Du côté de la rive droite

C’est un voyage, et peut-être le plus beau des voyages, puisqu’il s’agit d’un voyage intérieur. Né sous le Second Empire, mort après la Première Guerre mondiale, Marcel Proust va faire faire à la littérature un bond qu’elle n’avait pas connu depuis Balzac. Né rive droite, il imaginera rive gauche une société née de ses représentations d’enfant, de ses rencontres de jeune homme, et de ce kaléidoscope naîtra un Paris idéal, du bois de Boulogne aux Grands Boulevards, du Luxembourg à la plaine Monceau, qui étendra ses tentacules de la façon la plus précise qui soit. Un Paris qui existe encore aujourd’hui et dont nous pouvons saisir chaque nuance, épouser le moindre parfum.

 

« C’est plein de duchesses, aurait dit Gide, ce n’est pas pour nous. » Proust n’avait pas de chance. Il habitait la rive droite, il écrivait dans Le Figaro, l’ombre de Paul Bourget s’étendait sur lui, rédhibitoire : le romancier mondain par excellence que les gens de la toute nouvelle NRF avaient, forcément, en horreur. Et la NRF refusa À la recherche du temps perdu que l’on retourna au porteur, dans son appartement du boulevard Haussmann.

Il y est né en 1871, rive droite, dans un Paris qui est le nôtre aujourd’hui. Au 96 de la rue La Fontaine, l’ancien chemin de Passy transformé huit ans auparavant en prolongement de l’avenue Mozart. Auteuil n’était plus le village qu’il est resté jusqu’à 1860, quand on y allait à la campagne ; il est encore excentré, presque excentrique, et les Goncourt, qui viennent de quitter le quartier Saint-Georges pour le boulevard Montmorency, ont l’impression d’avoir fui Paris (« J’éprouve comme une jouissance de me sentir, à la fois, si près et si loin de Paris », écrira Edmond).

Le docteur et Mme Proust, qui avait accouché chez son grand-oncle, s’installèrent rue Roy, puis très vite au 9, boulevard Malesherbes. C’est un quartier neuf, mais déjà à histoire : Lucien Bonaparte a fait percer le boulevard en 1800 pour relier la Madeleine à l’ancienne barrière de Monceau ; on lui a donné le nom du défenseur de Louis XVI mais c’était en 1824, quand Lucien était parti, comme son frère. Immeubles de taille, larges trottoirs, bien sûr des arbres. Marcel y vivra dans un appartement assez sombre, c’est-à-dire assombri par les tentures, l’amoncellement de meubles, la pâle lumière des suspensions et de la lampe qui frôle, un peu huileuse, les feuilles d’un apidistra : « le tout noir et rouge », c’est le style de l’époque, celui du Second Empire, qui n’est pas du tout 1900 dans cette famille de bourgeois à l’aise, conservateurs et pourvus d’excellentes relations.

On a inscrit le petit Marcel au lycée Condorcet, où les lettres se piquent d’être modernes, à la différence de Henri-IV ou de Louis-le-Grand, temples de la Sorbonne et des sorbonnicoles qui exaspèrent tant Proust qu’il en fera la caricature quand il créera le docteur Cottard. C’est la littérature qui réunit la bande de 1888, Daniel Halévy, Jacques Bizet, Robert de Fiers, Robert Dreyfus, Louis de la Salle, Fernand Gregh et Marcel Proust, « sous les maigres ombrages de la cour du Havre », entre deux roulements de tambour (le concierge annonce la rentrée en classe et les proviseurs sont en redingote). On lit Maurice Barrès, Anatole France, on commente les commentaires de Jules Lemaitre, on récite Maeterlinck. On fonde des revues, des vertes ou lilas, on connaît ses classiques. On rêve au monde, aux gens chics, et Marcel se lie à Gaston de Caillavet dont la mère tient salon. Si le lycée Condorcet est le point de départ du Proust fasciné par le monde et le brouillon du futur littérateur, le 9 du boulevard Malesherbes est déjà fixé dans sa mémoire, avec toute la géographie du quartier où se retrouveront, dès le Côté de chez Swann, les personnages de la Recherche qui sont présents dans l’enfance du narrateur. C’est au 40 bis du boulevard Malesherbes que son grand-oncle, Adolphe, reçoit la « Dame en rose » qui se révélera être Odette de Crécy. Et c’est du 40 bis que Morel, le violoniste dont tombe amoureux M. de Charlus, fait l’éloge dans Sodome et Gomorrhe, au cours d’un dîner à la Raspelière chez Mme Verdurin.

Ce souvenir survécut au déménagement des Proust boulevard de Courcelles, au 45. L’appartement n’était pas différent de celui du boulevard Malesherbes ; mais il possédait une salle à manger sur la table de laquelle Marcel commença à écrire. Même décor, mêmes immeubles, mêmes concierges astiquant, le matin, les poignées de porte de cuivre ; mêmes amis qu’il interroge déjà sur les amis de leurs parents, et chez lesquels il se faufile, ajoutant au cercle de sa famille les cercles cumulés, plus riches en découvertes, qui forment la nébuleuse de son entomologie sociale.

