« C’est une ville debout »
Dans son roman Voyage au bout de la nuit10, Louis-Ferdinand Destouches, qui ne s’appelle pas encore Céline, consacre une vingtaine de pages à son voyage aux États-Unis. Ces pages peu connues restent pourtant majeures dans son œuvre. Non seulement elles appartiennent aux épisodes singuliers de la vie de Céline (Céline à Londres, sa liaison avec Mata Hari, Céline à Hollywood : on croit rêver…) mais surtout elles rendent compte d’un choc. Choc de la ville et des architectures contemporaines, choc des nouvelles méthodes de travail (l’épisode Ford à Détroit). Sans compter les secousses telluriques provoquées sur Vauteur par la femme américaine. « Vivent les Américaines qui méprisent les hommes, écrira-t-il plus tard, moi, ça ne me gène pas. » Mais commençons par un grand moment, l’arrivée à New York. Céline s’apprête alors à ramasser en pleine figure ce qui va encore accélérer sa vie, l’enthousiasmer, le blesser.
New York et Louis-Ferdinand Céline ? Il ne manquait plus que ça ! Sa vie avait été éventrée, bouleversée, crucifiée. Il avait tenté en vain de calmer le jeu en épousant provincialement la fille d’un médecin de Rennes, Édith Follet. Mais le jeune docteur Louis-Ferdinand Destouches était bien cet homme précipité. « L’homme pressé ? s’interroge le célinien Frédéric Vitoux dans son bureau boisé de l’île Saint-Louis, mais c’est lui ! Il ne tenait pas en place. Il fallait le voir s’impatienter à table. Mais regardez-les bouffer, disait-il, […] ils mangent trop. Même au cinéma, il s’agaçait des lenteurs, il partait toujours avant la fin, il avait déjà compris. »
Aussi, lorsque se présente l’opportunité de rentrer à la Société des nations par le biais de la fondation Rockefeller et le bureau d’hygiène, le jeune médecin met les bouchées doubles. Céline a trente ans. Son énergie, sa vision sociale de la médecine, ses facilités (il parlait couramment anglais et allemand) aident bien les choses. Son supérieur et protecteur Ludwig Rajchman lui dégage la route, estompe les vicissitudes administratives, et, le 9 août 1924, Céline reçoit sa lettre de contrat temporaire pour deux ans. But de la mission ? Accompagner huit médecins sud-américains à travers l’Amérique du Nord et divers pays d’Europe pour étudier l’hygiène et la médecine du travail.
Le 14 février 1925, Céline embarque à Cherbourg sur le Minnetonka.
Il est tellement chamboulé qu’il part en oubliant tout. À Genève, Rajchman veille. Il câble : « Je n’ai été nullement surpris d’apprendre que vous aviez laissé à la Résidence certaines parties essentielles de votre garde-robe, mais je ne croyais pas que vous auriez oublié l’adresse de la Banque où votre fortune devait être déposée […]. Envoyez-nous donc un long câblogramme contenant tous les divers oublis que vous avez dû classer dans un fichier de poche. »
En fait, Céline piaffe, fonce, trop impatient. Il est devant et ne souhaite plus se retourner. Rien ne semble l’arrêter. Il faudrait une montagne. Ce sera un choc : voici New York qui se dresse.
« Raide à faire
peur »
Pour une surprise, c’en fut une. À
travers la brume, c’était tellement étonnant ce qu’on découvrait
soudain que nous refusâmes d’abord d’y croire, et puis tout de même
quand nous fûmes en plein devant les choses, tout galérien qu’on
était on s’est mis à bien rigoler, en voyant ça, droit devant
nous…
Figurez-vous qu’elle était debout leur ville, absolument droite.
New York c’est une ville debout. On en avait déjà vu nous des
villes bien sûr, et des belles encore, et des ports et des fameux
même. Mais chez nous, n’est-ce pas, elles sont couchées les villes,
au bord de la mer ou sur les fleuves, elles s’allongent sur le
paysage, elles attendent le voyageur, tandis que celle-là,
l’Américaine, elle ne se pâmait pas, non, elle se tenait bien
raide, là, pas baisante du tout, raide à faire peur.
Voyage au bout de la nuit
Aujourd’hui, l’arrivée par la mer est devenue un authentique luxe. Celui du temps (le dernier), car il en faut : huit jours du Havre (ce n’est quand même pas la mer à boire). Pour les autres, régime ordinaire. L’avion, ses sept heures de vol pour 5 850 kilomètres. Autant dire le micro-ondes. La boîte en plastique. Les hublots comme des amibes, des feuilles de classeur perforées. Le coton hydrophile des nuages. L’hôtesse de l’air conte des choses étranges. Elle demande que tous ceux qui ont été en contact avec des « bisons, lamas, cerfs, ours… » aient l’obligeance de le signaler. Pendant ce temps, la carlingue se dépose comme un tampon de douanier.
