Illusions perdues
Lorsqu’il s’accorde, en avril 1900, une escapade à Athènes, Maurice Barrès suit les traces de tous ceux qui, de Chateaubriand à Lamartine, de Byron à Renan, ont conçu le voyage en Grèce comme un retour aux origines de la civilisation. Mais elle sera pour lui la source d’un malaise et d’une déception. Barrès aura senti, le premier, que le décor de ce jeu de l’esprit était peut-être en carton-pâte.
Chateaubriand avait mis, pour entrer dans Athènes, ses plus beaux habits de fête. Renan avait prononcé, sur l’Acropole, la première prière qui lui soit venue sur les lèvres depuis qu’il s’était détourné de la foi de son enfance. Maurras avait ceint de ses bras une colonne des Propylées, pour l’embrasser sous le regard éberlué d’un groupe de voyageurs américains.
Barrès a la tête remplie de leurs récits et de leurs livres lorsqu’il débarque au Pirée le 22 avril 1900. Il ne sait pas trop ce qu’il vient y faire. Il s’est embarqué, trois jours plus tôt, à Marseille. À Paris, le président de la République inaugure au même moment l’Exposition universelle. Barrès a fui sans déplaisir la cohue qui célèbre le triomphe du jacobinisme et des progrès de la technique. Mais il aurait, mille fois, préféré s’en échapper par une escapade en Italie ou en Espagne : à Venise, à Tolède, à Séville, à Pise ou à Ravenne, où il a, déjà, accompli des voyages qui ont nourri les élans de son lyrisme et de sa sensibilité.
À trente-huit ans, il n’est plus tout à fait le « prince de la jeunesse » qui s’était fait les griffes sur la redingote élimée de Renan, l’apologiste anarchisant de l’égotisme.
Les photos de l’époque nous le présentent sous le visage qui est passé à la postérité : la fameuse mèche noire dégage un front puissant ; le regard porte vers le lointain ; la moustache accentue la moue un peu distante : il ne faut pas s’y fier. La photographie est un exercice de style. On ne s’y montre pas sous un jour familier, on y pose pour la postérité. Barrès a confié qu’il avait le constant souci de n’y paraître point trop niais. Mais l’homme est plus farceur qu’il n’y paraît. Et si ses œuvres font leur part au romantisme, à l’enthousiasme, à la préciosité, elles tournent encore souvent au jeu de massacre des illustrations de son temps.
Depuis la parution de Sous l’œil des barbares, son premier livre, la politique l’a saisi, elle l’a accaparé. Obsédé par la décadence de la France, sa perte d’énergie vitale, dont l’annexion d’une partie de sa terre natale, la Lorraine, est, à ses yeux, le signe intolérable, il n’a cessé de chercher à s’associer, en marge de son activité littéraire, aux mouvements qui lui paraissaient susceptibles de réveiller l’âme française.
Il a participé, tout jeune député, à la fièvre du boulangisme. Chroniqueur politique, il s’est fait le théoricien et le chantre d’un nationalisme qui revivifierait le pays en donnant toute leur place aux « petites patries ». Chroniqueur judiciaire, il s’est engagé dans le camp des antidreyfusards. Candidat malheureux à la députation (il a essuyé pas moins de trois échecs successifs), ami de Déroulède, il a participé à ses côtés à la tentative de sédition militaire que celui-ci a conduite, en février 1899, à l’occasion des obsèques de Félix Faure.
Temps gâché, temps perdu ? Barrès a découvert en réalité la stérilité de la seule introspection psychologique. La politique est pour lui avant tout une aventure qui lui donne l’occasion d’élargir le champ de sa sensibilité : c’est un « culte du nous » qui a repoussé les étroits horizons auxquels le seul culte du moi aurait fini par se heurter.
En nourrissant son imagination, elle lui a permis de s’imposer, avec Les Déracinés, comme l’un des tout premiers romanciers de son temps : renouant avec le Victor Hugo des Misérables, en même temps qu’avec la tradition balzacienne, il y a fait revivre, à travers l’histoire croisée de sept jeunes Lorrains « déracinés » dans la capitale, toutes les fièvres de l’époque, et la crise d’identité de la société française.
Le 5 avril, il a fait paraître en librairie le deuxième volet de ce « roman de l’énergie nationale », un récit coloré des illusions et des désillusions suscitées par « le brav’ général » : L’Appel au soldat. Il s’apprête à présent à achever le triptyque par un dernier tableau, picaresque, consacré à l’affaire de Panama : Leurs figures.
Le voyage de Grèce est un intermède : l’une de ces respirations qu’il n’a cessé de se ménager pour préserver sa liberté d’esprit et son indépendance, alors même qu’il paraissait engagé de toutes ses forces dans la mêlée.
À Athènes, il vient accomplir un « devoir de lettré ». Faire un pèlerinage romantique aux sources de la civilisation. Rendre visite à la patrie du beau, du vrai, du bien. Le voyage de Barrès est un exercice d’admiration.
Mais la traversée a été maussade. Barrès a le mal de mer. À Naples, où il a fait escale, il n’a vu qu’une ville « grossière et pleine de cris ». Cythère lui est apparue comme « un écueil sans agrément ». Et des côtes du Péloponnèse, auxquelles son imagination avait donné « une désolation émouvante comme le visage des héros vaincus », il n’a aperçu, depuis le hublot de la cabine qu’il partage avec sa femme, que des « roches usées par les chèvres, plutôt que brûlées par une activité surhumaine ». Arrivé dans le golfe d’Athènes, il découvre avec étonnement « un bibelot bizarre », un « petit rocher ruineux » portant « quelques colonnes et le triangle d’un fronton », l’Acropole : « de la vaisselle cassée au bord de la mer ». Le voyage de Barrès est l’histoire d’une déception.
Maurras, qui l’avait précédé, en 1896, à l’occasion des premiers jeux Olympiques de l’ère moderne, lui avait pourtant promis monts et merveilles.
