Préface
L’appel du large
Il n’y a pas d’écrivain que l’ennui ne guette. Alors, il voyage.
C’est une fuite, bien sûr. De sa famille, de son milieu, de ses proches, de sa vie. Et, le plus souvent, de lui-même.
Mais c’est aussi un rêve. Là-bas, ailleurs, il trouvera d’autres paysages, d’autres deux, d’autres muses. Il trouvera de quoi alimenter l’inspiration derrière laquelle il ne cesse de courir.
Je partirai ! Steamer balançant ta
mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature…
se languit Mallarmé, éternel voyageur en chambre.
Pourquoi ce besoin ? On s’imagine volontiers qu’écrire c’est puiser en soi un matériau singulier qui prend soudain, au fil de la plume, une portée universelle. Qu’il n’est de richesse qu’intérieure, que l’imagination supplée – et bien au-delà – à la morne réalité. Tout cela n’est pas faux. Mais l’écriture est aussi un éternel face-à-face avec soi-même, quels que soient les déguisements dont on s’affuble, les personnages derrière lesquels on se cache, les situations que l’on campe, les climats que l’on crée. L’écriture est une prison où l’enfer c’est soi-même. Alors on part. Vers la vraie vie, qui est toujours ailleurs.
Les mauvaises raisons de partir ne manquent pas. Quand ce n’est pas pour se fuir, c’est pour s’évader d’une société qui, toujours, se complaît dans ses petitesses, se vautre dans ses médiocrités et ne sait plus offrir des perspectives d’absolu. « L’air est si raréfié par ici qu’il ne porte pas une parole libre », écrit Georges Bernanos avant de rejoindre le Brésil, où il compte fonder une « nouvelle France » sous les tropiques. Qui ne songerait aujourd’hui à tourner le dos à nos sociétés repues, où nulle ligne bleue des Vosges ne se profile dans le lointain ? Adieu, vieille Europe, que le diable t’emporte !
Évidemment, c’est un leurre. Car tous ces poètes et romanciers qui quittent domicile et habitudes emportent avec eux leurs angoisses, leur spleen, leur insatisfaction foncière. Et, bien souvent, au bout du voyage, c’est la déception qui les attend. Regardez-les. Regardez le jeune Charles Baudelaire qui s’ennuie à mourir sur le bateau qui l’emmène vers l’île Maurice et se rend insupportable auprès de ses compagnons de traversée. Et Jack London, qui s’est pourtant endetté jusqu’au cou pour participer à la ruée vers l’or dans le Klondike, mais passe plus de temps dans les bistrots que sur son claim. Et Maurice Barrès, qui attendait tant de la Grèce, affreusement déçu par le « tas de cailloux » de l’Acropole. Et Stendhal, l’ambitieux Stendhal, avide de gloire et de hauts faits, qui se morfond à Moscou – après y avoir suivi la Grande Armée – où il ne rencontre que soudards et butors. Et Arthur Rimbaud » qui envoie d’Aden des lettres à sa mère et à sa sœur dans lesquelles il ne cesse de se plaindre. La voilà, sa saison en enfer : « Aden est un roc affreux… qui est, tout le monde le reconnaît, l’endroit le plus ennuyeux du monde, après toutefois celui que vous habitez. » Et Honoré de Balzac, qui vole de diligence en calèche vers sa promise, la belle et froide Eve Hanska, et qui trouve les plaines polonaises désolées et lugubres. Et Michel de Montaigne, qui ne dit mot de la peinture italienne, au grand dam de Chateaubriand et de Stendhal, et fait la fine bouche sur Venise. Et Céline, horrifié par les temps modernes qui se lèvent de l’autre côté de l’Atlantique, fasciné et désespéré par les belles Américaines, tout à la fois provocantes et inaccessibles. Même le jeune lieutenant Thomas Lawrence, qui caressait le rêve arthurien de construire au Levant une nouvelle nation sur les ruines d’empires podagres, même lui doit déchanter… Il n’y a guère que Claudel, dans notre galerie, à trouver au Japon des émotions à la mesure de ses attentes. Mais il a, si l’on peut dire, de la chance : il assiste aux premières loges au tremblement de terre de 1923 qui devait raser la moitié de Tokyo. Et Simenon, Simenon l’insatiable curieux, dont l’art est fait d’une transcription fidèle de la réalité la plus morne et la plus sordide. Pour les autres, il ne s’agit que d’illusions perdues.
Un écrivain qui voyage, ce sont autant de mythes qui s’effondrent. Rien de plus normal : un mythe est toujours fabriqué de l’extérieur. C’est une illusion d’optique due à la distance, qui enjolive et pare de mystère une réalité souvent bien plus prosaïque. On est toujours un mythe pour moins riche, moins puissant ou moins subtil. Pour qui fait un séjour à Wall Street, Dallas, ou à la Silicon Valley, la réalité nue remet bien vite les pendules à l’heure : au cœur de la nouvelle Rome, il y a le dieu Dollar, dont les serviteurs sont des fourmis industrieuses dénuées de toute poésie.