Les premières images d’Amérique, c’est ce camionneur qui enfile un gilet jaune. Ses bras forment un Y. Ce sont les pistes comme un entrepôt géant d’autoroutes, une république de terre-pleins interchangeables (Milan Linate, Bordeaux Mérignac, Moscou Cheremetovo, Tokyo Narita), BA, A3, A4… des lettres d’alphabet balisent l’horizon. On se croirait au-dessus d’une photocopieuse.
Les premiers sons, c’est la musique savonnée, suçotée par la carlingue, une sorte d’hymne céleste, la fin d’un feuilleton TV lacrymal : la grand-mère alcoolique vient de retrouver le code de son immeuble. Les premiers sons, c’est la basse immense sortie de la sono de ce taxi hindou.
Pendant ce temps-là, la ville rampe. Ça, on ne peut pas dire qu’elle soit debout. Elle gît, grise et sale. Elle veut rien savoir. Et puis, ça vient, ça s’arrange. Les routes vous avalent comme une gélule dans l’œsophage. Un immeuble se dresse et porte du bout des bras un écran publicitaire. Il commence à faire ville. Des ponts, du câble, du chien. Le profil de la ville s’agite comme les curseurs d’une table de mixage. Ça démarre enfin, il fait New York.
Mais il y a mieux à faire. Effacer tout ça. Filer vite fait à Manhattan, Battery Park South Ferry. Prendre le bateau, ne pas se retourner. Se boucher les oreilles. Fermer toutes les écoutilles. Attendre le retour. Et là débute la magie d’aborder une ville par la mer. À ras. Rio, Sydney, Naples… Les prendre par la dévotion, laisser venir, interminablement.
Prendre le ferry, c’est également retrouver « le Voyage », comme disent les céliniens (secte Carnivore). Certes, en 1925, Louis Destouches passe directement de son steamer à la douane. Bardamu, le personnage clé du roman, se paie la totale. La quarantaine comme tout le monde à Ellis Island : douze millions de personnes passèrent par cette usine à fabriquer des Américains. On y inspectait le fond des yeux et celui des poches. Vingt-neuf questions étaient posées à ces malheureux catapultés par la misère. On se retrouvait avec un nom flambant neuf comme ce vieux Juif russe à qui on conseilla de répondre Rockefeller. Il se le répéta plusieurs fois, mais lorsque vint son tour, l’émotion fut trop forte devant l’officier d’état civil. Il répondit en yiddish Schon vergessen (« j’ai déjà oublié »). Ce qui fut implacablement transposé en John Fergusson.
Pour Bardamu, c’est la même trouille.
« Pour un miteux, il n’est jamais commode de débarquer nulle part, mais pour un galérien c’est encore bien pire, surtout que les gens d’Amérique n’aiment pas du tout les galériens qui viennent d’Europe. C’est tous des anarchistes qu’ils disent. Ils ne veulent recevoir chez eux en somme que les curieux qui leur apportent du pognon, parce que tous les argents d’Europe, c’est des fils à Dollar. »
Aujourd’hui, les traces ont été ripolinées de près, le souvenir manucuré. Un musée vitrifie ces visages poncés de stupéfaction. Malgré les foules oisives cahotant désenchantées, faussement graves mais somptueusement ennuyées, Ellis Island rejoint la cohorte des lieux blessés comme l’île de Gorée. Malgré l’extinction des feux, le centre d’immigration venait juste de fermer lorsque Céline fit son premier voyage, ce bel édifice de style beaux-arts en brique et pierre de calcaire transpire encore sous sa carapace. Il avance voûté sous le poids, perclus de souvenirs. Il y a peu encore, il était dans un pathétique abandon que filma Robert Bober avec la complicité de Georges Perec (1979). On y voit des salles abandonnées, un vieux fauteuil à roulettes, des flaques d’eau : les écailles du silence. Les traces ? Aujourd’hui, ténues. Mais la magie se tient là, c’est le texte de Céline. C’est le début de ces swings obsédants, rythmés de points de suspension, ces montées en adrénaline. Paul Morand était passé par cette phase musicale précisément dans son texte sur New York (1930). « Il ne faut pas oublier, écrit Céline, que Paul Morand est le premier de nos écrivains qui ait jazzé la langue française. Ce n’est pas un émotif comme moi, mais un authentique orfèvre de la langue. Je le reconnais comme mon maître. »
« On en a donc rigolé comme des cornichons. Ça fait drôle forcément, une ville bâtie tout en raideur. Mais on n’en pouvait rigoler nous, du spectacle qu’à partir du cou, à cause du froid qui venait du large pendant ce temps-là à travers une grosse brume grise et rose, et rapide et piquante à l’assaut de nos pantalons et des crevasses de cette muraille, les rues de la ville, où les nuages s’engouffraient aussi à la charge du vent.
