Maigret au pays des moulins
Ses ouvrages, publiés sous son vrai nom ou sous un de ses dix-sept pseudonymes, ont totalisé 550 millions d’exemplaires traduits en une soixantaine de langues : Georges Simenon est l’écrivain de langue française le plus fécond depuis Balzac. Un personnage émerge de cette œuvre immense (dans tous les sens du mot) : le commissaire Maigret. C’est entre 1929 et 1930, après diverses esquisses, que le jeune Simenon, il n’avait pas encore trente ans, a mis la dernière touche à son héros. Au cours d’un voyage qui devait le mener au cap Nord.
C’est un bronze d’à peine 1,20 mètre, posé sur un socle de pierre au milieu d’une pelouse ombragée. Sous les frondaisons de frênes cinquantenaires, à deux pas d’un canal, on reconnaît Maigret, massif, un peu bougon, avec son chapeau, sa pipe et un lourd manteau sur les épaules. Sa statue se dresse ici, depuis le 3 septembre 1966, à l’angle de deux rues, Ruksweg et Jaagpad, dans un étrange incognito de verdure…
Vient-on encore voir le célèbre commissaire à Delfzijl, port de l’extrême nord de la Hollande ? L’œuvre du sculpteur Pieter d’Hont est épargnée par les fientes de pigeon, mais pas par les toiles d’araignée. Les curieux sont rares et, dans les boutiques. Maigret ne figure sur aucune carte postale. Pourtant, le plus célèbre policier de la littérature française est supposé avoir jailli de l’imagination fertile de Georges Simenon dans cette cité maritime de dix-huit mille habitants…
Et l’écrivain accrédite cette thèse, sans équivoque possible. Dans un texte rédigé le 24 mars 1966 en exergue à ses œuvres complètes, il raconte cette naissance comme une sorte d’illumination (voir encadré). Pourtant, s’agit-il bien, comme il l’affirme, du Maigret de Pietr-le-Letton, et l’a-t-il écrit dans le port de Delfzijl, installé au fond d’une vieille barge ?
Les Hollandais, prudents, ne veulent pas trancher cette querelle d’experts. Près du bronze du commissaire, ils se contentent d’indiquer qu’en villégiature à Delfzijl en 1929, Simenon y a situé l’action d’Un crime en Hollande… Ici, pas de contestation possible. Mais le Maigret en question n’est que le septième de la série officielle lancée à grand fracas, le 20 février 1931, par Fayard… Ce qui ne résout pas l’énigme.
Ce jour-là, un « bal anthropométrique » est organisé par l’éditeur et son poulain au dancing de la Boule blanche, à Montparnasse. Les gens du Tout-Paris sont priés de laisser leurs empreintes digitales à l’entrée. Succès garanti ! Francis Carco, Colette, Marcel Achard, ou encore le caricaturiste du Figaro Sennep et le tout jeune Pierre Lazareff n’auraient raté l’événement à aucun prix.
À l’époque, Simenon n’a que vingt-huit ans. Après avoir « gâché du plâtre » dans le roman populaire, le voilà qui publie enfin sous son véritable nom. Finis les pseudonymes utilisés selon les jours et son humeur ! Il se sent prêt à aborder la grande littérature. Même par le biais du genre policier qui a le mérite de lui assurer les « garde-fous » nécessaires. C’est-à-dire le cadre et le confort d’une intrigue dont, à dire vrai, il s’affranchira très vite pour ne plus s’intéresser qu’à l’épaisseur humaine de ses personnages et développer l’inimitable « atmosphère simenonienne »…
C’est au printemps 1929, deux ans avant le « bal anthropométrique », que Simenon avait décidé de partir en bateau vers la Hollande, l’Allemagne et la Norvège. En un an, il avait publié la bagatelle de quarante romans… Avec l’argent gagné chez ses éditeurs Tallandier, Ferenczi ou Fayard, il s’était fait construire à Fécamp l’Ostrogoth, un cotre de 10 mètres et 4,20 tonneaux, au moteur de 30 chevaux. Avant de larguer les amarres, il le fera baptiser en grande pompe par le curé de Notre-Dame de Paris !
Quelques semaines plus tard, le voilà donc à Delfzijl. La Hollande, avec ses canaux, ses digues, ses écluses, son peuple de marins, lui procure les sensations qu’il aime : vivre sur l’eau avec sa femme Tigy et écrire aux escales, un grog à portée de la main, la pipe aux dents, tandis que X Ostrogoth aux membrures puissantes et à la coque de chêne tire sur ses ancres…
Des quais de Delfzijl, on peut toujours apercevoir aujourd’hui par beau temps les côtes allemandes. La ville est moderne, un peu froide. Elle a perdu ses fortifications et, sans doute, ses charmes d’antan. Elle offre une curieuse impression de port actif et de station balnéaire désertée. Quelques jeunes en dreadlocks, originaires du Surinam, côtoient de grands gaillards blonds dans le centre piétonnier ; les pavillons de brique sont impeccables ; les jardins bien tondus ; de grandes filles saines roulent à bicyclette dans le vent… À trente kilomètres au sud, dans cette région de polders, de gaz et de tourbières, Groningue (cent soixante-dix mille habitants) semble autrement plus vivante.
