Dans la chaleur du Cap
En 1924, Scott et Zelda Fitzgerald, accompagnés de leur fille Scottie, quittent l’Amérique pour l’Europe. Il ne s’agit pas d’un voyage culturel mais d’un calcul financier : Fitzgerald veut terminer Gatsby le Magnifique sans dépenser tout l’argent que lui ont rapporté ses nouvelles. Ils débarquent en France et se rendent presque aussitôt dans le Midi où les attend un couple d’amis, les Murphy, pionniers de ce qui n’est encore qu’une excentricité : passer l’été sur la Côte d’Azur.
C’était la première fois qu’ils allaient dans le Sud et aussi loin vers la mer. Leurs amis de Paris leur avaient tellement dit que c’était bon marché qu’ils pensaient vivre là-bas pour rien, comme ils avaient cru vivre pour rien en Europe après leur départ des États-Unis sur le Minnewaska. Ils apparurent un jour d’août sur la plage de la Garoupe qui n’avait encore rien d’une plage mais ressemblait à un carré de sable patiemment conquis à la pelle et à la pioche sur les algues du Cap. Toute cette partie d’Antibes qui tourne le dos à Juan-les-Pins disparaissait sous la végétation ; elle y disparaît toujours, et les Fitzgerald, qui avaient loué une villa à deux kilomètres, sous le phare, ressemblaient certainement à de riches Américains venus passer l’été sur la Côte, ce que personne ne faisait sauf quelques Anglais farouches et solitaires.
Leur fille Scottie avait quatre ans et les accompagnait.
Scott n’était pas encore auréolé de la gloire de Gatsby le Magnifique qui ne serait pas un immense succès de librairie mais allait propulser son auteur au premier rang des romanciers américains ; le Times écrirait qu’on n’avait pas fait un tel pas en avant depuis Henry James. Il n’était que l’auteur déjà célèbre de L’Envers du paradis. Grâce aux nouvelles payées par les magazines, les Fitzgerald avaient gagné trente-six mille dollars cette année-là. Leurs hôtes étaient aussi des Américains, et des Américains assez riches ; Gerald Murphy et sa femme Sara avaient choisi de quitter les États-Unis où Gerald hésitait à choisir un métier ; il était le fils d’un commerçant aisé, et se voulait peintre. Sara était belle fille, avec un front bombé et un nez court. Ils étaient tombés sous le charme violent en été du cap d’Antibes, que Gordon Benett avait mis à la mode en hiver et que leur ami Cole Porter leur avait vanté ; pour la première fois, le propriétaire de l’hôtel du Cap avait accepté de garder son rez-de-chaussée ouvert hors saison, de juin à septembre, et les Murphy s’y installèrent avec leur nurse et leurs deux enfants.
Ils achetèrent à un officier colonial une villa au vaste jardin « peuplé d’orangers, de citronniers, de mimosas et de cèdres du Liban », construisirent une terrasse et une maisonnette pour les amis. La villa America, quand les Fitzgerald retrouvèrent leurs amis sur la plage, n’était pas terminée, mais le prestige des Murphy brillait déjà de l’or le plus pur pour un Américain. Gerald avait fait ses études à Yale et Sara était une héritière de l’Ohio. Depuis 1921 qu’ils sillonnaient la France en expliquant qu’ils avaient fui le 18e Amendement, celui qui organisait la prohibition, les Murphy s’étaient éloignés de la colonie américaine traditionnelle à la Édith Wharton, les gens qui vivaient autour de la place de l’Etoile, à Paris. Leurs amis étaient peintres, comme Picasso, ou écrivains, et Ernest Hemingway, qui n’avait pas un sou mais une femme et un enfant, passait pour le plus doué, celui qui serait le plus grand, un jour.
Après avoir écrit 36 000 dollars par an qui fut publié en avril 1924 par le Saturday Evening Post ; Scott partit pour la France avec l’idée de Vivre de rien, une nouvelle qu’il écrivit en septembre après avoir fait le compte de ce qu’il avait dépensé à Antibes. « L’idée, dit-il sous le masque de son héros Dick Diver dans Tendre est la nuit, ; c’est que les stations du Nord, comme Deauville, ont été envahies par les Russes et les Anglais, qui ne craignent pas le froid, tandis que la moitié de nous autres Américains venons de climats tropicaux. Et nous commençons à venir ici. »
S’il visitait l’hôtel du Cap aujourd’hui, le romancier déçu de 1924 se demanderait où aller pour fuir les Russes et les Anglais. Tandis que nous marchons jusqu’à l’hôtel après avoir tenté de départager les Allemands des Américains qui occupent toutes les tables de l’Eden Roc, situé cent mètres plus bas dans la position de l’avant-poste garni de matelas et de garçons vêtus de blanc, l’influence de la nouvelle Russie se fait cruellement sentir. L’hôtel a gardé son air de préfecture Napoléon III, mais des familles jeunes et nombreuses qui payent en dollars et parlent moscovite en disputent les suites à des couples d’Américains sur l’âge qui regrettent le temps où la guerre était nettement plus froide que la Méditerranée. Le parking en sous-sol, aussi luxueux qu’une salle de bains de Las Vegas, abrite des Mercedes noires et des Ferrari rouges. C’est impeccable et apatride, efficace et ripoliné. Il suffit de continuer sur cinquante mètres pour changer d’univers. Toute cette partie du Cap, où l’on s’évade irrésistiblement du populaire Juan-les-Pins, serpente et monte entre les villas pour retomber, en direction de la Garoupe, dans le monde endormi, abandonné et presque sauvage d’un décor qui semble s’être arrêté de vivre en 1939. Ici, c’est le château de la Croe, construit en 1929, l’année de la Grande Dépression, qu’aimaient tant le duc et la duchesse de Windsor qui en lurent locataires jusqu’à la tempête de 1940 ; là, le château de la Garoupe, aux pelouses retournées au foin et au portail orné d’un « Chiens en liberté » qui ne convainc personne, et encore moins le promeneur désireux d’aller, sans rencontrer ni vivants ni fantômes, jusqu’au cap Gros accroupi sur la mer ; murs décapés, volets clos, gouttières en rade. Plus bas, des villas en faillite ou en cachette, délaissées ou restaurées, l’Istoria, la Californie, la villa Hier, la Louisiane, qu’habitent des Anglais en Range-Rover, protégées par des caméras perfectionnées, ou simplement des souvenirs lovés dans l’air sec entre deux tuyaux d’arrosage désespérément débranchés.