Notre galère tenait son mince sillon juste au ras des jetées, là où venait finir une eau caca, toute barbotante d’une kyrielle de petits bachots et remorqueurs avides et cornards. »
Les traces de Céline à New York ne demandent paradoxalement pas de pèlerinage, de collecter les petits cailloux blancs. Voilà la première leçon. Le roman n’a plus de réalité, si peu. Seule issue : rentrer en obsession, de vie (la sienne autant que possible), celle du Voyage. « Notre voyage, écrit Céline en exergue, est entièrement imaginaire. Voilà sa force. »
Les temps modernes
Après le choc de New York (« Figurez-vous quelle était debout leur ville, absolument droite »), Louis-Ferdinand Céline poursuit son Voyage au bout de la nuit dans la ville de Détroit. Il profite de la visite des usines Ford pour dresser un rapport très complet sur l’hygiène et les conditions de travail à l’attention de la Société des nations qui l’avait envoyé faire ce voyage en Amérique du Nord. Céline restera marqué par cette rapide visite, et, au-delà des contradictions entre ses rapports et le texte du roman, c’est toute la noirceur de l’auteur qui emporte le texte, entre rire et pathos. Nous sommes en 1925.
« “Out ! Out ! Out ! Out ! Sale cochon !…
« “Embrassez-moi quand même Lola. Voyons !… On n’est pas fâchés !” proposai-je pour savoir jusqu’où je pouvais la dégoûter. Elle a alors sorti un revolver d’un tiroir et pas pour rire. L’escalier m’a suffi, j’ai même pas appelé l’ascenseur.
« Ça m’a redonné quand même le goût du travail et plein de courage cette solide engueulade. Dès le lendemain j’ai pris le train pour Détroit où, m’assurait-on, l’embauche était facile dans maints petits boulots pas trop prenants et bien payés. »
Detroit ce matin a froid. Le Detroit News a le bourdon. « Gardez ce journal, écrit Margarita Bauza, et mettez-le au-dessus de votre tête, il va encore pleuvoir et aujourd’hui, et demain et après-demain. » Deux jours de soleil en trente-cinq jours, c’est idéal pour rendre la ville encore plus cafardeuse. Des steppes d’autoroutes larges comme des lacs, la Motor City s’étale comme un flan, molle et fatiguée ; grise et aplatie. Pas même la force d’élever d’un étage, architecture de prairie, mince, sans nerf.
Détroit avait plus de jus lorsque Céline arrive en délégation pour visiter l’usine Ford. Il y reste deux jours (les 5 et 6 mai 1925). Du reste le voyage est fou : visite, réceptions, les médecins n’arrêtent pas, ils vont même au fossé en Louisiane après cinq cents kilomètres de route. « À peine nous avait-on ramassés dans une voiture de secours que cette même voiture était tamponnée par une autre voiture et projetée sur un trottoir […]. Tous ces gens n’ont aucun bon sens. Je ne comprends pas que Washington ait donné son approbation à un programme aussi ridicule et frénétique. »
Deux jours d’accord, mais quelle secousse. Céline adresse un long rapport sur l’organisation sanitaire des usines Ford. Il décrit méticuleusement les recettes du « tzar de la voiture a bon marché » : « Tout n’est point uniquement question de bénéfices réalisés dans l’affaire et c’est là son intérêt. » Céline décrit la « monotonie bruyante, surexcitante, le vacarme est infernal dans presque tous les ateliers [ ».,]. On ne peut communiquer qu’à l’oreille et criant de toutes ses forces ; dans cette ambiance, les nerveux se querellent et parlent de s’en aller, c’est alors qu’entre en fonction le service social […]. On ne recule devant aucune concession, on possède toutes les patiences […]. Cet état de chose à tout prendre au point de vue sanitaire et même humain n’est point désastreux quant au présent, il permet à grand nombre de gens de vivre qui en seraient bien incapables en dehors de chez Ford ».