Barrès ne demande pas mieux que de s’émerveiller, il ne manque pas de bonne volonté. Une heure après son arrivée au Pirée, il est sur l’Acropole. Pendant huit jours, « les yeux sans cesse rappelés sur le Parthénon », il parcourt les rues de l’Athènes moderne et les ruines de la ville ancienne. Dans les venelles de Plaka, où de gros personnages, vêtus de fustanelles, égrènent interminablement leurs komboloi, il tente de renouer avec l’émotion qui avait envahi les romantiques. Au pied de l’Acropole, il ausculte interminablement les pierres de l’agora, les rochers de l’aréopage, les colonnes du temple de Thésée. À l’imitation de Stendhal s’installant dans le Colisée pour y relire la Vie des douze Césars, il s’assied sur les gradins du théâtre de Dionysos pour y lire YAntigone de Sophocle. Sur l’esplanade de la Pnyx, il s’essaie à ressusciter l’ombre de Démosthène. Dans le cimetière du Céramique, il scrute en vain les stèles. Rien n’y fait : il lui faut constater que son admiration reste toute livresque, que la perfection même des formes du Parthénon ne parvient pas à l’émouvoir vraiment, et qu’Athènes lui apparaît comme « un grand feu d’artifice éteint », « un sublime opéra qui s’est tu, une scène désertée où gisent, épars, tous les instruments de l’orchestre ».
La cité que Barrès visite n’a plus grand-chose à voir avec celle que Chateaubriand avait parcourue un siècle plus tôt. La Grèce s’est, entre-temps, affranchie de la tutelle de l’Empire ottoman, et la bourgade de cinq mille âmes, aux masures entrelacées au pied d’une citadelle encombrée par les baraquements, les tentes, la mosquée, est devenue une pimpante capitale dont les bâtiments à frontons néoclassiques s’efforcent d’affirmer qu’elle est l’héritière légitime de la grandeur passée. Mais cette filiation, qui reflète plus généralement celle que nous établissons entre l’antiquité grecque et notre classicisme, lui apparaît, au pied du mur, comme une imposture. « Ce que les meilleurs d’entre nous appellent leur hellénisme est un ensemble d’idées conçues dans Alexandrie, dans Séleucie, dans Antioche, et que nos professeurs débitent. Cette idéologie que nous apportons naïvement de nos bibliothèques dans nos sacoches ne s’accorde pas avec les odeurs et la structure de ces ruines. » Elle est celle des imitateurs que nous avons pris pour des maîtres. Bariolée comme elle devait l’être, l’Acropole nous ferait horreur. Et la statue chryséléphantine d’Athéna, avec ses ors, ses pierres précieuses, serait, si on la retrouvait, « ce qu’il y a de plus à l’opposé de notre conception de l’art hellénique ». Or cette statue fut celle qu’ont le plus admirée ceux-là mêmes qui furent les artisans du « miracle grec ». C’est dire quel est, entre eux et nous, le profond malentendu.
En voyageant, Barrès ne cherche pas à collectionner les images exotiques. Rien de plus étranger à son esprit que le vagabondage et la flânerie. L’Italie l’a complété, enrichi : « Elle l’a sorti d’une adolescence un peu fiévreuse et ingrate, elle l’a porté au point de plénitude charnelle, des magnolias d’été et de la chair romaine » (Thibaudet). L’Espagne l’a révélé à lui-même : elle lui a donné le goût des passions violentes et de la lumière crue, elle a nourri son romantisme en lui apprenant l’alliance du sang, de la volupté et de la mort. Athènes met devant ses yeux le triomphe de l’ordre, de l’équilibre et de la raison, en même temps qu’elle souligne combien cet idéal nous est parvenu rétréci ; elle lui présente une beauté morte. Le voyage de Barrès est l’histoire d’une désillusion sur soi-même.
Le décor de cette désillusion n’existe plus aujourd’hui. Athènes est devenue une immense mégapole : plus d’un Grec sur trois y vit. Les bâtiments du XIXe, le Parlement, le Musée archéologique, la bibliothèque, les hôtels particuliers, les ambassades, qui lui donnaient aux yeux de Barrès l’aspect d’une ville « moderne, élégante, plaisante », font désormais figure de monuments historiques, enchâssés dans la multitude des immeubles anonymes construits en série au lendemain de la dernière guerre.
De la colline du Lycabette qui surplombe la ville nouvelle, on la voit s’étendre de tous côtés, comme la mer, jusqu’à perte de vue. Les murailles dorées de la colline de l’Acropole n apparaissent plus comme une couronne de pierre. Elles figurent un donjon fortifié, assiégé, pris d’assaut par la houle immense d’une armée étrangère.
À la lumière sublime qu’ont célébrée les visiteurs du XIXe siècle, a succédé un nuage de poussière et de brume. À la sérénité, les pétarades, les klaxons et les cris qui vous poursuivent jusqu’aux détours les plus secrets du jardin de Céramique. Les ruelles de Plaka sont livrées aux touristes. Les bijoutiers y voisinent avec les magasins de souvenirs. Les terrasses des maisons construites, au lendemain de l’indépendance, sur le versant nord de l’Acropole, abritent des tavernes où l’on chante et l’on danse, chaque soir, tout l’été, sous une treille de vigne.
Au mois de juillet, au mois d’août, les rues sont envahies par une foule compacte, irrésistible. Dès 9 heures du matin, il fout la voir ressusciter, sans le savoir, la procession des panathénées, en gravissant à rangs serrés les marches qui donnent accès aux Propylées, baissant la tête et suivant docilement les injonctions de leurs guides, comme une colonie de fourmis. Mais il n’y a plus de jeunes filles, un panier plein de fleurs sur la tête, dansant avec leurs voiles autour d’un char en forme de trière. Plus de jeunes gens menant leurs animaux au sacrifice, plus d’ambassadeurs étrangers, de cavaliers entrechoquant leurs boucliers de bronze : les descendants des barbares du Nord gravissent la colline, la casquette sur la tête, l’œil vissé à leur caméscope.
