À la vitesse du pigeon…

Accablé par la chaleur de ce mois de juillet 1847, excédé par la lenteur des travaux d’aménagement de sa nouvelle maison rue Fortunée, embourbé dans une vraie-fausse histoire de chantage et toujours criblé de dettes » Balzac n’a plus goût à rien. Il « soufre de douleurs intolérables » et sa « pauvre cervelle », qui a créé plus de deux mille personnages, est « inerte ». À quarante-huit ans, l’auteur de La Comédie humaine est épuisé, « brisé ». Une seule personne pourrait le délivrer de ses tourments, « l’étrangère », la belle comtesse polonaise, son Eve adorée, « Sa Divinité », son « loulou chéri », Mme Hanska.

 

Depuis ce « jour inoubliable » à Neuchâtel, où Honoré de Balzac et Eve Hanska ont échangé leur premier baiser et se sont fait la promesse d’être l’un à l’autre, quatorze années se sont écoulées, ponctuées de rares, trop rares retrouvailles enflammées. En cet été 1847, Balzac désespère de pouvoir épouser un jour son « adorée ». Ses déclarations passionnées ne sont que pathétiques appels au secours.

Enfin, arrive la lettre tant attendue. Eve Hanska doute, à quarante-trois ans, d’être encore « désirable » ou même simplement « utile » à son grand écrivain, elle lui reproche ses dépenses excessives, son goût immodéré pour le « bric-à-brac » et, pour tout dire, sa vie désordonnée ; elle s’inquiète de ses propres difficultés domestiques, mais elle accepte de le voir sur ses terres ukrainiennes, au château de Wierzchownia. Balzac ne retient que ces derniers mots. Il s’y accroche. Il va revivre, « s’étourdir de bonheur », oublier « l’étendue » de ses « fardeaux » auprès de celle qu’il aime à nouveau « comme un fou ».

Le dimanche 5 septembre 1847, à 8 heures du soir, Balzac prend le chemin de fer du Nord, inauguré il y a un an seulement. En quatre jours, il pense atteindre Cracovie. Après ? Il ne sait… Perdu dans des contrées dont il ignore « les différents patois », il compte sur la Providence pour parvenir au plus vite en Ukraine au château de Wierzchownia où l’attend sa « très chère souveraine ».

Il lui aura fallu plus d’un mois pour trouver l’argent nécessaire à ce long voyage. Mais enfin, muni des lettres de recommandations qui devraient faciliter son entrée dans l’Empire russe, il est prêt à tout affronter. « Je fus héroïque à ma manière, je partis seul, sans un domestique […], muni d’une petite malle, d’un sac de nuit […] pour un voyage de huit cents lieues par terre […]. J’avais emporté dans un petit panier très portatif du biscuit de mer, du café concentré, du sucre, une langue [de bœuf] fourrée et une petite bouteille clissée pleine d’anisette. »

À 7 heures du matin, Balzac arrive à Bruxelles, déjeune dans « une immense gargote », monte dans le train pour Cologne, devise fort agréablement avec deux comtesses polonaises et, comme, il l’espérait, quatre jours plus tard, après avoir traversé la Confédération germanique, atteint Cracovie. Depuis Cologne, il a voyagé nuit et jour, pestant contre la lenteur des trains, s’inquiétant du transbordement hasardeux de ses bagages, des retards de la malle-poste. Son récit est souvent savoureux, mais, des villes, des pays qu’il a traversés, il parle peu. « Partout, la même plaine […] plus souvent sablonneuse que fertile […], la même ville […] plus ou moins petite ou grande. »

L’impatience est son seul guide. Et c’est contraint et forcé qu’il reste un après-midi à Cracovie, en attendant le « courrier » qui lui permettra de poursuivre son voyage. Une dernière insurrection a privé cette ville rebelle de toute autonomie. Dans ce qui n’est plus que « le cadavre d’une capitale », c’est à peine si la magnificence des trésors royaux de la cathédrale gothique et du château Renaissance, sur la colline du Wawel, distrait Balzac de sa mélancolie. Il n’a que faire des « gloires de la défunte Pologne », partagée entre la Prusse, la Russie et l’Autriche.

