Fuir, là-bas, fuir…
De Blaise Cendrars, on connaît généralement L’Or, saga débridée dun aventurier un peu fou qui, à l’image de l’auteur, ; est à la recherche d’un eldorado improbable. Et c’est tout. Pourtant, l’œuvre de Blaise Cendrars est abondante, richissime, et remplirait un rayon entier de bibliothèque. Poèmes, romans, essais, nouvelles, reportages, scénarios, dramatiques, il a tâté de tous les genres, même de la publicité, de la peinture et de la musique. Il a connu, souvent intimement, tout ce qui a compté dans le mouvement artistique et littéraire de l’avant et de l’entre-deux-guerres : Picasso, Braque, Léger, Modigliani, Chagall, Kisling, Soutine, Delaunay, Apollinaire, Breton, Dos Passos, Miller, Abel Gance, Le Corbusier, et tant d’autres, même un certain Charlie Chaplin avec qui il aurait partagé une misérable petite chambre à Londres… Bourlingueur né, il effectue son premier grand voyage en pleine adolescence, sur le Transsibérien, dont la ligne vient de s’ouvrir. L’agonie de l’Empire tsariste a déjà commencé. Un nouveau monde s’ouvre. Nous sommes en septembre 1904.
Moscou, quartier des trois gares. Tous les peuples de l’empire sont là, dans un grouillement hirsute et bariolé. Slaves, Caucasiens, Tsiganes, Turcs, Mongols, Kirghiz, Sibériens, Juifs, Ouzbeks, Tatars, Bachkirs, Bouriates… On crie, on crache, on blague, on boit, on vend, on vole, on dîne, on dort, on prie, on pousse, on chante, on cuve, on devise, on drague…
Une babouchka édentée, ridée comme une pomme blette, fichu mal noué, vieux jupon souillé, chaussettes grises pendant à mi-mollets, savates trouées, traîne derrière elle deux énormes sacs en plastique d’où s’échappent haillons, bouteilles, serviettes, biscuits, et tout une hétéroclite quincaillerie. C’est son lit, sa cuisine, son armoire, sa tirelire, ses souvenirs. Jusqu’où va-t-elle ? Nijni-Novgorod ? Kazan ? Omsk ? Irkoutsk ? Tchita ? Plus loin encore ? Un grand Tcherkess, moustache altière, regard d’aigle, coiffé d’une chapka en astrakan, semble attendre on ne sait quel Tarass Boulba. Deux hommes aux pommettes et au front rouges, aux yeux bridés (des Nenets ? des Yakoutes ?), discutent âprement le prix d’une bonbonne de kvas posée au pied d’un étal en planches. Une élégante blonde et mince – ses yeux ont la couleur des eaux du lac Baïkal – frôle un ivrogne dont l’odeur ferait fuir un régiment de putois. Dans sa barbe tremblent les restes d’un repas dont il fera son dîner. Bousculades, jérémiades : deux costauds à la prunelle fixe et aux biceps saillants fraient une trouée à un petit gros vulgairement mais richement vêtu. C’est un « novorousski », un nouveau Russe, dont la fortune forcément douteuse et le luxe arrogant suscitent un mélange d’envie et de haine.
Freddy se retourne. Où est passé M. Rogovine ? Il se hausse sur la pointe des pieds pour tenter de le repérer dans la cohue. Là-bas, près du pilier, à côté d’un prêtre orthodoxe en soutane fatiguée, en train de consulter l’indicateur horaire, son éternel cigare à la main, c’est lui ! Surtout ne pas le perdre de vue. Freddy avance comme il peut, se fait bousculer, bouscule, le rejoint enfin. Rogovine tient dans sa main leurs billets de train. Il aperçoit le jeune homme venir à lui, plisse ses yeux malicieux, agite les billets comme un trophée, et lance : « En voiture ! »
Freddy se contente d’un hochement de tête. Il ne manifeste rien, mais une immense émotion l’étreint intérieurement. Partir, enfin ! Il a dix-sept ans. Il va monter dans le Transsibérien, parcourir neuf mille kilomètres, franchir l’Oural et l’Altaï, et la Volga et l’Ob, jusqu’en Mandchourie, jusqu’aux princes nomades… « Tu vas voir, des fils de roi ! » lui a dit Rogovine. Il a dix-sept ans. Le XXe siècle, si prometteur, est jeune. C’est son premier grand voyage, celui qui décidera de tous les autres, partout. Il en reviendra avec un poème baroque et somptueux. Qu’il signera Cendrars. Blaise Cendrars.