Dans Un crime en Hollande, Maigret est envoyé à Delfzijl pour enquêter sur le meurtre de Conrad Popinga (nom emprunté à un policier que Simenon a vraiment rencontré aux Pays-Bas !). Comme toujours, l’énigme est moins importante que l’étude psychologique. Et Simenon se délecte à décrire la bourgeoisie hollandaise. S’il en aime la rigueur et l’honnêteté, il en souligne les rigidités. Nous sommes dans les années 30 : le cannabis n’est pas encore en vente libre à Amsterdam et personne n’envisagerait un mariage entre prêtres…
Simenon regarde et évoque. Il ne donne pas dans la fresque. Il réduit déjà les proportions de la toile. « Il a la netteté des petits peintres flamands, leur amour des notations exactes, d’un univers en ordre. Mais le malaise peut se glisser soudain dans un monde trop rassurant, trop sage, trop confiant dans les rites quotidiens », note Bernard de Fallois14.
En réalité, son coup d’essai en Hollande s’intitule Le Château des sables rouges. C’est un roman populaire vraiment écrit, lui, en 1929 à Delfzijl, dont le héros, l’inspecteur Sancette, est l’antithèse de Maigret. Simenon hésite encore entre les deux modèles. Il rend bien, par touches minuscules, l’atmosphère de la région. Ici, un gros « chanteur de psaumes » qui lui fait penser « à un marchand de fromage surveillant l’embarquement de ses boules rouges sur une péniche » ; là, un serveur qui fait passer « du poisson bouilli, avec des pommes de terre bouillies, des légumes bouillis, des châtaignes bouillies et, enfin, en guise de dessert, une orange acide à faire grincer des dents15 ».
Aujourd’hui, à Delfzijl, on sert des boulettes chaudes dans des distributeurs automatiques, des hamburgers dans des fast-foods à l’insupportable odeur de graisse recuite et des sandwiches partout. Un restaurant grec – l’Athène – s’est implanté dans la rue principale. Mais rien ne prouve que la qualité de la cuisine ait vraiment progressé en soixante-dix ans…
Le Château des sables rouges est supposé se passer entre Groningue et Delfzijl, dans le hameau de Roodezand, à trois kilomètres de Slochteren, un bourg de six cents habitants desservi par le chemin de fer. J’ai fait la ligne et l’omnibus s’est arrêté à Sauwerd, Bedum, Stedum, Loppersum et autres localités. Mais pas à Roodezand et Slochteren…
Quand Simenon quitte Delfzijl, il a terminé Le Château des sables rouges. Mais a-t-il écrit Pietr-le-Letton qui, officiellement, est son premier Maigret ? Il le prétendra trente-sept ans plus tard. Or, cette version a beau être séduisante, elle ne résiste pas à l’examen. Deux spécialistes16 ont rétabli ce qui semble être la vérité : en septembre 1929, il écrit Train de nuit, signé Christian Brûlis, où apparaît pour la première fois Maigret à la fin du roman. Puis, en janvier 1930, il commence à Wilhelmshaven, en Allemagne, le premier « vrai » Maigret où celui-ci est présent de bout en bout : La Maison de l’inquiétude.
Dans sa maison flottante, écrit Pierre Assouline Simenon « semble s’immerger dans la géographie humaine pour mieux fuir l’histoire immédiate. Il est dans une situation idéale, romantique à souhait, sur laquelle les événements n’ont pas prise, à moins qu’ils ne le rattrapent sans prévenir ». C’est le cas dans l’Allemagne de Hindenburg, peu avant le début de l’évacuation progressive de la rive gauche du Rhin. Soupçonné d’espionnage (sic !), il doit quitter Wilhelmshaven et terminera La Maison de l’inquiétude à Stavoren, aux Pays-Bas.
Enfin, ce n’est qu’à son retour de Norvège, en avril, qu’il rédigera en France Pietr-le-Letton en reprenant d’ailleurs le thème du sosie présent dans La Maison de l’inquiétude…
Alors, pourquoi ce pieux mensonge ? Pourquoi renier Train de nuit, La Maison de l’inquiétude et deux autres « prototypes » de Maigret intitulés La Figurante et La Femme rousse ? Parce que Pietr-le-Letton est signé, pour la première fois, de son vrai nom et que, publié d’abord dans la revue Ric & Rac de juillet à octobre 1930, il figurera dans la série lancée à grand renfort de publicité par Fayard lors du « bal anthropométrique ».
