sans barguigner. Il ne compte plus ses blessures, et son corps est couvert de cicatrices. Son véritable adversaire n’est pas la Camarde mais l’ennui. Et l’angoisse. Elle le ronge, le pousse à l’action. Elle l’entraîne toujours plus loin, vers la rivière Yarmouk par exemple. Elle tombe dans le Jourdain non loin du lac de Tibériade. Lawrence veut faire sauter le pont de Tell d-Chehab, « une splendeur à détruire » qui enjambe la rivière au fond de ses gorges. Il part en opération avec une centaine d’hommes. Mais le raid échouera et Lawrence ne reviendra à Azrak que pour repartir vers Deraa. Il y va seul avec Talal el-Hareidhin, cheikh de Tafas. « C’était un hors-la-loi célèbre dont la tête était mise à prix. » Celle de Lawrence également, et il dispose d’une garde personnelle dont le chef est un voleur, dans la tradition des Mille et Une Nuits.

C’est à Azrak, dans la chambre de Lawrence, qu’il faut relire les pages des Sept Piliers de la sagesse où il raconte son équipée à Deraa, son arrestation par les Turcs, la flagellation et le viol qu’ils lui infligent. À plusieurs reprises Thomas Edward songe à brûler ce passage. Il ne reparlera de Deraa que dans quatre de ses lettres, dont deux sont adressées à Charlotte Shaw, la femme du dramaturge George Bernard Shaw. « Par crainte d’être démoli, affirme Lawrence, ou plutôt pour interrompre cinq minutes une épreuve d’une souffrance qui me rendait fou, j’ai abandonné le seul bien que nous possédions en venant au monde, notre intégrité physique […] Cela pèsera sur moi tant que je vivrai et après, s’il y a survie de notre personnalité. Songez donc à l’errance parmi les bons fantômes d’outre-tombe qui crient : Impur ! Impur ! »

Dans l’« insondable silence d’Azrak », le visage contre les dalles du sol, Lawrence, qui vient de s’échapper de Deraa, est brisé. Physiquement. Moralement. La « citadelle de son intégrité » est perdue à jamais. Et aucun royaume ne sera reconstruit. Aucun empire ne revivra. Il est malade, écœuré aussi par les visiteurs qui affluent à Azrak, des citadins du Nord, des « boutiquiers byzantins » qui l’appellent Prince, Bey, Seigneur et Libérateur. Il fuit. Vers le sud. Le soleil pour être ébloui. La mer Rouge et Aqaba.

Bibliothécaire de la ville, Abdullah Manzalaoui a écrit un livre sur les tribus d’Aqaba. « En 1914, raconte-t-il, le port ne comptait que trois cent cinquante à quatre cents habitants et une centaine de maisons. La plupart avaient été détruites par les bombardements des Alliés qui n’ont jamais pu se rendre maîtres de la ville avant la révolte arabe. » Près de quatre-vingt-dix mille personnes vivent aujourd’hui à Aqaba. Le port est devenu depuis le 17 mai dernier une zone économique spéciale afin d’attirer les investissements étrangers. Héritier de la dynastie des Hachémites, le jeune roi Abdallah II plaide pour son pays qui est un « facteur de stabilité » dans la région. De l’autre côté d’Aqaba, on voit Eilat. Plus loin, c’est Taba et l’Egypte. La Jordanie et l’Egypte sont les seuls pays à maintenir des relations diplomatiques avec Israël.

Les échos de l’intifada al-Aqsa – elle a commencé le 29 septembre 2000 et a fait près de six cents morts, Palestiniens, Israéliens et Arabes israéliens – ne parviennent pas jusqu’à Aqaba, mais pour Abdallah Manzalaoui, la « guerre des pierres » était inscrite dans les accords Sykes-Picot et la déclaration Balfour. Il saute allègrement les décennies. L’Histoire pour lui est une ligne droite. Lawrence ne croyait pas à la « simplicité ». Des Arabes, il disait : « C’est un peuple à l’esprit dogmatique qui méprisait le doute, notre moderne couronne d’épines. » Il leur enviait cette faculté de voir les choses en noir et blanc. Mais il avait beau s’habiller comme eux, il n’est jamais parvenu à devenir leur semblable. Et eux-mêmes ne le reconnaissent pas pour héros. On ne trouve nulle trace de Lawrence à Azrak ou Aqaba. Dans l’oasis du Nord, le moukhtar (notable) des Druzes hausse les épaules quand on lui parle de lui. Il préfère conter les exploits du sultan de sa communauté, Hussein el-Atrach, ou bien le temps où Azrak était un « paradis » avec des poissons dans les étangs et des milliers d’oiseaux migrateurs.