Il y a Mme Straus, la mère de son camarade Jacques Bizet, fils du compositeur. Jacques et Marcel sont les plus vieux amis du monde, puisqu’ils se connaissent d’avant Condorcet ; ils ont été au cours Rape-Carpentier. Mme Straus habitait rue de Douai ; Proust y fut amené par Jacques Bizet et ne cessa d’admirer Mme Straus, qui fut l’une des dernières à lui écrire, en mai 1922, le goût qu’elle avait de lire la Recherche au fur et à mesure qu’elle avançait, trouvant dans ce retour à leur passé commun la force de triompher d’une maladie qui la tenait recluse dans la pénombre d’une chambre. C’est rue de Douai que fut préparée la première pétition dreyfusarde, celle que publia L’Aurore. Avec Mme Straus, nous avons un peu d’Oriane de Guermantes et un peu d’Odette de Crécy. Fifty, fifty.

Un peu plus loin, c’est la rue de Monceau et Mme Lemaire. Tous les mardis, entre avril et juin, les voitures (à chevaux ou à pétrole) s’arrêtaient devant le 64. Mme Lemaire accueillait ses invités assise à son chevalet, comme la marquise de Villeparisis quand Bloch vient se conduire si odieusement chez elle, car cette femme qui lisait Ibsen « pour se faire une âme norvégienne » avait des élans artistiques, au demeurant sincères, qui vont la tirer du côté de Mme Verdurin.

Un caillou, puis deux, puis trois, il faut traverser les Champs-Elysées, redescendre la colline pour trouver, au 65, rue de Chaillot, l’hôtel particulier de Mme de Benarkady qui avait deux filles et jurait ne s’intéresser qu’au Champagne et à l’amour. Proust rencontra Marie de Benarkady à quatorze ans, en 1886 ; elle fut l’une des deux grandes passions de sa vie. L’autre était Jeanne Pouquet, la fiancée de Gaston de Caillavet ; Proust s’éprit de sa photographie en petite fille, s’éprit de Jeanne en jeune femme, et combina Marie et Jeanne en prototype de la camarade de jeux qui deviendra Gilberte Swann.

Proust a déjà fait pas mal de chemin. Il a commencé par le quartier Saint-Augustin, ce quartier si singulier qu’il n’existe pas : si l’on songe aux magasins du boulevard Malesherbes, ils appartiennent au boulevard, ou à la Madeleine, déjà la rue Royale si l’on veut, ou autrement les Capucines, la ligne qui mène à l’Opéra ; si l’on vient du Roule, où Proust guettait la voiture de la comtesse de Chevigné, de l’entrelacs qui se serre derrière la place Beauvau, on est au bord des Champs-Elysées, et si on habite le haut du boulevard, c’est autre chose, c’est une autre vie. Le quartier Saint-Augustin proprement dit s’arrête aux marches de l’église qui épousent la place du Guatemala et le square Bergson. Rien de plus désolant, depuis la statue de Jules Simon jusqu’à la rue du Général-Foy si vaste et si courte, inutile ; rien de plus décourageant que ces lampadaires à l’ombre de la nef et Notre-Dame de Bellerive que viennent prier, noiraudes, les nouvelles bonnes du Cap-Vert. Proust l’a utilisée comme la plate-forme d’où il irait jusqu’à Chaillot, jusqu’à Monceau et jusqu’au bois de Boulogne où habitait la cocotte Méry Laurent, villa les Talus, la maîtresse de Manet et de Mallarmé, qui n’était pas intelligente et dont la maison deviendra celle d’Odette de Crécy : « Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucher d’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droit entre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffes orientales, des fils de chapelets turcs et cordelettes de soie (mais qui, pour ne pas priver les visiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale, s’éclairaient au gaz), montait au salon et au petit salon… »

La villa a disparu mais la plate-forme a résisté, d’où Proust poussa jusqu’au quartier de l’aristocratie de la fin du siècle. Une terre de conquête due à la spéculation, qu’on appelait le quartier de la Renaissance, au-dessus du quartier Marbeuf, plus facile, moins huppé, cocotte dans le genre Jane Harding justement, c’est le quartier de Laure Heyman, la maîtresse du propre grand-oncle de Marcel, qui eut comme autres amants le duc d’Orléans et le roi de Grèce, et nous retrouvons Odette, tandis que le quartier de la Renaissance avec ses rues Clément-Marot, Montaigne, Jean-Goujon, Bayard, jusqu’à la place François-Ier avec le numéro 8 où fut l’ambassade des États-Unis et l’hôtel de Clermont-Tonnerre qu’on loue aujourd’hui pour des défilés de mode, c’est autre chose.

C’est du chic néoclassique menacé par les années 60, quand on a démoli, par exemple, les hôtels de Stern et Porjés pour construire le siège de Rhône-Poulenc. C’est le quartier des légitimistes réconciliés avec les changements de régime par Napoléon III, au point que rue Jean-Goujon, le 4 mai 1897, cette société brûla vive dans l’incendie du Bazar de la Charité. Montons à la chapelle expiatoire désormais dévolue à la colonie italienne de Paris, soudoyons une bonne sœur et poussons la grille étroite à gauche du maître-autel : le marbre vient du Valais, le granit de Suède, les vingt-huit colonnes du chemin de croix. Il fut édifié par Percier et Guilbert dans un beau style Jules Grévy par les descendants des victimes, autour du médaillon de Sophie-Charlotte Auguste, menton en galoche et duchesse en Bavière, la sœur de Sissi, l’épouse du petit-fils de Louis-Philippe. Elle mourut avec les autres, l’armorial de la Recherche du temps perdu, le Bottin mondain, qu’on appelait à l’époque l’Annuaire des Châteaux, de Marcel Proust : la vicomtesse d’Avenel, la comtesse de Horn, la vicomtesse de Bonneval, Laure de Crussol d’Uzès et son amie Henriette d’Hinisdal, Mlle Jacquin qui étrennait ses seize ans et la petite Jeanne-Marie Nitot qui n’en avait que neuf. Toutes, vous dis-je. Nous sommes le 4 mai 1897, et Marcel Proust a glané sur la rive droite de quoi bâtir plusieurs piliers de son œuvre.