Tout a commencé il y a quatre ans, à l’Exposition universelle de Paris, qui ouvre la nouvelle ère en fanfare. La famille Sauser est venue de sa Suisse natale, de Bâle. Voici Georges le père, affairiste brouillon, velléitaire, volage, malchanceux, généreux, fantasque et alcoolique, courant depuis vingt ans derrière une fortune qui lui glisse entre les doigts comme une amante capricieuse, embarquant sa famille dans des entreprises d’avance vouées à l’échec, à Paris, en Égypte, à Naples, à Neuchâtel… Voici Marie-Louise la mère, fragile et frissonnante, pâle et craintive, tendre et dépressive, soumise et désespérée, passant des heures mélancoliques sur son piano à jouer des nocturnes de Chopin et des sonates de Beethoven… Et Marie-Élise, la sœur aînée, et Jean-Georges, le grand frère, qui fera un beau mariage et deviendra un juriste réputé, et Frédéric-Louis, dit Freddy. Enfant taciturne et rêveur, tendu et têtu, fonceur et fugueur, émotif et violent, en proie au spleen et aux cauchemars, enfant douloureux et inventif qui se réfugie souvent sous le piano pour se recréer des mondes, pour retrouver l’univers clos et chaud du ventre maternel.
C’est mon premier domicile
Il était tout arrondi
Bien souvent je m’imagine
Ce que je pouvais bien être […]
Si j’avais pu déjà
parler
J’aurais dit :
Merde, je ne veux pas vivre !
écrira-t-il plus tard dans un recueil de poèmes (Au cœur du monde, 1919).
Le clou de l’Exposition universelle, c’est le Transsibérien. Le tsar Alexandre III a décidé sa construction neuf ans plus tôt, en 1891, seul moyen pour peupler l’immensité sibérienne et en assurer le développement économique, contrer le monopole commercial des flottes européennes avec l’Orient et envoyer des troupes à la frontière chinoise où le conflit menace en permanence. Ce sont les prêts français qui ont largement financé ces travaux titanesques, les « bons russes » sur lesquels se sont rués petits et grands épargnants, à fonds perdus, puisque les bolcheviks ne reconnaîtront pas les dettes du régime tsariste.
La liaison Saint-Pétersbourg-Vladivostok (neuf mille trois cents kilomètres) ne sera achevée qu’en 1903, mais on peut déjà admirer les wagons de luxe au pavillon russe. La famille Sauser s’assoit dans les compartiments rehaussés de boiseries et tendus de velours. Voiture-restaurant-salon, voiture-sleeping-salon, voiture-salon avec salle de coiffure et salle de bains… Freddy Sauser voit défiler en rêve steppes et lacs, fleuves et taïgas, déserts et toundra, boyards et bagnards, moujiks et caravaniers…
Mais bientôt il faut rentrer à Bâle, dans cette petite ville proprette qu’il déteste, au sein de cette famille désunie, dans ce collège honni. Il fugue, il lit, il dévore, il compose au piano, il fait du sport pour tromper une sensualité déjà dévorante…
À quinze ans, son père décrète : il ira à l’École de commerce de NeuchâteL Ce sera vite l’enfer, et 374 heures d’absences non justifiées. Freddy flâne le long du lac, achète des revues pornographiques, s’offre des virées en bateau, fait des petits boulots, drague dans les salons de thé trois jeunes Anglaises, et la mère en prime, qui lui ouvre les bras, s’achète une motocyclette et s’évade dans la Géographie universelle d’Elisée Reclus ou L’Astronomie populaire de Camille Flammarion.
Son père ulcéré le convoque un soir dans son bureau. « Pourvu que papa ait bu ! » se dit l’adolescent qui n’en mène pas large debout derrière la porte. Blaise Cendrars a raconté dans l’un de ses livres (Vol à voile, 1932) cette scène pénible où se noue son destin de bourlingueur et d’éternel errant. Quelques semaines plus tard, conscient qu’il ne matera jamais le jeune rebelle, Georges-Frédéric Sauser, de guerre lasse, l’envoie chez un joaillier suisse installé à Saint-Pétersbourg, qui cherche un employé. Il veut partir ? Qu’il parte !