Pourtant, à Cracovie, tout, aujourd’hui, invite à la flânerie. Libérée de l’étau communiste, la ville a retrouvé sa splendeur et cette apparente insouciance que moquait parfois Balzac dans ses romans. Si les enfants des écoles se traînent dans les musées, plus soucieux de leur Pokémon et de leur virée au McDo que de l’histoire tourmentée de leur pays, les touristes ne boudent pas leur plaisir. Et, à la nuit tombée, comblés, ils s’attardent aux terrasses des cafés qui ont envahi la très belle place du marché, jetant un dernier regard sur les façades moyenâgeuses éclairées par les flammes du cracheur de feu. Dans la très catholique Pologne, les journaux impriment les annonces de médecins proposant à mots couverts des avortements ou quelque injection miracle pour en finir avec l’alcoolisme, le pare-brise des voitures se couvre de petits papillons donnant l’adresse de prostituées, et l’on commente longuement la venue du pape dans la toute proche Ukraine. Jacek n’aura pas été le dernier à suivre le voyage de son ami d’enfance. Il n’a rien oublié de ce jour où il a appris sur Radio Vatican que Karol Wojtyla devenait Jean-Paul II. « Toutes les quinze minutes, les informations étaient diffusées dans une langue différente, et c’est en slovaque que j’ai appris la nouvelle. » Karol Wojtyla est à Castel Gandolfo et il est là, lui, Jacek, grand, sec, l’œil vif et le sourire plein de douceur, dans cette petite chambre encombrée d’une armoire, d’un lit, d’une table, d’un fauteuil avec vue sur un escalier de pierre jonché de crottes et de cadavres de pigeons. De ses difficultés à vivre, il ne dit rien. La Pologne cache ses cicatrices, par pudeur.

À la nuit tombée, dès qu’arrive le courrier qui doit le conduire à la frontière austro-russe, Balzac repart « à la vitesse du pigeon ». La Galicie qu’il traverse est « égorgée, ruinée ». Pour venir à bout du dernier soulèvement des nobles polonais, les Autrichiens ont incité les paysans ruthènes à se révolter contre leurs maîtres. Ce ne sont plus que des « spectres afïamés qu’on chassait à coups de fouet ». Ce spectacle réveille l’animosité de Balzac envers les Polonais rebelles et lui ôte toute envie de s’attarder. Il ne voit aucun des nombreux châteaux, gothiques, Renaissance ou baroques qui jalonnent sa route, pas même celui de « Prevolsk appartenant au prince Henri Lubomirski, quoique j’aie dîné là ». Balzac veut parler du château de Przeworsk, dont il malmène l’orthographe. Comment s’y reconnaître avec toutes ces consonnes que les Polonais érigent comme autant de « fortifications » pour défendre leurs voyelles si peu nombreuses, écrira-t-il drôlement pour excuser ses fautes.

Sur la route empruntée par Balzac, aujourd’hui la E 40 qui mène jusqu’à la frontière ukrainienne, ces symboles de l’opulence polonaise sont toujours là. Entre Rzeszow et Jaroslaw, le château de Lancut (le L est barré, le n prend un accent et mieux vaut prononcer Ouanesoute, si vous voulez vous faire comprendre !) est l’un des plus somptueux de Pologne. Il est encore tôt. Des enfants chahutent en enfilant les chaussons indispensables à la visite, les gardiens ajustent leur uniforme, des femmes de ménage donnent un dernier coup d’aspirateur, d’autres montent à l’étage des brassées de fleurs dans des paniers en osier. La visite peut commencer. Le château a appartenu aux Lubomirski puis aux Potocki, ces grandes familles qui fréquentaient, de capitale en capitale, l’élite européenne et n’hésitaient pas à faire venir les meilleurs artistes d’Italie, de France, d’Allemagne ou d’Autriche pour meubler et décorer leurs différentes résidences. Balzac les a croisées mais n’a pas toujours séduit. Les uns le trouvaient d’un « commun extraordinaire ». Les autres se scandalisaient de « l’immoralité » de ses œuvres.

Après les fastes de Lancut, Przeworsk paraît bien modeste. Il est vrai que la princesse Izabela Lubomirska avait recommandé aux architectes de ne pas construire pour son fils adoptif, Henri, un château plus grand que la salle de bal de sa résidence de Lancut !

Ce mélange d’influences, de styles, se retrouve plus loin à Lviv, aujourd’hui ukrainienne, hier l’une des plus belles villes polonaises (Lwow). Les rues pavées, sa fierté au XIVe siècle, sont défoncées, les façades, témoins de son opulence, se lézardent, les balcons rouillent, les cours intérieures s’abandonnent et les églises que se disputent toujours catholiques et orthodoxes ferment, faute de pouvoir être entretenues. Et pourtant, Lviv garde un charme infini empreint de nostalgie.

Avant la frontière russe, Brody est la dernière escale de Balzac en terre autrichienne. Il pense toucher au but et s’accorde une nuit de repos dans cet hôtel du bout du monde où, dans La Marche de Radetzky, Joseph Roth logera son héros, Charles-Joseph von Trotta. Ce qui fut l’hôtel de Russie tente de faire bonne figure au coin de la rue principale, bordée de maisons jadis cossues dont la peinture jaune ou rose pâle s’écaille. Mais le balcon du premier étage s’est effondré et les angelots sous les fenêtres disparaissent peu à peu, rongés par le temps. Dans le bar, deux militaires sirotent-une bière, un jeune couple parle à voix basse dans une des niches en bois qui entourent la salle poussiéreuse, et Balzac n’intéresse personne.