Il y vivra jusqu’à sa mort, en 1922. La grosse affaire, c’est le déménagement. La mort du docteur Proust n’est rien à côté de celle de Mme Proust. Le romancier reste un mois prostré, puis demeure dans la maison familiale. Il s’agit du boulevard Haussmann, où les Proust avaient emménagé en 1906, et où a suivi la table de la salle à manger. L’immeuble est racheté par une banque qui a restauré une pièce appelée « chambre de Marcel Proust » (on visite, s’adresser à la Société générale). Quand l’immeuble est vendu en 1919, c’est le drame : « Ma tante a vendu, sans me prévenir… », écrit-il à Mme Catusse, propriétaire de la villa La Tour, à Mont-Boron près de Nice, qu’il veut louer pour huit mille francs, à moins d’aller rue de Rivoli. C’est une « tragédie grecque » (lettre à Walter Berry) que ce « coup de foudre » (lettre à Jean-Louis Vaudoyer) qui va peut-être tout bonnement se terminer au Ritz ou au Meurice : « Le Ritz, qui m’est si familier, me serait insupportable à habiter, on entend les téléphonages, les bains, les coliques, à des distances incroyables » (lettre à Mme Edwards). Ça sera rue Hamelin, au 44. Dans le 16e arrondissement nord, horreur, entre la rue Boissière et la rue de Lubeck, là où le pauvre Bérégovoy avait tant voulu avoir son appartement. Encore une rue du Second Empire, ouverte en 1864. Proust est un enfant du Second Empire dont le Paris nous est parvenu miraculeusement, et qu’on voit d’un coup d’œil, d’un seul, en attrapant des quais le pont Alexandre-III, le Grand et le Petit Palais, et la trouée qui mène aux Champs-Elysées. Les Champs-Elysées dont nous pressentons qu’ils sont le centre exact de la recomposition tentée et réussie par Proust, mais auquel il va joindre une création pure, née de son perpétuel aller-retour entre le passé et le présent : l’hôtel de Guermantes, c’est-à-dire le faubourg Saint-Germain, la rive gauche où il n’a jamais vécu mais qu’il va réveiller pour la peupler de ses créatures, celles du « monde-monde », un monde vivant.

« Le 40 bis »

La porte cochère était toujours fermée. Si à une fenêtre mon oncle apercevait un linge, un tapis, il entrait en fureur et les faisait retirer plus rapidement qu’aujourd’hui les agents de police. Mais il n’en louait pas moins une partie de la maison, n’ayant pour lui que deux étages et les écuries. Malgré cela, sachant lui faire plaisir en vantant le bon entretien de la maison, on célébrait le confort du « petit hôtel » comme si mon oncle en avait été le seul occupant, et il laissait dire, sans opposer le démenti formel qu’il aurait dû. Rien n’existait à Paris qui, pour le confort, le luxe et l’agrément, fût comparable au petit hôtel. Charles Morel avait grandi dans cette foi. Il y était resté. Aussi, même les jours où il ne causait pas avec moi, si dans le train je parlais à quelqu’un de la possibilité d’un déménagement, aussitôt il me souriait et, clignant de l’œil d’un air entendu, me disait : « Ah ! ce qu’il vous faudrait, c’est quelque chose dans le genre du 40 bis ! C’est là que vous seriez bien ! On peut dire que votre oncle s’y entendait. Je suis bien sûr que dans tout Paris il n’existe rien qui vaille le 40 bis. »

Sodome et Gomorrhe.

 

• À LIRE

À la recherche du temps perdu est disponible en Pléiade (4 volumes), en collection Blanche, en Folio, Gallimard, et en collection Bouquins, Robert Laffont.

Correspondance de Marcel Proust, texte établi, présenté et annoté par Philip Kolb, t. XVIII, 1919, Pion.

Du côté de la rive gauche

Bien qu’il n’ait jamais vécu rive gauche, Proust va y bâtir l’hôtel de la duchesse de Guermantes, d’où le narrateur de la Recherche étendra son empire. Loin de se réfugier dans la nostalgie d’un monde disparu, le romancier invente des personnages si vivants qu’on peut dire aujourd’hui : « C’est un Saint-Euverte », « Voilà un Cambremer ». Alors qu’il guettait lui-même la voiture de Laure de Chevigné avenue Marigny, sur la rive droite, c’est au cœur du noble mais désolé Faubourg que le narrateur se poste pour faire sa cour à la duchesse de Guermantes.

 