C’est dire que le voyageur sera tenté, souvent, de partager la déception de Barrès et de dire avec lui : « Quel rapport entre ces barbares héritiers d’une certaine culture hellénisante et les citoyens de l’Athènes du VIe siècle ? »
Il y aurait pourtant, à s’en tenir là, quelque injustice.
Aux approches des jeux Olympiques de l’été 2004, les Athéniens ont accompli un formidable effort pour améliorer le cadre de leur vie. L’ouverture de deux lignes de métro (entreprise aussi hasardeuse, aussi difficile qu’à Rome, tant la moindre tranchée doit ici comme là-bas faire l’objet de scrupuleuses recherches archéologiques) a singulièrement amélioré la circulation dans la ville, en même temps qu’elle faisait baisser la pollution et le bruit. Décorée sur le modèle de notre station Louvre, chacune des gares présente un petit musée où sont exposées, dans des vitrines vertes, quelques-unes des amphores, des lampes, des objets de terre cuite qui ont été découverts sur place. La beauté des volumes frappe moins le visiteur que la propreté immaculée du sol et des murs. La rénovation de ravissants musées tels que la fondation Goulandris (qui présente une extraordinaire collection de statuettes cycladiques de l’âge de bronze) ou le musée Bénaki offre au plus difficile des visiteurs des moments de rêve et de fraîcheur, au plus fort de la canicule. Et dès lors qu’on renonce à en arpenter les rues au plein cœur de l’été, Athènes se redécouvre pour ce qu’elle est : une ville pleine de verdure, dont la gentillesse, l’hospitalité vraie des habitants n’a d’égale que la beauté des jardins qu’il faut savoir trouver au détour d’une rue. L’illumination des monuments de l’Acropole les rend tous les soirs accessibles à l’admiration de qui prendra la peine de se promener, dans une parfaite solitude, à 11 heures, au pied de l’odéon d’Hérode Atticus. Alors, les médiocrités du jour et de la foule disparaissent. Alors, on ne voit plus que la pureté des lignes, la noblesse des proportions, et l’on est bien tenté, contre Barrès, de donner raison à Renan lorsqu’il écrit : « Il y a un lieu où la perfection existe ; il n’y en a pas deux : c’est celui-là. Je n’avais jamais rien imaginé de pareil. C’était l’idéal cristallisé en marbre pentélique qui se montrait à moi. […] Je savais bien, avant mon voyage, que la Grèce avait créé la science, l’art, la philosophie, la civilisation ; mais l’échelle me manquait. Quand je vis l’Acropole, j’eus la révélation du divin. »
• À LIRE
Maurice Barrès, Le Voyage de Sparte, dans Romans et Voyages, t. II, coll. Bouquins.
Maurice Barrès, par François Broche, Lattès.
Le Voyage en Orient, anthologie des voyageurs français dans le Levant au XIXe siècle, par Jean-Claude Berchet, coll. Bouquins.
Sur les tréteaux de l’Acropole
Avril 1900. Barrès séjourne durant deux semaines à Athènes. En compagnie de l’abbé Henri Brémond, un jeune jésuite érudit qu’il a croisé sur l’Acropole, il multiplie les rencontres et les conversations avec les pensionnaires de l’École française d’Athènes. Il s’y interroge sur la légitimité des restaurations qui visent à relever les monuments de l’Antiquité en les débarrassant des strates surajoutées par l’Histoire. L’archéologie moderne n’est pas loin de lui donner raison.
Le Parthénon est couvert par les échafaudages. Un tremblement de terre l’a ébranlé en 1894. Le royaume de Grèce en a profité pour lancer un ambitieux programme de restauration : la grande « anastylose » qui vise à effacer les ravages causés par l’incendie allumé au XVIIe siècle par un bombardement vénitien. Elle va durer pas moins de trente-cinq ans. En ce printemps 1900, les tréteaux permettent d’accéder jusque sous l’architrave. Cornaqué par un pensionnaire de l’École française d’Athènes, Barrès a obtenu la permission d’en faire l’ascension. Ce qu’il reste de la frise des panathénées, qui ornait le mur extérieur de la cella du temple, est là, à portée de la main. Un cavalier se prépare à participer à la procession, on croirait qu’il fait signe au spectateur de le suivre : la tentation est grande d’y toucher. Barrès avance la main, caresse le cheval. Est-il possible que ces formes parfaites aient été destinées à rester au second plan, dans la pénombre, et pour tout dire presque invisibles au visiteur de l’Antiquité ? Cette « aisance divine » devant laquelle Barrès ne se sent que trop prêt à « ployer le genou », alors qu’elle ne fut, pour Phidias, qu’une œuvre d’atelier, réalisée par un élève anonyme, le bouleverse. Que reste-t-il de grandeur, au regard de cela, à Michel Ange, au Tintoret, dont le génie s’appuie sur les contorsions arbitraires par lesquelles ils parviennent à produire un « effet » ? « Ici, constate Barrès, les œuvres les plus fameuses dédaignent tout moyen théâtral d’éblouir. » Comment continuer d’admirer, après elles, les fastes de Saint-Pierre de Rome, les dentelles de pierre de nos cathédrales et les phrases sonores de Byron, de Chateaubriand, de Victor Hugo ?
Assommé par « l’effondrement de [son] esthétique », Barrès s’avance vers l’étroite échelle de bois, manque une marche et dégringole la tête la première.