À Cracovie, notre chauffeur a emprunté la vieille voiture d’un ami qui l’accompagne pour l’aider à passer en Ukraine. Il évoque les tracasseries sans fin de la frontière qui retiennent les conducteurs loin de leur voiture et laissent le champ libre aux voleurs. Tout le long de la route, à Medika, des Ukrainiens ont étalé par terre de pauvres marchandises. Chaque jour, ces « fourmis », comme les appellent les Polonais, passent la frontière, chargés de lourds sacs en plastique, pour vendre en contrebande alcool, cigarettes et essence, beaucoup moins chers en Ukraine.

À la frontière, c’est un ballet permanent d’hommes qui vont du douanier à leur voiture, de leur voiture à la guérite blanche et verte où il convient de payer pour obtenir une assurance médicale ou un certificat pour la voiture… La monnaie circule, ouvertement, parfois plus discrètement, et finalement, après de derniers contrôles et un petit papier frappé de quatre tampons, l’autorisation est donnée de passer de l’autre côté, en Ukraine.

Quand, à Radziwillow (Radyvilliv), « un amas de cabanes en bois qui se tiennent debout par une faveur spéciale de la Providence », Balzac entre sur le territoire russe, il connaît les mêmes tracasseries, en dépit de ses lettres de recommandation. L’obligeance du directeur des douanes, le repas exquis servi par son épouse, les prévenances dont il est entouré, les lui font oublier bien vite. Il respire. Il est au pays de sa belle. Il devra pourtant parcourir encore plusieurs centaines de kilomètres dans de fort inconfortables attelages avant de prétendre au repos auprès de son « adorée ».

« Vingt fois je fus repoussé »

On jette nos bagages dans une enceinte décrite par des cordes attachées sur des piquets, et voyant ma malle, mon carteau à chapeau, je frappe dessus, en disant : « À moi ! » […]. Un gamin allemand […] s’empare de mes effets, et m’entraîne dans un omnibus qui ressemblait tellement à une diligence que je me crus embarqué pour Hanovre. On me menait seulement au bureau de la poste de Hamm […]. Trente voyageurs assiégeant un guichet, et trois cents paquets bombardant deux Prussiens, chargés de tout peser, et de tout inscrire. On parle de la furie française […], rien n’est comparable aux tempêtes de l’égoïsme que développent les voyageurs. Des Anglais fendaient la foule et l’océan des paquets, comme un couteau coupe une pomme, et, aidés de leur flegme, de leur Ministre, dont ils invoquent le nom à tout propos, ils passaient les premiers. De petits juifs se glissaient entre les jambes des Anglais et se levaient entre eux et le guichet, à la surprise des fils d’Albion et de leurs ladys qui disaient : Hâô ! Vingt fois je fus repoussé…

Lettre sur Kiew (arrivée à Hamm).

Ces maisons dansant la polka..

Paris, Bruxelles, Cologne, Hanovre, Berlin, Cracovie, Lvov : voilà plus de cinq jours que Balzac est en route, ne s’accordant que très peu de repos tant il est impatient de retrouver son « enivrante fleur », Eve Hanska, si loin là-bas, au milieu des steppes ukrainiennes, en son château de Wierzchownia. Le 11 septembre 1847, il a franchi la frontière qui sépare les Empires autrichien et russe. Il respire… Il touche au but.

 

C’en est bien fini des pensées sombres de Balzac, il est entré dans l’Empire russe, bientôt il déposera ses fardeaux aux pieds de sa « très chère souveraine ». Il revit… Il n’est pourtant pas au bout de ses peines. Fini le chemin de fer ou la malle-poste, le voilà, à la nuit tombée, « lancé dans l’immensité de campagnes inconnues », dans une inconfortable kibitka : « Cette voiture de bois et d’osier [,…] vous traduit dans tous les os les moindres aspérités du chemin avec une fidélité cruelle, on saute à trois pieds, l’on retombe sur du foin, le cocher ne s’inquiète pas de vous, son affaire est d’aller, la vôtre, c’est de vous tenir. »

Qu’importent les cahots, par cette « nuit superbe » dans « cette solitude profonde », bercé par « la note claire et monotone [de] cette sonnette qui tinte toujours au cou du cheval », Balzac tombe dans « une rêverie puissante ». Son « âme s’exalte ». Trois heures plus tard, il est à Dubno.

La route qui descend vers Dubno n’est plus qu’un chemin défoncé. Un paysan sarcle son bout de terre. Un autre fauche à la main. Les baraques de tôle du marché sont fermées. Devant de petites maisons aux briques grossièrement cimentées, aux toits en amiante, les jardins potagers clos de barrières bleues et blanches s’illuminent de l’éclair violet des iris, rose des weigelias. Des camions militaires recyclés brinquebalent dans les ornières, un cheval tire vaille que vaille la charrette dans laquelle a pris place toute une famille.