Ce monde-là est à part, à l’abri de tout. Il a survécu au tourisme, aux congés payés, à la RTT. Mais le dernier virage avalé, la Garoupe désormais nettoyée de ses algues aligne platement sur deux cents mètres ses restaurants pieds dans l’eau, et les Murphy sont loin. Ils sont retournés en Amérique en 1930, et les endroits où ont vécu les Fitzgerald sur la Côte ne leur diraient plus rien.
Ils avaient quitté Paris et la morne rue de Tilsit à la fin de mai, pour Hyères où ils s’installèrent à l’hôtel Grimm « dans le souffle tropical qu’exhalaient les pins massifs ». Comme « les Anglais eux-mêmes, sauf les plus chauds et les plus anciens », avaient filé ailleurs, Scott et Zelda firent encore deux stations de chemin de fer jusqu’à Saint-Raphaël, où ils louèrent la grande villa Marie. Elle coûtait très cher, soixante-dix-neuf dollars par mois, et elle n’existe plus ; elle dominait la petite ville et elle a été rattrapée par les frénétiques programmes immobiliers des années 60. Il y avait un jardin de rocaille, et Scott essaya d’écrire tous les matins tandis que Zelda allait nager. Scott détestait nager. Il n’aimait pas beaucoup plus le soleil et, longtemps, n’eut pas bonne mine. La description qu’il fait d’eux, sur la plage, est à la fois nostalgique et irréelle : « On pouvait voir, allongés sur le sable d’une plage française, un jeune homme distingué accompagné d’une jeune dame. Brûlés par le soleil, ils avaient pris tout deux une teinte chocolatée, qui eût fait croire d’abord à leur origine égyptienne ; mais on voyait au second coup d’ceil que leurs traits étaient aryens et que leurs voix avaient des sonorités légèrement nasales d’Amérique du Nord. Près d’eux jouait un petit enfant noir aux cheveux de lin qui tapait de temps en temps sur son seau avec une cuiller de fer-blanc en criant “Regardez-moi !” d’une voix très sûre d’elle. »
Les Murphy étaient attirés par les Fitzgerald, et les Fitzgerald les déçurent et les comblèrent. Zelda plut immédiatement à Sara et Gerald parce qu’elle était fantasque et fantaisiste, mais surtout parce qu’elle savait les émouvoir. Scott se rendait la plupart du temps insupportable, il buvait jusqu’à s’effondrer à table, n’aimait pas les Français dont il refusait de parler la langue, prétendait avoir lu Proust, méprisait les serveurs dans les restaurants, jalousait l’élégance de Gerald et poursuivait Sara de déclarations d’amour à sens unique (il voulait que Sara lui dise qu’elle l’aime), mais chez les Américains d’Antibes cette année-là, les Fitzgerald laissèrent une impression très particulière que Gerald Murphy tenta de traduire en automne par une lettre à Scott : « Il y eut réellement un grand bruit de déchirement alentour quand votre train partit. Sur le chemin du retour, Sara et moi avons dit sur vous deux des choses qui n’exprimaient qu’imparfaitement ce que nous ressentions chacun de notre côté. En définitive, je crois qu’on mesure le degré d’affection pour quelqu’un par le silence et le vide qui tombent après le départ. Nous avons entendu ce déchirement, parce qu’il était réel, et parce que nous étions incapables de dire combien nous vous aimons tous les deux. Nous avons trouvé cela un peu triste pour des vacances d’été. » Cet été fut certainement le plus heureux des Fitzgerald sur la Côte d’Azur, bien qu’on puisse le considérer comme le début du processus de leur séparation. Zelda en a fait la description dans Gardez-moi la prochaine valse, sans omettre le Français dont elle tombe amoureuse, l’aviateur Edouard Jozan, dit « Bobbé ». Avec son ami René Silvy, Jozan allait se baigner sur les plages de Cannes ou d’Antibes, et Zelda retrouvait en lui les jeunes officiers qui lui faisaient la cour avant son mariage avec Scott. Il décollait de la base d’Hyères et passait en rase-mottes sur la villa Marie. Cette façon bruyante de déclarer son amour réveilla Zelda qui s’embêtait à faire la sieste. Elle allait avoir vingt-quatre ans. Chacun des hôtes des Murphy, à la Garoupe ou à Cannes, comme le soir dans les cabarets de la Côte, put se rendre compte que Zelda et Jozan se voyaient tous les jours. Le 13 juillet, Scott nota dans son Journal qu’une « grande crise » avait éclaté entre Zelda et lui ; en août, « Zelda et moi sommes plus proches que jamais ». Dans