L’amok nippon

En 1921, Paul Claudel est nommé ambassadeur de France au Japon. Lorsqu’il arrive à Tokyo, où il demeurera jusqu’en 1927 l’auteur célébré de Tête d’or, de L’Echange et de Partage de midi, est âgé de cinquante-trois ans. Il a déjà été en poste aux États-Unis, en Allemagne, au Brésil, au Danemark et, surtout, pendant plus de dix ans en Chine. Mais cette fois, ce sera différent. Le pays du Soleil-Levant le touche au plus profond de lui-même. Il y renouvelle son inspiration et discerne, entre la France et le Japon, des affinités privilégiées. C’est cette intuition du poète qui façonne l’action du diplomate. Elle lui permettra de jeter, entre les deux pays, les bases d’un dialogue aujourd’hui toujours en marche.

 

« Le lutteur de sumo », ainsi surnomme-t-on alors, à Tokyo, dans le petit monde des chancelleries, l’ambassadeur Paul Claudel. Sans doute à cause de la charpente, sous le costume blanc froissé dans le dos. Carré, bourru : un fermier du Tardenois égaré dans la rizière. Le dernier paysan, dira Ionesco.

Peut-être aussi à cause de ce regard sévère dardé sur le photographe ; de cet air presque renfrogné, avare de sourire en tout cas. Pas de lassitude, non. Mais trop d’obligations protocolaires, de discours convenus, de « cassolettes odoriférantes ». Il y a surtout ses combats spirituels titanesques. Ce grand bras de fer cosmique qui le possède, le péché contre la grâce, yin contre yang. Tout un bouillonnement des sens à sublimer derrière le masque. La charge quasi herculéenne d’avoir toujours à distiller les passions et la mémoire en génie poétique.

Certes, sous le soleil de Satin, Rimbaud et Mallarmé lui tiennent la main. Mais il y a cette écrasante solitude. Sa condition d’« homme du désert ». Un condamné à mort délivrant dans sa cellule le poème épique du dernier jour. Crucifié au pays aride des mots. Assoiffé, malgré la notoriété, par un sentiment d’inaccomplissement qu’il traîne de poste en poste.

Et le Japon a surgi. Aristide Briand a nommé Paul Claudel ambassadeur de France au pays du Soleil-Levant. « Un poste réservé à de vieux diplomates fatigués », grincent les cadors du Quai. L’impétrant, lui, a cinquante-trois ans. Il a déjà quelques œuvres majeures du jeune siècle à son répertoire. Une épouse et cinq enfants qu’il aime et qui l’embarrassent parfois. Un passeport diplomatique surchargé de laissez-passer et de visas. Des contrées poétiques infinies à parcourir. Et plus de souvenirs que s’il avait cent ans. La destinée a rouvert pour lui « le grand livre de l’Orient », qu’il a longuement compulsé en Chine. Treize ans dans l’empire du Milieu à déjouer mille intrigues pour tenter de faire pousser le chemin de fer sur le continent jaune. Et maintenant, à lui de trouver une nouvelle fois dans le vieux grimoire aux sortilèges les marques lumineuses de son existence : vivre, croire et créer, tout ensemble.

Le Japon, Paul Claudel en rêvait depuis son entrée dans la carrière. Il y avait eu l’influence de Camille, la sœur révérée, et son goût du japonisme ; les estampes d’Hokusai avec leurs vagues dentelées d’écume. Puis, en 1898, ce fut un premier voyage dont les poèmes de Connaissance de l’Est révèlent la fulgurance. Une baie mythique, entrevue alors, désignera à jamais de son nom, Ysé, le zénith de sa folle passion pour Rosalie Scybor-Rylska.

L’Archipel est aux confins de l’univers. Six semaines de mer, pas moins. Des années-lumière : l’Extrême-Orient n’a pas encore endossé sa défroque d’Extrême-Occident. La verticalité verre et acier des cités électriques n’a pas encore gagné sur l’horizon bas des tatamis et des maisons traditionnelles. Les nuits de Tokyo ne sont pas zébrées de néons ; on célèbre alors l’éloge de l’Ombre. Les « femmes de l’art » n’ont pas été remplacées par les filles de l’Est. À Shibuya, cœur battant de la capitale, toute une jeunesse n’a pas encore échangé ses cheveux de jais contre le blond californien, ni troqué le vieux conformisme contre la tyrannie de la mode. « Leur révolte est si sage », sourit l’ami japonais avec sa tendresse d’homme mûr.

En vitrine donc, un pays métamorphosé. Mais qu’on ne s’y trompe pas. Tout un plan du « Japon intérieur », celui qui ensorcela Claudel, n’a pas changé. Il se rappelle à chaque pas, bouquet de sensations composé avec art. C’est la solennelle beauté du sanctuaire de Nikko qu’on aborde par une allée de grands cryptomerias, jusqu’aux temples baroques minutieusement disposés dans l’écrin de la forêt. C’est le choc du mont Fuji couronné de neige qu’on gravit de nuit, par des flancs ardus, pour savourer au sommet l’extase du premier soleil, « un des spectacles les plus sublimes qui puisse être offert au regard de l’homme ». La nature toute vibrante de symboles sacrés, tel « un décor de théâtre que les machinistes viennent à peine de quitter et dont les toiles et les portants tremblent encore ». C’est encore le cérémonial hiératique du théâtre nô, son étrange mélopée, les pas glissés et frappés des acteurs, leurs gestes « dictés par une espèce de pacte hypnotique en harmonie avec cette musique là-bas qui est notre douleur ». Toute une dramaturgie du surnaturel à laquelle Claudel s’initie pour ciseler La Femme et son Ombre, « une sorte de nô » qu’il fait jouer, en mars 1923, au Théâtre impérial de Tokyo, réglant lui-même les éclairages.