L’entrée de la ville est guerrière : un avion de chasse pointé vers le ciel, plus loin, sur une place, un char ; les symboles de la puissance russe, qui ont disparu sur les terres les plus proches de la frontière polonaise, commencent à réapparaître. Le relais de poste dans lequel Balzac s’est accordé une courte nuit de sommeil « sur un canapé dur comme un lit de camp » se cache sous des échafaudages, et la plaque récemment posée qui signalait son passage a été retirée. La pharmacienne, les cheveux dissimulés sous sa coiffe empesée, se souvient qu’il avait fallu attendre longtemps la délégation française venue célébrer, il y a deux ans, le bicentenaire de la naissance de Balzac. Aujourd’hui, l’ancien relais de poste accueille les mariages, les bals, les « jeunes pionniers » et les « cours de langue occidentale ».

Fouette, cocher ! À 10 heures du matin, Balzac est de nouveau sur les routes. Impatient toujours, exalté de plus en plus. « Atteindre à l’Ukraine ! était non pas un désir mais une soif, car c’était le repos, et je ne me sentais plus que vingt-quatre heures de force. Quel voyage ! » Dix fois son cocher lui demande de s’arrêter, mais Balzac se montre intraitable et répète : « Berditcheff, Berditcheff » (Berdyciv)…

Dix fois nous fûmes tentés de suggérer à notre chauffeur de ralentir, ses pneus sont si lisses et la route sous la pluie si glissante… Mais il a hâte de rentrer chez lui avant la nuit… Assommés par les vapeurs d’essence et la radio à plein volume, nous l’entendons à peine… La perspective d’une retraite misérable (quinze dollars par mois quand un kilo de viande coûte quatre dollars), le maigre salaire de sa femme, directrice adjointe d’une école, quarante dollars, et pourtant, « elle est professeur agrégé » ; son étonnement quand il est venu voir son frère dans la banlieue parisienne : « Je n’ai rencontré que des Noirs mais tous vos ministres et vos acteurs sont blancs ! »

Sur le bas-côté de la route, une femme vend des fraises et des cerises. « C’est avec le petit commerce que l’on peut survivre. Ici, il n’y a pas d’investisseurs. » Plus loin, un homme rentre quelques vaches. « Au village, c’est à chacun, à tour de rôle, de les rentrer. Nous sommes très solidaires. Quand quelqu’un construit une maison, nous allons tous l’aider, après, il y a une grande fête. »

À l’entrée de la ville de Revno, de curieux petits châteaux de briques, flanqués de tourelles peintes en rose vif. Dans ce pays à l’avenir incertain, déchiré entre l’Est et l’Ouest, les fortunes rapides s’exposent… C’en est fini des champs de blé « avec leurs chaumes tout plats comme des tabatières ». Les bâtiments des anciens kolkhozes tombent en ruine et la terre reste en friche. « Elle est toujours riche mais plus personne ne veut la travailler. »

La fatigue gagne Balzac mais « la certitude de tomber quasi malade », s’il s’arrête, lui donne « l’affreux courage de continuer ». Le soir, il atteint la petite ville d’Annopol ; au matin, il croit être à « Berditcheff », il n’est qu’à Jitomir.

Dans l’obscurité des avenues, qui ne sont pas éclairées depuis des mois – la municipalité n’a plus d’argent pour payer – , des jeunes s’attardent en petits groupes, interrogent : « Vous n’avez pas de travail pour nous ? » Depuis des mois aussi Jitomir est privée d’eau chaude. Une vieille femme titube et finit par se laisser choir sur le trottoir, au pied d’un mur couvert de petits papiers : des centaines d’annonces, toutes les mêmes ou presque, appartement à vendre, appartement à vendre… Depuis la catastrophe de Tchernobyl, à une centaine de kilomètres à vol d’oiseau, la ville a perdu un tiers de ses habitants.

Vers midi, Balzac atteint Berdyciv, un « campement » plus qu’une ville avec « ses maisons dansant la polka, c’est-à-dire inclinées toutes, les unes sur la hanche droite, les autres sur la gauche, quelques-unes donnant du nez, la plupart disloquées, beaucoup d’entre elles plus petites que nos baraques des foires, et propres comme des toits à porcs ». Il n’est plus qu’à une cinquantaine de kilomètres de Verkhivnia.

Le relais de poste n’existe plus mais demeurent encore le couvent fortifié des carmélites déchaussées et, plus loin, après l’église orthodoxe Saint-Nicolas, l’église Sainte-Barbe, jaune et blanche, pimpante. C’est là que Balzac épousera, le 14 mars 1850, Eve Hanska. Après avoir été transformée par les Russes en gymnase, elle est redevenue un lieu de culte catholique.

C’est dimanche de Pentecôte, le père Albert s’apprête à célébrer la messe. L’église est pleine. Au premier rang, de toutes jeunes filles en robe blanche, coiffées d’une couronne de fleurs, attendent leur première communion. Dans l’ombre du porche, une vieille plaque de fer évoque le mariage de Balzac sans mentionner Mme Hanska, encore moins l’église. À l’extérieur, une récente plaque de marbre noir rétablit les faits.