l’intervalle, Zelda lui avait avoué qu’elle était amoureuse de Jozan et qu’elle voulait l’épouser ; Scott, qui travaillait toujours sur Gatsby, prit l’affaire avec colère et enferma Zelda dans sa chambre. Il n’y eut pas de suite mais en septembre, Scott écrivit : « J’ai su que quelque chose était arrivé que rien ne pourrait réparer. » Il envoya le manuscrit de Gatsby à son éditeur et considéra que, dans l’ensemble, cet été au Cap avait été profitable ; mais Gerald Murphy raconta par la suite qu’à 4 heures du matin Scott avait frappé à la porte de sa chambre à l’hôtel du Cap. Il était venu chercher Sara. Zelda avait pris des somnifères. Ce fut une tentative de suicide dans le style des Fitzgerald, qui adoraient le drame, et dont personne ne reparla dans les jours qui suivirent. Seule Zelda fit dire à un de ses personnages : « Quelle que soit la chose qu’elle attendait de [Jozan], il l’emporta avec lui… » « On retire de la vie ce qu’on veut, si on peut, et le reste on s’en passe. »
La villa Marie les vit partir en octobre. Ils y étaient arrivés avec dix-sept malles, valises et sacs, et la collection complète de l’Encyclopédie britannique. Ils la quittaient avec un manuscrit et l’avenir devant eux. Gatsby allait être publié et tout était encore possible. Durant ces trois mois, Scott avait bu mais il avait travaillé, et Zelda avait été amoureuse parce qu’elle s’était sentie négligée par son mari ; il n’y avait rien qui ne pût s’arranger, avec un peu de chance et beaucoup de succès. Ils avaient dépensé sept mille dollars sans savoir où l’argent était passé, mais « à part la fois où Zelda avait pris la lotion antimoustiques pour un bain de bouche et où Scott avait essayé de fumer une cigarette française, ils n’avaient jamais regretté d’être venus ».
Jamais ils n’avaient été déçus par le rouge des rochers, le vert des pins, la blancheur des villas et le rose des cocktails. Il partirent en jurant de revenir l’année suivante, au cours de laquelle ils apprendraient que rien, nulle part, dans n’importe quel endroit du monde, rien vraiment n’est bon marché en août.
« L’hôtel avait une plage
dorée… »
À mi-chemin entre Marseille et la
frontière italienne, on rencontre, sur l’aimable rivage
méditerranéen, un vaste hôtel de luxe aux murs teintés de rose. Des
palmiers bien stylés éventent la façade échauffée de soleil, devant
laquelle s’étend une étincelante petite plage. C’est depuis peu
devenu un lieu de rendez-vous pour nombre de gens à la mode. Il y a
dix ans, le départ, dès avril, de la clientèle anglaise laissait
l’hôtel presque désert. Maintenant, de nombreuses villas ont été
bâties alentour. Mais, au moment où débute cette histoire, c’est à
peine si une douzaine de maisons dressaient leurs tourelles
vétustés, comme des nénuphars parmi la verdure des pinèdes entre
Cannes et l’Hôtel des Étrangers, appelé aussi Hôtel Gausse.
L’hôtel avait une plage dorée, étendue à ses pieds comme un tapis
de prière. Dans la lumière du petit matin, l’image lointaine de
Cannes, le rose et le crème des vieux remparts, les Alpes violettes
barrant le seuil italien projetaient à travers le golfe leurs
tremblants reflets qui vibraient au gré des ondes agitées par les
plantes marines du bord de l’eau.
Tendre est la nuit
• À LIRE
F. S. Fitzgerald, L’Envers du paradis ; Un diamant gros comme le Ritz ; Tendre est la nuit.
Les dieux de Golfe-Juan
Après avoir découvert la Côte-d’Azur en 1924 et y être retournés en 1925, les Fitzgerald y passent un nouvel été en 1926. Gatsby le Magnifique n’a pas eu le succès de vente escompté, et la maladie de Zelda s’aggrave, tandis que Scott amasse les matériaux qui lui permettront d’écrire, à partir de ces séjours dans le midi de la France, son livre le plus déchirant, Tendre est la nuit. Cependant, Scott commence d’être jaloux d’Ernest Hemingway…
Les Fitzgerald avaient rencontré les Hemingway pour la première fois au Dingo Bar de la rue Delambre, à trente mètres de l’actuel Rosebud. Hemingway habitait Paris avec sa première femme Hadley et leur fils Dumby. Scott était censé être l’écrivain célèbre et Ernest l’écrivain débutant, mais Hemingway allait si rapidement prendre le dessus que Fitzgerald devait plus tard considérer leur rivalité comme un des éléments de son autodémolition.