« Maintenant ne me dites pas : cela ne peut pas aller parce que je ne connais pas le duc de Mortemart, écrit Proust à la princesse Soutzo, future femme de Paul Morand. Je ne sais même pas s’il y en a un et c’est du duc de Mortemart du temps de Saint-Simon que j’ai parlé, car perpétuellement je passe du présent au passé et vice versa. » Il connaissait son histoire, il avait rêvé sous les vitraux de Geneviève de Brabant et Gilbert le Mauvais, il avait été dans le monde, il avait son personnel sous la main : les femmes qui ont des salons (la duchesse de Rohan, Anna de Noailles, la princesse Edmond de Polignac (une Américaine), la comtesse d’Haussonville, Mme d’Harcourt et la comtesse Gabriel de La Rochefoucauld, née Richelieu, la duchesse de Clermont-Tonnerre, née Gramont, et enfin la comtesse Greffulhe, née Caraman-Chimay). Il a rencontré Boni de Castellane, Alexandre de Laborde, le marquis de Breteuil, le duc de Morny, le marquis de Modène, Robert de Montesquiou, célèbres pour leur insolence (à un riche Israélite qui prête, pour un bal costumé, une minuscule broche en recommandant d’y faire attention parce qu’il s’agit d’un bijou de famille, Montesquiou répond : « J’ignorais que vous eussiez une famille, mais je croyais que vous aviez des bijoux »…). Il a écouté de la musique chez la princesse Murât, la marquise de Ganay ; il est allé au bal Chabrillan, au bal persan des Clermont-Tonnerre, au bal des pierreries des Broglie et à la soirée des crinolines de la duchesse de Gramont ; il a supporté le chanoine Mugnier qui veille sur les âmes du Faubourg, il a dîné dans le monde. On arrive à 7 h 30-8 heures, en frac, cravate blanche, décolletés, éventails ; laquais, maître d’hôtel ; pas de cocktails, dîner copieux, salon, arrivée des cure-dents, ceux qui n’ont pas été invités à table ; la soirée se poursuit, et il n’est pas rare qu’on se rende à une autre.

Enfin il a, sans fin, questionné Albert Le Cuziat, qui fut maître d’hôtel au Faubourg, sur les mœurs de ses maîtres. Selon sa méthode, il s’est entiché de deux femmes, la comtesse Greffîilhe et la comtesse de Chevigné ; la première est souveraine ; elle paraît aux soirées, ou plutôt elle apparaît (« on ne la voit pas plus souvent que l’évêque de Paris », dit Elisabeth de Gramont), trône, cause, fait des mots, reçoit même des républicains, a des cousins chez tout ce qui compte en Europe, a fait jouer Debussy ou Chaliapine, protège Diaghilev, impose Strauss ou Stravinsky ; la seconde est née Sade, provinciale, vieille France, trotteuse, naturelle ; il leur a demandé leur photographie, ce que la comtesse Grefïulhe a trouvé ridicule, et questionné leurs domestiques, ce qui avait choqué la duchesse de Clermont-Tonnerre mais fait sourire Laure de Chevigné ; il leur manque un cadre, un décor, un centre de gravité d’où elles vont rayonner, entraînant le narrateur après elles. Ce sera le Faubourg où le monde-monde a ses hôtels, dont Proust connaît l’extérieur par l’histoire et l’intérieur grâce à ses amis, le comte de Guiche, le vicomte d’Humières, Montesquiou ou Louis de Turenne. Inlassablement il a pensé aux façades et aux cours, au bruit des calèches sur les pavés, aux tilleuls des jardins, à l’hôtel de la Bazinière rue Bonaparte où la princesse de Chimay donna un bal turc, aux hôtels de la rue Monsieur ou de la rue Oudinot bâtis par Brongniart (l’hôtel de Montesquiou, l’hôtel de Bourbon-Condé), à l’hôtel de Roquelaure boulevard Saint-Germain, à l’hôtel de Gallifet où l’invita l’ambassadrice d’Italie ; tout est mûr, tout est prêt quand, pour la première fois, le narrateur se poste « à l’angle de la rue qu’elle [la duchesse de Guermantes] descendait d’habitude… Et chaque fois que la porte cochère s’ouvrait (laissant passer successivement tant de personnes qui n’étaient pas celle que j’attendais) son ébranlement se prolongeait ensuite dans mon cœur en oscillation qui mettait longtemps à se calmer ». Et lorsque, enfin, chez la marquise de Villeparisis, Oriane de Guermantes demande « Pourquoi ne venez-vous jamais me voir ? », comme ceux que nous aimons nous disent, souvent trop tard, ce que nous avons répété si souvent en nous-mêmes, l’hôtel de Guermantes va s’animer d’une vie incroyable, d’une vie propre qui lance ses personnages dans le Paris du temps retrouvé : la duchesse à l’Opéra, le duc chez sa tante Villeparisis, Jupien le concierge sur son seuil, la Berma (Sarah Bernhardt) dans ses œuvres, le départ du narrateur pour Doncières (Fontainebleau) où il rend visite à Saint-Loup, le train gare Saint-Lazare pour Balbec et la côte normande. C’est là que Charlus rencontrera Jupien et sa nièce qu’il voudra faire épouser à Morel ; c’est dans la cour de l’hôtel de Guermantes que Swann dira à la duchesse qu’il va mourir bientôt ; c’est à l’entrée que le narrateur surprendra la scène d’amour entre Jupien et M. de Charlus, c’est au rez-de-chaussée qu’il ira dîner pour la première fois chez la duchesse, s’attardant à regarder, au premier, les tableaux d’Elstir (Monet). La scène est une métamorphose du monde que Proust a connu, bien qu’il y ait souvent fait les bouts de table, et le contraire d’une description d’un monde révolu. En 1921 il écrira à Robert de Montesquiou : « Pour ce qui est de mes clefs puisque vous voulez bien me demander cela, il n’y en pas, ou du moins voici […] ce qui m’a donné l’idée de Mme de Villeparisis est Mme de Baulaincourt. Elle faisait des fleurs, et pour se démarquer un peu je l’ai représentée en peignant […] mais cette ressemblance, comme la mémoire apporte à un peintre le souvenir d’une “vue”, est fugitive.