Balzac a troqué sa kibitka contre une tout aussi inconfortable bouda. Épuisé, moulu, il s’enflamme encore : « Je vis alors de vraies steppes, car l’Ukraine commence à Berditcheff […] C’est le désert, le royaume du blé, c’est la prairie de Cooper et son silence. » Il s’endort. Trois heures et demie plus tard, il est réveillé par le cri de son cocher : « J’aperçus une espèce de Louvre, de temple grec, doré par le soleil couchant, dominant une vallée. » Il est arrivé, enfin, après avoir parcouru en huit jours « le quart du diamètre de la terre », soit quelque trois mille kilomètres.

« Je recherchais l’absolu. Je crois l’avoir atteint avec Balzac. » Ce n’est pas Eve Hanska qui parle mais Ludmila Jouravsky, qui nous accueille à Verkhivnia. Depuis plus d’une vingtaine d’années, elle se bat pour que l’un des plus grands écrivains d’un pays dont elle ne connaît ni la langue ni les paysages ait son musée dans ce petit coin perdu d’Ukraine, au château de Wierzchownia. Un jour, elle a lu la biographie que Stefan Zweig a consacrée à Balzac. Elle a été choquée par le portrait peu sympathique qu’il donne de Mme Hanska : « Vivant elle-même avec son mari dans la richesse et le confort, cette même femme qui, depuis des années, n’a pas fait le moindre sacrifice, demande à un artiste pourchassé et traqué, emporté d’une œuvre à l’autre dans une perpétuelle ivresse, de vivre au point de vue sexuel une vie monacale, au point de vue matériel une vie de petit employé des postes, de ne se permettre aucune détente, aucun luxe, aucune aventure, et d’écrire, d’écrire, d’écrire et d’attendre, d’attendre, d’attendre… »

Non, Eve ne peut pas être « l’erreur » de Balzac. Ludmila se documente, et, aidée de son amie Vera qui enseigne le français à Jitomir, elle sollicite à Paris Roger Pierrot, qui lui enverra sa très passionnante biographie de Balzac et, plus récemment, celle qu’il a consacrée à Eve de Balzac Elle en est sûre, c’est une belle histoire d’amour qu’ont vécue Honoré et Eve. Une visite au château de Wierzchownia achève de la convaincre.

Abandonné à la veille de la Révolution russe par le neveu d’Eve Hanska, Adam Witold Rzewuski, vidé de ses meubles précieux, de ses tapis, de ses toiles de maître, emportés en 1923 dans soixante-quinze charrettes on ne sait où, transformé en « sanatorium d’aliénés [pour] 200 commissaires bolcheviks, alcooliques, sadistes, cocaïnistes1 », puis grossièrement restauré pour abriter une école d’agriculture, le château de Wierzchownia a perdu de son lustre. Pourtant, en se retournant, Ludmila croit voir à l’une des fenêtres la silhouette de Balzac. Sa décision est prise : de ce château oîi vécut l’un des grands amours de Balzac, elle fera un musée. Et puis il y a tout autour le domaine, la forêt où l’on chassait, la vallée qui descend en pente douce vers la rivière, le petit pont de pierre… Fille d’un garde forestier, Ludmila a hérité de son père l’amour de la nature. Chaque année, elle s’isole toute une nuit dans la forêt. Sans peur. Cette nuit solitaire lui « donne de l’énergie pour une année ». Sur les terres de Wierzchownia, elle se sent en paix, heureuse, loin des avenues sombres de Jitomir. Quatorze années durant, elle se battra pour donner corps à son rêve. Enfin, en 1994, l’autorisation est accordée.

Sans grands moyens, dans les trois pièces qui furent au premier étage de l’aile gauche les appartements de Balzac, elle parvient à créer un musée. Quelques meubles d’époque, des reproductions de portraits, de pages d’écriture, les cinq premiers volumes de La Comédie humaine traduits en ukrainien et quelques « trésors » méconnus : une « canne chaise » dont, elle en est sûre, Balzac parle dans sa correspondance, de petits billets jaunis sur lesquels le cuisinier passait ses commandes au jardinier… Un musée, bien modeste encore, elle s’en excuse presque. Il faudrait enlever cette grossière peinture rouille qui cache les parquets, faire revenir les quinze cents livres de la bibliothèque de Wierzchownia, conservés en sécurité au musée de Jitomir, il faudrait faire apparaître les fresques du plafond dans les appartements de Mme Hanska transformés en salles de classe : elles ont été recouvertes de peinture blanche parce qu’elles distrayaient trop les élèves…