C’est, enfin, cette jubilation de sentir que les secondes s’écoulent différemment, comme si le temps, ici, était plus dense. Le léger vertige de s’imaginer pionnier, après tant d’autres pourtant, dans l’empire de signes qui sont autant de clefs pour ouvrir les portes de l’invisible. On pénètre alors dans tout un arrière-monde. Un domaine des profondeurs tellement plus riche que celui de la surface des choses. Quel autre pays nous ramènerait ainsi à cette fascination d’enfant, aller voir derrière le paravent ? L’âme japonaise est au centre de cet entrelacs d’énigmes. Claudel la voit animée de « respect », d’« attention déférente aux êtres et aux choses ». Le grand « convertisseur », débordant de sa foi, y décèle aussi, non sans satisfaction et comme soustrait aux alanguissements du bouddhisme qui le troublent, le reflet des enseignements de l’Évangile, un succédané de charité chrétienne. Et puis, il y a ce besoin de « faire lien », cette façon d’être heureux en se tenant ensemble. Une corde sensible vibre chez le solitaire sevré de convivialité.

Mais quel est vraiment le Japon qui se dissimule derrière le rideau de bambou ? Claudel sent bien que, sous les eaux du fleuve immobile, derrière les visages impassibles, sommeille un amok nippon. Comme si cette maîtrise permanente de soi, cette « compression de la personnalité », recelait aussi un furieux besoin de transgresser les interdits pour accéder à un désir secret. Une lueur s’allume dans l’œil en amande. Sous sa carapace, Claudel l’a vue briller comme une promesse de volupté. De quels déchaînements s’agit-il d’ailleurs ? De débordements contrôlés, normalisés, le plus souvent. D’exutoires de toiles et de papier, de films et de bandes dessinées, les fameux mangas. Pourtant, une brèche s’ouvre parfois. Tous les dérèglements deviennent alors possibles. Il y a quelques années, un insaisissable criminel hantait les supermarchés pour introduire, au moyen d’une seringue, un poison hautement toxique dans les chocolats Morinaga, véritable must des cadeaux que les Japonais s’échangent à tout bout de champ. Le plus effrayant est dans la suite : non seulement la marque ne s’est pas effondrée mais elle a vu ses ventes progresser…

Heureusement, l’humour est souvent là pour entrebâiller le couvercle de la marmite sociale. Humour bruyant et vulgaire du robinet télévisuel. Humour des acteurs et des conteurs, puisant à la veine ancienne du rakugo, du Pierre Dac sauce samouraï. Humour de la rue aussi, cannibalisant les mots les plus inattendus du « village global » : après les amabilités d’un Premier ministre français clouant publiquement au pilori les « fourmis japonaises », on avait vu fleurir des magasins rebaptisés « Cresson ». En cherchant bien on trouverait certainement, à l’enseigne de « Claudel », une friperie ou un restaurant français « avec l’air conditionné »…

Humour caustique enfin, faisant écho à celui de l’écrivain notant dans son Journal : « De la coutume du hara-kiri les Japonais ont gardé la manie du cure-dents. » Est-ce ainsi, dans un éclat de rire silencieux, que l’ombrageux « poète-ambassadeur » nourrissait son dessein nippon ?

Son lointain successeur s’appelle aujourd’hui Maurice Gourdault-Montagne. Une silhouette de grand jeune homme. Lui aussi a cinq enfants. Mais pas de costume blanc. Un discours rapide et précis, ennemi des métaphores. « Poètes ou diplomate, on est soit l’un soit l’autre, on ne peut plus être les deux », dit-il.

L’ambassade n’est plus celle d’antan. Ses murs ne résonnent plus des colères du rugueux chef de poste. La vieille maison du Pont-aux-Faisans était située à un jet de pierre des imposantes murailles du palais impérial. Claudel en faisait le tour à pied chaque matin.

Aujourd’hui pourtant, les conversations sont toujours ponctuées par l’entêtant croassement des corbeaux, ceux-là mêmes dont l’auteur de Tête d’or guettait le retour sur le mât aux couleurs. Il en avait fait son emblème : Claudel, se plaisait-il à croire, signifie en japonais « oiseau noir ». Peu importe, d’ailleurs, que les lieux aient changé… Car au fond, l’équation diplomatique franco-japonaise reste la même : dessiner des affinités électives entre deux pays écartelés par leur éloignement et leurs tropismes respectifs. C’est la conviction de Claudel : il faut faire de la France le « correspondant » du Japon en Europe.

Le règne de l’empereur Taisho est à son crépuscule. Malade depuis longtemps, le mikado meurt le 25 décembre 1926, à quarante-sept ans. Son fils, le régent Hiro-Hito, lui succédera. L’Archipel se débat dans l’incertitude politique, la crise économique et l’isolement diplomatique. Certes, à la fin de la Grande Guerre, les Japonais se sont retrouvés dans le camp des vainqueurs. Mais ils sont bientôt « lâchés » par l’Angleterre, leur alliée depuis 1902, qui préfère s’aligner sur les États-Unis. Terrible traumatisme. Le Japon, note Claudel, se trouve alors « relégué comme une espèce de Robinson international ».