C’est donc à cheval entre septembre 1929 et avril 1930 que naît le commissaire Jules-Amédée-François Maigret. Pas de façon spontanée, mais grâce aux quelque dix-huit personnages qui l’ont précédé comme autant d’esquisses. Un processus de lente maturation que le commissaire lui-même n’aurait pas désavoué et dont le périple nordique de Georges Simenon aura été le catalyseur. En Hollande, ce périple n’en est qu’à ses débuts. Mais Simenon emmagasine déjà les images qu’il régurgitera dans ses romans. Il ne se lasse ni des canaux, ni de la mer aux couleurs et aux odeurs sans cesse renouvelées.
Pourtant, les conditions ne sont pas toujours faciles. « L’Elbe s’élargit, l’eau devient houleuse, une rive disparaît, puis l’autre, écrit-il. Et c’est la mer du Nord, triste, rageuse, semée de bancs perfides17 » L’Ostrogoth lui donne parfois l’impression d’être « un joujou » sur les vagues déchaînées. Il n’en poursuit pas moins sa route et son rêve, les deux intimement liés…
Dans les vapeurs de
genièvre
Voici comment Simenon, en 1966, raconte
la naissance de Maigret à Delfzijl dans un texte écrit pour le tome
1 de ses œuvres complètes établies par Gilbert Sigaux, aux éditions
Rencontre :
« L’Ostrogoth avait besoin d’un recalfatage complet, de sorte
que je dus conduire le bateau en cale sèche au bord du vieux
canal.
« J’avais gardé […] l’habitude d’écrire deux ou trois
chapitres par jour. Je me rendis vite compte que c’était impossible
dans une coque rendue sonore comme une cloche par les calfats qui
la frappaient à grands coups de masse du matin au soir […].
« Le hasard me fit découvrir, à moitié échouée, au bord du
canal, une vieille barge qui semblait n’appartenir à personne. On y
pataugeait dans trente à quarante centimètres de cette eau
rougeâtre particulière au vieux canal […]. Cette barge, où
j’installai une grande caisse pour ma machine à écrire […], allait
devenir le vrai berceau de Maigret […].
« Je me revois, par un matin ensoleillé, dans un café qui
s’appelait, je crois, Le Pavillon […j. Ai-je bu un, deux, ou même
trois de ces petits genièvres colorés de quelques gouttes de
bitter ? Toujours est-il qu’après une heure, un peu somnolent,
je commençais à voir se dessiner la masse puissante d’un monsieur
qui, me sembla-t-il, ferait un commissaire acceptable […].
« Le lendemain à midi, le premier chapitre de
Pietr-le-Letton était écrit. Quatre à cinq jours plus tard,
le roman était terminé. »
La diligence de la mer de Norvège
« C’est le plus charmant voyage du monde18 » Derrière la provocation, Georges Simenon ne ment pas. Il revient d’un périple qui l’a mené au-delà du cercle polaire en mars et au début d’avril 1930. Hitler n’est pas encore au pouvoir en Allemagne, personne n’ose imaginer un deuxième conflit mondial, on ne connaît ni la télévision, ni les ordinateurs, ni Internet. L’avion ne s’aventure guère dans ces contrées glacées. Le Latham où a pris place l’explorateur Roald Amundsen parti à la recherche de son ami italien Umberto Nobile s’est écrasé près de Tromsô en 1928. Deuil national en Norvège. Mais rien n’arrête la curiosité de Simenon en pleine gestation du personnage qui le rendra célèbre : Maigret…
Quoi ? Les îles Lofoten, le cap Nord, la Laponie et cette ville minière de Kirkenes, aux confins de la Russie, alors que l’hiver s’achève à peine et que la température ne s’élève pas au-dessus des –15° C ? De la folie ! Un consul et quelques bons amis l’avaient d’ailleurs dissuadé de partir. C’est oublier combien Simenon aime la mer, les marins, la navigation, la découverte… Ses lointaines origines bretonnes et, surtout, le besoin de faire ce qu’il appelle ses « apprentissages », comme on fait ses gammes, sont là pour le pousser toujours plus loin, irrésistiblement.
Et puis, avant lui, la Norvège a excité l’imaginaire de trois grands romanciers français du XIXe siècle : Victor Hugo avec Han d’Islande en 1823, Honoré de Balzac avec Séraphita en 1835 et Jules Verne avec Un billet de loterie en 1864. Des trois, seul Jules Verne a vraiment voyagé dans le pays. Mais il s’est arrêté au sud, dans le Telemark19. Simenon, lui, ira jusqu’au Finmark, tout au nord.