Il faudrait, il faudrait, Ludmila est intarissable. Elle voudrait tant que l’ensemble du château devienne un musée… Pas simplement les appartements de Balzac mais aussi la grande salle de bal avec son balcon pour l’orchestre et au mur une peinture haute en couleur représentant l’écrivain emmitouflé dans un manteau de fourrure, coiffé d’une chapka, sur un marché ukrainien. Et pourquoi pas les deux pavillons de part et d’autre du château ? L’un était réservé à l’intendant, l’autre, qui abritait les cuisines, est toujours relié au château par un souterrain qu’empruntaient les domestiques. Dans le parc, au-delà de la petite allée pavée où trône une statue de Lénine, la chapelle, avec son clocher à coupole, a été restaurée et, faute de catholiques, cédée aux orthodoxes. La liturgie vient de se terminer. Le sol est jonché de roseaux, la crypte est vide, les tombeaux de la famille Hanski ont été pillés depuis longtemps. Les bouteilles de gaz rouillées suspendues à une branche pour servir de cloches se sont tues. Wierzchownia retrouve le silence.

Ici, Balzac devrait goûter le repos tant espéré auprès de son « épouse d’amour ».

Éloge de la discipline

Obéir, obéir quand même, obéir au péril de la vie, obéir lors même que l’obéissance est absurde et froisse l’instinct. Après le spectacle de la profonde indiscipline des hommes et des esprits en France, on est singulièrement frappé de l’obéissance aveugle des Russes. Cette obéissance caractéristique constitue la différence radicale entre la Russie et la Pologne. Le Polonais ne peut pas souffrir le commandement ; il veut commander et non pas obéir. Cette excessive indépendance de l’esprit polonais, sa turbulence est étendue à tout dans la vie […] Cette nature est la véritable cause de la ruine de la Pologne. Le pays discipliné, le slave obéissant, devait dévorer le slave indiscipliné, le pays à qui la soumission fait horreur.
Lettre sur Kiew.

Le complot de la belle Caroline

Après huit jours d’un voyage épuisant, Balzac a retrouvé, le 13 septembre 1847, sa « très chère souveraine ». Il ne regrette rien. Ni Paris qui le boude, ni « les incomparables ennuis » de la monarchie de Juillet, ni… ses créanciers. Choyé par la comtesse Hanska, sa fille Anna et son gendre, Georges Mniszech, il goûte l’« admirable tranquillité » de Wierzchownia et se remet à écrire. Cette fois, il en est sûr, les derniers obstacles qui s’opposent à son mariage vont être levés. Adieu les soucis d’argent, demain il sera l’égal des grands.

 

Les élèves de l’école d’agriculture qu’abrite le château de Wierzchownia n’ont pas classe aujourd’hui. Les derniers fidèles sortent de la petite église où ils viennent d’assister à la liturgie. Gardienne du musée Balzac, Oksana nous accueille avec des brassées de pivoines et un gâteau au pavot. Puis elle s’éloigne, pour nous « laisser retrouver l’âme de Balzac ».

Dans le monde clos de Wierzchownia (Verkhivnia), la vie s’écoule paisiblement, loin des tracas du monde. Balzac travaille des heures entières dans ses appartements au premier étage du château. Il esquisse La Femme auteur, Un caractère de femme, Le théâtre comme il est, et, avec L’Initié, boucle le deuxième épisode de L’Envers de l’histoire contemporaine… Ce seront pratiquement ses derniers écrits.

L’hiver approche, mais, quand le temps le permet, il se promène dans le parc avec sa chère Eve. De retour dans son cabinet de travail, il se fait apporter un « bouillon bien chaud ». Parfois même, il appelle le vieux Moïse et lui demande de jouer du violon.

Il vient peu de monde à Wierzchownia. On y dîne en famille. Balzac se régale de cailles rôties, de bécassines et plus encore de pigeonneaux, capturés au filet par André, le garde-chasse. Et bien que sa santé soit devenue fragile, il ne dédaigne pas un bon verre de ce vin rouge de Bourgogne que l’on fait venir chaque année par bateau jusqu’à Odessa.

Anna et sa mère Eve lisent, font de la tapisserie, Balzac joue aux échecs avec Georges Mniszech, le mari d’Anna, ou, incorrigible, échafaude un nouveau projet pour faire fortune. Cette fois, ce n’est plus la culture d’ananas aux portes de Paris ni la réouverture de mines d’argent en Sardaigne mais l’exploitation des forêts de chênes que possèdent les comtes Mniszech en Galicie. Soixante mille pieds de chênes de dix mètres de hauteur… En France, cela se vendrait plus de cent francs pièce. Bien sûr il faut tenir compte du coût du transport… Mais quand bien même il ne resterait que « 5 fr de bénéfice par poutre et 3 fr par traverse » ce serait « une fortune de 420 000 fr ».