Rogovine l’attend à la gare de Pforzheim. Il est le principal intermédiaire du futur employeur de Freddy. Il transporte pour son compte des pièces d’horlogerie et des pierres taillées, tout en se livrant, à titre personnel, à mille petits trafics avec la Russie orientale et la Chine, des réveils contre du thé, des bijoux contre des fourrures, de l’or de contrebande contre des antiquités volées… Entreprenant, roublard, mythomane et noceur. L’enthousiasme et l’émerveillement du jeune garçon lui plaisent. « Je ferai quelque chose de toi, tu brûles comme un petit Satan ! »
Le Transsibérien s’ébranle. Freddy a le temps d’apercevoir un convoi spécial en train de se former pour le transport de troupes en Mandchourie : à huit mille kilomètres de là, la guerre fait rage entre Russes et Japonais. Aux abords de la gare, un attroupement d’ouvriers s’est spontanément formé autour d’un homme en casquette juché sur une caisse, qui les harangue avec force gesticulations. La révolution, la première, celle de 1905, gronde déjà. Dans quelques semaines, la neige sera rouge…
Adieu, Moscou, « belle comme une sainte napolitaine ».
Fuir, là-bas, fuir…
— Le mystère du « Premier livre simultané » —
Ce n’est qu’en 1913, soit neuf ans après son voyage, que Blaise Cendrars publie La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France.
Il a vingt-six ans, il vit chichement dans une mansarde de la rue de Savoie à Paris, malade, seul, fauché, alcoolique, ignoré, mais tenace, et croyant désespérément en sa vocation.
Très proche du peintre Robert Delaunay et de femme Sonia, il demande à celle-ci d’illustrer son texte, en traduisant en couleurs le rythme et l’émotion du poème. Lui-même travaille tout particulièrement la typographie.
Ce sera le « Premier livre simultané », livre-tableau de deux mètres de longueur, plié en accordéon. Le tirage annoncé était de cent cinquante exemplaires totalisant trois cents mètres, la hauteur de la tour Eiffel. Seuls une soixantaine d’exemplaires furent finalement édités, et, aujourd’hui, l’on n’en recense guère plus de quinze.
L’accueil de la critique fut au mieux sceptique et souvent ironique. On traite Cendrars de métèque, de fumiste, on l’accuse de plagiat Même Apollinaire, ami pourtant proche, qui s’était montré initialement enthousiaste comme Chagall, comme Modigliani… garde un silence prudent.
Plus tard, une interrogation se lèvera : Cendrars a-t-il vraiment pris le Transsibérien ? Ce fameux poème, qui reste un morceau d’anthologie de la littérature française, n’est-il pas né de l’imagination et des purs fantasmes de celui que John Dos Passos appellera « l’Homère du Transsibérien » ?
Mais, au fond, quelle importance ? Ce qui compte, ce sont les rêves du poète, et ceux qu’il nous fait partager.
Les vastes solitudes de la taïga
En septembre 1904, Freddy Sauser, qui n’a pas encore pris le pseudonyme de Blaise Cendrars, a fui le domicile paternel pour monter dans le Transsibérien, accompagné d’un semi-trafiquant nommé Rogovine. Un voyage de neuf mille kilomètres l’attend, qui lui laissera une empreinte indélébile, et dont, près de dix ans plus tard, il tirera un poème, La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France, qui marquera son entrée dans le cercle étroit de l’avant-garde littéraire.