Arrive alors le romancier. Quelques années se passent entre le voyage aux États-Unis et l’écriture du Voyage. Dans l’intervalle, la légende a poussé. Céline écrit plus tard du Danemark à un ami qu’il avait été quatre ans médecin aux États-Unis. Il laisse passer une biographie où l’on mentionne qu’il a travaillé chez Ford.
Lorsque Céline écrit les pages de Détroit, la vie n’est pas joyeuse. Ses deux livres, L’Église et Semmelweis, ont été refusés (1927 et 1928), et surtout son travail de médecin à Clichy le met quotidiennement au contact des misères humaines et des ravages de la tuberculose.
Lui qui avait flambé, voyagé, le voici ramant, sombre, contrarié, exalté, insupportable. Bref, en plein cœur de l’écriture. Elizabeth Craig qui partageait alors sa vie subit ses humeurs massacrantes : « Je ne sais pas à quel moment il a commencé à devenir pessimiste, témoigne-t-elle11, probablement lorsqu’il se mit à écrire son livre. Il entrait dans son bureau, et quand il ressortait, c’était quelqu’un de totalement différent. Il vous fixait du regard avec un air désespéré qui vous donnait envie de pleurer. Cela devenait de pire en pire au fur et à mesure que Louis se plongeait dans la rédaction de son livre. Ce qui l’empêchait d’être heureux c’était ce livre dans lequel il essayait de dire des choses qu’il ressentait au plus profond de lui-même. »
Autant dire que Détroit, l’usine Ford, les conditions de travail allaient littéralement dérouiller. Comme s’ils passaient dans le bain d’acide pour en ressortir décapés, tranchants. Céline enfonce de clou, plonge la lame au plus profond, remonte sèchement, comme s’il dégageait le goulot d’une bouteille. S’ouvre alors la description de l’univers d’Henry Ford, celui qui se plaisait à dire (1924) : « Les gens peuvent choisir n’importe quelle couleur pour la Ford T, du moment que c’est noir. » En quarante-huit heures, Céline inhale par saccades puis expire profondément.
« Et j’ai vu en effet les grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s’ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d’impossible. C’était ça Ford ? Et puis tout autour et au-dessus jusqu’au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d’appareils, dur, l’entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant jamais. »
Céline tombe de la lune. Oublié les rapports de la SDN, le romancier entre en action, se débarrasse du réel et entre dans sa vérité.
Du bruit et de la
fureur
Les ouvriers penchés soucieux de faire
tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer
les boulons au calibre et des boulons encore, au lieu d’en finir
une fois pour toutes, avec cette odeur d’huile, cette buée qui
brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C’est pas
la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on
cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois
idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la
tête. C’est fini. Partout ce qu’on regarde, tout ce que la main
touche, c’est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se
souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n’a plus de
goût dans la pensée.
On est devenu salement vieux, d’un seul coup.
[…] Quand à six heures tout s’arrête on emporte le bruit dans sa
tête, j’en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et
d’odeur à l’huile aussi comme si on m’avait mis un nez nouveau, un
cerveau nouveau pour toujours.
Voyage au bout de la nuit
L’Amérique s’enfonce alors à pleins pores dans la vie de Céline, la déchirure s’agrandit. Sa peur du progrès (la visite de l’Exposition universelle de 1900 avec sa grand-mère l’a profondément marqué), l’accélération du siècle (la guerre, les révolutions industrielles, architecturales) le laissent sonné. Détroit forgera le discours social de Céline. Régulièrement, il reviendra sur cette expérience, et, dans Les Beaux Draps (1941), il aura cette phrase d’une étonnante actualité : « 35 heures, c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines sans tourner complètement bourrique. »
Alors que la mission bénéficiait d’un insolent confort, Bardamu, le personnage du roman, sue sang et eau, le romancier exprime « avec une faconde rabelaisienne la charge catastrophique que l’écrivain attribue aux lieux et aux personnages qu’il rebaptise12 ». « Le seul livre vraiment méchant de tous mes livres, écrit encore Céline, c’est le Voyage » (1949).