Sur ces nouveaux rêves, Balzac regagne ses appartements, rejoint par Mme Hanska. Quand, vers les 2 heures du matin, le fidèle Thomas apporte, sur l’ordre de sa maîtresse, une tasse de café « bien brûlant », il les trouve « toujours assis au coin de la cheminée ». « Ils parlaient… Ils parlaient… jusqu’au matin2 »

Peu à peu, Balzac se remet de l’« excessive fatigue ». de son voyage et s’aventure au-delà du parc, sur ces terres que « l’on ne fume jamais, et où l’on sème du blé tous les ans ». Il croise ces « paysans dont on s’effraye tant à Paris à cause de leur servitude ». Mais, dans leur « ignorance barbare », ne sont-ils pas « cent fois plus heureux que les nôtres » ? Il passe devant leurs petites maisons de bois, s’extasie devant les meules de blé « de six pieds de hauteur », s’arrête à la fabrique de draps où va lui être confectionné « un paletot, fourré de renard de Sibérie ». Il rencontre le confiseur, le tapissier, le tailleur, le cordonnier, tous les corps de métier attachés à Wierzchownia, et ne s’étonne plus que « feu M. de Hanski » ait pu lui parler à Genève de ses « 300 domestiques » et même de son orchestre. Les temps sont plus difficiles. De l’orchestre, il ne reste que le premier violon, le vieux Moïse. Balzac partage les soucis de ses hôtes : l’« affreux incendie qui a consumé plusieurs maisons », le manque de bras pour battre le blé et puis ces « intendants [qui] volent ». Assurément, « la métamorphose de la denrée en argent est extrêmement difficile ».

Mais dans un empire où quelques années auparavant Adolphe de Custine avait décrit un climat de peur, un esprit de servilité, une tradition de despotisme sanglant3, Balzac, qui écrit « à la lumière de deux Vérités éternelles : la Religion et la Monarchie », ne voit ou feint de ne voir que les bienfaits de l’absolutisme. Son bonheur est à ce prix. Eve ne lui a-t-elle pas maintes fois recommandé d’être « circonspect en fait de Russie ».

Pourtant, si tout est « convenable » à Wierzchownia, « ailleurs, reconnaît Balzac, il y a une curieuse alliance de luxe et de misère ». « C’est le spectacle que donne Kiew » où il se rend pour présenter ses civilités au tout-puissant général gouverneur Bibikoff. Dans « la ville tartare aux 300 églises » où le choléra « sévit d’une façon cruelle », enlevant « 40 à 50 personnes par jour », Balzac est séduit par « les richesses de la Laurat et la Sainte-Sophie des steppes… ». Il s’émerveille qu’« un riche moujik » ait lu tous ses ouvrages et brûle un cierge pour lui à Saint-Nicolas, chaque semaine.

Quitter Wierzchownia pour Kiev, c’est faire un prodigieux bond dans le temps. Flanquée des nouveaux pavillons construits pour accueillir des familles de Tchernobyl, la route s’étale bientôt sur six voies. Nous laissons derrière nous les forêts, les prairies, les cigognes, les charrettes tirées par des chevaux, les vieux autobus alimentés par les bouteilles de gaz arrimées à leur toit. Il pleut à verse. À l’entrée de Kiev, nous pataugeons dans les flaques d’eau pour trouver, aux « puces », un imperméable en plastique avant de nous engouffrer dans le métro, fuyant les embouteillages, les 4X4 aux chromes agressifs, les panneaux publicitaires pour le dernier caméscope ou le prochain concert de Sting.

Dans le quartier résidentiel de Kiev, le palais présidentiel ressemble, sous la pluie, à une grosse pâtisserie dégoulinante de crème pistache et rose. Au Parlement, qui jouxte le palais, les députés viennent de rejeter à nouveau un projet de loi de privatisation des terres. L’avenue Khrechtchatyk avec ses magasins, ses restaurants, ses lumières, ses piétons pressés et son flot de voitures, tente de se donner des allures de Champs-Elysées. Mais ses immeubles massifs et sombres gardent l’empreinte soviétique. Plus loin, quelques rares touristes s’attardent sous les coupoles étincelantes d’or de la cathédrale Sainte-Sophie. Ils sont à peine plus nombreux sur la rue pavée qui descend vers la Laure. Une bougie est notre seule compagne dans les souterrains qui abritent les corps momifiés des moines.

Kiev est une curieuse ville, aussi difficile à appréhender que l’Ukraine tout entière. On y cherche vainement le cœur : historique, politique, culturel ?

L’émission de télévision consacrée la veille au soir à l’émigration alimente les conversations. Dans un pays à l’avenir incertain, qui n’en finit pas de balancer entre l’Europe centrale et la Russie, la tentation de partir est grande. La toute récente nomination de l’ancien Premier ministre de Russie, Tchernomyrdine, comme ambassadeur en Ukraine est interprétée comme le signe d’une volonté de reprise en main. Elle mettrait un terme à toute velléité d’adhésion à l’Union européenne. « C’est stupide, de toute façon, s’insurge Ivan, journaliste à Kiev, notre puissance économique ne peut en aucun cas être comparée à celle de la Pologne ! La production agricole a chuté de moitié, et tous ceux qui hier travaillaient dans les usines d’armement se retrouvent petits commerçants sur les marchés. Bien sûr, si l’on compare notre situation à celle d’il y a dix ou quinze ans, c’est sans commune mesure, mais par rapport aux standards européens, c’est dérisoire ! Si Tchernomyrdine est là pour favoriser l’investissement des grandes fortunes russes, autrement dit la privatisation de l’Ukraine, nous deviendrons un satellite docile de la Russie. Pour éviter cela, il faudrait développer l’économie, favoriser les investissements occidentaux, construire un État sur le modèle occidental, c’est très difficile, il faudrait des hommes qui verraient leur intérêt propre à ce changement. »