« La vie est belle, petit, qu’en dis-tu ? Tu vois, les affaires, c’est faire plaisir aux autres ! » Depuis leur départ, Rogovine le volubile est intarissable et court d’un wagon à l’autre pour se livrer à son occupation favorite : vendre, acheter, marchander, troquer. D’innombrables « tchelnoki », marchands à la sauvette chargés de gros sacs, arpentent le train en proposant des châles en laine de chèvre, des chapkas en renard argenté, des boîtes de thé laquées, des bouliers d’ivoire… Rogovine exhibe devant Freddy un godemiché chinois à ressort qu’il a échangé contre quelques bijoux de pacotille : « C’est rigolo, hein ! »
Dsershinsk – Lyskow – Wolshsk – Ishewsk – Tschernuschka, tchouk-tchouk, tchouk-tchouk, tchouk-tchouk… Le nom des bourgades et des villes dépassées sonne comme le martèlement des roues sur la voie. Depuis combien de temps roulent-ils ? Deux jours ? Trois jours ? Le paysage défile dans son infinie monotonie. « Des plaines éternelles, de sombres et plates solitudes : voilà la Russie », écrivait le voyageur Astolphe de Custine en 1839. On traverse des villages d’isbas lépreuses, coincées entre ciel et steppe, au-dessus desquelles planent de lourds corbeaux, on longe des fleuves aux eaux grises, si larges qu’on ne distingue pas l’autre rive, on s’enfonce dans des forêts de sapins et de bouleaux où errent loups et sangliers, on croise des cheminées d’usines solitaires crachant une fumée noirâtre…
La Sibérie n’a pas changé depuis le périple de Freddy il y a près d’un siècle. Toujours la même désolation, la même résignation sur le visage de ces paysans russes, de ces jeunes chômeurs partis tenter leur chance à l’autre bout du pays, de ces militaires aux tuniques débraillées, de ces mères de famille rejoignant un mari exilé à Tchita ou Khabarovsk… Toujours la même misère, les mêmes chansons mélancoliques, la même indolence fatale, les mêmes regards lointains ou furtifs croisés dans les couloirs bringuebalants au bout desquels fume un samovar alimenté au charbon de bois…
Il y avait beaucoup de femmes…
Des femmes, des entrejambes à louer qui pouvaient aussi servir…
Elles étaient toutes patentées.
Que faire au cours d’un voyage qui dure sept jours et sept nuits ? On somnole, on contemple, on lit, on rêvasse, on déambule, on ripaille, on boit du thé, d’abord, de la vodka ensuite. Les classes se reconnaissent à l’odeur. Le wagon de troisième, un long dortoir d’une cinquantaine de couchettes, abrite une tribu d’Ouzbeks (à moins que ce ne soient des Tadjiks) au teint mat. Les hommes sont en survêtement ou en maillot de corps, les femmes en jupe flottante ou en vieux pantalons. Ça sent l’œuf, les pieds, l’huile, le tabac froid, la sueur, la graille, les rots, la crasse. Cinq gaillards corpulents, au poil épais, serrés sur une couchette jonchée de victuailles, jouent aux cartes en mâchonnant leurs cigares.
Deuxième jour de voyage. Voici Iekaterinbourg, porte de l’Asie au pied de l’Oural. On dit que c’est après la lecture de L’Or (Blaise Cendrars, 1924), traduit en russe par Victor Serge, que Staline aurait décidé l’industrialisation massive de la région, saluée plus tard par l’un des plus mauvais poèmes d’Aragon : Hourrah l’Oural ! Ses habitants l’appellent encore Sverdlovsk, du nom du commissaire du peuple qui ordonna, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, l’exécution de Nicolas, Alexandra, Anastasia, Olga, Tatiana, Marie et Alexis, qui avaient le malheur de s’appeler Romanov. La ville a repris son ancien nom, comme s’il ne s’était rien passé. Seule témoigne une petite isba commémorative, à l’emplacement de la villa Ipatiev où furent assassinés le tsar et sa famille, coincée entre une quatre-voies et un immeuble de béton, remplie de souvenirs pieux et de cierges blancs.
Le train avait ralenti son allure
Et je percevais dans le grincement perpétuel des roues
Les accents fous et les sanglots
D’une éternelle nostalgie.