« Mon personnage était construit d’avance, purement inventé […] et je crois qu’il est beaucoup plus large, contient beaucoup plus d’humanité diverse que si je l’avais limité à la ressemblance […]. Du reste même pour les choses inanimées (ou soi-disant telles) j’extrais une généralité de mille réminiscences inconscientes. Je ne peux vous dire combien d’églises ont “posé” pour mon église de Combray dans Du côté de chez Swann. Les gens sont plus inventés, les monuments viennent apporter doucement tel sa flèche, tel son pavage, tel son dôme. » Inventés donc, et volés à la fois, apparaissent la princesse de Parme, Babal de Bréauté, le prince d’Agrigente (« cet excellent Gri-Gri ») et le prince Von, avec cette manie de donner des surnoms qui s’est maintenue jusqu’à nos jours et qu’on voit, toujours féconde, dans ces propriétés de campagne ou ces réunions parisiennes où palpite encore, réservée et exclusive, une société qui vit toujours comme en 1850 mais perd inlassablement de sa substance, trahie par ses enfants ; les types que Proust va créer, et qui lui survivront au point qu’il est impossible d’aller quelque part sans se dire : « Tiens, voilà une Saint-Euverte » ou « mon Dieu, un Forcheville », se rassemblent comme aimantés par l’hôtel des Guermantes, et son annexe encore plus prestigieuse mais moins originale, moins cristallisatrice, l’hôtel du prince de Guermantes, le cousin du duc, le mari de « Marie-Gilbert ». Et le génie de Proust est de faire qu’un Forcheville, que la duchesse n’aurait pas reçu, est aimanté comme les autres par le désir ou le regret qu’il en a, comme si l’hôtel de Guermantes était le phare d’un monde actif, sain, dont le triomphe sur la société est non seulement indiscutable, mais admis et révéré par tous.

Proust s’est inspiré de demeures célèbres, celles dont on parlait dans les journaux comme Le Gaulois ou Le Figaro qui racontaient les réceptions, donnaient la liste des invités qui sont autant de fiefs étroitement reliés à la banque centrale de la littérature, l’hôtel de la duchesse de Guermantes. M. de Charlus habitera un « hôtel Chimay » inspiré de celui de la Bazignière. Pour montrer la princesse de Parme chez elle (« la réception consistait en ceci qu’au sortir de sa salle à manger, la princesse sur un canapé devant une grande table ronde, causait avec une ou deux femmes les plus importantes qui avaient dîné, ou bien jetait les yeux sur un magazine […] vers neuf heures la porte du grand salon ne cessait de s’ouvrir à deux battants, de se refermer, de s’ouvrir à nouveau, pour laisser le passage aux visiteurs qui avaient dîné quatre à quatre (pour se plier aux heures de la princesse) », il a pensé à la princesse Mathilde. Nièce de Napoléon Ier, elle était septuagénaire quand Proust la rencontra, mais attirait toujours chez elle des gens brillants, dans un salon qui avait connu Flaubert, Renan, Taine, Dumas ou Mérimée, et bien sûr les Goncourt. Léon Daudet a fait de ce salon un portrait féroce, délétère et aussi posthume qu’un bouquet de fleurs séchées dans un armoriai de Sainte-Hélène ; tandis que Proust a transfiguré la princesse Mathilde en princesse de Parme, lui attribuant, loin des abeilles de l’Empire férocement épinglées par Daudet, un hôtel qui devient le « précieux musée des archives de la monarchie », à deux pas de chez la duchesse. Mais nous ignorons les noms des rues, les numéros, et il est rarissime que Proust nous donne une indication. S’il a transporté les soirées de la rue de Douai, chez Mme Straus, ou de la rue de Monceau, chez Mme Lemaire, au Faubourg où le narrateur, conquérant une maison après l’autre, finira en apothéose par un retour chez la princesse de Guermantes où on le prendra à son tour pour un vieux monsieur, il ne nous dit pas où. Et c’est sans importance, c’est peut-être mieux.

Si le Faubourg a été abîmé, jusque dans les années 60, par des démolitions scandaleuses, il reste suffisamment d’hôtels pour que nous puissions aller, à notre tour, rendre visite à la duchesse. La plupart sont des ministères où il est devenu difficile de pénétrer (il y a même des vigiles rue de Grenelle au ministère de l’Industrie, l’hôtel de Rothelin où on entrait autrefois les mains dans les poches, dont l’huissier était manchot et qu’Anne d’Ornano avait si bien aménagé, vers 1977, en perses de Braquenié) mais qui ont gardé un salon, une salle à manger, parfois un cabinet des laques, plus ou moins bien conservés, et où il faut tout imaginer, les meubles, les rires, les mots, la musique et les chevaux ; il y a les ambassades, toujours soignées, les administrations obscures et sales, et les reliefs d’une gloire passée, des hôtels « encore dans la famille » comme celui des Menthon, rue Las-Cases, et le petit cagibi où Jimmy Goldsmith, rue Monsieur, avait installé ses femmes. Du quai Malaquais (hôtel de la Bazinière) à la rue de Beaune (hôtel de Mailly-Nesle), de la rue de Lille (hôtel de Beauharnais, ambassade d’Allemagne) sans oublier son numéro 19 (hôtel Deviers-Joncour), à la rue de l’Université (hôtel d’Aligre), de la rue des Saints-Pères (hôtel de Cavoie, squatté par Bernard Tapie) à l’hôtel Cassini de la rue de Babylone, de la rue Vaneau (hôtel de Chanaleilles) à Saint-Dominique (hôtel de Gournay), on peut, en zigzag, passer rue de Varenne où mourut Aragon, rue de la Chaise où vit Jérôme Seydoux, rue du Bac où habitait Jean Seberg et rue de Grenelle, Adjani. Bien sûr, c’est un autre monde, mais le vieux n’a pas disparu, subsiste derrière ses portes cochères. Simplement, il ne se fait pas remarquer.