En cet hiver rugueux, il a abandonné son cotre, l’Ostrogoth, trop fragile avec ses dix mètres de long et ses quatre mètres de large pour affronter la mer de Norvège. À Bergen, il monte avec sa femme dans un de ces « petits vapeurs » qui, écrit-il, « chaque jour que Dieu fait » mettent huit jours pour monter jusqu’à Kirkenes. « Une sorte de bateau omnibus ou, si vous préférez, la diligence de la mer de Norvège. » Un « excellent vapeur aux cabines confortables » qui, faute de routes et de lignes de chemin de fer, assure le passage du courrier, des vivres, des marchandises et des voyageurs. Quelque chose a-t-il changé depuis ? Pas vraiment. L’express côtier est toujours là et bien là, tel que l’a décrit Simenon : « Une vraie chaîne dont les anneaux se rencontrent, se saluent d’un coup de sirène. » Aujourd’hui, onze navires font la route Bergen-Kirkenes, en six jours et cinq nuits aller-retour. Ils s’arrêtent dans trente-quatre ports, 365 jours par an. Sans compter les bacs et ferries qui, eux ne desservent que quelques hameaux.
Certes, en soixante-dix ans, le réseau routier s’est amélioré, et les bimoteurs Dash-8 de la compagnie aérienne Wideroe n’ont pas leur pareil pour atterrir sur les courtes pistes des bourgades du Finnmark. En été, on rencontre sûrement moins de Norvégiens sur les express côtiers envahis de touristes que dans ces avions à hélices : ce pasteur luthérien, par exemple, à peine troublé par le cap Nord vu du ciel, ou cette longue jeune fille aux couettes blondes, qui, depuis son départ, ne lâche pas la canne à pêche avec laquelle elle essayera d’attraper des capelans au large de Vadsô…
Mais que serait la vie des villages du nord de la Norvège sans l’express côtier qui pallie si souvent les défaillances des autres moyens de transport ? Sur les plus vieux bâtiments de la flotte, on se réunit encore, comme l’écrivait Simenon, « autour du capitaine qui a l’air d’un patriarche ». En ce matin de juin, le Harald Jarl, construit en 1960, vient de quitter Hönningsväg pour Hammerfest. Il sent bon son « vapeur » d’autrefois. Le capitaine barbu absorbe au moins trois œufs à la coque au petit déjeuner et rejoint ensuite quelques passagers dans le salon aux boiseries encaustiquées. Deux femmes tricotent : elles ont la beauté de l’âge mûr sous leurs cheveux gris et, la tête inclinée, regardent le capitaine par-dessus leurs lunettes en demi-lune… Douce croisière.
Hiver comme été, l’express côtier continue donc de rythmer la vie des autochtones. « Ce n’est pas étonnant, notait déjà Simenon, le gouvernement paie le déficit des compagnies ! » C’est toujours vrai. Mais voilà : nous sommes ici à la limite extrême des terres norvégiennes, dans un paysage minéral troué de 176 000 lacs, le long de la côte déchiquetée. Les distances immenses et l’interminable nuit polaire obligent l’État à multiplier les subventions pour fixer la population. À peine soixante-seize mille habitants vivent au Finnmark, soit 2 pour cent à de la population norvégienne. Une misère si l’on sait que la province représente 15 pour cent du territoire national !
Un peu plus bas, à 69 degrés de latitude nord quand même, se trouve la capitale de la Norvège polaire. Tromsö, soixante mille habitants, ville universitaire. Dans un site admirable qui rappelle Sydney par son étendue et Venise pour le ballet des vaporetti locaux, Tromsö est un grand centre d’expéditions arctiques et se flatte d’une vie culturelle intense… Simenon avait été séduit : « Dans les magasins, je trouve les derniers disques de Paris, de Londres et de Berlin. Je compte trois cinémas qui sont déjà équipés en parlant et une affiche représente Marlène Dietrich. »
L’un des cinémas est toujours là, sur Storgata, l’artère principale, avec, moulée dans la pierre de sa façade classée, l’inscription : « Kinematograf, 1915 ». Steven Seagal a remplacé Marlène Dietrich en haut de l’affiche mais, voici peu de temps encore, c’étaient les membre de la chorale masculine de Berlevâg, de purs Norvégiens, qui y figuraient ! Le film qui leur est consacré fait un tabac : déjà plus de six cent mille spectateurs !