L’alimentation en eau d’Amman et d’Irbid depuis les années 1980 a desséché les points d’eau, et il n’y a plus d’oiseaux, plus de gibier non plus autour de l’oasis. « Quand j’étais jeune, raconte le Moukhtar druze, il suffisait de partir pendant deux heures à la chasse pour nourrir durant toute la semaine sa famille. »

À Aqaba, seul un magasin d’électroménager porte le nom de Lawrence. Le château, construit par les Mamelouks, arbore les armes de l’émir Fayçal, qui deviendra roi d’Iraq, tandis que son frère, l’émir Abdallah, sera souverain de Transjordanie, mais aucun objet dans ce lieu, transformé en musée, ne rappelle Lawrence qui avait bataillé en 1921 à la conférence du Caire pour asseoir les deux princes sur un trône.

Jadis, le long de la plage d’Aqaba, Lawrence passait en revue ses troupes en djellaba de soie blanche. Elle volait au vent mauvais qui parfois souffle d’Arabie Saoudite. En 1924, le chérif Hussein de La Mecque a été chassé des Lieux saints par les Saoud. Cette année-là, Lawrence, devenu simple soldat, met au point la quatrième et dernière version des Sept Piliers de la sagesse. Son ultime tentative pour atteindre à l’absolu.

La lutte avec l’Ange

L’homme vit davantage de légende que d’histoire. Celle de Thomas Edward Lawrence, né en 1888, l’année où Gauguin peint Le Christ jaune, fascine parce qu’elle raconte un très vieux combat : la lutte avec l’Ange. Pour Lawrence, comme pour Jacob, le duel se déroule au Proche-Orient. Il oppose la matière à l’esprit, la chair à l’âme, l’homme au divin. Mystique mais agnostique, religieux au sens où l’entendait Malraux, c’est-à-dire habité par l’angoisse propre à la condition humaine, Lawrence a cherché dans l’action, puis dans l’écriture, l’accomplissement de son être. Un achèvement. Il est contemporain de Léon Bloy – Le Pèlerin de l’absolu est publié en 1914 – mais aussi de Picasso dont Les Demoiselles d’Avignon datent de 1907. Comment s’accommoder de la dislocation des valeurs anciennes quand on voudrait faire revivre l’idéal chevaleresque, ou du moins y croire encore l Lawrence n’est pas un homme complaisant. Ni pour lui même ni pour autres. Au faîte de la gloire, il en perçoit toute la vanité. Il en a d’autant plus honte qu’elle le séduit. Il se retirera de la scène en devenant simple soldat dans la Royal Air Force, mais à quoi bon se cacher si nul ne vous reconnaît ? « Mon nom, dira-t-il, est légion. » Il portera celui qu’a adopté son père, Lawrence, puis il sera tour à tour Ross et Shaw. En réalité il continue à avancer masqué. Parce qu’il hait son moi. Il a surtout peur d’être lui-même. Un humain, trop humain.

 

Ils ont fait du trekking sur les traces de Lawrence d’Arabie dans le désert de Wadi Rum et retrouvent pour déjeuner sous la tente d’autres touristes qui ont escaladé les murailles rouge et or de Petra afin d’atteindre au haut lieu du sacrifice des Nabatéens.

Ils sont épuisés, ivres de beauté minérale. Farauds aussi. N’ont-ils pas affronté la chaleur – il fait 43 à l’ombre – , le soleil qui par moments fait perdre la boule, et des trombes de sable ? Elles tourbillonnent au hasard des vents. Le désert oblige toujours à repousser ses propres limites. Il met les hommes à nu. Lawrence l’a expérimenté.

Toutes les agences de voyages ou presque, qui incluent la Jordanie dans leur programme, proposent un itinéraire « Lawrence d’Arabie ». Thomas Edward est un argument de vente, une véritable enseigne publicitaire. Il l’était déjà de son vivant. Le moindre article ou livre relatant les aventures du « roi sans couronne » assurait le succès à son auteur.

En Jordanie, Ned a traversé la vallée d’Araba, la route des Rois, Kerak, Chobek, Tafileh, Wadi Rum, Petra et les déserts de l’Est pendant la révolte arabe. On peut partir en quête du « prince des sables » dans un de ces vieux trains en bois que Lawrence faisait sauter avec, en prime, une attaque menée par des Bédouins méharistes. On peut également participer à un raid à dos de chameau ou, plus confortablement, en Jeep depuis Wadi Rum jusqu’à Azrak en passant par les oasis de Jafer et Bair. Ou encore s’attarder devant les châteaux des croisés de Kerak et de Montréal, séparés de la ville de Tafileh par la vallée de l’Hesa. C’est là que Lawrence a livré sa seule bataille rangée en s’inspirant des stratèges dont il avait lu tous les manuels.