Zelda détestait Hemingway. Il avait dit à Scott qu’elle le gênerait dans son travail et dans la vie, et Zelda avait riposté en le traitant de « mâle professionnel », ce qui ne l’empêchait pas de soupçonner Scott et Ernest de relations homosexuelles. Mais lorsque, en 1926, les Fitzgerald retournèrent sur la Côte d’Azur, Scott était si lié à Ernest qu’il avait lu Le soleil se lève aussi en même temps que l’éditeur Scribner’s et que son avis avait compté lors de la correction des épreuves. En mai, les Fitzgerald étaient toujours assez amis avec les Hemingway pour leur abandonner la villa Paquita, qu’ils avaient louée à Juan-les-Pins et que Zelda n’aimait pas. Les Hemingway occupaient la Ferme des Orangers, la maisonnette d’amis des Murphy à la villa America dont les travaux avaient été terminés en janvier, mais Dumby avait attrapé les oreillons, ce qui terrorisa Sara Murphy. Son horreur des microbes était célèbre. « Alors Scott et Zelda arrivèrent ; Scott nous dit que leur villa était encore louée pour six semaines et il nous l’offrit », écrit Hadley Hemingway : « c’était une offre extrêmement généreuse… Quand nous partîmes à la fin de l’été, la grille de la villa était hérissée de bouteilles disposées avec art. Nous nous sommes bien amusés. »
Scott loua la villa Saint-Louis, à cent cinquante mètres du casino, et chacun retrouva la route de la Garoupe. Devant la rangée de cabines toutes neuves installées par le propriétaire de l’hôtel, les Murphy avaient dégagé mètre après mètre suffisamment de sable pour que l’endroit puisse accueillir leurs propres enfants, les Fitzgerald, les McLeish, mais aussi les nombreux Américains de passage. Dorothy Parker, qui était arrivée en France avec Robert Benchley, et qui aimait beaucoup Ernest Hemingway (« Ernest Hemingway est, à mon sens, le plus grand écrivain contemporain de nouvelles, qui vit à Paris la plupart du temps mais qui va en Suisse faire du ski, a servi dans l’armée italienne pendant la Première Guerre mondiale, s’est battu contre les prix, a combattu des taureaux, vient à New York au printemps, a la trentaine, une moustache noire et attend encore les deux cents francs que j’ai perdus contre lui au bridge »), se joignit au groupe où figurait encore un musicien, Mario Brazziotti, qui faisait la cour à Zelda, et l’Américain Ben Finney qui connaissait tout le monde sur le Cap.
Scott but autant en 1926 que les deux années précédentes réunies. Il avait trouvé un compagnon de bar, Charles McArthur, avec lequel il terrorisait les serveurs. Ils les menaçaient de les couper en deux avec une scie musicale, et Gerald Murphy dut intervenir auprès du commissariat de Juan-les-Pins pour arranger les choses. Scott était devenu assez insupportable. Il se présentait en disant « Je suis un alcoolique », et c’était vrai. Les Murphy les aimaient toujours, mais le climat n’était plus le même, et la présence de Hemingway y était certainement pour beaucoup.
Zelda ne se gênait plus pour dire ce qu’elle pensait de lui. À dîner chez les Murphy, elle donna son avis sur Le soleil se lève aussi : « Toréadors, taureaux, puants, merde de taureau puant… » Pour Hemingway, Zelda était tout simplement folle ; mais Scott lui restait loyal comme elle restait loyale à Scott, et ils ne disaient jamais de mal l’un de l’autre en public.
L’été 26 était le même que l’été 24 et l’été 25, avec les fêtes, les pique-niques, la visite du comte et de la comtesse Etienne de Beaumont, le petit cinéma de Juan-les-Pins ouvert une fois par semaine avec son pianiste pour accompagner les films muets, et le casino qu’ils se mirent à fréquenter assidûment, moins pour jouer que pour danser, mais quelque chose se détériorait.
En apparence tout était intact : le village d’Antibes endormi derrière des remparts gris (Antibes n’a de soleil que le matin), les verres de xérès à la villa America avant le déjeuner, et les disques de Gerald Murphy qui faisait venir toutes les nouveautés américaines. Oui, tout était intact, et même le goût de s’amuser, mais Scott et Zelda se conduisaient de plus en plus étrangement.
Scott n’accompagna pas les Hemingway et les Murphy en Espagne où ils devaient assister à la feria de Pampelune. Zelda devait se foire opérer de l’appendice et ils partirent en juin pour Paris. Ernest avait voulu entraîner Gerald aux courses de taureaux et ils y allèrent avec une amie de Hadley, Pauline Pfeiffer, journaliste à Vogue, dont Ernest devint amoureux. Gerald était assez intimidé par Hemingway, et ne fut pas son ami comme il l’était des Fitzgerald ; Hemingway n’avait pas besoin d’être protégé ni aimé malgré sa mauvaise conduite. Cependant, les Murphy admiraient Hemingway bien plus que Fitzgerald : « Celui que nous prenions au sérieux, c’était Ernest, pas Scott, parce que l’œuvre d’Ernest nous semblait moderne et neuve, et pas celle de Scott. »
Lorsque tout le monde se retrouva en juillet, les soirées du casino reprirent et, avec elles, les provocations des Fitzgerald. Zelda répondit « Puisses-tu crever sur place ! » à un admirateur qui insistait pour lui être présenté, et s’abattit volontairement la tête la première dans un escalier de pierre parce que Scott était allé parler à Isadora Duncan à une table voisine. Scott ne supporta pas que les Murphy donnent une soirée en l’honneur de Hemingway et bombarda de figues la princesse de Caraman-Chimay, amenée à dîner par la voisine des Murphy, la princesse de Poix, belle-fille du duc de Noailles.
Puis il envoya son poing dans la figure de McLeish et se mit à briser un à un les verres de Venise de Sara. Les Murphy lui interdirent la villa America pendant trois semaines, après quoi il se présenta chez eux comme si rien ne s’était passé.