Berlevâg est un petit port du Finnmark de onze cents habitants, battu par les vents, où tout est mer et cailloux. Pas un arbre à la ronde. Karen Blixen y a situé son austère roman Le Festin de Babette. À travers les vingt-cinq « mâles » de la chorale – dont le plus âgé a quatre-vingt-seize ans – , c’est la vie rude de Berlevâg qui est rendue par le réalisateur Knut Brik Jensen avec tendresse et irrévérence. On pourrait traduire le titre du film par : Paisibles et déraisonnables. On y parle de tout : d’amour, de pêche ou de politique. On y chante aussi, bien sûr, dans le vent, sous la neige ou le soleil. Et le chef de chœur, dans son fauteuil de paralytique, n’est pas le moins pittoresque de la bande.
L’un des ténors s’appelle Leif Ananiassen. Retraité de soixante-huit ans, il a accompli plusieurs fois le tour du monde dans la marine marchande avant de finir sa carrière comme garde-côtes. « Pour le sauvetage des marins, pas dans la police », tient-il à préciser. Depuis le film pour lequel ils n’ont pas touché un centime, les chanteurs de Berlevâg sont demandés partout… « C’est la gloire ! » plaisante Leif. Dans sa Xantia Citroën, il m’emmène dans son cabanon d’été – « ma datcha », dit-il – à quarante kilomètres de là. Même toundra désertique, même paysage lunaire. Il parle de De Gaulle et des Anglais, de Brigitte Bardot et des bébés phoques, de Gérard Depardieu qu’il a vu dans Le Comte de Monte-Cristo à la télévision. Ah, le château d’If ! Ah, Marseille ! Il se souvient d’une lointaine escale comme si c’était hier…
« Le Norvégien n’est pas frondeur, écrit Simenon, il est grave, respectueux d’autrui. » Ici, dans ce Finnmark aux conditions extrêmes, il est aussi ce que dépeint le film : un peu givré, mais serein et attachant. Tel ce géant barbu, communiste non repenti, qui pleure comme un enfant devant le monument aux morts de Mourmansk, lors d’une mémorable tournée de la chorale en Russie… « Je les aime », confie un Français de Lorient, Ludovic Besnard, qui a pris 40 pour cent des parts d’une pêcherie de Bervelâg et transporte près de deux mille tonnes de poissons de ligne par an en France : du flétan noir, du lieu, de l’aiglefin, du brosmes, de la rascasse du Nord, sans oublier la morue en saison… « C’est une des mers les plus poissonneuses du monde que le Gulf Stream empêche de geler, dit-il. Et comme la Norvège n’est pas membre de l’Union européenne, il n’y a pas de quotas à partager avec les pêcheurs espagnols ou français ! Pourvu que ça dure ! »
Quand Simenon longe les mêmes côtes, il n’a que vingt-sept ans et déjà une incroyable production d’articles, de contes et de romans publiés sous pseudonymes. Il est en pleine gestation des « Maigret » et, lui, « l’admirable créateur de ports, de gares, de rues, de trains de nuit et d’écluses1 », trouve à coup sûr dans ces paysages et ces hommes du bout du monde, dans la nuit polaire et les aurores boréales, la distance nécessaire au mûrissement du personnage qui le rendra célèbre sur tous les continents.
Quand il s’arrête à Tromsô, en 1930, le film à succès du Kinematograf est La Ruée vers l’or avec Charlie Chaplin. Prémonition ? Quarante ans plus tard, la Norvège touchera le jackpot avec l’or noir de la mer du Nord. Une manne inespérée pour ce pays de 4,4 millions d’habitants dont la pêche et les mines de fer étaient jusque-là les seules richesses. La vie en est-elle devenue moins chère pour autant ? À l’époque, Simenon se plaint : « On me réclame 16 francs pour un paquet de tabac ordinaire ! » Les prix n’ont pas baissé depuis, et le litre d’essence est même plus coûteux qu’en France…
Juste retour des choses : les services gratuits – santé, éducation – sont de première qualité, et il n’est pas rare de trouver des piscines chauffées dans les écoles de bourgades d’à peine mille habitants. La prospérité se voit aux maisons de bois pimpantes, aux puissantes 4x4 qui sillonnent les routes et aux scooters des neiges qui attendent l’hiver sous les auvents. Déjà, il y a soixante-dix ans, Simenon avait été saisi par une « moto Harley-Davidson, aux pneus entourés de chaînes, s’appuyant des deux côtés sur des skis », le tout relié à un traîneau.
De son voyage au Pays du froid, il ne tirera à proprement parler qu’un seul roman : Le Passager du Polarlys (un des express côtiers porte d’ailleurs toujours ce nom). Le livre est écrit en novembre 1930, près de Concarneau ou à Morsang-sur-Seine, à bord de l’Ostrogoth, alors que Simenon rédige au même moment les premiers Maigret signés de son vrai nom. D’abord publié en feuilleton sous le titre Un homme à bord, dans L’Œuvre, Le Passager du Polarlys paraîtra en 1932 chez Fayard. Comme Le Château des sables rouges, il marque un palier dans la carrière de son auteur. « Tout Simenon y est déjà avec la double pente de son inspiration : le vieux lutteur soudain lassé de ses triomphes et qui voudrait rentrer dans son enfance, mettre un terme à sa vie errante, et l’adolescent bouleversé, rageur, qui fait l’apprentissage du métier d’homme20 » Le père est encore un éducateur, et le jeune lieutenant du Polarlys a besoin de la force sereine du capitaine Petersen pour surmonter ses premières épreuves.