La chute sera sans gravité. Heureusement : mourir en un tel lieu, remarque-t-il, eût été de sa part une affreuse faute de goût. « On a beau n’être qu’un barbare, il faudrait être exceptionnellement dépourvu d’atticisme pour terminer le petit poème de sa vie sur une chute aussi prétentieuse. »
Le Parthénon est, encore aujourd’hui, couvert par les échafaudages. Le public n’y a pas accès. Il y a eu, en 1981, un nouveau tremblement de terre, et on défait depuis ce qui avait été fait il y a un siècle. Cela porte un nom savant : la « dérestauration ». Lors du remontage des treize colonnes qui entre 1898 et 1933 ont fait l’objet d’une « anastylose », des chevilles métalliques ont été introduites dans les tambours, en lieu et place des pièces de bois qu’on y mettait durant l’Antiquité. En rouillant, elles ont fait éclater les pierres. Ailleurs, on s’est aperçu que les tambours avaient été choisis, lors de la reconstitution des colonnes, pour leur état de conservation, sans tenir compte de leur emplacement initial. Chaque colonne fait donc l’objet d’une radiographie au scanner qui permet de déterminer quelle fut, à l’origine, la véritable place de chacun des éléments de ce gigantesque puzzle. Au total, 160 pièces ont été, à ce jour, changées de place, soit 350 tonnes. Les pierres manquantes sont remplacées par des pierres patinées qui laissent subsister une différence de couleur, pour que la restauration reste apparente sans que l’œil soit heurté. Partout, on dépose au surplus les sculptures de la frise, des métopes et des frontons qui ont échappé faute de place, de goût ou de moyens pour les arracher de vive force, au saccage commis par lord Elgin entre 1801 et 1805, mais qui avaient fini par être corrodées par la pollution. On leur substitue des moulages de résine, tandis que les originaux vont rejoindre le petit musée de l’Acropole. C’est là que, depuis 1992, on peut admirer sans risquer de se rompre le cou la frise que Barrès avait caressée de ses mains. Les porteuses d’eau y font escorte aux cavaliers flamboyants ; les jeunes garçons convoient leurs béliers et leurs bœufs vers des dieux impassibles et sereins.
Sur les échafaudages du Parthénon, Barrès a fait une rencontre qui va sceller l’une des grandes amitiés de sa vie : celle de l’abbé Brémond.
Henri Brémond est un jeune jésuite. Il a trente-cinq ans, il est critique littéraire de la revue des Etudes, et il est venu à Athènes pour y prêcher le carême à la cathédrale catholique. Le coup de foudre est immédiat, et réciproque.
Devenus inséparables, c’est de conserve qu’ils se promèneront désormais à Athènes, multipliant les discussions sur l’art, l’archéologie, le destin des civilisations que prolongera, quelques années plus tard, la publication croisée de leurs impressions de voyage : Le Charme d’Athènes, de l’abbé Brémond, Le Voyage de Sparte, de Barrès.
Le cadre privilégié de ces conversations, c’est l’École française d’Athènes. Sur les pentes du Lycabette, elle occupe un joli hôtel particulier, niché entre les bosquets de lauriers roses et blancs. Fondée en 1846 par le roi Louis-Philippe, elle est le surgeon tardif du philhellénisme suscité en France par la guerre d’indépendance (1821-1831) qui a enflammé l’enthousiasme de Chateaubriand, de Victor Hugo, d’Eugène Delacroix. Visant tout à la fois à faire découvrir l’Antiquité « sur place » aux futurs professeurs de l’Université française, à contribuer au rayonnement culturel de la France dans le jeune royaume hellénique et à contenir, par là, l’influence britannique dans l’Orient méditerranéen, elle est, en quelque sorte, une deuxième ambassade : l’ambassade de la culture française au Levant. Elle accueille, sous la houlette d’un directeur, neuf pensionnaires choisis parmi les plus prometteurs des étudiants en histoire et en lettres anciennes, pour un séjour de deux ou trois ans.
Depuis 1870, la mission de l’École française d’Athènes a cependant un peu changé de nature. Elle s’est lancée dans l’archéologie. Insensible à la poésie des ruines qui avait charmé les voyageurs romantiques, le royaume de Grèce a entrepris de relever partout les monuments qui témoignent de la richesse de l’héritage dont il est le dépositaire. Il a besoin de l’aide étrangère. Sur ce nouveau terrain, la querelle franco-allemande a succédé à la rivalité franco-anglaise. Les découvertes de Schliemann, qui a mis au jour les tombes royales de Mycènes, avec leurs masques d’or, leur vaisselle somptueuse, leurs poignards décorés, ont eu un immense retentissement. Successivement, les Français ont obtenu la concession des sites prestigieux de Délos et de Delphes, tandis que les Allemands se voyaient confier, à titre de compensation, Olympie, Samos et le Céramique.
Barrès suit avec passion les débats que suscitent leurs recherches. Ils lui paraissent toucher au cœur même de l’idée que nous pouvons nous faire de la civilisation.
C’est que l’archéologie, alors, en est encore à ses balbutiements. Elle n’a pas tranché certains choix cornéliens. Que faut-il conserver d’un monument qu’a transformé l’Histoire ? Et doit-on privilégier en lui l’œuvre d’art, ou le document ?
En prenant possession d’Athènes, le gouvernement grec a fait « nettoyer » l’Acropole de tous les bâtiments médiévaux qui encombraient jusqu’au parvis du Parthénon. Au nom de quoi, demande Barrès, a-t-on rasé en 1875 la tour médiévale que les « ducs d’Athènes » bourguignons s’étaient construite auprès des Propylées pour y abriter leur logement, après la quatrième croisade ? Le « miracle grec » avait-il besoin, pour briller, de la destruction du témoignage de ce beau rêve franc ?
« Vous n’allez tout de même pas comparer aux plus beaux vestiges de l’art classique une mauvaise tour carrée, s’étonnent ses interlocuteurs. Le fait regrettable, le crime, ça été précisément de démolir une partie de l’aile sud des Propylées pour édifier votre palais.