La France peut donc légitimement nourrir l’espoir de substituer son influence à celle des Anglo-Saxons. Son rayonnement culturel doit y contribuer. Claudel s’attelle ardemment à la tâche, conforté par sa complicité avec un Japon qu’il scrute au plus près. Commerce intime – « il y a des secrets qu’un pays ne révèle qu’à un étranger ». Surtout, l’ambassadeur se ménage l’appui des élites nipponnes et des capitaines d’industrie. Grâce à eux, la Maison franco-japonaise de Tokyo est inaugurée en décembre 1924. Dans son discours, Claudel en fixe l’ambition : « former pour l’avenir un groupe d’hommes qui, arrivés au Japon en pleine jeunesse, en pleine formation, en reçoivent l’empreinte pour le reste de leur vie ». Peu après, un Institut franco-japonais voit le jour à Kyoto, l’ancienne capitale impériale.

Les piliers sont posés. L’esprit a rejoint la main. Jamais le poète n’a été aussi près de l’ambassadeur. Comment ne pas penser à lui, en pénétrant dans le moderne esquif de béton, ajouré de larges baies vitrées, qui abrite désormais la « Maison » de Tokyo ? À Kyoto, ses mânes ont trouvé refuge dans des bâtiments style années 30 au charme assoupi. Belles endormies dans le foisonnement des temples et des jardins zen. Vaste chantier que celui ouvert par Claudel. Sera-t-il achevé un jour ? Le « vieil ambassadeur à figure de hibou » veille à tout : investissements, échanges commerciaux, ventes d’armes et d’avions ; jusqu’à la commercialisation des automobiles Renault dans l’Archipel qu’il entrevoit pleine d’avenir.

Malheureusement, ses appels sonnent souvent dans le vide. La France est si loin. Accaparée par d’autres tâches. Alors le Japon, vous comprenez… Un pacte d’amitié, esquissé après une visite du maréchal Joffre, en 1922, n’aboutira jamais. C’est la faille du « poète-ambassadeur ».

Son rêve, pourtant, sera plus long que le siècle. Maurice Gourdault-Montagne se félicite d’ailleurs de voir aujourd’hui le pin claudélien si vigoureux, « valorisé » même, assure-t-il, par d’autres greffes, comme celles de la haute technologie française au Japon. Mais l’héritage reste fragile malgré tout. Et le défi perpétuellement à relever. Claudel le pressentait déjà : seule la continuité dans l’action peut enrayer la dérive des continents.

L’Ouest peut atteindre l’Est. Du moins, le « poète-ambassadeur » le fait-il entrevoir. À quel moment a-t-il réalisé que tout cela était réellement possible ? Et si c’était dans les arènes de Riyogoku où les sumotori, chaque jour en s’affrontant, font mémoire de l’instant magique qui peut voir le destin basculer par la force de leur élan ?

« J’ai passé au Japon quelques-unes de mes plus belles années », dira, bien plus tard, l’ermite de Brangues. Besoin d’Asie, peut-être. Regrets de l’ambassadeur ou nostalgie du poète, sans doute, suspendus au souffle du haïku : « Si l’on veut me séparer du Japon que ce soit avec une poussière d’or. »

Les deux mondes du Quai

Le ministère des Affaires étrangères ne connaît pas l’étranger (je veux dire au sens intime, un peu comme la Bible nous dit que les patriarches connaissaient leurs épouses). Il y a une séparation presque absolue entre les agents du Service central, qui est une bureaucratie comme une autre, et peut-être plus tenacement enracinée qu’aucune autre au climat autochtone, et les services extérieurs. Bien entendu, je ne nie pas que les premiers aient de l’étranger cette connaissance superficielle que l’on peut acquérir par la lecture, celles des lettres et télégrammes qui arrivent chaque jour, celle beaucoup plus superficielle des journaux […] Mais de l’effort personnel nécessaire à la formation d’une opinion quelle qu’elle soit, ayant valeur de base, sur tant de problèmes entremêlés, les agents du Quai d’Orsay n’avaient pas le loisir quand ils en auraient eu le goût.

« Quelques réflexions sur le métier diplomatique », article publié dans Le Figaro du 22 juillet 1944.

La colère des Kami

1er septembre 1923. Paul Claudel est ambassadeur de France au Japon lorsque survient le gigantesque tremblement de terre qui dévaste Tokyo et sa région. Le bilan est effroyable : cent quarante mille morts plus de cinq cent mille maisons détruites. Cette catastrophe, la plus grave parmi les nombreux séismes qui frapperont le Japon au XXe siècle, Claudel l’a vécue et décrite dans ses dépêches diplomatiques, son journal et les articles qu’il envoie à la presse. Des récits qui témoignent d’une crainte ancestrale. Une angoisse que les Japonais exorcisent de mille manières mais qui place toujours leur pays menacé de destruction sous l’empire du doute.

 

Les aiguilles de l’horloge frôlent midi « cette grande heure sans ombre ». L’ambassadeur de France, Paul Claudel, est à son bureau de la maison du Pont-aux-Faisans, la vieille résidence. Tout près, le canon du palais impérial va faire retentir sa salve méridienne. Dans chaque maison de la grande ville, on cuit le riz.