Bref, du Simenon…
Les eaux de l’Elbe
Simenon
aime la mer. Mais il en connaît aussi les pièges. Dans Escales
nordiques, il raconte la sortie du port de Hambourg qui servira
d’esquisse au prologue du Passager du Polarlys :
« Il faut avoir vécu la sortie de Hambourg sur un petit
bateau. L’Elbe aux eaux glauques, agitées par mille hélices… Les
docks qui s’espacent… Le ciel qui crache une humidité sale et
glacée… Et les navires de tous tonnages qui se suivent en quatre,
en six files, dans les deux sens, paquebots arrivant de l’Amérique
du Sud, charbonniers anglais, transports de bois de Finlande,
long-courriers australiens…
« Une cacophonie de sirènes, de sifflets, de moteurs et de
chaînes qui grincent… On se frôle… On se fâche… Les cornes de
brumes gémissant sans fin… Des cloches sonnent quelque part et, à
bord d’un luxueux navire, le steward court sur le pont en appelant
son monde à table à coups de gong. »
Hönningsväg ou le Paradis perdu
D’une falaise de 307 mètres, désertique et inhospitalière, le navigateur anglais Richard Chancellor, en 1553 et le prêtre ethnologue italien Francesco Negri, en 1664, ont fait un lieu mythique : le cap Nord, la pointe la plus septentrionale du continent européen, 71° 10’’ 21" N. Comment Georges Simenon, en ce début d’année 1930 consacré à la découverte de la Norvège, aurait-il pu rater ce cap vertigineux plongeant dans l’océan glacial ? Après Chancellor, Negri et des personnalités telles que le futur Louis-Philippe, le roi Chulalongkorn du Siam ou l’inévitable Thomas Cook, le voici donc sur place. La curiosité toujours en éveil du père de Maigret ne sera pas déçue…
Mars s’achève. Tant pis pour le soleil de minuit visible seulement du 11 mai au 31 juillet… Mais Simenon, grand amateur de lumières hivernales, s’en soucie-t-il ? Pas le moins du monde. On ne peut admirer ce fameux soleil du cap Nord que si « le temps le permet ». Tout est dans le conditionnel. Deux fois sur trois, en effet, les touristes se heurtent à un épais brouillard ou à des nuages sombres. Si bien qu’aujourd’hui les marchands de cartes postales vendent des modèles de photos toutes noires ou toutes grises, avec la mention : « J’y étais, mais je n’ai rien vu ! »
Le père de Maigret ne dit pas s’il a vu du bleu dans le ciel hivernal de l’époque, mais il n’a pas été dupe d’une des plus surprenantes supercheries du siècle : le cap Nord n’est pas le vrai cap Nord ! « D’abord, écrit-il, il est sur une île, ce qui suffit pour lui interdire de se parer du titre de cap le plus septentrional du continent. Ensuite, il a un confrère, que les Norvégiens appellent le cap Nordkyn, solidement rattaché à la terre, et qui, lui, peut prétendre au titre officiel de cap Nord21 »
Simenon préfère en rire : si les deux caps, note-t-il, se ressemblent comme des frères – blanc l’hiver, gris l’été – , c’est sur le feux qu’il y a « une boîte aux lettres », c’est lui qui a « les honneurs des cartes postales tirées à des millions d’exemplaires », et encore lui que les touristes « arrosent chaque année de Champagne ».
Les données ont-elles changé aujourd’hui ? Oui, si l’on sait qu’un énorme complexe un peu Futuroscope, un peu musée Grévin et un peu Las Vegas avec boutiques, restaurants et suite spéciale pour lune de miel, a été construit sur le site et que l’île de Mageroy est désormais reliée au continent par un tunnel. Non, si l’on admet que le prétendu cap Nord n’est pas devenu plus vrai qu’avant. Sur la même île, on a trouvé plus septentrional avec Knivskjelloden (71 : 11’ 8’’ N.), et, sur la terre ferme, c’est Kinnaroden qui s’avance le plus au nord…
Tout cela est heureusement inoffensif : la Norvège est un pays de légendes, et celle-là ne déparerait pas un album des trolls, les petits monstres de la mythologie locale. Quant à Simenon, il a lui-même trop souvent joué avec la vérité, réécrit l’Histoire à sa façon, ou utilisé stratagèmes et noms d’emprunt dans ses livres pour s’en offusquer. Savait-il que Louis-Philippe d’Orléans, alors âgé de vingt-deux ans, s’était rendu au cap Nord sous la fausse identité de Müller ? Le futur roi avait débarqué en 1795, et la Révolution française n’était pas loin… En tout cas, dans l’une des nouvelles des Treize Coupables que Simenon écrit en 1930 pour la revue Détective, dirigée par Joseph Kessel, le personnage principal s’appelle Müller… Réminiscence ?