N’en parlons plus. « Dites-moi, Charlus, demande Mme Verdurin au baron, vous n’auriez pas dans votre Faubourg un noble ruiné qui puisse me servir de concierge ? » Si fait, répond Charlus, mais je ne vous le conseillerais pas. – Pourquoi ? – Parce que je craindrais que vos invités n’allassent pas plus loin que la loge. » Les Verdurin, eux, sont plus là que jamais. On y va, on y va mais en attendant c’est au baron de Charlus que nous devons une petite indication, oh, si ténue, sur un des hôtels du monde-monde : « Une nouvelle exquise, dit M. de Charlus d’un ton rêveur [il parle de la princesse de Cadignan], je connais le petit jardin où Diane de Cadignan se promena avec Mme d’Espard. C’est celui d’une de mes cousines. » Nous allons en savoir davantage en piochant Balzac. Balzac c’est du précis. Patatras, l’hôtel de Mme de Cadignan était rue de Miromesnil. La rive droite.

C’est raté. Il ne reste plus rive gauche qu’à se faire passer pour un député socialiste, et à pousser les portes du gouvernement. À prendre Elisabeth Guigou pour la comtesse Molé, Alain Richard pour le général de Monserfeuil et Jack Lang pour le duc de Châtellerault. Je sais, c’est difficile, mais il y a les murs.

L’hôtel de Guermantes

Dans la maison que nous étions venus habiter, la grande dame du fond de la cour était une duchesse, élégante et encore jeune. C’était Mme de Guermantes, et grâce à Françoise, je possédai assez vite des renseignements sur l’hôtel. Car les Guermantes (que Françoise désignait souvent par les mots en dessous, en bas) étaient sa constante préoccupation depuis le matin où, jetant, pendant qu’elle coiffait maman, un coup d’œil défendu, irrésistible et furtif dans la cour, elle disait : « Tiens, deux bonnes sœurs ; ça va sûrement en dessous » ou : « Oh ! les beaux faisans à la fenêtre de la cuisine, il n’y a pas besoin de demander d’où ils viennent, le duc aura été à la chasse », jusqu’au soir où, si elle entendait, pendant qu’elle me donnait mes affaires de nuit, un bruit de piano, un écho de chansonnette, elle induisait : « Ils ont du monde en bas, c’est à la gaîté » […]. Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l’intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c’était précisément celui où, la porte cochère s’ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche.

À l’ombre des jeunes filles en fleur.

 

À LIRE

Jacques Chastenet, La France de M. Fallières, Fayard.

William Howard Adams, En souvenir de Proust, Édita.

Elisabeth de Gramont, Souvenirs du monde, Grasset. Correspondance, t. XX, 1921, Pion.

Du côté du roman

C’est au détour d’une phrase, alors que la Recherche est déjà bien entamée, que l’on apprend où demeure Mme Verdurin : rue Montalivet. Il s’agit de la première Mme Verdurin celle du Côté de chez Swann, qui n’est pas encore « Sidonie, née des Baux, duchesse de Duras », qui n’a pas encore épousé le prince de Guermantes et dont on verra, à la fin du Temps retrouvé, le parler vulgaire se fondre à merveille dans le parler populaire ou ancien de l’aristocratie. Cette rue Montalivet, Proust la connaissait bien parce qu’elle était de son quartier, et surtout parce qu’il y avait trouvé, à deux pas de l’Elysée où Swann va dîner chez Jules Grévy, deux hôtels particuliers magnifiques par leurs proportions et par leurs occupants.

 

La rue Montalivet, qui s’appelait rue du Marché jusqu’au Second Empire, va de la rue d’Aguesseau à la rue des Saussaies : de Louis XV à Daniel Vaillant. Sur l’emplacement d’un cimetière qui dépendait de la Madeleine, cédé au frère du ministre, on construisit plusieurs demeures dont celle du numéro 7, qui fut occupée par le duc d’Aumale, et le numéro 18, où habitait Camille Barrère. Proust avait une grande admiration pour le duc d’Aumale, comme toute la France de l’époque, y compris les milieux légitimistes des Guermantes. Et, au numéro 18, il retint moins qu’il avait vu naître le préfet Poubelle que M. Camille Barrère, ambassadeur, ami du docteur Proust, en poste à Rome de 1897 à 1924, que Marcel avait vu à table toutes les semaines. Il en fera Norpois « au répertoire si complet de formes surannées du langage particulières à une carrière, à un dan, à un temps », et jetant son premier pont entre la rive droite et la rive gauche, lui attribue une maîtresse, Mme de Villeparisis, tante du duc de Guermantes et de M. de Charlus. Dès lors la géographie du roman, ou du monde idéal, est posée. Proust utilisa la rue Montalivet pour y installer le premier hôtel splendide de richesses, de bonne nourriture et de musique de Vinteuil de Mme Verdurin, dont l’origine est obscure et dont le magistère social va si fort peser sur la vie de Charles Swann. Plus tard, les Verdurin habiteront quai Conti, et, pour décrire leur hôtel, Proust s’amusera à pasticher le Journal des Goncourt. Enfin, la troisième étape de Mme Verdurin sera l’hôtel de l’avenue du Bois (aujourd’hui avenue Foch), inspiré de celui que Boni de Castellane avait bâti avec l’argent de sa femme Anna Gould, et qui fut démoli par la banque Rothschild avec l’accord de Georges Pompidou. Et, de même que nous ne saurons jamais si la baronne Putbus est un personnage de la rive droite ou de la rive gauche, mais que ce « baronne Putbus » se suffit à lui-même, l’hôtel de la princesse Verdurin nous apparaît siégeant comme un sommet de la construction romanesque, dans un Paris idéal.