Vingt minutes d’arrêt à Barabinsk, entre Omsk et Novossibirsk. Freddy descend sur le quai, hume à grandes goulées l’air sec et froid de l’aube qui dissipe les vapeurs fétides des compartiments. Ici, il fait –45° C l’hiver, 40° C l’été. L’horloge de la gare, calée sur l’heure de Moscou, comme tout le long du trajet, indique 3 h 25. Freddy fait un rapide calcul mental : il est donc 7 h 25, et 10 h 25 à Vladivostok. Des babouchkas s’avancent, proposant du poisson fumé, séché ou grillé, des pommes de terre chaudes, des beignets, des crêpes au fromage, des brioches, des tomates, des concombres, des bottes d’aneth, des graines de tournesol… Ça ne vaut rien, quelques kopecks, un rouble, trois roubles. L’adolescent sort quelques billets sales de sa poche, se sent riche et libre…
On repart. Au sud, les contreforts de l’Altaï se profilent dans un horizon bleu pâle. Le train roule paresseusement, à un rythme rural, réduisant encore l’allure au passage des nombreux travaux sur la voie. On croise d’autres villes. Partout, des barres, des barres, des barres de HLM grises, glacées et miteuses. Dans un siècle, dans mille ans, que restera-t-il de cette civilisation qui voulait créer une nouvelle race, l’homo sovieticus, que ces traces de béton sans grâce ?
Le « provodnik » (le contrôleur) du wagon achève sa journée de douze heures. « Quand on voit dans les journaux combien vous êtes riches en Occident, on se demande si un jour on sera comme vous… » Vassili a le teint fripé, les yeux brillants, la cravate dénouée. Il gagne cent euros par mois (deux mille quatre cents roubles). Il s’est acheté deux vaches, pour le lait, qui l’attendent au pied de la petite datcha qu’il a construite lui-même, près de Moscou. Il a trois enfants. Son fils aîné est mort sur le front de Mandchourie, à moins que ce ne soit à Tchernobyl, où il s’était porté volontaire. Tout à l’heure, avant de se coucher, il videra la fiole de vodka qui ne quitte pas sa poche, pour s’aider à s’endormir.
2 h 30 du matin. Le train s’arrête brutalement en rase taïga. Quelques têtes ensommeillées surgissent aux fenêtres. Les provodniks descendent sur la voie, s’interpellent. Deux coups de sifflet déchirent le silence de la nuit presque blanche. Un ivrogne s’est fait écraser. On retrouve une partie de son corps déchiqueté sous un essieu. Les roues droites de la locomotive sont rouges. Un rossignol chante. On repart.
Freddy n’a pas sommeil. Au wagon-restaurant, un groupe de touristes allemands s’imbibe consciencieusement. Un vieux loup de mer de Rostock, au visage rougeaud, au cuir tanné, enlace une jeune Russe de quarante ans sa cadette sous le regard indulgent du mari. Il ne parle pas la langue de Tolstoï ni elle celle de Gœthe. Que se disent-ils donc à l’oreille ? Elle glousse, tandis que lui lance des clins d’œil complices à ses compatriotes. Depuis combien de temps sont-ils là ? Trois ou quatre heures, au vu des cadavres de bouteilles qui jonchent la table. Elle finit par se lever en titubant pour tenter de rejoindre cahin-caha son compartiment. Le mari se précipite pour la soutenir. « Vous avez vu, je l’ai eue, je l’ai eue ! » jette triomphant le vieil homme, gonflé d’orgueil d’avoir vaincu dans ce concours d’ivresse une nation pourtant réputée invincible, toute sa jeunesse retrouvée…
Rogovine offre de l’opium à celui qui ne s’appelle pas encore Blaise Cendrars. Il décline. Jamais il ne touchera aux drogues, même dans ses moments de désespoir absolu à New York, même au cours des fêtes orgiaques de ses amis cubistes ou surréalistes à Paris, même dans les bars louches du Minas Gérais, au fin fond du Brésil. L’alcool, c’est autre chose. C’est une griserie féconde, comme la vitesse, « réduisant le monde à un petit tas de cendres aérodynamisées ». Sans doute a-t-il trouvé que le Transsibérien se traînait. Quinze ans plus tard, il s’offrira une Alfa Romeo rouge, dessinée par Georges Braque, qu’il conduisait en trompe-la-mort, de son unique bras gauche – l’autre a été sectionné par une rafale de mitrailleuse en 1915 – , terrorisant ses passagers. « Au volant, je vise le cœur de la solitude, assis dans la joie de la contemplation, le pied sur l’accélérateur. Mes pensées volent. Je n’ai aucun regret et plus de désir. » Cendrars, le manchot magnifique… Le train glisse comme un long serpent vert :
Et le bruit éternel des roues en folie
dans les ornières du ciel…
Et derrière, les plaines sibériennes le ciel bas et les grandes
ombres des Taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie.