La plus grosse commune de l’île de Mageroy est Hönningsväg : deux cents habitants en 1930, trois mille aujourd’hui. L’express côtier y fait escale, bien sûr. Toujours le même décor charmant : des quais sur pilotis, de maisons de bois de toutes les couleurs, des chalutiers impeccablement entretenus, et ces séchoirs à morues surnommés ironiquement « plantations de bananes ». Mais Simenon ne retient qu’une chose de son passage : le Gimmle, autrement dit le « Paradis » en français.
« Je vous le donne en mille, raconte-t-il. Le Paradis est tout bonnement un cabaret de nuit. Il y a une salle avec un piano mécanique et un phonographe. On joue des valses et des tangos […] Quant aux serveuses, elles sont jolies. […] Et si vous insistez un peu, elles disparaissent dans une petite chambre et vous font discrètement signe de les suivre. Parfaitement. Un claque, un vrai claque dans l’océan Glacial, par 38 sous zéro… »
Lui, l’amateur invétéré de femmes, l’ancien amant de Joséphine Baker, y rencontre notamment une serveuse hongroise et tout ce monde apatride voire interlope qui l’a si profondément marqué lors de son enfance, à Liège, quand sa mère louait, pour arrondir ses fins de mois, des chambres à des émigrés venus des pays de l’Est. Des êtres ballottés par le destin, dont il peuplera un grand nombre de ses romans.
J’ai recherché le Paradis à Hönningsväg. Je n’ai trouvé que le Corner Café et le Nöden Club, semblables à toutes les discothèques d’aujourd’hui. Pas étonnant : à la fin de la guerre, comme la plupart des bourgades de la région, Hönningsväg a été entièrement brûlée par les Allemands. Seule la petite paroisse blanche a échappé au brasier. Une vieille photo d’époque la montre miraculeusement debout au milieu de ruines fumantes. Sans doute le Paradis est-il devenu cendres, lui aussi…
S’il existe, en tout cas, c’est sous une autre forme : à quelques kilomètres de là, l’île de Gjesvaerstappan est le paradis des oiseaux. Il suffit de monter à bord d’un caboteur pour en faire le tour et admirer des myriades de macareux, cormorans huppés, pétrels, fous de Bassan, pingouins torda, guillemots, eiders à duvet ou goélands argentés… sans parler des aigles de mer et des mouettes pillardes ! Simenon a dû les voir aussi, puisqu’il note : « Les oiseaux, sur certaines roches, sont si nombreux que, quand ils s’envolent, on peut croire de loin que c’est un orage qui obscurcit le ciel. » Plus à l’ouest, sur la route de l’express côtier, Hammerfest est un autre passage obligé : siège, entre autres, des usines Findus et du Club de l’ours polaire (ex-Club des chasseurs d’ours). Avec ses dix mille habitants, on la surnomme la ville la plus septentrionale du continent. Le Baedeker de Simenon le disait déjà, les guides actuels confirment. C’est d’ailleurs la course à la « septentrionalité » en Norvège : Skarsvag est le village le plus au nord et l’église de Tromsö la paroisse catholique la plus septentrionale du monde… Tourisme oblige !