Soudain, venue des tréfonds, monte une effarante craquelure. « Ji chi ! Une fois de plus, voici M. le Tremblement-de-terre. » Une force pachydermique dévastant une échoppe de porcelaines. Un intrus venu fouler aux pieds une existence que chacun s’employait à rendre lisse. « Tout à coup, la porte s’est disjointe, l’armoire a commencé de frémir, les vitres à grésiller… C’est comme un chatouillement dans la narine dont on ne sait pas s’il va vous coûter un simple éternuement ou bien la vie. »

Claudel est à l’épicentre. « Tout bougeait. C’est une chose d’une horreur sans nom que de voir autour de soi la grande terre bouger comme emplie tout à coup d’une vie monstrueuse et autonome. […] Ma vieille ambassade se débattait au milieu de ses étais comme un tableau amarré ; les tuiles, les plaques de plâtre et de briques lui tombaient de tous côtés […]. »

1er septembre : cette date s’inscrit maintenant en chiffres de sang. Traditionnellement, elle décidait du succès de la récolte. Parfois, elle déchaînait le typhon. Désormais, elle sonne pour le Japon l’alarme prémonitoire des grandes calamités qui martèleront le siècle, de la conflagration nucléaire d’Hiroshima aux fragrances mortelles du gaz sarin répandu dans le métro de Tokyo par une secte d’apocalypse.

« Une montagne de brume éclairée d’une lumière rougeâtre, c’est Tokyo qui brûle… Une grande ville qui brûle sous mes yeux tout entière ! Je vois tout. » Folle exaltation nerveuse devant la mer de feu. Yokohama est rayée de la carte. La capitale, elle, est aux trois quarts détruite. « C’est le vieux Japon qui disparaît d’un seul coup pour faire place à l’avenir, dans un holocauste comparable à la consommation d’Alaric. »

Cette crainte sourde n’a toujours pas disparu. Elle hante les mémoires. Elle pétrit les âmes nipponnes d’un doute que rien, pas même l’étourdissant succès économique, ne peut effacer.

Pas un mois, pas une semaine, sans que l’on ressente les contradictions impromptues du grand triceps tellurique. L’univers nippon est une Adandide perpétuellement menacée de submersion. Demain, dans une heure, tout peut être balayé. Une métaphore japonaise de l’humaine condition. « Voilà pourquoi au fond nous tenons si peu aux biens matériels contrairement à vous, Occidentaux, pour qui posséder une belle maison paraît essentiel », sourit l’amie de Tokyo. Ses paroles tintent aux oreilles comme les mots anciens de l’ambassadeur-chroniqueur : « L’homme d’ici est comme le fils d’une mère très respectée mais malheureusement épileptique. Il n’a trouvé qu’un moyen de sécurité sur son sol mouvant : c’est de se faire aussi petit et aussi léger que possible, mince, sans poids, presque sans place, mouche, fourmi… »

Mais peut-on vraiment se protéger contre la colère terrestre lorsqu’elle se déchaîne ? Claudel est aspiré comme un fétu dans le tourbillon de la catastrophe. Sa fille Marie, seize ans, a disparu près de Yokohama, alors qu’elle séjournait chez l’ambassadeur de Belgique Bassompierre.

En fin d’après-midi, toujours sans nouvelles, l’ambassadeur prend la route du grand port, en voiture, avec son attaché aéronautique, le commandant Têtu. Mais les ponts sont coupés. Et ils sont bientôt obligés de poursuivre à pied dans les décombres.

Panorama dantesque de quartiers entiers livrés aux flammes, « brasillement ininterrompu, pareil à l’innombrable conversation d’une foule ». Épouvantable odeur des chairs brûlées vives, « des cadavres, encore des cadavres, sans vêtement, sans peau, des formes rouges et noires tordues comme des sarments ». À Yoshiwara, le quartier des plaisirs, deux mille filles ont grillé dans cette géhenne.

Scènes hallucinantes que ces hordes de survivants en proie à leur douleur muette : « J’ai pu voir comment se comporte parmi les convulsions de la nature un peuple de chevaliers », note Claudel. Cela n’empêche pas des milliers de Coréens d’être abattus comme des chiens dans la rue, victimes expiatoires d’un désastre dont la rumeur publique les rient responsables.

L’ambassadeur parvient enfin à Yokohama sous un ciel constellé d’étincelles. « Il est neuf heures du soir et j’ai compris. » Il passe la nuit sur un talus dans une étrange communion charnelle avec les spasmes du sol. « La tête sur un rail mon corps est mêlé au corps de la terre qui frémit/J’écoute la dernière cigale. »

Enfin, l’aube se lève sur un champ de braises. C’est la désolation. Le consul, Déjardin, est mort. Son corps repose sur une charrette, « la face noire et tuméfiée ». Un pillard lui a dérobé ses bottes. L’âcre odeur de la mort rôde.

« De nos deux grandes œuvres françaises, le couvent des Dames de Saint-Maur et le collège de Saint-Joseph, il ne reste rien. Dix sœurs ont péri sous les décombres de la chapelle. » Et Marie qui demeure introuvable… Mais Claudel ne se démonte pas. Avec Têtu, il se fait hisser par une corde sur le pont du paquebot André Lebon, amarré dans la rade. De là, il organise les premiers secours. Plus tard, un hôpital et une crèche seront installés sur le terrain de l’ambassade.

Son œil filme. Sa main court sur le papier. Une description saisissante prend forme.