Nous sommes à Paris dans un bureau tout en boiseries, celui de François Gibault, pape célinien, faussement austère (Keaton), joliment vivant, gardien bienveillant du temple : « Tout est sujet à blessure ; tout ce qu’il rencontre se heurte à une extrême sensibilité. Il avait une vocation au malheur. Sa vie est une suite d’épreuves dans lesquelles il se précipite. »
« C’est peut-être cela qu’on cherche à travers la vie, écrit Céline, rien que cela. Le plus grand chagrin possible pour devenir soi-même avant de mourir. »
Aujourd’hui, voudrait-on revenir sur les traces de Céline à Détroit qu’on n’y rencontrerait qu’une ville calmée, rongée, loin des fureurs des années 70 lorsque des guitares rageuses griffaient des rocks méchamment urbains (MC5, Iggy Pop et les Stooges, Devo), sensuellement allongés (le son du Tamla Motown). Céline aurait sans doute aimé ces post-adolescents debout et fulminants. Aujourd’hui, y a quoi ? Surtout un musée Henry-Ford remarquablement rangé. Il est franchement épatant avec ses locomotives noir scarabée à vous mettre la nuque collée au dos ; ses grosses voitures pleines de pneus et de chromes, ses films aux images tremblotées qu’une voix mâle et didactique couvre de beurre.
Dans un coin, un quinquagénaire sous médicament anime un atelier enfants. Tout le monde sourit comme si c’était une émission de télévision. La démonstration (enfantine) consiste à prouver qu’en travaillant à la chaîne l’équipe 1 (youpeee) sort une quinzaine de petites autos, pendant que l’équipe 2 (waou) perd joyeusement les pédales en travaillant individuellement. Au Greenfield Village, le parc d’attraction mitoyen, on baigne dans cette même bonne humeur dentifiricielle.
Au bout du moment, une envie irrépressible de sortir de cette eau tiède vous prend. Partons à pied à la recherche des usines. Le site Ford est immense. On marche à s’évanouir. À une guérite, un agent de sécurité vous envoie aimablement quérir un badge avant de vous répondre. Direction les bâtiments administratifs.
Pardon madame, serait-il possible de voir des ouvriers construisant des automobiles ? J’ai vu immédiatement dans le regard de cette jeune femme comme un pétage de boulons. Ses yeux semblaient tourner comme le disque dur d’un ordinateur cherchant vainement le sens de cette question.
Pardon monsieur ?
Je répétai la question et, ce faisant, je la sentais hésitante entre appeler la garde républicaine ou le service de l’infirmerie. Ces gens-là existent. On appelle ça des relations publiques. Une autre personne est demandée. Elle arrive, se fait répéter la question. Celle-ci est reposée sous toutes ses formes, gestes à l’appui (mouvements de tournevis, implantation du bloc moteur). Une troisième personne est convoquée en renfort. Elle arrive carte de visite en avant comme si elle espérait déverrouiller une porte récalcitrante. La question est reposée. La réponse arrive enfin avec un air de désolation, formidablement humain.
Non, il n’y a plus d’usines de montage à Détroit. C’est pour cela que vous êtes venu de Paris ? (Petit oui.)
En fait, l’usine existe encore. On y construit les Ford Mustang. Mais pour un problème (dixit Ford Paris avec d’exquises circonvolutions) d’« interconnexions neuronales », nos interlocuteurs de Détroit n’ont pas vraiment pigé.
« La même aventure m’est arrivée, raconte Michel Moutot, prix Albert-Londres, correspondant de l’AFP à New York, j’étais parti sur les traces du Voyage au bout de l’enfer (Deer Hunter, le film de Michael Cimino, 1978). Le début du film est passionnant avec ces images terribles de cette ville sidérurgique, les gros camions poussés à fond sur les routes de rouille. J’y suis allé : plus rien, l’usine avait été démontée et réinstallée en Chine. Même scénario à Aliquippa, une bourgade de treize mille habitants en Pennsylvanie. »
Si Céline revenait aujourd’hui, ce qui le frapperait le plus, c’est cette peur lancinante qui hante l’Amérique. Avec une couverture sociale symbolique (quatre-vingts millions d’Américains, sur deux cent soixante millions, ne sont pas protégés), le moindre pépin, la moindre visite médicale est une véritable tuile pour une grande partie de la population. Lorsque tout marche, lorsque vous êtes bon, lorsque le succès vous tombe dessus, vous êtes recouvert d’or, mais au moindre accroc c’est la débâcle, toute la famille plonge. Ce pays est d’une dureté incroyable, témoigne-t-on. On imagine Céline s’embarquant dans de somptueuses indignations, montant dans ses spirales dans ce hall d’administration, fulminant avec superbe devant une petite annonce. Une dame est à la recherche de dons de jours de vacances. Elle a épuisé son stock de jours de maladie (sick days). Si personne ne l’aide, elle devra continuer à travailler sans être payée…
Manhattan Love Song
Lors de sa visite aux États-Unis en 1925, Louis-Ferdinand Céline, dirigeant une délégation de médecins pour la Société des nations, va vivre des événements qui ont donné des pages marquantes de son roman Voyage au bout de la nuit (1932). C’est bien entendu l’arrivée à New York (« une ville debout »), c’est aussi le choc avec les usines Ford à Détroit. Mais ce chapitre consacré aux États-Unis retourne dans la plaie une des blessures sacrées de Céline, les femmes, qu’il décrit longuement, taraudé par la quinine, la faim et le désir : « Je donnerais, écrira-t-il, tout Baudelaire pour une nageuse olympique. »
Lorsque Louis-Ferdinand Destouches débarque à New York, le 24 avril 1925, la délégation est hébergée à l’hôtel Mac Alpin, 50 West, 34e Rue. « Tout ce que je vois ne ressemble à rien, écrit-il à Genève, c’est insensé comme la guerre. » Dans le roman, l’hôtel prend le nom de Calvin Laugh, picorant ici et là des détails d’autres hôtels new-yorkais comme le Prisament, sur Broadway – 74e Rue (pour le métro aérien).