— Eh, monsieur, comme vous, je préfère les Propylées au palais des ducs d’Athènes, répond Barrès, mais tel n’est pas le débat. En détruisant celui-ci, vous n’avez pas rétabli celui-là. Il n’est pas en votre pouvoir de remettre l’Acropole dans sa jeunesse, ne gâtez donc pas sa vieillesse. Vous n’êtes intervenus dans la vie de ces ruines que pour en appauvrir la signification. C’est encore une beauté, pour un monument dont les premières beautés sont irréparables, s’il est chargé de siècles, d’événements et d’émotions. »
Sans doute faut-il faire part, dans cette indignation, du goût du paradoxe et de la provocation. Mais la question est aussi au cœur de l’esthétique de Barrès et de sa conception du monde. Elle touche au fondement même de son goût des cimetières, et du culte proclamé de la « Terre et des morts » par quoi Barrès entend revendiquer solidairement tous les héritages de l’histoire de France : l’Ancien Régime et la Révolution, la France impériale et la Restauration, Louis-Philippe et le Second Empire. C’est cette même réconciliation des vagues successives de la civilisation que Barrès voudrait trouver dans un Parthénon qui garderait les traces de toute son histoire, de Pisistrate à la guerre d’indépendance du XIXe siècle en passant par les barons francs de la quatrième croisade : « un temple de Pallas compliqué d’une chapelle byzantine, d’un donjon féodal, d’un mirab musulman ».
La reconstitution de l’état initial à laquelle s’échinent au contraire les archéologues qui s’y succèdent n’est, à ses yeux, qu’un faux-semblant. Croit-on ressusciter la pensée de Phidias en transformant le Parthénon en une belle ruine de pierre blonde dans laquelle nul Grec du Ve siècle ne reconnaîtrait le temple aux couleurs flamboyantes où se déroulaient les fêtes athéniennes ? On a transformé, ce faisant, un monument vivant en une pièce de musée sur laquelle flotte une odeur de mort, parce qu’il est coupé de l’Histoire qui en avait prolongé de manière multiforme la signification.
Cent ans plus tard, les débats qui divisent les archéologues se posent presque dans les mêmes termes. Secrétaire général et directeur des études classiques de l’École française d’Athènes, Jean-Michel Saulnier n’est pas loin d’abonder dans le sens de Barrès. Mais pour des raisons diamétralement opposées aux siennes.
L’École, depuis quinze ans, a en effet accompli une sorte de « révolution culturelle » analogue à celle qui l’avait conduite, il y a cent trente ans, à se tourner vers l’archéologie : en étendant désormais l’objet de ses recherches à toute l’histoire grecque, jusqu’à la fin de l’Empire byzantin, en 1453. Non pas pour les raisons poétiques et morales qu’invoquait Barrès il y a un siècle, mais par simple souci de rigueur scientifique. Au cœur du joli jardin qui enserre les hôtels particuliers néoclassiques où logeaient autrefois les seuls pensionnaires, s’élèvent désormais deux austères bâtiments modernes qui abritent une immense bibliothèque, les laboratoires de recherche les plus diversifiés et une hôtellerie accueillant chaque année plus de trois cents chercheurs français et étrangers.
« L’archéologie d’aujourd’hui, souligne Jean-Michel Saulnier, n’est plus celle du XDC siècle. Alors, son objet était la quête de l’âme de la Grèce classique. Elle se propose à présent d’étendre le champ de la connaissance. Dans cette nouvelle optique, aucune époque n’est plus légitime qu’une autre a priori. »
Au XIXe siècle, l’archéologie tenait un peu, de fait, de la chasse au trésor. C’était un art de la découverte. Elle a cédé la place à une discipline d’étude.
« On est passé de la recherche du beau à celle du vrai », résume Jean-Michel Saulnier.
Dans cette perspective, purement scientifique, tout se vaut comme objet d’étude, et, l’étude achevée, on ne détruit plus ce qui peut apparaître comme un fait de civilisation.
Face à un monument qui a été dénaturé par l’Histoire, comme à un monument détruit, la reconstitution passe par une nouvelle technique : celle de l’image virtuelle, qui permet aux chercheurs, aux curieux et aux érudits de se faire une idée très précise de ce qu’il a pu être aux différentes époques de son utilisation, tout en préservant le bâtiment dans l’état où l’Histoire nous l’a transmis.
Sur l’Acropole, resté domaine réservé de l’école grecque d’archéologie, l’application de ces grands principes connaît cependant la plus spectaculaire des exceptions. La charge symbolique du Parthénon demeure en effet trop forte pour qu’il soit traité comme un simple document de pierres : il symbolise à lui seul la grandeur qui fut celle de la Grèce et le désir du peuple qui habite cette terre depuis quatre mille ans de se montrer à la hauteur de ses ancêtres. Aussi tout y demeure-t-il, aujourd’hui comme au temps de Barrès, subordonné à la reconstitution la plus proche et la plus évocatrice possible de ce que fut la citadelle sainte au siècle de Phidias et de Périclès.
Autour du Parthénon, la colline offre l’aspect d’une immense carrière de pierres sculptées. Les grues soulèvent des tambours formidables. Les archéologues s’affairent au milieu des ouvriers du bâtiment. On se croirait, parfois, sur le chantier d’un immeuble en construction.
Au nord, la restauration de l’Erechthéion est achevée : nettoyé, débarrassé de ses chevilles métalliques, il a été remonté, comme le Parthénon, de façon réversible, pour qu’on puisse éventuellement tenir compte de nouvelles découvertes.
À l’ouest, le petit temple d’Athéna Nikè est sur le point d’être démonté à son tour, pour qu’on puisse en stabiliser le sol qui présentait des signes inquiétants.
« Vous finirez par rebâtir le Parthénon, avait lancé Barrès, en boutade, à son cicérone.
— Ce serait très facile, lui avait répondu celui-ci sur le même ton. Mais, avant de le rebâtir, nous allons achever de le démolir ; car nous sommes très curieux pour le moment de savoir comment tiennent ses fondations. » Nous y sommes.