Elle aurait pu servir de script au film catastrophe qui est projeté aux visiteurs, cinquante mille par an, nous dit-on, du « Centre d’apprentissage à la sécurité » des pompiers d’Ikebukuro, au nord de Tokyo. Lieu surprenant, à mi-chemin entre un parc Astérix des catastrophes naturelles et le Palais de la découverte sismique. Une fois sagement installé, on assiste à la reconstitution d’un scénario cauchemardesque, à grand renfort d’effets spéciaux, de verre brisé et d’hémoglobine : sur l’écran, la capitale du Japon est ravagée par une secousse tellurique de forte ampleur. Des pans d’immeubles entiers craquent comme des galettes de riz ; de lourdes armoires de bureau aplatissent les « salarymen » comme des crêpes, et les fourneaux du petit déjeuner allument l’incendie à travers toute la ville. Le film s’achève sur cet édifiant message : « Cela peut arriver n’importe quand ; nous devons être prêts. »

Ensuite, place aux travaux pratiques. Un véritable appartement monté sur vérins est soumis à la simulation d’un séisme d’une magnitude de 7 sur l’échelle de Richter. Les apprentis sinistrés s’installent tranquillement « chez eux ». Puis un préposé ganté de blanc actionne le mécanisme, non sans avoir formulé quelques directives vitales : d’abord éteindre la gazinière ; ensuite ouvrir les portes ; enfin se précipiter sous la table en veillant à bien se couvrir la tête d’un coussin. Une caméra vidéo filme les cobayes affolés qui subissent ce traitement de choc. Le « tremblement de terre » terminé, on vous repasse la scène, histoire de corriger vos réflexes…

Nous pouvons sourire. Pas les Japonais. Eux n’oublient pas qu’une vingtaine de grands séismes ont ébranlé leur pays depuis un siècle, faisant au total plus de trente mille morts. Le dernier en date s’est produit dans la région de Kobé-Osaka et remonte au 17 janvier 1995. Il a fait cinq mille trois cents victimes et détruit plus de cent mille maisons. Et combien d’autres, jadis, que la chronique n’a pas retenus.

Claudel l’avait bien perçu : les failles du Pacifique n’expliquent pas tout. Il y a aussi la légende, selon laquelle le Japon repose sur le dos d’un poisson-chat. Plus ou moins régulièrement, environ tous les soixante ans, l’animal fait claquer ses nageoires pour châtier la vilenie des hommes ou exaucer le caprice des esprits. Car, c’est sûr, « nous vivons sur un sol qui n’appartient pas à nous mais aux Kami ».

Donc, les Japonais guettent le « Big One ». Le séisme majeur qui pulvérisera Tokyo et provoquera une embolie économique et financière mondiale. « Bien sûr, nous n’y pensons pas à chaque instant, mais la crainte est là, dans la tête », dit ce jeune homme. Rien d’autre à faire que d’attendre, en rusant avec l’angoisse. Pour l’exorciser, il faut la revivre, faute de pouvoir la surmonter. Frissonner de plaisir en jouant avec sa peur. Se projeter dans un univers virtuel, un cybermonde livré à l’instabilité, à la violence et à l’humour noir. Là, les habitants sont des androïdes en perpétuelle métamorphose et des tyrannosaures géants pointant leurs lasers sur une planète prête à s’embraser…

Le problème, c’est qu’il faut, en même temps, vivre sur la terre. Travailler, circuler, « faire l’échelle », de bar en bar, le soir, avec son chef de service. Ces dormeurs et ces liseurs du métro de Tokyo, sur quel astre ont-ils atterri, voyageurs du quotidien abolis dans leur sommeil ou dévorant des albums de « mangas » épais comme des Bottins ? Encore les mythes et les fantasmes. Vieilles recettes de la société du simulacre. Les « images du monde flottant », les fameuses estampes d’antan, ont ainsi ouvert la voie à la PlayStation et aux jeux vidéo. Les mutants modernes d’Hokusai s’appellent Godzilla, Akira et autres Pokémon. Une veine féconde pour la littérature et le cinéma.

Numérologues et cartomanciens s’en donnent eux aussi à cœur joie. Chacun a sa propre méthode. « Lorsque la famille impériale se trouve à Tokyo, cela signifie que nous ne risquons rien », hasarde un jeune homme.

Toujours ce même vertige insoupçonnable et pourtant tangible. Un léger vacillement au seuil de l’impermanence des choses. Ce même sentiment que Claudel a retracé à l’encre noire d’un trait de pinceau sur l’éventail de ses Cent Fleurs :

Seule la rose
est assez fragile
pour exprimer l’Éternité.

Et puis soudain, c’est l’embellie. Le spectacle d’horreur cesse. La fumée se dissipe au-dessus des villes calcinées. Marie l’espiègle est retrouvée saine et sauve. Elle a échappé au raz de marée en grimpant sur une colline. Des pêcheurs l’ont recueillie. Son père la serre enfin dans ses bras. « Que la mer est belle ! Que le repas est bon ! » Mais de l’ambassade, il ne reste rien. On sauvera seulement l’uniforme blanc et quelques décorations. « J’ai perdu le 3e acte du Soulier de satin que j’étais en train de recopier, deux études préparatoires sur les Eaux, un grand poème en prose sur Angkor… » Claudel ne se lamente pas. Il s’active avec panache pour mobiliser des fonds et organiser l’aide aux sinistrés. Pas seulement cela. En stratège, il pense aussi déjà à la reconstruction et à ses enjeux : « Q faut que nous ne laissions pas tout faire aux Américains et que nous prenions position. Je recommande l’envoi immédiat d’un délégué représentant toutes nos industries de fer pour constructions et travaux publics, de machines de toutes espèces, de ciment, etc. »

Mais pourra-t-il oublier ces journées noyées de cendre ? La peur, cette satanée peur qui colle à la peau comme une chemise détrempée par les pluies, le quittera-t-elle ? « Je sais que je vais ressentir sous mes pieds un choc sourd. C’est le bélier souterrain, comptant je ne sais quel chiffre fatidique, qui cent fois, mille fois, va prendre son élan avant que d’un coup à toute force assené il revienne frapper l’île en plein ventre. » Que faire d’autre, alors, que de se caparaçonner : Toujours et encore. Bien avant la catastrophe déjà, l’ambassadeur Claudel avait alerté le Département des risques de séismes. Malgré « l’esprit d’économie de notre administration et de notre Parlement », il avait obtenu quelques moyens pour bâtir une nouvelle chancellerie et consolider la résidence. Mais tout cela lui fut chichement compté. Huit décennies auront été nécessaires, en fait, avant qu’il ne soit véritablement entendu : bientôt, vers 2003 peut-être, l’ambassade de France à Tokyo sera entièrement rasée. Pour être enfin reconstruite aux normes antisismiques…

Le temple des cendres

Une année aujourd’hui même nous disjoint de la catastrophe […] Nous avons le sentiment que le passé ne s’anéantit pas, mais simplement qu’à s’éloigne. Quelque chose échappe désormais à la modification et au mouvement, il est congelé, il est enregistré pour toujours dans les archives de l’invisible.