Le lendemain, nous rencontrons le professeur Vadim Skurativski. Cheveux frisés, petite barbe grise, yeux pétillants, c’est une vraie encyclopédie. Il nous entraîne au temps de Balzac en Ukraine, dans les trois provinces de la rive droite du Dniepr. Une histoire jalonnée de massacres entre une aristocratie polonaise, catholique, qui possède la terre, et des paysans ukrainiens, orthodoxes, réduits au servage. Tout les sépare : la langue, la culture, la religion.

Pour mieux assurer leur domination, les Russes jouent des uns et des autres, répriment sans pitié la moindre révolte mais feignent de compatir aux malheurs des serfs pour en finir avec la noblesse polonaise. Ils ont installé des tribunaux devant lesquels les serfs ukrainiens peuvent se plaindre des mauvais traitements dont ils sont les victimes. Les archives secrètes de la police du tsar qu’a étudiées en France Daniel Beauvois4 fourmillent d’exemples. Sur le domaine de Wierzchownia, ce « paradis terrestre » décrit par Balzac, un intendant a fait verser du goudron bouillant sur la tête d’un paysan, il en a fait fouetter d’autres qui avaient osé cueillir dans la forêt de quoi refaire leur toit de chaume.

À quelques notables exceptions, la famille d’Eve Hanska, les Rzewuski dont s’inspirera Balzac dans plusieurs de ses romans5, s’est rangée, comme les Branicki ou les Lubomirski, du côté des Russes. Deux de ses frères sont des généraux russes, et l’une de ses sœurs, la très belle Caroline Sobanska, n’hésite pas à exprimer son « profond mépris » pour le pays (la Pologne) « à qui j’ai le malheur d’appartenir ». Maîtresse du comte de Witt qui dirige la police secrète au sud de l’empire, elle joue les espionnes pour lui plaire. Son dévouement est tel que notre professeur d’un jour, Vadim Skurativski, n’hésite pas à suggérer que l’histoire d’amour entre Eve Hanska et Honoré de Balzac n’était peut-être pas le fruit d’un hasard mais le résultat d’un « complot politique ». Caroline Sobanska, qui a fait succomber à ses charmes Pouchkine et Mickiewicz, aurait suggéré à sa sœur Eve de prendre dans ses filets Balzac et peu à peu d’amener cet écrivain de renom à chanter les louanges de la Russie. Le gouvernement de Saint-Pétersbourg n’aurait eu qu’à se féliciter d’une telle entreprise. « Mais l’essentiel, poursuit Vadim dans un sourire malicieux, n’est-il pas que si cela a commencé par la politique cela ait fini par l’amour ? »

L’amour et les tourments. En plein cœur de l’hiver, par –21° C, Balzac reprend le chemin du retour sans avoir obtenu, au bout de ces quatre mois et demi à Wierzchownia, ce qu’il espérait : le mariage. Il devra attendre encore deux ans avant qu’Eve Hanska devienne sa femme.

C’est bien tard. Il a cinquante ans, il est usé, très malade, et meurt quelques mois après, le 18 août 1850. Eve lui survivra plus de trente ans et sera enterrée à ses côtés au Père-Lachaise.

« Je suis dans le vide »

Balzac a quitté Wierzchownia à la fin du mois de juillet 1847. Il écrit une première lettre dès son arrivée à Lviv, puis une deuxième depuis Breslau (Wroclaw), le lundi 7 février 1848 :

« Chère comtesse bien chérie et bien regrettée

« Est-ce vous dire quelque chose que vous dire que je suis triste ? Je suis dans le vide, après avoir eu la vie la plus pleine et la plus limpide dont j’aie jamais joui […] Je n’ai qu’une consolation, c’est d’avoir bien senti mon bonheur, de m’y être abandonné tout entier. […] Chère et bien adorée comtesse […]. Je ne suis heureux qu’en m’entretenant ainsi avec vous […]. Je reste à ma table en regardant se former les lignes que vous lirez, et à qui je voudrais communiquer des pouvoirs magiques, ceux qui pourraient vous peindre mon âme, pleine de la joie passée que le souvenir éternise, et pleine de la douleur du moment que la solitude décuple […]. Allons adieu. À mercredi car mercredi je bavarderai pendant dix autres feuillets avec vous ! Mille tendresses à vous […]. Je vous baise les mains et je n’oublie point la douce prébende. »