« Le regard de
Phidias »
Je ne puis y contredire : la
beauté de Phidias s’impose avec domination à tous les hommes
raisonnables […] Celui-là justifie les enthousiasmes qui parlent de
l’absolu grec. […] Ils étaient heureux les contemporains de
Phidias, dans leur belle patrie reconquise ; heureux
d’eux-mêmes, de leurs pères, de leurs ressources et de leur
gloire ! Je les compare à des hommes qui, sortis avec succès,
grâce à leur énergie, de la plus périlleuse aventure, se sont bâti
une maison disposée tout à leur convenance. Ils se préparent à
jouir de la vie en toute sécurité, ils ne rêvent que d’ordre et
d’harmonie […]
Phidias a compris la bienfaisance de cet équilibre. Qu’il ait été
lui-même un homme chétif, incertain, c’est possible, mais il avait
l’amour de l’ordre, des proportions justes, des moyens
simples ; et ces qualités, peut-être n’étaient-elles pas sans
mélange chez ses concitoyens, mais il a su les choisir et les
isoler. L’invention artistique n’est pas une bonne fortune de
hasard ; elle est la trouvaille d’un heureux regard que le
génie jette sur la nature.
Le Voyage de Sparte, 1906.
• À LIRE
Roland et Françoise Étienne, La Grèce antique, archéologie d’une découverte, Gallimard, coll. Découvertes.
Guide Gallimard « Athènes ».
Marmaria, le sanctuaire d’Athéna à Delphes, École française d’Athènes, fondation EDF.
Passant, va dire à Sparte…
Après deux semaines de séjour à Athènes, Barrès se lance dans un tour du Péloponnèse en train, à pied, à cheval et en voiture. Ce périple le mène de Corinthe à Nauplie, Mycènes, Tripoli, jusqu’à Sparte. C’est là que, au terme d’un voyage qui ne lui a procuré jusqu’ici qu’une suite de déceptions, Barrès va connaître l’illumination qui lui donnera sa véritable signification.
Il a quitté Athènes, il n’a pas quitté son humeur maussade. Le 6 mai, Barrès a entrepris de faire le tour du Péloponnèse.
Derrière la vitre du compartiment du petit train qui l’emmène à Corinthe et à Nauplie, il découvre les somptueux paysages de l’Argolide, ses champs d’avoine cernés de murs de pierre sèche, ses oliviers aux troncs noueux, ses orangers plantés sur le rivage, ses caps formant des arabesques dans une mer opaline, ses cyprès tendus vers le ciel comme les mains jointes pour la prière, ses bouquets de coquelicots. Il se contente d’observer que le pays ressemble à ce que devait être la Provence avant que l’architecture prétentieuse des temps nouveaux ne l’ait défigurée. À Nauplie, où la plus jolie ville de Grèce déploie ses façades italiennes sur la courbe parfaite d’une baie de rêve au centre de laquelle s’est échoué un fortin vénitien, il concède que cette « bourgade » rappelle les paysages des lacs italiens, la volupté en moins.
De l’acropole de Mycènes et du palais d’Agamemnon, où il se rend en excursion à cheval, il ne distingue que « sur un monticule, auprès d’âpres montagnes, un rocher désert que marquent dans la sauvagerie générale des blocs disposés en damier ». « Nul arbrisseau, écrit-il, nul herbage, des pierres et partout une horreur fastidieuse. […] Certainement, ces ruines donnaient beaucoup de plaisir au vieillard qui me guidait, et sa figure me disait, tandis qu’il fumait des cigarettes : K Oui, ô étranger, voici ce que nous autres, d’une vieille race, nous pouvons montrer aux barbares. Il me menait en faisant tourner sa canne, et, derrière lui, je pensais : j’espère qu’il aura bientôt terminé ce tour du propriétaire. »
La découverte formidable des rois au visage couvert d’un somptueux masque d’or le laisse elle-même de glace. Les tombes royales qu’a ouvertes Schliemann ne sont que des « fosses laissées béantes » par « l’heureux épicier d’Allemagne », « éventreur de tombeaux » qui a bien inutilement ajouté « un retentissant sacrilège à la série héroïque des crimes mycéniens ».
« Certes, ce fut un beau spectacle, quand ces buttes furent éventrées. Mais l’émouvant, c’était de les imaginer pleines et puis de les ouvrir. Avec la réussite, tout le jeu est fini. J’arrive pour qu’on me dise : “M. Schliemann s’est bien amusé !” M. Schliemann, soit, mais moi ? Le chercheur emporta la truffe. »
À Tirynthe, c’est pire. Les murs cyclopéens n’éveillent en lui ni émotion ni intérêt : ces « pâles débris, écrit-il, sont recouverts d’une exploitation agricole, sous laquelle je n’étais que trop disposé à les laisser dormir ».
À Tripoli, il ne reste plus aucune trace de la ville musulmane où Chateaubriand avait reçu l’hospitalité du pacha de Morée : elle a été détruite. Et l’hôtel n’offre pas au visiteur un confort propice à la méditation : nulle ombre du passé ne visite un sommeil agité par des démangeaisons qui n’ont rien de littéraires : « Vers les cinq heures du matin, racontera joliment Barrès, je me levais d’entre les punaises. »
À Mantinée, on lui fait battre en vain les buissons du champ de bataille où Epaminondas mit fin à l’hégémonie Spartiate. Dans ce petit village aux maisons blanches, adossé en espaliers au flanc de la montagne et planté de figuiers, rien ne permet d’en ressusciter le moindre souvenir.
À Tégée, on lui promet monts et merveilles d’un lion de marbre ancien. Mais il faut attendre des heures, assis sur la margelle d’un puits, qu’un gardien vienne apporter la clef de l’écurie où le bas-relief est conservé dans une pénombre qui en rend les contours indiscernables. « Hercule aussi s’est attardé au puits de Piali, note-t-il, mais il y violait Augé, prêtresse d’Athéna. C’est une bonne manière de mer le temps. »
Et partout la chaleur, le café imbuvable, les raseurs qui vous font l’article devant le moindre amas de pierres, interminablement : Barrès, c’est quelquefois le type du râleur en voyage, celui qui vous gâche le plaisir parce que ce qu’on visite n’est jamais assez beau pour lui.