On a bâti un petit temple de bois […] D’énormes caisses, pareilles à ces mannes où l’on met le grain, ont recueilli la cendre humaine, les os et les débris d’os, les flocons calcaires qui sont le résidu trois fois calciné d’une montagne de cadavres. Là-devant, le défilé tout le jour des parents et des pèlerins vient prier et s’incliner ; délégués de ces pauvres quartiers à l’ombre des fumées chimiques où des clapiers branlants mêlent leur ordure à l’eau des mares putréfiées, une toute petite femme avec son enfant dans le dos, un apprenti avec son kimono déchiré, frappent dans leurs mains pour attirer la lente attention des morts. L’impératrice aussi est venue.

Un homme dont le fils mort est dans le tas a pris une pincée de cette poussière et l’a avalée.

L’Oiseau noir dans le soleil levant.

Le cénacle oublié

Au début de 1927, Paul Claudel quitte le Japon pour les États-Unis où il a été nommé ambassadeur de France. Lécrivain-diplomate ne reviendra jamais dans ce pays avec leqtiel il entretenait une si profonde complicité. Il y a tant vu, tant ressenti et tant compris. Il y a surtout terminé son chef-d’œuvre, Le Soulier de satin. Les adieux ne seront d’ailleurs jamais vraiment consommés : longtemps, le pays du Soleil-Levant continuera de l’habiter. Aujourd’hui encore, sa présence, certes discrète, ne s’efface pas. Et son souvenir est toujours entretenu avec ferveur par une poignée d’universitaires et d’intellectuels. Étonnants claudéliens nippons qui cherchent aussi à cerner, au miroir du poète, les contours de leur identité japonaise brouillés par la modernité.

 

17 février 1927 : bousculades, effusions, cadeaux et remerciements à n’en plus finir. Paul Claudel quitte le Japon pour les États-Unis où il a été nommé ambassadeur. Sa mission dans l’Archipel a été prolongée de quelques semaines pour lui permettre de représenter la France aux obsèques de l’empereur Taishô, mort le jour de Noël. Les rites immémoriaux de la cérémonie funèbre ont gravé dans son esprit une dernière image, emblématique, d’un Japon « glacé et pur ».

Aujourd’hui, c’est le tourbillon du départ. « À la gare, une foule énorme, émotion générale. Je suis très ému, ma fille sanglote… Foule énorme au Korea Maru. Les serpentins de toutes couleurs qui nous rattachent au pire. Nous partons vers trois heures. »

Une page se tourne sur des années heureuses. Il était arrivé à la fin de 1921. De si longues noces avec un « ailleurs » foisonnant, ce Japon dont les riches traditions ont flatté son désir éperdu d’enracinement. Là, l’homme de théâtre a parfait sa représentation de la face cachée du monde, l’« univers flottant » auquel chacun est relié par un fil d’or. Le poète a fait son miel du suc rare des jardins secs. Comme subjugué par cette esthétique spiritualisée. Le diplomate, fort de cette vision, s’est efforcé d’imprimer sa marque en posant quelques pierres, contre vents et marées. Sous le regard de Dieu, l’ombrageuse figure a façonné un peu plus le socle de sa propre statue. Son monument, Le Soulier de satin, est achevé. Le Japon a infusé dans l’œuvre comme le thé vert. La récitation sacrée du nô est venue nourrir l’inspiration mallarméenne. Un vent d’est a soufflé sur le ciel d’Espagne : l’Ombre double et la Lune baignent le drame cosmique dans lequel se débattent dofia Prouhèze et Rodrigue, cheminant entre passion et renoncement, jusqu’au sacrifice. Jaillis de cette polyphonie baroque, les personnages s’avancent un à un comme les « ambassadeurs de l’inconnu », du théâtre nô…

Maintenant, le rideau est tiré. Claudel ne remettra jamais les pieds sur les lieux de son éblouissement. Et pourtant… Aujourd’hui encore, c’est comme si cet adieu n’était pas tout à fait consommé. Bien calé sur la « banquette arrière » du train de la vie, le Cyclope a gardé à distance l’œil grand ouvert sur la terre aimée. Son regard a été capté, à l’autre bout de la terre. Tout n’aura pas été vain. Dans le gouffre du temps, une petite flamme continue de brûler. Il faut la suivre, partout, pour espérer la retrouver, même là où on ne l’attend pas.

« Un bordel de luxe pendant que la révolution gronde à l’extérieur. » Outrageusement grimé et perché sur de hauts talons, l’acteur Sasai Eisuke joue Irma, la p… irrespectueuse, en puisant à la veine du travestissement aussi ancienne que le théâtre japonais lui-même. Il est 22 heures. Dans les profondeurs d’une salle de Setagaya, à Tokyo, le metteur en scène Moriaki Watanabe répète Le Balcon de Jean Genet. Apparemment loin, très loin de Paul Claudel. Néanmoins, une fois éteints les feux de la rampe, l’intarissable Watanabe revient tout naturellement vers celui qui, de très haut, a éclairé toute sa vie de théâtre.