Il réfléchissait à son roman, le roman qu’il voulait écrire après Gatsby, et il avait choisi les Murphy pour modèles de ses personnages. Il posait d’incessantes questions à Gerald et Sara, et Sara finit par lui écrire : « Vous ne pouvez pas vous attendre à ce que quiconque apprécie ou supporte de se sentir continuellement analysé et sous-analysé et critiqué dans l’ensemble de façon inamicale tels que nous nous sommes sentis depuis pas mal de temps. » Mais les Murphy ne se fâchèrent pas avec les Fitzgerald et continuèrent de supporter leurs excentricités. Ils aimaient Zelda. « Elle n’était pas belle au sens traditionnel du mot, a dit Gerald. Dieu merci ! Elle n’était pas du tout ce qu’on appelait une beauté, mais tout était dans son regard… Si on avait voulu chercher à qui elle ressemblait on aurait pensé à une Indienne d’Amérique… et Scott avait un si beau visage, d’une beauté vraiment incroyable. Ils étaient beaux comme des dieux. »
Une fois encore, Scott allait s’intéresser à la richesse, aux gens riches et à leur façon de vivre. Pour écrire Tendre est la nuit, il exagéra celle des Murphy et piocha dans leurs relations, entrecoupant son récit d’aventures qui lui arrivaient, avec Zelda. Ils étaient très souvent ivres, conduisaient dangereusement, dormaient dans leur voiture, plongeaient dans la mer d’une hauteur folle, le tout sans plaisir apparent. « Je ne crois pas que c’était l’envie de faire la fête qui les jetait dans les aventures », disait Gerald, et Zelda répondit un jour à Sara : « Mais Sara, vous ne savez donc pas que nous ne croyons pas à ce qui dure ? »
Scott était toujours bluffé par les Murphy. Il poursuivait Sara en lui disant « regarde-moi » et cherchait à l’entraîner dans les coins ; il enviait l’élégance de Gerald mais affectait de mépriser leur luxe. Il brocarda une soirée caviar-champagne au casino et jeta des cendriers sur les tables, et le lendemain, comme Gerald, furieux, avait quitté la soirée, Scott se contenta de lui demander : « Aimez-vous Zelda plus que moi ? »
Ernest Hemingway assistait à ces incidents avec une commisération de plus en plus visible. Il pensait que Scott était miné par l’alcool, mais aussi qu’il faisait fausse route sur le plan littéraire en étant obnubilé par le monde des riches. Hemingway avait compris que Gerald et Sara vivaient à l’écart de la société des riches Américains qui commençaient d’investir Cannes et la Riviera, et plus tard il reprocha à Fitzgerald de les avoir pris pour personnages. Ce fut une controverse épistolaire – déjà Scott et Ernest ne se voyaient plus guère – qui culmina lorsque Ernest fit de Scott un portrait peu flatteur dans une nouvelle. Hemingway et Fitzgerald avaient des styles trop différents pour avoir été influencés l’un par l’autre ; mais Scott digéra mal le succès d’Ernest, et quand insensiblement Ernest devint le grand-écrivain-américain que Scott avait failli être et qu’il serait après sa mort, ce qui les sépara ne fut pas une simple blessure d’amour-propre, mais la certitude que chacun avait raison d’écrire comme il écrivait.
Rien n’évoque plus le séjour des deux couples à Juan-les-Pins, cette ville si 1960, et les chemins poudreux par où ils allaient à la plage, sauf la petite terrasse du casino, toujours là à l’angle du boulevard Baudouin. Sur la route du Cap, l’énorme hôtel Provençal est en cours de démolition, et la villa Saint-Louis a été remplacée par une résidence Kennedy.
C’est tout ce qu’elle a de Fitzgerald à présent. Et les personnages de Scott y seraient à peu près autant dans leur élément qu’une fraise Tagada dans un risotto aux truffes, même si son idée de la richesse et des riches se vérifie chaque jour davantage.
Dans la douceur de juin, les filles roulent leur maillot sur leurs hanches, les incessants avions pour Nice passent sur le Cap en plongeant vers les montagnes, et les premières caravanes embouteillent le boulevard Poincaré, méprisées par les hélicoptères chicos qui se posent à Eden Roc. Le petit restaurant de Saint-Paul-de-Vence, que Scott décrivit sous le nom de Tarmes et où, avec Zelda, il avait entraîné les Murphy avant d’en redescendre ivres (« Scott, rallume ma cigarette », disait Zelda à chaque tournant), est devenu un parking pour les visiteurs de la fondation Maeght. La « magie des rivages méditerranéens, l’ensorcellement du ciel, la sourde musique des flots » qui servent de fond à Tendre est la nuit se sont retirés dans des oasis protégées par des caméras de surveillance, les « nuits limpides et moites suspendues comme dans un panier à une seule étoile » sont plus belles au cinéma, et il y a belle lurette que le ski nautique ne s’appelle plus de l’aquaplane. Chanel vend toujours son n° 19, Honoria, la fille des Murphy, ne guetterait pas Rudolph Valentino à l’hôtel du Cap, mais elle y verrait, indifférente, Boris Berezovski entouré de ses gardes du corps.