Ils croisent un convoi de troupes revenant du front de Mandchourie. Ils approchent de Krasnoïarsk.
Un spectacle bouleversant y attend Freddy.
— En voiture —
De Moscou à Vladivostok, le Transsibérien parcourt 9 299 kilomètres. C’est la ligne de chemin de fer la plus longue du monde. Elle traverse l’Oural, longe le désert de Gobi et s’enfonce dans les montagnes de l’Amour. Il existe deux autres tracés ayant avec elle un tronçon commun : le Moscou-Pékin via Oulan-Bator (c’est le Transmongolien), et le Moscou-Pékin via Harbin (le Transmandchourien).
C’est un train très emprunté par les Russes qui, en dehors de l’avion, onéreux, n’ont pas d’autre moyen de se rendre à l’autre bout du pays. Il passe par sept fuseaux horaires et s’arrête une vingtaine de minutes environ toutes les trois heures. Les séjours doivent être prévus à l’avance car les billets ne peuvent être achetés que depuis la ville de départ.
Les wagons, composés uniquement de couchettes, comportent trois classes. En première, compartiments de deux couchettes. En deuxième, de quatre couchettes. En troisième classe, il n’y a pas de compartiments. Chaque wagon est entretenu par un (ou une) « provodnik » qui fait le ménage, distribue les draps et sert le thé. Un cabinet de toilette (rustique) à chaque extrémité du wagon. Certains trains (rares) ont des cabinets avec douche. La rame se compose d’une vingtaine de wagons, dont un wagon-restaurant. Beaucoup de Russes préfèrent emporter leur nourriture et la consommer dans leur compartiment.
• À LIRE
Jean des Cars, Jean-Paul Caracalla, Le Transsibérien, Denoël.
Murielle Lucie Clément, La Mongolie-Mandchourie-Sibérie, Les guides Peuples du monde, Éditions de l’Adret, 2000.
Le doigt du diable est à Krasnoïarsk
Voilà plusieurs jours que Blaise Cendrars est dans le Transsibérien. C’est un long voyage, de près de dix mille kilomètres, où le spectacle est aussi bien dans le train que dans les paysages et les villes traversées. Emerveillé ou horrifié, le futur poète fait provision de souvenirs qui seront autant de sources d’inspiration…
« À Taïga, 100 000 blessés agonisaient faute de soins/J’ai visité les hôpitaux de Krasnoïarsk. » Automne 1904. La révolte gronde dans l’empire de toutes les Russies. L’industrialisation à marche forcée du pays a jeté dans les villes plus de trois millions d’ouvriers, moujiks déracinés qui viennent grossir les rangs d’un prolétariat travaillé par les sociaux-démocrates d’inspiration marxiste et les socialistes révolutionnaires.
Aux grèves dans les usines succèdent les manifestations d’étudiants violemment opposés à la politique russe en Chine. Nicolas II, en effet, qui a déjà obtenu de la Chine la cession à bail de Port-Arthur, dans la baie de Corée, s’est lancé dans la conquête de la Mandchourie. C’était compter sans l’hostilité japonaise : l’empire du Soleil-Levant a toujours eu des vues sur la Corée et la Chine septentrionale. En février 1904, les Japonais, selon une méthode qu’ils réitéreront plus tard à Pearl Harbor, attaquent par surprise la flotte russe mouillée à Port-Arthur. La guerre est ouverte.
Elle va être meurtrière pour les troupes tsaristes, qui se battent à dix mille kilomètres de leurs bases, en Mandchourie et le long du fleuve Amour. Guerre mal engagée, mal préparée, mal menée par un état-major incapable. Elle va en tout cas hâter l’achèvement de la ligne ferroviaire, et notamment le tronçon du Transbaïkal qui contourne le lac du même nom. Pendant l’hiver 1904-1905, la glace y est si épaisse que les Russes y posent des voies pour faire passer des transports militaires.
À mi-chemin entre Moscou et le front, Krasnoïarsk sert de base hospitalière. On y soigne à la russe les nombreux blessés du conflit. Blaise Cendrars s’est-il attardé dans les hôpitaux de la ville ? C’est peu probable. Il n’y fait qu’une brève allusion dans son poème-fleuve, La Prose du Transsibérien et de la Petite Jehanne de France. Nul doute que s’il avait pu se rendre un peu longuement au chevet des victimes, ce spectacle aurait profondément marqué cet adolescent si émotif, lui qui devait garder un souvenir indélébile de l’horreur des tranchées, du sifflement des schrapnels, des assauts dans la boue, des corps déchiquetés, volatilisés, et de ce « bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouissait le sol des doigts comme pour y prendre racine… ». Ce bras, c’est le sien. Il vient d’avoir vingt-huit ans.