Pour créer Swann, qui est un autre lui-même, Proust se servit de Charles Haas, dont le nom était cité avec celui du prince de Galles, qui était du Jockey et figure sur le tableau de Xissot, Le Cercle de la rue Royale, avec les membres chics du comité. Au début du roman, Swann est amoureux d’Odette de Crécy, une cocotte inspirée par Laure Heyman (« Non seulement ce n’est pas vous, mais c’est le contraire de vous », écrira Proust à Laure, et jamais dénégation ne fut plus probante des emprunts faits par un auteur à un modèle, mais plus démonstrative aussi de cette nécessité pour qu’il existe un personnage : un romancier) et qui habite rue La Pérouse. Cest l’inverse du couple Norpois-Villeparisis ; M. de Norpois-Barrère s’est irrésistiblement transporté sur la rive gauche, temple de l’aristocratie, tandis que Swann, qui habite quai d’Orléans quand il est célibataire, va se transporter près des Champs-Elysées quand il aura épousé Odette. Du côté de chez Swann est le récit de cette lutte d’Odette pour le faire déménager (pour le posséder, posséder son argent, sa position sociale, être une femme mariée), lui, un homme si chic dont elle ne comprend pas qu’il puisse habiter ce vieil hôtel plein de vieilles choses, et À l’ombre des jeunes filles en fleurs celui de la capitulation de Swann qui habite désormais les quartiers neufs de la rive droite et dont la duchesse de Guermantes ne veut connaître ni la femme ni la fille. Plus tard, lorsque Mme Swann sera devenue comtesse de Forcheville et Gilberte marquise de Saint-Loup, que tous se retrouveront à la matinée de la princesse de Guermantes-Mme Verdurin, seul le narrateur saura exactement de qui Gilberte est la fille, et ce qu’a été, pour lui comme pour elle, le quartier des Champs-Elysées : « Gilberte de Saint-Loup me dit : “oulez-vous que nous allions dîner tous les deux seuls au restaurant ?” Comme je répondais : “Si vous ne trouvez pas compromettant de venir dîner seule avec un jeune homme”, j’entendis que tout le monde autour de moi riait, et je m’empressai d’ajouter : “ou plutôt avec un vieil homme”. » Le narrateur, qui dans cette scène a d’ailleurs eu du mal à reconnaître Gilberte (« Vous m’avez prise pour maman ; je commence en effet à lui ressembler beaucoup »), a passé tant de journées à guetter son apparition dans les contre-allées des Champs-Elysées (où Proust jouait avec Marie de Benarkady quand elle était petite fille) qu’il la recrée instantanément dès lors qu’elle se fait connaître, telle qu’il l’a pour jamais figée dans le temps. Et les Champs-Elysées deviennent l’endroit magique où la mémoire, comme les tulipes des contre-allées, sort brusquement en une nuit. Sur ces Champs-Elysées, Proust emmènera aussi bien Odette partant en voiture pour l’allée des Acacias, au bois de Boulogne, que M. de Charlus vieilli, impotent, poussé par Jupien dans une petite voiture, mais faisant toujours de l’œil aux jolis garçons. L’amour s’y partagera, dans toutes ses manifestations, la voie triomphale massacrée par les IVe et Ve Républiques (jusqu’à l’allée des Acacias, bétonnée et bordée de joueurs de boules) et où ne subsiste plus que l’hôtel de la Païva devenu le Traveller’s Club – backgammon et poker chers – mais qui ne fut, pour le narrateur, qu’un royaume de bosquets, de petits ânes et de tyrannie, sur laquelle veillait, tutélaire, la seule marquise de son œuvre qui ne porte pas de nom : la dame-pipi.

La troisième étape du roman, dans ce monde idéalisé qui reste celui où Proust continue de vivre, c’est le Ritz. Après la mort de ses parents, chez qui il recevait, Proust en fut si familier qu’il indiquait, disait-on, les commutateurs d’électricité aux nouveaux valets de chambre. Secondé par le maître d’hôtel Olivier Dabescat, il y invitait à dîner – « Princesse, je suis allé dîner au Ritz, mais à 9 h 20, de sorte que ce n’était même pas la peine de demander si vous vouliez descendre » (lettre à la princesse Soutzo) – en petit comité, ou bien organisait de vastes tralalas : « Peut-on inviter M. Joseph Reinach avec le duc de Clermont-Tonnerre, qui est plus jeune mais descend de Charlemagne ? » (lettre à Mme Straus). Nous avons une description de Proust dînant seul au Ritz, par René Boylesve : « Il a l’air d’une chiromancienne et son sourire […]. Malgré la moustache, l’air d’une dame juive de soixante ans, qui aurait été belle […], jeune, vieux, malade et femme, curieux personnage. » Et une autre par Léon Daudet, qui le voit avec Anna de Noailles : « Deux Lapons gonflés de fourrures. » Le narrateur y décrira des « colonnes Vendôme de glace » qu’il veut offrir à Albertine, et aussi ces « juives américaines en chemise, serrant sur leurs seins décatis le collier de perles qui leur permettra d’épouser un duc décavé ».