« La porte d’un hôtel s’ouvrait là, créant un grand remous. Des gens giclaient sur le trottoir par la vaste porte à tambour, je fus happé dans le sens inverse en plein grand vestibule à l’intérieur. » Du Mac Alpin, il existe aujourd’hui peu de traces, même les biographies les plus poussées sont muettes sur le sujet. Dans de vieilles librairies, on arrive bien à dénicher quelques photos, des gravures. Et puis, ça vient : des notations ici et là : en 1922, la société américaine des magiciens s’y était réunie secrètement pour visionner l’un des premiers films au monde consacré aux dinosaures. Mac Alpin réapparaît en juin 1945, où deux cents rabbins orthodoxes excommunient le leader du Mouvement reconstructionniste, Rabbi Mordechai Kaplan.
« Étonnant tout d’abord… Il fallait tout deviner, imaginer la majesté de l’édifice, de l’ampleur de ses proportions parce que tout passait autour d’ampoules si voilées qu’on ne s’y habituait qu’après un certain temps.
« Beaucoup de jeunes femmes dans cette pénombre, plongées dans de profonds fauteuils, comme dans autant d’écrins. Des hommes attentifs alentour, silencieux à passer et repasser à certaine distance d’elles, curieux et craintifs, au large de la rangée de jambes croisées à de magnifiques hauteurs de soie. Elles me semblaient ces merveilleuses attendre des événements graves et coûteux.
« Évidemment, ce n’était pas à moi qu’elles songeaient. Aussi passai-je, à mon tour, devant cette longue tentation palpable, tout à fait furtivement. »
Aujourd’hui, l’immeuble est encore debout. Il est en pleins travaux, une banderole publicitaire s’est posée comme un turban et clame sur fond immaculé « Live Ritchly » (Vivez aisément). Le hall d’entrée est occupé actuellement par un fast-food puissamment déprimant, le Dumkin Donnuts. Même la musique a des courbatures, un enfant se promène les doigts dans le nez. En fait, l’hôtel existe toujours. Il faut aller chercher l’entrée sur un des flancs du block. C’est une résidence de sept cents appartements répartis sur vingt-cinq étages. Il est 19 heures, le portier est occupé avec ses écrans de contrôle. Passons en douce et filons vers la batterie d’ascenseurs. En appuyant sur les vingt-cinq boutons, un film débute. Il se joue presque en noir et blanc ; beige et crème plutôt. Fond musical : les portes qui s’ouvrent comme des tiroirs, la climatisation. Elle donne l’impression qu’à New York une baignoire se remplit constamment. Dans la cabine anthracite, des célibataires étrangers terminent leur journée et rentrent dîner chez eux. Ils sont par deux, filles et garçons, partagent pour une grande partie d’entre eux des studios stéréotypés à mille huit cents dollars par mois. Au vingt-cinquième étage, il n’y a plus personne. Juste des couloirs infinis, ponctués de portes mornes. Les traces de Céline ? Javellisées. Son métro aérien qui faisait tout sauter ? Enterré. « Passage du métro aérien. Il bondissait en face entre deux rues, comme un obus, rempli de viandes tremblotantes et hachées, saccadait à travers la ville lunatique de quartier en quartier. »
On ne peut pas dire que la table ait été un lieu de prédilection pour Céline. Il s’y ennuyait copieusement, s’agaçait des bâfreurs et des services interminables (« Rien que bouffer »). Mais le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’y avait pas que des câbles de frein à ronger au fond de son assiette, puisque la délégation de 1925 se tape la cloche presque tous les soirs. À l’hôtel Roosevelt, le 24 avril, pas moins de treize services pour ce banquet donné par la fondation Rockefeller avec truite, homard, asperges, fudge Roosevelt, madelaine (sic), café, cigares et cigarettes. La version du romancier, dans le Voyage, est évidemment tout autre :