À mon tour, j’ai visité l’hôpital de Krasnoïarsk. Deux heures avant, j’étais à l’église orthodoxe de l’Intercession de la Vierge. Le père Pamphil, belle voix de baryton, barbe puissante, catogan dans les cheveux, ample soutane sur un ventre rebondi, que j’interrogeais sur le renouveau religieux en Russie, avait très vite changé de sujet.
« Il faut que vous parliez de quelque chose…
— ? ?…
— La mort lente rôde chez nous. Elle prend les jeunes, les vieux, les enfants, les grand-mères, les bien-portants, les malades. Elle prend tout. À quarante-cinq kilomètres d’ici, il y a une ville, longtemps connue sous son seul nom de code, K 26, impénétrable, non répertoriée sur les cartes, de son vrai nom Jeleznogorsk, la Ville de fer. C’est une ville agréable, avec de belles maisons, de vastes parcs, et même un lac artificiel. On y fabrique des composants de satellite en surface et du plutonium dans des usines souterraines. Mais c’est surtout un grand centre d’entrepôt de déchets nucléaires. Elle dépend directement du gouvernement et non des autorités régionales comme les autres villes.
— Un grand centre, vraiment ?
— Un des premiers de Russie. Depuis des années, on enterre sous le lit du Ienisseï [NdA : un des plus grands fleuves d’Asie : trois mille huit cents kilomètres de long, vingt de large par endroits] des conteneurs de matière radioactive en provenance du pays tout entier, mais aussi d’Ukraine et de Biélorussie. Une commission d’experts japonais est venue. Ils ont estimé la durée de radioactivité des combustibles usagés de trois à cinq siècles et préconisé l’interdiction absolue de la zone à cinq cents kilomètres à la ronde…
— Combien y a-t-il d’habitants à K 26 ?
— Officiellement 40 000. En fait, plus de 100 000. Et 1,2 million à Krasnoïarsk. Et d’autres millions le long du fleuve, qui se jette dans l’océan Arctique.
— Mais qu’est-ce qui vous inquiète ?
— La recrudescence affolante des cancers. Nous ne sommes plus dans l’inquiétude, mais dans la certitude du malheur…
— Beaucoup de vos paroissiens sont atteints ?
— Tous, ou bien c’est un parent, un ami…
— Les autorités sont alertées ?
— Elles s’en moquent. Vous avez vu la misère russe ? La Douma vient d’approuver [NdA : le 6 juin 2001] le projet de loi qui autorise le stockage et le retraitement des déchets étrangers de Suisse, d’Allemagne, d’Espagne, de Chine… Notre ministre de l’Energie atomique a dit que ça pouvait rapporter vingt milliards de dollars en dix ans ! À Jeleznogorsk, les salaires ont été bloqués en attendant cette manne. Tout le monde, du président à l’ouvrier, est prêt au pire… »
Le père Pamphil se lève, me donne une accolade vigoureuse.
« Si je ne vous en avais pas parlé, ç’aurait été un péché ! Et ce sera un péché si vous n’en parlez pas… »
En me raccompagnant sur le pas de l’église du XVIIIe siècle aux bulbes dorés, il ajoute :
« J’ai une fille de onze ans. C’est son anniversaire dans quinze jours. J’ai peur pour elle. Je voudrais qu’elle soit médecin, ici. »
En cendres se transmue
Ce que j’aime et possède
Tout ce que j’aime et que j’étreins
Se transmue aussitôt en Cendres.
Hôpital oncologique du kraï (région) de Krasnoïarsk, l’un des plus grands de Russie. Olga Alexandrovna est médecin depuis vingt-trois ans au service de radio et chimiothérapie. Dans son regard brillent la compassion et l’impuissance. « Les malades atteints de cancer sont de plus en plus nombreux, avec un accroissement qui prend des proportions inconnues jusque-là, notamment le long du Ienisseï », dit-elle en compulsant le grand registre des consultations. Thyroïde, poumon, sein, estomac, rectum. Tous les enfants naissent avec une pathologie, légère, moyenne ou lourde. Il y a six cents lits à l’hôpital, pour six mille demandes.