« Tout est si harmonieux, on voudrait que cela dure toujours », écrivit Honoria dans son journal de petite fille : l’été 1926 avait passé sans profit apparent, mais Scott savait enfin ce qu’il mettrait dans son roman : une histoire d’échec. Hollywood l’attendait, et en septembre Zelda tira la morale de la saison à sa façon : « Tous les gens gais et décoratifs sont partis, emportant l’atmosphère de carnaval et d’imminent désastre qui a coloré cet été. Scott travaille et broie du noir en pensant à la guerre. Ernest Hemingway a passé ici quelque temps, comme une espèce de mystique matérialiste… Il fait divin ici, quand il fait brûlé et poussiéreux et que l’eau crépite dans l’automne. Le roman de Scott sera excellent. »
Il allait l’être, mais ce serait à leurs dépens.
L’attrait du gouffre
Il
fallait déjà être un excellent plongeur pour plonger le jour. Il y
avait des marches taillées dans le rocher tous les deux mètres
jusqu’à une hauteur d’environ dix mètres. Plonger de là était
dangereux, mais la nuit il fallait parfaitement calculer son coup
pour ne pas s’écraser en contrebas. Zelda alors se mettait en slip
et très tranquillement demandait à Scott si cela lui ferait plaisir
de nager. Je me souviens d’un soir où je me trouvais avec eux, il
tremblait littéralement lorsqu’elle vint lui faire sa proposition,
mais il la suivit. Nous en avions le souffle coupé de les voir
plonger de toutes les marches, y compris de la plus haute, puis
revenant de la mer, blancs et tremblants de froid. Scott hésita et
regarda Zelda jusqu’à ce qu’elle revienne à la surface ; je ne
pensais pas qu’il pouvait le faire, mais il le fit.
Calvin Tomkins, Tendre était la vie.
• À LIRE
Nancy Milford, Zelda.
Calvin Tomkins, Tendre était la vie.
Andrew Turnbull, Scott Fitzgerald le Magnifique.
Le trésor de Saint-Tropez
En 1929 » les Fitzgerald retournent pour la dernière fois sur la Côte d’Azur. Une croisière sur le bateau de leurs amis Murphy les emmène à Saint-Tropez. À Hollywood, Scott a rencontré l’actrice Lois Moran qui lui sert à fabriquer le personnage de Rosemary dans Tendre est la nuit. Dans une lettre à Ernest Hemingway, il se traite de « vieille putain » littéraire, et Zelda a commencé d’écrire de son côté. Installés à Cannes, ils rentrent à Paris en octobre. Au cours du voyage, Zelda tente de faire basculer leur voiture dans un précipice. Ils ne reviendront jamais en Europe.
En 1929, les émigrés russes blancs savaient tout faire, même les goélettes. Les Murphy avaient déjà eu deux bateaux, le Picador et l’Honoria, mais le Weatherbird l’emportait facilement avec ses trente mètres. Vladimir Orloff l’avait dessiné pour ses amis Gerald et Sara qu’il avait rejoints à Antibes en quittant pour eux la troupe de Serge Diaghilev. Orloff était devenu décorateur par la force des choses mais sa vraie passion était les bateaux ; son grand-père, banquier des tsars, faisait naviguer des yachts sur la mer Noire. Celui des Murphy fut construit sur le modèle des plus beaux clippers américains, et Gerald célébra son lancement en scellant dans sa quille son disque préféré de Louis Armstrong, Weatherbird.
Scott et Zelda avaient passé un court moment à Hollywood, où Scott avait travaillé pour United Artists. Scott y rencontra Loïs Moran qui avait dix-huit ans. À trente, il jeta tout son prestige dans une tentative de séduction contrecarrée par le fait que Loïs était toujours acompagnée de sa mère, comme Rosemary dans Tendre est la nuit. Loïs ne tomba pas amoureuse de lui, mais Zelda, qui la trouvait « appétissante comme un petit déjeuner », fit scène sur scène à Scott. Elle brûla ses vêtements dans une baignoire de l’hôtel Ambassador ; puis elle jeta par la fenêtre d’un train le premier cadeau qu’il lui ait fait, une montre en platine.
Scott travaillait toujours sur son roman, écrivait des nouvelles pour faire rentrer de l’argent, et assistait au succès du Soleil se lève aussi, d’Ernest Hemingway. Les deux hommes étaient toujours en bons termes, et Scott faisait autant qu’il le pouvait pour assurer la réputation d’Ernest ; mais malgré ses résolutions, Tendre n’avançait pas, et lorsqu’ils décidèrent, en mars, de s’embarquer sur le Conte Biancamno, à destination de Gênes, les Fitzgerald étaient considérés comme un couple en perdition.
Scott fut terriblement humilié d’apprendre que Hemingway, qui était à Paris, lui cachait son adresse. Pauline, sa deuxième femme, n’aimait pas les Fitzgerald, et Ernest allait publier L’Adieu aux armes. Comme d’habitude, Scott donna son avis sur le livre, mais Hemingway écrivit sur sa longue lettre « baise mon cul », et se défendit, par la suite, d’avoir tenu compte des conseils de son ami.
Zelda et Scott étaient à présent en situation d’infériorité par rapport aux Hemingway ; presque cinq ans avaient passé depuis leur première rencontre.