La Jordanie se prête à une autre façon de voyager qui est de plus en plus en vogue. Il s’agit de partir à la recherche d’un homme, d’un peuple, d’une civilisation ou d’un empire. Lawrence est le meilleur des compagnons d’aventure. À condition d’emporter avec soi Les Sept Piliers de la sagesse. Il y parle d’endurance, de douleur, de fatigue, d’écœurement aussi quand, sale, à bout, on se demande pourquoi on n’est pas resté « plein d’usage et raison » au coin d’un feu, dans une suave province. Mais Lawrence est contraint à ne pas se contenter d’une vie « de première main ». Il ouvre des meurtrières, étroites, sur une recherche. Fatalement spirituelle.

On ne devrait pas aller au désert comme on se rend à la plage, avec un seau et des pelles pour les enfants, un parasol, des crèmes grasses. Le désert, comme l’océan, oblige. Nul ne le savait mieux que Lawrence dont les plus belles pages, peut-être, décrivent Wadi Rum et le promontoire de Catterwater, près de Plymouth, en Angleterre, quand la mer se déchaîne.

« Incorrigible faiseur de phrases », Lawrence affirme que toute son existence il n’a eu qu’un seul désir : « Pouvoir m’exprimer sous une forme imaginative. » Il écrit beaucoup. À ses amis, à sa famille. Parfois il recommence trois fois de suite une lettre. Et il tient un journal intime. Dans sa jeunesse, Thomas Edward a trouvé un titre qui le fascine : Les Sept Piliers de la sagesse. Il l’a découvert, comme une illumination, dans les Proverbes de la Bible : « La sagesse a bâti sa maison. Elle a taillé ses sept piliers. »

Pour commencer, Lawrence songe à écrire une histoire des croisades. Il avait lu, en français, Froissart, Villehardouin et Joinville. Puis il pense à raconter l’époque où a vécu Jésus-Christ dont la « musique » continue à le hanter bien qu’il se soit éloigné de la religion dans laquelle ses parents l’ont éduqué. À Oxford il a même donné des cours de catéchisme. Jusqu’à la fin de sa vie, Thomas Edward restera marqué par les notions de péché originel, de faute à racheter et de rédemption. Après son périple, en 1909, à travers la Syrie et la Palestine, Lawrence entame un récit qui se situe dans sept villes d’Orient, mais en 1912 il brûlera le manuscrit.

Écrire c’est quoi ? Lawrence veut créer un « solo ». C’est-à-dire un livre absolu. Lui-même à Oxford s’est plongé dans les cinquante mille volumes de la bibliothèque à raison de six tomes par jour. Dans le désert, lorsque le terrain n’est pas trop accidenté, il lit sur son chameau.

Dans les anciens châteaux des Omeyyades ou sous le toit percé d’une bicoque pleine de vermine, il lit encore et toujours. Sa mémoire aussi est phénoménale. Et il connaît des milliers de vers par cœur. Il se les récite. Il s’interroge également sur ses capacités. Lawrence sait qu’il a du talent, « un don des dieux », mais peut-il atteindre au « génie », ce je-ne-sais-quoi qui « va de l’avant dans sa propre lumière » ? Dans une lettre adressée à Ezra Pound, qui a commencé les Cantos, Lawrence se moque de lui-même : « Je suis académique, idyllique, romantique. »

Les Bédouins de Wadi Rum ne s’intéressent pas à l’« art total ». Ils ont sorti cithares, tambour et tambourins pour divertir les touristes du désert qui dévorent à belles dents des mezze (hors-d’œuvre) et un mansaf (agneau au riz à la sauce yaourt). Deux jeunes filles, très vite, se laissent entraîner par le rythme et dansent, pieds nus, sur le sable. Il a été parsemé de granulés jaunes, qui en principe éloignent les mouches cannibales. Le campement, écrasé de soleil sous une falaise de ravines, retentit de chansons frivoles. On fredonne « Chérie je t’aime, chérie je t’adore » tandis qu’au loin un chameau blatère tout seul dans le Badia (désert du Sud jordanien). Il appartient à Ali.