« Pour se nourrir à l’économie en Amérique, on peut aller s’acheter un petit pain chaud avec une saucisse dedans, c’est commode, ça se vend au coin des petites rues, pas cher du tout. Manger dans le quartier des pauvres ne me gênait point certes, mais ne plus rencontrer jamais ces belles créatures pour les riches, voilà qui devenait bien pénible. Ça ne vaut alors même plus la peine de bouffer. »
À part un thé et quelques liqueurs dans un claque, on ne boit pas non plus dans le chapitre new-yorkais du Voyage au bout de la nuit. C’est sec. Comme un paradis pour un homme qui ne buvait rien. Pas besoin d’imaginer ainsi ce qu’il pense des Français sur ce thème. Petit échantillon : « Lecteur piteux, c’est possible, mais insurpassable alcoolique ! Il n’est même pas question de rivaliser… Qui veut le verre ? Même l’Anglais qu’on cite parfois comme un fier ivrogne, à l’épreuve n’existe pas. Quel bluff ! Quelle prétention ! C’est bien simple, aucun nordique, aucun nègre, aucun sauvage, aucun civilisé non plus, n’approche et de très loin le Français, pour la rapidité, la capacité de pompage vinassier » (Bagatelles pour un massacre, 1937).
Bardamu, le personnage du Voyage au bout de la nuit, file alors vers Broadway, avise un self-service…
« Des serveuses, genre infirmières, se tenaient derrière les nouilles, le riz, la compote. À chacune sa spécialité. Je me suis rempli de ce que distribuaient les plus gentilles…
« Elle m’avait regardé, la mignonne, tant pis pour elle. J’en avais assez d’être seul ! Plus de rêve ! De la sympathie ! Du contact ! “Mademoiselle, vous me connaissez fort peu, mais moi déjà je vous aime, voulez-vous que nous mariions ?… C’est de cette manière que je l’interpellai, la plus honnête. » Bardamu se fait alors proprement jeter. Aujourd’hui, ce genre d’intervention serait inutile. Il recevrait probablement une bonne paire de baffes. Et irait méditer au-dessus de rayonnages des librairies new-yorkaises. Ici, il y a des règles, et avant de rejoindre cette « blonde qui possédait des nichons et une nuque inoubliables », il fallait que Bardamu se mette bien ça dans la courbure : jamais le premier soir. Encore moins le deuxième. Sans doute le troisième. Cela s’appelle les Rules, et on ne compte plus les mètres de livres qui abordent le sujet : Manger ses amours comme une entreprise, Destruction créative, Comment penser comme Léonard de Vinci Dans le même rayon, face à ces règles de résistance, sans vergogne, les contrepoisons coulent comme un fleuve : Faites faire ce que vous voulez à n’importe qui, How to tantalize hirru Commentaire technique d’un spécialiste du genre, Philippe Sollers : « Les Américaines ? Infréquentables : repliez-vous sur les Européennes. Céline l’avait pigé du premier coup. »
« Vivent les Américaines qui méprisent les hommes ? Moi, ça ne me gêne pas » (Céline, L’Église, p. 134). Encore ? Et comment ! « Vous êtes pour moi, écrit-il dans sa correspondance à Véra, la femme idéale Vous avez aussi cette forte vacherie anglo-saxonne, qui va bien aux femmes quand elles sont jolies. »
Bardamu et les
Américaines
Je touchais au vif de mon pèlerinage.
Et si je n’avais point souffert en même temps des continuels
rappels de mon appétit je me serai cru parvenu à l’un de ces
moments de surnaturelle révélation esthétique. Les beautés que je
découvrais, incessantes, m’eussent avec un peu de confiance et de
confort ravi à ma condition trivialement humaine. Il ne me manquait
qu’un sandwich en somme pour me croire en plein miracle. Mais comme
il me manquait le sandwich… !
Bardamu se rend au square du City Hall. Et se délecte du passage
des jolies femmes. Elles sont là « par avalanche ».
Quelles gracieuses souplesses cependant ! Quelles délicatesses
incroyables ! Quelles trouvailles d’harmonie !