Ils partirent en juillet pour la Côte, sans se douter que ce serait leur dernier séjour. Zelda voulait ne pas être trop loin de Nice où elle espérait trouver des engagements à danser (elle avait repris la danse en 1928, publiant pour payer ses leçons plusieurs nouvelles que Scott avait aidé à écrire, dont Fille du Sud, qui était un manifeste prozeldien), et ils choisirent de s’établir à Cannes, en face d’Antibes où les fidèles Murphy les attendaient : « N’avez-vous jamais la nostalgie de la villa Saint-Louis ? Les gens ont maintenant commencé d’envahir notre plage ; c’est décourageant, ils ne sont nullement arrêtés par notre désir naturel de l’avoir pour nous tout seuls », avait écrit Sara Murphy à Zelda quand ils étaient à Hollywood. « Toutefois, en enseignant aux enfants à leur jeter beaucoup de sable mouillé, en venant avec quelques chiens qui aboient de façon déplaisante et en les attachant ici et là, nous réussirons à conserver de la place pour ceux qui veulent des bains de mer… »
La villa Fleur des Bois, à Cannes, a disparu dans l’aménagement de la côte au-dessus de Marina-Baie des anges. Scott y reprit Tendre avec de nouveaux noms pour ses personnages, et « la vieille garde », comme disait Sara Murphy, retrouva le chemin de la villa America. Les enfants Murphy étaient le centre de l’attention de leurs parents, et Gerald et Sara inventèrent une expédition à laquelle Scott prête son concours.
Le Weatherbird prit la mer, traversant le golfe pour s’arrêter près de Saint-Tropez. Le bateau était allé jusqu’au fond du golfe, près des marais de Grimaud où Guy de Maupassant allait à la chasse, puis il avait remonté jusqu’au petit village. Scott et Zelda découvrirent la vue unique qu’on a de Saint-Tropez à l’emplacement où se situe l’usine de torpilles, au bord de la nationale 98. Elle fonctionnait depuis 1912, date de sa création, sur le terrain du château Bertrand acheté par le groupe Vickers associé au célèbre vendeur d’armes Basil Zaharoff. Le port n’a pas changé, ni son église rouge et jaune, ni ses maisons ni la citadelle qui les coiffe, où habitent des paons qu’on n’aperçoit jamais. Le Weatherbird longea la baie des Cannebiers, faisant semblant de chercher une plage où l’on pourrait débarquer ; les enfants, installés à la proue, servaient de vigies. On arriva à Pampelone dont la longue plage était déserte, à peine veillée par les châteaux construits vers 1900 sur les hauteurs et dont les toits, comme celui de la Moutte, construit par Emile Ollivier, font des taches rouges dans les pins verts. Le Weatherbird poussa jusqu’au dernier tiers de Pampelone entre ce qui est devenu le Club 55 et la plage des Jumeaux.
Le Saint-Tropez d’aujourd’hui accueille déjà les premiers yachts rangés dans le port comme des cigares robusto en épis dans leur boîte ; les Allemands et les Belges sont les premiers à envahir la ville en juin, mais on peut encore marcher sur le port où, cette année, toutes les immatriculations sont identiques : George Town. À midi, les bateaux auront quitté le port pour Pampelone, où ils s’ancrent jusqu’au soir ; la navette du Club transportera leur cargaison jusqu’aux matelas, aux parasols et au restaurant de la plage, et il en sera ainsi jusqu’à la Nioulargue, en septembre. Mais en se levant tôt on peut voir le panorama exactement comme Scott et Zelda l’ont vu en montant à la chapelle Sainte-Anne : l’Estérel en face, la citadelle au pied, au bout le vieux Saint-Tropez en forme de casbah, le cap Camarat et les champs de vignes, la ligne des Maures et les ruines de Grimaud tout au fond, avec une ou deux voiles qui filent dans le golfe. À midi le voilier du Club Med longe Pampelone. La plage s’étale et grille.
Quand les enfants Murphy sautèrent sur le sable, il fut décidé d’installer un camp. Vladimir Orloff creusa le sable pour planter les piquets de la tente, et sa pelle exhuma un paquet scellé de toile huilée. Il ressemblait assez à celui que Jim Hawkins découvre dans le coffre de Billy Bones, après la mort du vieux marin de L’Ile au trésor ; dont Gerald était un fervent lecteur. C’était bien une carte, rédigée en vieux françois, qui mena les enfants d’indice en indice jusqu’à une cassette remplie de merveilles. Honoria, Baoth et Patrick Murphy ne soupçonnèrent jamais Vladimir d’avoir enterré le trésor quatre jours auparavant, et l’expédition fut un magnifique succès.
Scott creusait aussi, mais c’était à d’autres fins. Croisière ou pas, il ne cessait de poser ses fichues questions à Gerald et Sara, reprenant l’enquête entamée en 1926. Il voulait savoir quel était le revenu exact de Gerald et si Sara avait couché avec lui avant leur mariage. Au dîner qui suivit, sur la plage où on avait allumé un grand feu, Sara riposta : « Scott, tu crois vraiment qu’à force de poser des questions, tu vas arriver à connaître les gens. Eh bien, tu n’y arriveras pas. Tu ne comprends rien aux autres. »
Il n’y avait toujours rien de fait que deux chapitres de Tendre quand Scott écrivit à Hemingway qui était en Espagne : « Maintenant le Post allonge à la vieille putain 4 000 dollars par passe ; c’est qu’à présent elle connaît les quarante positions ; quand elle était jeune, une seule lui suffisait. »
C’était une allusion à la nouvelle de Zelda, Une fille pour millionnaire, que le Saturday Evening Post paya quatre mille dollars à condition qu’elle soit signée Scott Fitzgerald. Hemingway répondit aussitôt : « Oh merde ! Tu as plus de matériau que n’importe qui et tu t’inquiètes plus que n’importe qui et au nom du ciel contente-toi de continuer et d’aller au bout maintenant et je t’en prie n’écris rien d’autre tant que ton livre n’est pas terminé. Il va être sacrément bon. »
Tendre ne parut qu’en avril 1934, avec sa dédicace : « Pour Gerald et Sara, tant de fêtes. » Ce n’était pas un roman à clefs, littérature à laquelle Scott, comme tous les vrais écrivains, ne croyait pas. Il avait autrefois collé le plus possible au réel dans L’Envers du paradis ; dans Tendre, les Hemingway, les McLeish, Finney, Charles McArthur, Edouard Jozan, Mario Braggiotti et Lois Moran pouvaient retrouver une attitude, un geste, une expression qui leur appartenait, mais ce n’était presque jamais à la bonne place. Scott avait tout brouillé dans sa lanterne magique. Et les Murphy, si proches des dieux du roman, y semblaient des Murphy qui eussent épousé les Fitzgerald dans une fusion impossible entre la solidité et la détérioration.