Ali et Salem étaient très jeunes quand David Lean est venu tourner Lawrence d’Arabie en Jordanie. L’armée du désert, qui occupe un fortin à Wadi Rum, est venue encourager les Bédouins du village de Disi à faire de la figuration. Ali et Salem ont joué les chameliers. Il n’ont eu aucun contact avec les vedettes, Peter O’Toole, Omar Sharif ou Anthony Quinn qui avait endossé la djellaba du cheikh Aouda Abou Tayis. Le tournage a duré plus d’un an. Il s’est déroulé pour l’essentiel du côté de Khazali, où on trouve des inscriptions nabatéennes, près de la source al-Shellabah qu’on appelle le puits de Lawrence, et plus loin dans le Badia, vers El-Jafer, Chahm et Medaoura. Le film sera un chef-d’œuvre. Ali et Salem ne s’en rendent pas compte. Ils reprochent au réalisateur d’avoir montré le cheikh Aouda menaçant avec son sabre un avion. « Les Bédouins, disent-ils, ne sont pas des primitifs. »

À Disi, les fils d’un autre cheikh, Jlayel, chef de la tribu des Zoueidas, maintiennent le musée de leur père. Il était passionné d’archéologie, comme Lawrence, de minéralogie et d’agriculture expérimentale. Sur des étagères de fortune, on peut voir des cornes d’oryx, des pierres taillées, des armes anciennes et un fusil offert au cheikh Jlayel par le roi Hussein de Jordanie qui était venu le voir. Abd el-Kader Jlayel désigne la pièce où le souverain hachémite tenait conseil avec son père. Plusieurs photos jaunies ornent les murs. Sur l’une d’elles on voit Peter O’Toole, en keffieh, avec le cheikh Jlayel. Par-delà des tamaris et des oliviers, Abd el-Kader aime entraîner ses visiteurs vers une falaise jaune. Deux visages ont été évidés dans le grès. Celui de l’émir Abdallah qui deviendra le premier souverain de Transjordanie et celui de Lawrence qui, étrangement, grimace. Au-dessous, une date : 1918. La sculpture est peut-être postérieure mais qu’importe. Abd el-Kader offre une carte postale sur laquelle son père regarde les deux visages. Il était un découvreur d’inscriptions dans le désert de Wadi Rum. Il ne cessait de le parcourir car il était amoureux de ses montagnes qui se dressent comme autant de forteresses ou de cathédrales.

Au coucher du soleil, elles s’embrasent. En parlant de Wadi Rum, Lawrence disait que « les paysages dans les rêves d’enfance ont cette ampleur et ce silence ». Il se promettait d’y revenir après la guerre pour comprendre. Mais quoi ? Dans son journal intime il notait des mots : balustres, colonnes, absides, frises, cassures. Plus tard il en fera des arabesques pour tenter de restituer sur le papier les émotions suscitées par le contraste, foudroyant, entre le « sable rose, gai, délicat » et la brutalité des parois rocheuses coiffées de dômes byzantins. Lui-même est ambigu. Son allure est celle d’un collégien. Il fait des blagues, raconte des histoires qui se veulent drôles, mais son cœur est plein d’aspérités. Son œuvre aussi est à la fois rugueuse et veloutée. Elle distille un filtre. Ou peut-être un poison secret. Il faut s’en abreuver dans le désert jusqu’à ressentir la même nostalgie que Lawrence éprouvait sous le soleil pour les ciels maussades de Grande-Bretagne. Il rêvait de brume, d’un fauteuil, d’un appui-livre. Il imaginait peut-être la maison qu’il achèterait à son retour au pays. Il voyait en songe un chalet avec des lauriers-roses autour. Un havre. Une thébaïde. Son propre monastère. Sans mobilier. À quoi sert un lit quand on peut dormir par terre ? Lawrence se voit déjà, tel Jason « ayant ensablé Argo », poser son fardeau trop lourd sur le sol. Dans le Dorset. Il fera des courses en moto. Il finira peut-être par trouver la paix dans le fatalisme. En attendant, il « homérise » parce qu’il ne peut pas faire autrement face à Kerak en pensant à ce gredin de Renaud de Châtillon et à Saladin qui lui a coupé la tête. Les Turcs sont ses moulins à vent. À la tête d’une armée bigarrée, il fonce vers Damas. Bientôt il en sera le gouverneur de facto. Mais le pouvoir… Il sent qu’il va y succomber. Ce n’est pas arthurien d’aimer exercer une autorité sur plus faible que soi. Alors il veut devenir veilleur de nuit, portier ou gardien de phare. Moine sans obédience. Ascète pour ne plus jamais rien désirer. Et surtout pas un corps. Il a sans doute aimé celui de Dahoum, un jeune ânier syrien. Il lui a dédié Les Sept Piliers de la sagesse.

 

À LIRE

Robert Graves, Lawrence et les Arabes, Payot.

Winston Churchill, Les Grands Contemporains, Gallimard.

Benoist-Méchin, Lawrence ou le rêve fracassé, Perrin.

Lowell Thomas, La Campagne du colonel Lawrence, Payot.

Philip Knighdey et Colin Simpson, Les Vies secrètes de Lawrence d’Arabie, Robert Laffont.

Maurice Larès, T. E. Lawrence, la France et les Français, Imprimerie nationale.