Depuis Tégée, il descend cependant vers le sud. Il se déplace en voiture à cheval : un landau confortable dont le cocher est vêtu à l’européenne et chante interminablement une complainte orientale. La montagne, verdoyante, lui rappelle un moment le Massif central. Sur les hauteurs, des bergers prennent des poses d’anthologie. Un paysan offre aux voyageurs un peu de lait de chèvre et du café. Barrès précède la voiture en marchant à pied lorsqu’il est enveloppé par une bourrasque de poussière. Et soudain, l’illumination se produit. Le râleur invétéré se métamorphose. La moue gouailleuse se fige. À l’horizon, Barrès a aperçu la barrière montagneuse du Taygète et, à ses pieds, le ruban argenté de l’Eurotas. Cette plaine luxuriante, où les lauriers vous font cortège, ces vergers d’orangers abrités par la majesté d’une montagne aux crêtes encore couvertes de neige, cette ville aux maisons blanches, c’est la surprise et l’émerveillement de son voyage, c’est la plaine de Sparte. Plus personne ne va aujourd’hui à Sparte. On y passe, pour aller visiter, tout près de là, Mystra, la ville fortifiée qu’avait fondée Guillaume de Villehardouin au XIIIe siècle sur une butte avancée du Taygète : un éperon rocheux et désertique qui offre au voyageur la beauté de ses églises byzantines, la magie d’une ville fantôme, le prestige d’une forteresse réputée imprenable.
Sparte est une charmante ville blanche, aux immeubles modernes, aux toits plats. Toutes ses rues sont plantées de lauriers-roses, de rosiers, d’orangers, de palmiers, de lilas. Les plus anciens de ses bâtiments ont à peine cent cinquante ans. L’hôtel Mélaneion a gardé l’aspect qu’il devait avoir en 1900 : façade blanche, marquise en fer forgé, frise verte décorée de motifs géométriques dorés. Mais il n’y a pas assez de visiteurs : les salles de réception du XIXe ont été louées à une banque. Les clients prennent le frais sur le trottoir, enfoncés dans des fauteuils profonds. Sur une place, quelques blocs de pierres levées, d’époque hellénistique, figurent le « tombeau de Léonidas ». Le patron du café d’en face n’est lui-même pas très sûr de la légitimité de cette appellation. Nul ne sait plus où se trouvait le Platanistas, où les jeunes Spartiates avaient coutume de se retrouver, sur les rives de l’Eurotas, pour s’y entraîner à la lutte. Sur les berges de l’Eurotas, entre les bouquets d’ajoncs, les eucalyptus et les oliviers, on ne trouve plus que les romanichels qui y entreposent des voitures désossées et des meubles volés. Dans le parc archéologique qui occupe le site de la ville antique, on peut apercevoir çà et là les fondations d’un bâtiment d’époque byzantine et les ruines d’un théâtre romain. De jeunes archéologues anglaises y relèvent des plans, une planche à dessin calée sur la hanche. On les croirait tirées d’un bas-relief antique. Mais pour le plus passionné des visiteurs, le plus féru d’antiquité classique, il n’y a rien à voir ou quasi. Thucydide nous avait prévenus, il y a vingt-cinq siècles : les Spartiates n’avaient pas la passion de bâtir qui a rendu la gloire d’Athènes immortelle. Chateaubriand, d’abord, avait pris Mystra pour Lacédémone : en 1806, il ne restait sur l’emplacement de la ville antique que quelques pierres enfouies et une cabane de bergers.
Il n’y a rien à voir non plus en 1900. Le roi Othon Ier a bien pu entre-temps ordonner aux habitants de Mystra de venir construire une ville nouvelle auprès du site antique : il n’a pu redonner vie aux souvenirs du passé. Cela ne diminue en rien l’enchantement de Barrès. Au contraire : devant cette campagne verdoyante qui lui rappelle l’Andalousie, ses réserves sont balayées, son âme se reconstitue. Dépourvue de vestiges, Sparte ne présente aucun obstacle au déploiement de son lyrisme. Les souvenirs d’école qui lui avaient paru dérisoires au pied de l’Acropole se bousculent désormais librement dans son esprit. Le romantisme humilié par la supériorité de l’atticisme retrouve ses droits devant le spectacle d’une grandeur qui doit tout aux beautés de la nature et à la poésie des cimetières.
La majesté du paysage, l’eau cristalline des sources qui ruisselle à la fontaine des villages, la blancheur des murs de pierre : tout s’accorde à redonner vie aux leçons d’énergie que recèlent l’Histoire et la Légende. L’imagerie reprend sa raison d’être. Hélène, les Dioscures, Léonidas ressuscitent pour répandre autour d’eux la lumière de leurs vies.
À Mystra, le miracle espéré d’Athènes s’accomplit : sur cette colline inspirée, les murailles élevées par les Francs se marient avec une ville grecque ; dans les venelles de pierre blonde et à travers la succession des chapelles byzantines, des couvents, des mosquées, les époques s’interpénétrent pour écrire un hymne composite à la vie aventureuse et à l’héroïsme. Les traces laissées par l’islam, les croisades, Byzance, disent la fécondité de Sparte. De cet entremêlement naît une puissance d’évocation qui met fin au « silence décevant des pierres archéologiques », une vie que les ruines nettoyées d’Athènes et les « froids couloirs des musées » avaient été bien incapables de faire sourdre. Et revit enfin l’épopée homérique, dont Barrès n’avait pas trouvé trace dans les ruines du palais de Mycènes, à travers celle des chevaliers francs qui vinrent fonder ici leurs baronnies.