À Hammerfest, Simenon fait une autre découverte : « Un chou, un vrai légume, un légume frais ! » Il s’extasie. Inutile de préciser que les étalages des supermarchés se sont bien garnis depuis. En revanche, côté boissons, les lois sont de plus en plus rigides. En 1930, Simenon se plaignait de ne pouvoir acheter de whisky que chez le pharmacien sur ordonnance du médecin. En 2001, le gouvernement vient de durcir sa lutte antialcool : s’il a bu un demi de Mack – l’équivalent de notre Kronenbourg – , tout conducteur est passible de deux ans de retrait de permis de conduire et de quinze mille francs d’amende (plus de deux mille euros)…
Au-delà de ces anecdotes de voyage, « petites histoires sans queue ni tête qu’on se raconte entre amis », Simenon excelle à peindre les changements de lumière qui caractérisent la Norvège. « Brusquement, comme on virait de bord, ce fut une mer d’un vert pâle, des montagnes neigeuses qui ruisselaient de soleil. Apothéose qu’il fallait se hâter de saisir car la lumière dorée fondait et un voile d’un gris de cendre s’étendait sur l’eau comme un rideau », écrit-il dans Le Passager du Polarlys. A-t-il vu la minuscule plage de Forsöl dont le sable blanc et l’eau turquoise ont un air de Bora-Bora arctique ? Une herbe haute et bien verte recouvre le site archéologique qui mène à la grève, et une centaine de rennes qui sont à la Norvège ce que les vaches sacrées sont à l’Inde broutent paisiblement dans un décor de bout du monde. L’été, on peut s’y baigner si l’on aime l’eau à 10 degrés…
Ah ! les rennes… L’un des buts de Simenon était d’aller à la rencontre des Lapons ou des Sâmes – à ne pas confondre avec des Esquimaux – qui élèvent ces animaux inséparables des paysages du Nord. « On annonce le repas, mon premier repas lapon, se réjouit-il. Et ce renne, si sympathique quand il tirait mon traîneau, voilà qu’on me le sert, coriace, amer, nageant dans une graisse rance dont l’odeur seule me donne la nausée. Mes hôtes s’en aperçoivent. Ils vont chercher un vieux morceau de phoque qu’ils me tendent avec un sourire gourmand… C’est encore pis ! »
Pour avoir goûté, moi aussi, du phoque cru et du jambon de baleine je sais que la nourriture locale, si l’on s’éloigne du poisson, est parfois surprenante. Mais de toutes ses descriptions, celle que fait Simenon des Sâmes est certainement la plus datée. Ils sont environ trente mille aujourd’hui en Norvège, et seuls quelques dizaines continent à mener la vie itinérante des rennes. Les autres sont complètement fondus dans la population, même s’ils ont des écoles et un Parlement pour perpétuer leurs traditions.
À Hammerferst, j’ai rencontré longuement dans son larvu (genre de tipi local) Mikkel Sara, un Lapon de quarante-quatre ans, à l’intelligence fine. Sa femme enseigne la langue sâme, ses trois enfants sont à l’université de Tromsô. Il se partage entre ses rennes, dont il ne veut pas divulguer le nombre – « Je ne vous demande pas ce que vous avez sur votre compte en banque ! » sourit-il – et la vente d’objets artisanaux. « Seul avec mes rennes, je me sens libre, dit-il. Mais il faut aussi vivre avec son temps : j’ai un téléphone portable, une 4x4 et un négoce de souvenirs pour les touristes… Le secret, vous savez, c’est l’adaptation. »
On trouve également des Lapons en Suède, en Finlande et en Russie. Georges Simenon est allé jusqu’à Kirkenes, à la frontière de ce qui était encore l’URSS, pour mieux les connaître et étancher sa curiosité pour le pays de Tolstoï, Gogol et Tchekhov, ses écrivains préférés. Car Kirkenes, en tant que telle, est vite expédiée : « Ce n’est pas une ville, mais une mine de fer ! » écrit-il. Quinze ans plus tard, dans un entretien radiophonique avec André Parinaud, il confirmera tout le bien qu’il pense de Gogol et de son livre Les Âmes mortes ; toute l’admiration qu’il porte à Tchekhov, qui souffre de voir souffrir les hommes et « voudrait réparer les destinées ». Or Simenon aussi. Il considère même Maigret, son héros, « comme un raccommodeur de destinées »…
A-t-il définitivement « construit » son personnage au-delà du cercle polaire ? Le 1er juillet 1932, il confiera au journal La République : « Maigret est né pour la première fois le…. Attendez, il y a trois ans de cela. J’étais tourmenté par le désir de créer un policier français, bien français. J’étais allé chercher la tranquillité en Norvège, à bord de mon bateau, de même que les belles madames vont accoucher dans leur château du Loir-et-Cher… Et là, tout en cassant la glace, je mettais Maigret au monde, avec joie, avec amour. »
Comme toujours avec Simenon, la vérité est multiple ou approximative. Mais cette version-là n’en vaut-elle pas une autre ?
Au pays des Lapons
Les
Sâmes ou Lapons sont aujourd’hui complètement intégrés dans la
société : on les trouve aussi bien dans la banque, dans
l’informatique que dans la pêche… Physiquement, rien ne les
distingue vraiment des Norvégiens, si ce n’est des pommettes un peu
plus saillantes et une taille moins élevée. « Vous voulez voir
des Lapons ? Allez à Oslo ! » plaisante une guide.
Une façon de souligner que la majorité d’entre eux a abandonné la
dure vie arctique et le chamanisme… Les principales villes lapones
sont Kautokeino et Karasjok, sur les plateaux du Finnmark. Dans
l’une, 80 % des habitants parlent le sâme comme langue de tous
les jours ; dans l’autre se trouvent le Parlement local (39
membres) et les principales institutions lapones.