Dans l’antre chaleureux d’un de ces minuscules restaurants qui sont au Japon des havres nocturnes, le saké tiède cuivre les visages et délie les langues. La soixantaine alerte, Moriaki Watanabe évoque dans un français raffiné son dialogue ininterrompu avec la figure tutélaire du poète.

Tout a commencé dans les années 50 avec son professeur de littérature française. Le bien-nommé M. Mécréant était un anticlérical forcené et détestait Claudel. « Moi, je m’accrochais. »

De sa passion, Watanabe a fait une thèse, suivie de nombreux ouvrages. Il a monté Racine et Genet, avant de traduire et de mettre en scène Partage de midi. Puis il est revenu à Genet, « plus accessible » que l’écrivain-diplomate. Trop « moral » pour le public japonais aux yeux duquel la littérature se doit d’être dressée contre l’institution. Trop ardu, surtout. Relégué par l’incompréhension de l’époque. « Claudel ? Connais pas », lâche Osamu Imamura, critique de théâtre au grand quotidien Asahi Shimbun.

Qui donc connaît Paul Claudel au Japon ? Au hit-parade de la notoriété française, Alain Delon tient toujours la corde, à l’ancienneté. Mais Jean Reno marche très fort. Quant au président de Nissan, Carlos Ghosn, que le Premier ministre, Junichirô Koizumi, consulte comme un oracle, il s’est d’ores et déjà forgé la réputation du Français le plus capable de l’Archipel. Où peut-on alors bien trouver ceux qui continuent à témoigner du poète, de sa musique universelle et de sa rencontre incandescente avec ce pays qui fut pour lui plus qu’une caresse ?

C’est ici. Ils sont venus, ils sont tous là, ou presque. La porte d’une petite salle de l’université Sophia, à Tokyo, s’ouvre enfin sur les oiseaux rares du cénacle oublié : un jésuite à la voix douce, une religieuse aux yeux pleins de malice, une traductrice, quelques professeurs d’université, retraités ou non, mais résolument actifs, une poignée de chercheurs et de thésards… Le bataillon des gardiens de la mémoire. Une vingtaine de personnes tout au plus, officiants d’un culte qui consiste à scruter l’œuvre, à se réunir autour d’elle comme ce samedi matin et à transmettre la parole. Le « cercle d’études claudéliennes » publie une revue, tous les deux ans environ, L’Oiseau noir. Ils ont été plusieurs à faire, début septembre 2001, le voyage de Brangues, la maison iséroise du poète, pour y célébrer son souvenir.

Y a-t-il façon plus japonaise de cerner son sujet ? Lorsque les fils du Soleil-Levant entreprennent de devenir « spécialistes », ils y mettent une ardeur et une méticulosité incomparables. Jean-Jacques Rousseau, les bastides provençales, les coupés Panhard ont tous leurs experts reconnus. Du hobby considéré ici comme l’un des beaux-arts. Shinobu Chujo, justement, connaît Claudel de la cave au grenier. Avec quelques confrères universitaires, il a même entrepris de dresser une chronologie jour par jour de l’activité du « poète-ambassadeur » au Japon. Surprenant et sympathique professeur Chujo ! Étudiant en littérature à l’université de Tokyo, au début des années 60, ce francophile invétéré préférait de loin Julien Green. Prédilection contrariée par son professeur qui lui déconseille de s’échiner davantage sur un écrivain ravalé par un jugement sans appel au rang d’« auteur mineur ». À la place, il lui fait miroiter Claudel. « Au début, je n’avais pas beaucoup d’affinités avec lui. » Il s’y est mis, avec beaucoup d’application. Quarante ans plus tard, le fruit de cette assiduité si typiquement nippone a produit une impressionnante liste d’ouvrages et d’articles. Aucune résonance de la cathédrale claudéHenne ne lui échappe. Pas un recoin laissé dans l’ombre.

Que dire alors de sœur Sadayo Satomi, autre figure du carré des fervents ? Pour elle aussi, le long dialogue avec Claudel enjambe les décennies, franchit des années d’études à la Sorbonne pour sa thèse de doctorat et se poursuit jusqu’à aujourd’hui par un activisme ininterrompu.

Que lui dirait-elle, cette admiratrice éclairée, si son grand homme surgissait des ténèbres pour fouler à nouveau les calmes allées de l’université du Sacré-cœur ? Peut-être, sans un mot, lui tendrait-elle, après l’avoir délicatement extraite de la pièce de tissu colorée dont on enveloppe les trésors, cette édition originale du Sainte Geneviève qu’il composa jadis au Japon. Papier de riz et couverture de bois précieux. Claudel y retrouverait, sous les doigts de sa main ridée, le grain rassurant des murailles du palais impérial :

Il y a toujours un mur à ma droite un mur que je suis et qui me suit et que je déroule…

À nouveau, très certainement, il éprouverait la jubilation de ses promenades dans la grande cité devenue familière, « toute une ville sous mes pieds, tout un monde fragile dans le soir qui s’allume et qui s’éteint ».

Ce recueil, Claudel en avait offert l’un des trois originaux, admirablement relié de laque noire, au souverain Taishô. Le sien, son unique exemplaire, se trouvait dans la valise qui lui fut dérobée sur le bateau qui le ramenait vers la France pour des congés, en 1925. Quand il revint au Japon, le mikado, pour compenser cette perte, lui rendit son cadeau, en un geste chargé de symbole.