« Ils venaient de bâtir Notre-Dame et se trouvaient en présence du Parthénon. Ils ressuscitaient ces Agamemnon, ces Ajax, ces Achille qui se croisèrent contre Troie. Et beaucoup d’entre eux étaient des troubadours assez pareils à ceux qui firent les poèmes d’Homère. Ils apportaient une religion française, une langue française, des lois et des habitudes françaises, et venaient disputer la Grèce aux Byzantins. Deux brillantes fantaisies se heurtent sur un sol, d’où perpétuellement émane une divine influence. »
Les archéologues qui sont aujourd’hui en charge de la mise en valeur du site de Mystra sont plus que réservés sur cette analyse. La quatrième croisade a laissé ici des souvenirs analogues à ce que peut représenter l’occupation napoléonienne pour les Espagnols. Quant aux vestiges de l’époque ottomane, ils ont à peu près disparu. Depuis 1259, où elle fut enlevée à son fondateur, Mystra est devenue une ville byzantine. C’est peu dire que les guides ne s’étendent guère sur ses origines françaises. À l’entrée du village, une statue rappelle le souvenir du dernier empereur de Constantinople, qui en fut le despote, Constantin Paléologue. Une exposition fait revivre les grandes heures byzantines de Mystra.
Epiphanios Perdikoulias est responsable des programmes scolaires à l’éphorat des antiquités byzantines, à Sparte. Il organise pour les enfants des écoles des visites interactives. Un premier programme est consacré, à travers l’exploration de Mystra, à la découverte de la civilisation byzantine. L’autre est un jeu de rôle qui fait endosser aux enfants celui du despote, de ses ministres et de sa cour, dans le contexte de l’invasion des Turcs. Nantis des données historiques de l’époque où, Constantinople une fois conquise, Mystra resta seule face à l’avancée ottomane, les enfants doivent décider s’ils résistent ou s’ils capitulent. « La plupart du temps, ils résistent », dit-il. Barrès n’aurait pas été choqué par cette réappropriation un peu univoque de l’Histoire. Il l’avait pressentie.
« C’est une grande force qu’un beau nom, écrit-il au terme du récit de son voyage en Grèce. Il stimule l’âme et l’imagination. »
Lui avait trouvé dans le Péloponnèse un trésor tout différent de celui que l’on peut chercher dans les livres : la fécondité du mariage du Levant et de l’Occident qu’avaient réalisé les barons de la Morée franque contemporains de Saint Louis. Sa fascination ne le quittera plus. Vingt-deux ans plus tard, c’est à l’abbé Brémond, rencontré à Athènes, sur les tréteaux de l’Acropole, qu’il apportera le manuscrit du livre où il lui aura donné libre cours : Un jardin sur l’Oronte. Cette histoire d’amour avait pris, entre-temps, un visage : celui d’une jeune femme dont l’amitié amoureuse avait marqué son œuvre et sa vie, et dont il avait fait la dédicataire de son Voyage de Sparte. Elle venait de Byzance et des rives du Danube ; elle portait le plus français des noms : celui-là même de l’égérie pour l’amour de laquelle Chateaubriand avait entrepris son voyage en Orient ; elle s’appelait Anna de Noailles.
Les fontaines
Parori
Vers midi, je me reposais
sur les margelles de la fontaine de Parori. Au bord de cet heureux
bassin qu’ombragent des arbres à fruits, les jeunes femmes de
Sparte se rassemblaient jadis, quand leurs maris mouraient pour
Hélène devant Troie. Sur les mêmes pierres s’assirent leurs
petites-filles, esclaves des Turcs, le visage ombragé d’un
demi-voile de mousseline transparente…
Le Voyage de Sparte.
— Les nouveaux barbares —
Rien, sans doute, n’aurait plus étonné Barrès que la fréquentation dont bénéficient désormais les plus austères des chantiers de fouilles du Péloponnèse.
Tout l’été, les Pullman climatisés sillonnent pourtant les routes de l’Argolide, entre Mycènes, Epidauie etNauplie. Américains, allemands, anglais, néerlandais et français, leurs groupes arpentent avec un beau courage les sites archéologiques qui portent témoignage d’une histoire qu’ils n’ont jamais apprise. N’importe : est-ce qu’ils n’ont pas payé pour que le guide leur précise, au moment opportun, pour quel motif il convient qu’ils jettent à ces murets de pierres, ces fondations à peine visibles, ces reließ d’une civilisation dont la télévision ne leur parlera plus et sur quoi, revenus chez eux, ils n’auront plus jamais la curiosité de lire un livre (à moins que Christian Jacq s’en mêle, ou Max Gallo, ou Juliette Benzoni), le regard informé de celui qui a « fait » la Grèce une fois pour toutes ?
Quelques centaines de mètres en contrebas de l’Acropole de Mycènes, le Trésor d’Atrée est l’un de ces lieux magiques où l’on peut jouir, un moment, d’un parfait dépaysement dans les siècles. Au terme d’un couloir taillé dans le rocher, cette tombe royale présente l’aspect d’une énorme ruche souterraine. Elle est telle que la vit Pausanias, au IIe siècle de notre ère, telle à peu près qu’elle fut aménagée, vers 1250 av. J.-C., à l’époque de la guerre de Troie. Au matin, on n’entend ici que le cisaillement régulier des cigales. Par la porte monumentale, on voit onduler la houle argentée des oliviers. Les blocs de pierre blonde forment une voûte aux lignes pure qui évoque celle du Panthéon romain. Il faudrait rester ici des heures, profiter de la fraîcheur pour lire l’Orestie dans le silence de la campagne. Soudain, un car déverse sa cargaison, et la tombe semble retrouver, en un instant, sa vocation de ruche. Des sexagénaires en casquette et chaussures de sport tournent, virent ; ils filment la voûte pierre par pierre, tandis que le guide les fait jouer aux devinettes pour savoir quelle est la hauteur et la largeur de l’édifice, ou le poids du linteau de la porte. Ils ne sont pas dépaysés : c’est l’ambiance d’un jeu télévisé. Les femmes n’écoutent guère : elles échangent des marques de crème à bronzer. Il ne leur manque qu’un escalator, pour monter rapidement au sommet de l’Acropole, et une salle de cinéma, avec reconstitution virtuelle du site en 3D.
• À LIRE
Albert Thibaudet, La Vie de Maurice Barrès, Gallimard.
Yves Chiron, La Vie de Barrès, éditions Godefroy de Bouillon.