Un peu plus loin que le Ritz, rue Royale, se trouvait le café Weber. Proust y dînait entre copains. Le propriétaire, ou le gérant, s’appelait Chantepie, un nom qui deviendra celui d’une forêt, près de la Raspelière, et donnera matière à un tas de développements chez les Cambremer ou les Verdurin. Il le plaçait affectueusement, cela deviendra la scène du café avec Saint-Loup. Il arrivait « avec ses yeux de biche [Paul Morand aura la même comparaison], suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois. Il demandait une grappe de raisin, un verre d’eau, et déclarait qu’il venait de se lever, qu’il avait la grippe, qu’il allait se recoucher, que le bruit lui faisait mal, jetait autour de lui des regards inquiets, puis moqueurs, en fin de compte éclatait d’un rire enchanté et restait », raconte Daudet.

Il restait pour rester dans la vie, si peu que ce fût, mais si fortement qu’il ne cessait de nourrir son œuvre, transposait ici ce qui avait été là, donnant à l’un du Weber, les traits de l’autre à l’hôtel de Chanaleilles, en impitoyable fabricant de vérité. Et trouvait encore la force d’étendre son emprise jusqu’aux Grands Boulevards, où il avait mis de l’argent dans une espèce de maison de passe qu’on voit, fidèlement décrite, abriter le vice de M. de Charlus. Mais ces Grands Boulevards où ne l’attiraient ni l’histoire ni la géographie sociale (« ces quartiers sordides »), bien qu’il ait été l’incomparable peintre des domestiques, des artisans, des petits métiers, il y fut entraîné par la guerre. C’est sur les Grands Boulevards qu’elle frappe dans son œuvre ; la ceinture de Paris dont il restitue, précisément le soir qu’il surprend M. de Charlus au bordel, la saisissante atmosphère d’uniformes et de fébrilité.

L’accueil des gens du monde, et des autres, à la publication de la Recherche réconcilia ces deux univers bien distincts, la rive droite et la rive gauche, l’aristocratie et la bourgeoisie. Il fiit terriblement négatif. Montesquiou s’exclama tout de suite : « Je voudrais bien un peu de gloire, moi aussi. Je ne devrais plus m’appeler que Montesproust ! » La comtesse Grefïulhe mais surtout Laure de Chevigné furent furieuses. Proust aurait pu leur répondre comme le fera Truman Capote après la publication, par des magazines américains, de l’essentiel de ses Prières exaucées, des portraits et des scènes de gens célèbres ou mondains qu’il avait connus : « Croyaient-ils que je les voyais pour le plaisir ? » Non, ce furent de longues lettres pour dire à l’un, jurer à l’autre que Saint-Loup n’est pas Albufera, que Charlus doit beaucoup à un mystérieux M. Doasan… « Le petit Proust du Ritz », comme disait la duchesse de Clermont-Tonnerre, connaissait la bêtise des gens du monde « qui croient qu’on fait entrer ainsi une personne dans un livre ». Ce phénomène, qu’on appelle « les clefs », était aussi consubstantiel aux intéressés qu’un des personnages qu’ils ont inspirés, le duc de Guermantes. Celui-ci est à ce point convaincu de son extraordinaire prééminence qu’il organise, partout où il se trouve, le monde autour de lui sans s’apercevoir qu’il le borne à ses propres limites. Seule Mme Straus, avec son intelligence coutumière, écrira à Proust un jour qu’elle est malade et claquemurée chez elle : « Je me sens très tante Léonie… » Montesquiou, quand même, sera beau joueur, et même si son réflexe est celui d’un homme qui veut rester supérieur, il finira par en convenir : « Pour en revenir aux clefs, vraies ou fausses, qu’elles viennent de Louis XVI ou Gamain [un serrurier de l’époque, quelque chose comme Bricart aujourd’hui], cela ne regarde que l’auteur : elles n’ont pour nous qu’un intérêt secondaire… Qu’est-ce que ça nous fait ? Qu’importe que le cuisinier ait mis dans la sauce de l’estragon ou de la sarriette ? »

Oui, qu’est-ce que ça nous fait ? Prenons-le, ce trousseau de clefs : curieuse impression que d’aller à la recherche du Paris de Marcel Proust ; il est là, disponible, un peu meurtri. Mais il est vide. Il suffit de pousser la porte. Ce qui manquera, ce sont les êtres. La société que Proust a décrite n’existe plus. Alors prenons le livre. On ne peut la retrouver que dans le roman, pour la projeter à notre tour sur la société actuelle. Ainsi naît, d’une complète harmonie entre une œuvre et une ville, un Paris idéal, empli de personnages qui nous sont familiers : alors, par la seule magie de la création pure, écrasé de soleil quand il est à l’abri du vent, fouetté par ses avenues, paresseux avec les marronniers du square de la Reine-Astrid, toujours disponible à qui veut recommencer et faisant place nette et terrasses fermées depuis ses kiosques verts jusqu’aux drapeaux bercés, Paris résonne de choses insensées.

« Je restais les yeux fixés sur l’horizon »

Hélas ! Aux Champs-Élysées je ne trouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore arrivée. Immobile sur la pelouse nourrie par le soleil invisible qui çà et là faisant flamboyer la pointe d’un brin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’air de sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surface d’un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais à tout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son institutrice, derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle portait et qui ruisselait de rayons, à la bénédiction du soleil.

Du côté de chez Swann.

 

À LIRE

André Maurois, À la Recherche de Marcel Proust, Hachette.

Georges D. Painter, Proust, Mercure de France.

Jean-François Revel, Sur Proust, Julliard et coll. Bouquins. Correspondance, 1906,1910,1917, Pion.