Pour tromper cette déception, nos écrivains se noient dans l’alcool, ou la luxure, ou la drogue, ou la paresse… Durant ses séjours sur la Riviera, Scott Fitzgerald, qui achève Tendre est la nuit ; est ivre mort tous les soirs et provoque scandale sur scandale. Hemingway, le vieil Ernest quinquagénaire qui va tomber amoureux à Venise d’une jeune comtesse de dix-huit ans, va chercher dans les bars une inspiration – à moins que ce soit une assurance – qui le fuit. À bord du Transsibérien, Blaise Cendrars, qui a tout juste dix-sept ans, se nourrit à la vodka, ce qui fait qu’il ne verra rien du parcours entre Irkoutsk et Harbin, en Mandchourie. À Port-Louis, Baudelaire fréquente assidûment les bordels, avant de tomber sous le charme de Dorothée, jeune femme noire dont on ne sait pas grand-chose. À Aden, Rimbaud, entre deux trafics d’armes, s’accroupit à l’orientale et rit comme un idiot…
Et pourtant… Pourtant, tous les voyages sont féconds, mais pas là où on les attendait. Partis à la recherche d’une introuvable chimère, nos écrivains ne reviennent pas les mains complètement vides. Ils ont fait provision d’impressions, de rencontres, que le souvenir, qui est un magicien, va transfigurer. Ce que l’exotisme n’est pas parvenu à réaliser, la mémoire va le faire. C’est le second voyage qui compte, celui que l’on entreprend dans sa tête à partir des bribes du premier. London n’a jamais été chercheur d’or, mais il a rapporté de son expédition une galerie de personnages qui vont nourrir toute son œuvre et lui valoir une reconnaissance littéraire quasi immédiate. Lawrence a certes souffert dans son âme et dans sa chair dans les sables d’Aqaba, mais il en tirera Les Sept Piliers de la sagesse, témoignage au lyrisme tourmenté et puissant. Baudelaire eut beau abréger le voyage qui devait le mener jusqu’à Calcutta, le souvenir des tropiques lui inspirera quelques-uns de ses plus beaux poèmes – L’Albatros, À une dame créole, L’Invitation au voyage, La Chevelure, Correspondance, Le serpent qui danse, Bien loin d’ici… – et imprégnera toute son œuvre de cette lascivité scandaleuse pour l’époque mais si précieuse pour nous. Cendrars, lui, ramènera le plus long poème en prose de la littérature française, La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France, hymne à la modernité magnifiquement enluminé par Sonia Delaunay. Quant à Stendhal, sa dette envers la Russie est immense : si Fabrice « rate » la bataille de Waterloo, c’est parce que Henri Beyle a vécu celle de la Moskowa où il n’a vu que lâcheté et boucherie. Les héros de la guerre en dentelle sont morts. Au carnage guerrier, Stendhal oppose le silence romanesque. Après lui, on ne décrira plus les batailles de la même façon. Céline, enfin : aurait-il écrit le Voyage au bout de la nuit s’il n’avait entrepris son périple américain qui, pourtant, n’est qu’un bref épisode de la vie de Bardamu ?
Finalement, le trésor est en eux, mais tellement bien caché qu’il faut s’en éloigner pour mettre la main dessus. En route pour le cap Nord, Simenon invente le personnage du commissaire Maigret dans un bourg de l’extrême sud de la Hollande au nom imprononçable : Delfzijl. Incontestablement, c’est Proust le plus sage. Le cher et casanier Marcel ne va pas chercher bien loin ses modèles : à Paris, sur les deux rives de la Seine, qui composent sa géographie mondaine et littéraire, alors que tant d’autres vont s’épuiser dans l’Orient compliqué ou l’Extrême-Orient indéchiffrable.
Mais ils en reviennent tous, et tous pourraient dire comme Montaigne : « L’Italie n’est point en Italie. Elle est toute où je suis », ou comme Céline : « Notre voyage est entièrement imaginaire. Voilà sa force. »
Imaginaire : voilà le mot clé. Ne croyez jamais un écrivain qui vous raconte ses voyages, et encore moins quand il les écrit. Ses souvenirs ne valent pas le plus mauvais des guides. Chateaubriand a écrit L’Itinéraire de Paris à Jérusalem plusieurs années après s’y être rendu, falsifiant la réalité, le nez sur un guide qui bouchait les trous de sa mémoire incertaine. Quant à Blaise Cendrars, il n’a peut-être jamais pris le Transsibérien qui consacrera pourtant sa légende de son vivant.
Sincères, les écrivains voyageurs ? Bien sûr que non. Mais authentiques : ce sont eux qu’ils livrent, et non un témoignage touristique ou journalistique.
Bon voyage.
Hervé Bentégeat.