« Pourquoi enterrer les déchets sous le fleuve ?
— Pour mieux contaminer l’océan Arctique… »
Larissa Sergueïovna, infirmière en chef, ne peut s’empêcher de rire à cette boutade. « C’est tout ce qu’il nous reste », dit-elle en guise d’excuse, en rappelant qu’il y a déjà eu un glissement de terrain dans la zone de stockage.
« Quel est le meilleur remède dont vous disposez contre les risques d’irradiation ou de contamination ?
— La vodka. Ça bloque les radicaux libres [NdA : les molécules brisées par irradiation]… »
Palais du gouverneur de la région, le général Alexandre Lebed, candidat malheureux à la présidentielle contre Poutine. Guennadi Klinik, le chef de son service de presse, est ancien professeur d’histoire. « K 26 n’a pas la capacité pour entreposer les déchets qui vont arriver des pays étrangers. Pour l’instant, elle est de 600 tonnes, et il y a déjà 2 400 tonnes de combustible usagé qui attendent. On va nous envoyer les déchets mais pas l’argent pour les stocker et les retraiter. Il faut faire d’importants travaux, mais avec quoi ? Déjà le réacteur nucléaire de la centrale de Sosnovoborsk est dangereux. On court à la catastrophe. »
Krasnoïarsk, où la mafia, selon le chef du département russe de la lutte contre les délits économiques, est de plus en plus influente… À croire que la ville est maudite.
Blaise Cendrars ne croyait-il pas au diable ? « Il l’a vu, écrit sa fille Miriam qui lui a consacré une admirable biographie. Il croit aussi à Dieu et avec lui il a vécu. » Sa femme, la comédienne Raymone, qu’il épousera sur le tard, à l’âge de soixante-deux ans, témoignera : « Le plus difficile pour Blaise [au cours de la cérémonie de mariage] a été de prononcer la phrase rituelle : “Je renonce à Satan, à ses pompes, à ses œuvres…” »
Mais en cet automne 1904, à dix-sept ans, le Transsibérien l’emporte toujours plus loin : Taïchet, Touloun, Zima, Irkoutsk… Irkoutsk, refuge des décembristes, de Michel Strogoff, Irkoutsk, la ville aux mille isbas de couleurs pimpantes, bleu, orange, ocre, vert, rose… On y vend aujourd’hui une bière de marque Koltchak. Alexandre Vassilievitch Koltchak, amiral de la flotte impériale, chef des armées blanches, vaincu puis fusillé par Trotski en 1920, dont le nom fut honni pendant trois quarts de siècle…
À Tchita, les voyageurs s’arrêtent cinq jours. « Nous les passâmes chez monsieur Jankelevitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage. » Le soir, elle rejoint Freddy dans son lit…
Après Tchita, ce fut la Mandchourie, Tsitsikar et Kharbine, où l’adolescent prit avec son mentor le chemin du retour. Les travaux sur la ligne se poursuivaient. Ils se sont poursuivis tout au long du XXe siècle, souvent menés par les « zeks », forçats sibériens, droits communs et politiques confondus, dans des conditions climatiques et humaines indescriptibles. Le doigt du diable, toujours…
Quel ennui
d’écrire !
J’ai le goût du risque. Je ne
suis pas un homme de cabinet. Jamais je n’ai su résister à l’appel
de l’inconnu. Écrire est la chose la plus contraire à mon
tempérament, et je souffre comme un damné de rester enfermé entre
quatre murs et de noircir du papier quand, dehors, la vie grouille,
que j’entends la trompe des autos sur la route, le sifflet des
locomotives, la sirène des paquebots, le ronronnement des moteurs
d’avion et que je pense à des villes exotiques pleines de boutiques
épatantes, à des pays perdus que je ne connais pas encore, à toutes
les femmes que je pourrais rencontrer et avec qui je perdrais
volontiers mon temps, aux hommes qui m’attendent peut-être, prêts à
m’expliquer leur activité et à me faire gagner des tas, des tas
d’argent.
La Vie dangereuse.