Tendre ne fut pas un échec, mais une part de la critique reprocha à Fitzgerald de reparler des gens des années 20, d’une société qui n’existait déjà plus. Cependant, au cours des huit années pendant lesquelles il y songea, y rêva et y travailla, cette société avait jeté ses derniers feux sur une petite plage de la Côte d’Azur.
Comme au cours de leurs séjours précédents, les Fitzgerald avaient été impatiemment espérés et attendus à l’été 1929 ; les amis qui les avaient retrouvés après leur absence hollywoodienne les voyaient à présent au bord du désastre, un désastre intérieur. Zelda obnubilée par la danse, Scott ne résistant plus à l’alcool, comme si l’un et l’autre n’en avaient plus pour longtemps. Le lecteur de Tendre doit savoir que Scott a trafiqué la géographie de la Côte et d’Antibes, mais qu’il y a eu un cafè des Alliés à Cannes, comme celui où Dick et Nicole se séparent à la fin du roman ; que le costume de bain si particulier de Dick est celui de Gerald Murphy, dont les tenues empruntées à la coopérative des pêcheurs d’Antibes, en bas de l’avenue du Général-Leclerc, sont sensiblement les mêmes aujourd’hui ; que le phare de la Garoupe illumine encore les villas sous les pins, comme une lampe qu’on vous passerait lentement sur la tête ; et que les roses du Cap ont toujours « l’air translucide des fleurs de sucre d’une vitrine de confiseur ». Le roman rassemble les étés des Fitzgerald sur la Côte dans l’esprit sarcastique et désenchanté de Vivre de rien, la première nouvelle que Scott avait écrite sous le choc de ce qui avait été pour lui la découverte de la Méditerranée. Il n’y a pas de rue Fitzgerald à Antibes, à Juan-les-Pins ni à Cannes, pas de plaque de cuivre au casino, ni de restaurant Scott à la Garoupe ; on ne sert pas de pêche Zelda, ni de pizza Scottie, et « l’endroit de France où la vie est la moins chère » est devenu le bronze-cul de l’Europe, un chaudron à touristes où l’important est de gagner en trois mois de quoi en vivre douze. Marcher dans leurs pas sur la Croisette est l’exercice le plus difficile qui soit, sauf peut-être à l’heure où le crépuscule figure à la carte des terrasses, et quand la chemise blanche des garçons a quelque chose du jabot de Gerald Murphy. Alors, en fermant les yeux, on peut entendre le son vaguement argentin de l’orchestre et le peut « floc ! » d’une olive tombant dans un Martini. À sept contre un, bien entendu. De ceux qui étendaient Scott en une heure et qui donnaient à Selda ses yeux égarés. Après on peut reprendre la route de la Corniche et remonter comme ils le firent pour leur dernière soirée.
On était le 29 septembre 1929. Le krach de Wall Street emportait avec lui la société du gin et du jazz, et de ses ruines allait surgir une Amérique nouvelle. Scott et Zelda apprirent la nouvelle dans une chambre de l’hôtel Beau Rivage, à Saint-Raphaël, alors qu’ils rentraient à Paris. C’était là qu’ils avaient commencé d’aimer la Côte d’Azur, cinq ans auparavant, et Zelda écrivit qu’ils partirent le plus vite possible, pour que le passé reste, à jamais, « une construction harmonieuse de la mémoire ».
Un bonheur délirant
Mon
bonheur était proche du délire… Ce que je pense maintenant, c’est
ceci : l’état naturel de l’adulte sensible est une absence de
bonheur mitigée. Je crois aussi que le désir chez l’adulte d’avoir
plus de délicatesse, que la constance de l’effort (comme disent les
gens qui gagnent leur pain en le disant) ne font qu’ajouter à la
fin à cette absence de bonheur où s’en viennent notre jeunesse et
notre espoir. Mon propre bonheur jadis était souvent si proche du
délire que je ne pouvais pas le partager même avec la personne qui
m’était la plus chère ; il fallait l’épuiser en promenades
dans les rues et les sentiers tranquilles, et dans les livres il ne
s’en distillait en quelques lignes que des fragments, et je crois
que mon bonheur, ou ma capacité d’illusion, appelez-le comme vous
voudrez, était une exception.
La Fêlure.
• À LIRE
E S. Fitzgerald, La Fêlure.
Mathew J. Bruccoli, F. S. Fitzgerald
Ernest Hemingway, Paris est une fête.