Périlleuses nuances ! Réussites de tous les dangers ! De
toutes les promesses possibles de la figure et du corps parmi tant
de blondes ! Ces brunes ! Et ces Titiennes ! Et
qu’il y en avait plus qu’il en venait encore ! C’est
peut-être, pensais-je, la Grèce qui recommence ? J’arrive au
bon moment !
Elles me parurent d’autant mieux divines ces apparitions, qu’elles
ne semblaient point du tout s’apercevoir que j’existais, moi, là, à
côté sur ce banc, tout gâteux, baveux d’admiration érotico-mystique
de quinine et aussi de faim, faut l’avouer. S’il était possible de
sortir de sa peau j’en serais sorti juste à ce moment-là, une fois
pour toutes. Rien ne m’y retenait plus.
Voyage au bout de la nuit
Maintenant, dans les jardins de la mairie, question avalanche, on cherche encore les montagnes. Rien. De solides postérieurs, des silhouettes replètes portant de vastes tee-shirts comme des aubes, de grandes filles tourmentées par la crème glacée ; des Asiatiques vêtues en sépia. Après une heure de flicage, la vendange est maigre. On tourne en rond à la recherche des toilettes communes évoquées dans le Voyage. Rien. Juste les bouches de métro. On recherche ces pitances qui enthousiasmaient Céline. Elles n’abondent paradoxalement guère dans cette ville de célibataires.
Il aurait fallu envoyer Céline gratter du côté de White Street, pousser les portes d’endroits miteux comme le Baby Doll Lounge, cette boîte louche décrite dans le Bright Lights, Big City, de Jay McInerney. Les camionneurs et les flics y terminent leur journée, la Heineken est à sept dollars, et un énorme panneau sur la minuscule scène rappelle qu’il ne faut pas toucher les filles. Du reste, devant ces cobras lascifs, ce n’est pas forcément la première idée qui vient. Mater donc, laisser Tantale cambrer ses supplices. « J’ai toujours aimé, écrira Céline, que les femmes soient belles et lesbiennes. Bien appréciables à regarder et ne me fatiguant point de leurs appels sexuels ! Qu’elles se régalent, se branlent, se dévorent moi voyeur cela me chaut ! Et parfaitement ! Et depuis toujours ! »
Alors, cette nature enthousiaste et tonique, il faudra la quêter comme Céline, dans les comédies musicales de Broadway. À 20 heures tapantes, la revue est en place, déploie ses filles comme un calendrier de pin-up. Il y a là des jambes euphoriques, des robes qui swinguent et cette apesanteur bienheureuse qui crucifia Céline. Lui qui souffrait de la lourdeur du monde, celle de sa tête, de son corps (« invalide à 75 % ») trouve dans son voyage aux États-Unis la ligne de fuite dans la danse (il écrira même des ballets), les danseuses. Celles qui sublimeront sa vie, feront pivoter son phrasé de derviche : Elizabeth Craig, à qui est dédicacé le Voyage, et puis, et surtout Lucette, Lucette Almanzor (rencontre en 1935).
En fait, partir sur les traces de Céline à New York, c’est se lancer dans le vide. Retrouver cette apesanteur. Rien à se mettre sous la dent. Des bribes, des miettes, des éclats, de la poussière. Si ce n’est un texte fulgurant. On comprend mieux alors que les cinéastes (Autant-Lara, Zulawski, Sergio Leone…) aient renoncé à leur transposition tant la pierre est dure, l’apocalypse irrattrapable. À la longue, à la phrase, aux points de suspension (la rythmique jazzy du Voyage), le lecteur est centrifugé, collé aux parois comme ces cyclistes de jadis tournoyant dans leurs rondes. De New York, de Détroit, les traces ont disparu, il ne reste que vous et le texte. Pas de spectacle possible (encore moins de distance). Vous et le texte. Débute la magie. Rien d’autre. Tant mieux.
• À LIRE
Paul Morand, New York, 1930, préface de Philippe Sollers dans l’édition de 1988.
Frédéric Vitoux, La Vie de Céline, Grasset.
François Gibault, Céline, le temps des espérances 1894-1932, Mercure de France.
Georges Perec, avec Robert Bober, Récits d’Ellis Island, POL.
Céline, romans 1, La Pléiade, notes de lecture Henri Godard.
Alphonse Juilland, Elisabeth et Louis, Gallimard.
Marc Edouard Nabe, Lucette, Gallimard.
Louis-Ferdinand Céline (docteur Destouches) à la Société des nations (1924-1927), documents réunis sous la direction de Théodore Deltchev Dimitrov, Foyer européen de la culture.