Claudel apprécierait-il les dévotions profanes rendues à ses reliques ? Qui sait ? Peut-être lui-même n’y rechignerait-il pas. De retour à Kyoto, il passerait inévitablement par la maison de Mme Miyamoto. Un vrai joyau que cette demeure aux parois de papier sertie dans un jardin fleurant la quintessence du vieux Japon. On lui ferait le meilleur accueil. La maîtresse des lieux n’est autre que la présidente de l’Institut Romain-Rolland, autre dévote officine. Son mari, aujourd’hui disparu, fut le traducteur attitré de l’auteur de Jean-Christophe qui avait jadis croisé Claudel sur les bancs du lycée Louis-le-Grand. Un jour, le traducteur rendit visite, boulevard Lannes, au vieil ambassadeur qui l’accueillit en claquant les mains de joie…

Sur la table basse, quelques objets rescapés du temps. Un bol pour la cérémonie du thé que le poète orna de sa main : « Le souvenir fixe l’amitié comme le feu fixe le nom. » Un éventail dédicacé. Un dessin au pinceau souligné d’un poème, fruit d’une complicité ludique avec un peintre de Kyoto : « Que le cheval soit et le cheval fut. » Certes, l’orgueilleux poète s’offusquerait s’il n’avait laissé au Japon que ces seuls témoignages. Il était trop soucieux de gagner ce pays à la profondeur de son art et de sa foi. Où est sa réussite ? Sont-ils si peu nombreux ceux qui reconnaissent aujourd’hui pour frère ce mécontemporain à l’opus labyrinthique ?

Il faut tendre l’oreille. Guetter une nouvelle fois l’écho des fidèles. Pour eux, Claudel est l’« Œil qui écoute ». Comme le dit sœur Satomi, il a rappelé aux Japonais « l’importance de voir ce qui n’est pas visible et de comprendre ce que les choses visibles veulent dire ».

Un murmure rassurant, en somme. Une voix proche et en même temps différente. Un autre regard sur soi-même. C’est d’ailleurs ainsi que Michiko Nara explique, avec un minuscule filet de voix, le petit succès (sept mille exemplaires vendus) de la Correspondance diplomatique qu’elle a traduite il y deux ans. « Par rapport aux Américains, Claudel donne un point de vue frais sur le Japon », confirme l’éditeur. Être celui qui aide les Japonais, quelques Japonais, à mieux se connaître au miroir de l’autre. À se situer, au prisme de l’étranger, entre tradition et modernité. Telle n’est pas la moindre victoire de la postérité claudélienne. Pour ceux qui le suivent, qu’ils soient issus ou non de la pincée de sel chrétienne, le poète est un amer balisant la peur des grands fonds et les courants de surface. Un repère dans l’empire de la culture high-tech et du carrousel bruyant des modes.

Tout cela ne préserve pas du mal-être qui est l’envers de la quête. De temps en temps, une mélancolie de soi remonte comme un mascaret. Et Claudel se laisse emporter. « Le mot détachement ne serait pas exact, ce serait plutôt un écartement des choses de moi […] J’ai beaucoup de peine à trouver ma place exacte dans ce monde qui n’est plus fait pour moi. »

Se sentir un homme de trop. Parfois. Pas trop longtemps, tout de même. Juste ce qu’il faut pour avoir envie de faire jusqu’au bout le pèlerinage de la mémoire.

Après Nikko, la route serpente jusqu’à Chizenji. Une petite station thermale silencieuse près d’un lac lisse comme un miroir. Au bord de l’eau, la vieille résidence d’été des ambassadeurs de France, noyée dans les pins. La silhouette d’un temple bouddhiste se dresse à trois pas. Un couple de gardiens s’incline, deux ombres souriantes. C’est le refuge de l’ours. La thébaïde de Claudel. Le lieu privilégié de ses phosphorescences poétiques. De sa paix intérieure, peut-être. Un grand silence inspiré. Pas un bruit, sauf la plume sur le papier. Sauf « le clapotis du lac, l’air obscur rayé de milliers de libellules »…

Lettre à un ami japonais

Mon cher ami,

C’est avec une grande joie que j’ai pris connaissance de votre lettre et constaté que vous avez survécu à l’effroyable épreuve qui a atteint votre cher et beau pays. Le nôtre aussi quelques années auparavant n’a été sauvé d’une catastrophe équivalente que par une intervention de la Providence. […]

Dites à tous vos amis japonais quel souvenir et quelle affection je garde de ce paradis de beauté où vous vivez et où j’ai passé quatre années qui compteront parmi les plus belles et les plus instructives de mon existence. J’y ai respiré, ce que beaucoup de visiteurs étrangers sont incapables de comprendre, une atmosphère religieuse. Le Fujiyama, sur la berge de l’Océan et au seuil du Continent ancien, s’élève comme un grand Ange pur, comme un autel toujours fumant Le Japon a connu des jours magnifiques quand le sang des martyrs généreusement répandu autrefois, aura fructifié et qu’il aura porté la lumière lumen Christi à tous ces peuples endormis au pied du grand Veilleur Oriental. C’est un vieillard de quatre-vingt-un ans tout près de la tombe qui vous fait cette prophétie.

J’ai gardé le meilleur souvenir de notre fraternelle collaboration d’autrefois et c’est de tout mon cœur que je vous dis, à vous et à tous nos amis : Courage ! espérance ! Le soleil n’a pas encore fini de se lever ! Nippon banzaï !

Votre vieil ami : Paul Claudel.

Lettre adressée, le 9 septembre 1949, à Yoshio Yamanouchi, son ancien interprète à l’ambassade de Tokyo.