Un voyou dans la fournaise

1873. Verlaine est en prison pour avoir tiré sur son amant Arthur Rimbaud, dix-neuf ans. La blessure fut sans gravité. En juillet, le jeune poète rentre à Roche, la ferme familiale des Ardennes, et écrit dans un grenier la plus dense des autobiographies : Une saison en enfer. L’année d’après, ce seront les Illuminations, l’un des plus fascinants textes de la littérature universelle. Et soudain, plus rien. Arthur a renoncé à son génie d’artiste, espérant être saisi par celui des affaires. La poésie, la littérature, cela ne l’intéresse plus. Il va définitivement cesser d’écrire. Sauf une sèche et utilitaire correspondance. Rimbaud veut partir, gagner de l’argent. Après avoir erré un peu partout, il se fixe dans la brûlante mais active Aden, entre mer Rouge et océan Indien, où il y a peut-être des horizons pour un poète qui rêve, non plus d’être un voyant, mais de devenir un prospère businessman. Ce ne sera pas vraiment le cas, loin s’en faut. L’aventure et les épreuves, souvent terribles, commencent.

 

Le 7 août 1880, Arthur Rimbaud débarque à Aden, à l’extrême sud de la brûlante péninsule arabique. Ce sera, dix années durant, son désolant port d’attache de petit employé puis d’homme d’affaires ambitieux et fréquemment déçu d’où il partira et reviendra sans cesse, traversant la mer Rouge pour l’Abyssinie et les royaumes compliqués de l’Afrique orientale.

Peu avant, en juin 1879, Rimbaud, péquenaud impénitent, est retourné travailler à la ferme familiale, chez sa mère, la terrible « Mother ». À Roche, dans les Ardennes. Il revient d’Alexandrie et de Chypre. Avec des fièvres, les premières d’une longue série. Et de Suisse et de Gênes. Et encore avant, en 1876, il était à Vienne d’où il rentra, à pied bien sûr, jusqu’à Charleville. « L’homme aux semelles de vent », surnom insensé quand on connaît le costaud, est et restera toujours un solide marcheur comme le paysan qu’il était. Puis le voici à Rotterdam, à Harderwijk, où il s’engage pour six ans dans l’armée des Indes néerlandaises. Le fils du capitaine Rimbaud désertera quelques semaines plus tard. Ensuite il est à Naples, à Sumatra, à Batavia, en Egypte. À Chypre, il est embauché comme « chef de carrière » pour diriger une vingtaine d’ouvriers arabes, maltais ou grecs. Il apprend vite le grec moderne. L’apprentissage des langues, pour lui, le surdoué extravagant, l’ancien virtuose du vers latin, est chose aisée. Ici plus utilitaire qu’enchantée. Plus tard il parlera parfaitement l’arabe et apprendra avec une insolente facilité différents dialectes africains. Nul souci littéraire dans ces explorations langagières, pas plus que dans sa laborieuse correspondance de businessman.

Juin 1879, donc : Rimbaud s’ennuie ferme dans la campagne pluvieuse des Ardennes, entre sa mère tyrannique, sa sœur bigote, un frère plutôt niais. « Il me faut le climat chaud du Levant », répète-t-il. Il va être servi. Avant son Golgotha caniculaire, il bavarde avec son ami d’enfance, Ernest Delahaye, le seul que l’ombrageux Arthur n’enverra jamais paître, et qui s’en étonnait d’ailleurs. Jamais d’insultes, jamais de disputes. Car, expliquait Rimbaud, « nous nous sommes connus enfants ». C’est à ce moment que survient une scène d’anthologie. Delahaye, curieux, fasciné peut-être par les épuisants voyages d’Arthur, ses ambitions d’homme d’affaires, l’interroge avec une affectueuse admiration : « Mais la littérature… ? » La réponse de Rimbaud, l’ancien enfant prodige, est sèche : « Je ne m’intéresse plus à cela. » Il a vingt-cinq ans. On croit rêver. C’est peut-être, dans les annales de l’histoire littéraire, la plus extravagante, la plus énigmatique phrase jamais prononcée. Quoi, voilà le plus éclatant magicien du langage, le voyant, le voyou enchanteur que tout le monde a admiré, de Verlaine au professeur Mallarmé, de Breton à Claudel et jusqu’à n’importe quel collégien d’aujourd’hui, voilà cet artiste dont l’œuvre tient en quelques feuillets (mais après tout l’univers juste avant le big bang avait la taille d’une tête d’épingle et l’œuvre de Lautréamont, autre big bang, est peu épaisse), voilà l’enfant de Charleville qui respire à hauteur d’épaules de Shakespeare ou d’Homère dans le paradis de la littérature universelle, voilà que le galopin décide soudain que la littérature, ça va bien cinq minutes, mais qu’il y a d’autres choses à faire dans la vie. Gagner de l’argent, par exemple. Se consacrer au négoce, fréquenter d’autres hommes sous d’autres deux. La vraie vie est ailleurs. L’aventure, souvent décevante, commence.

Ce 7 août 1880, donc, Rimbaud arrive à Aden. Attiré par des promesses de ce qui passait à l’époque pour un eldorado des sables et de la mer. Un florissant port de commerce, entre mer Rouge et océan Indien. Aujourd’hui, il reste quelques compagnies pétrolières, presque plus d’industrie du sel, et le salaire moyen dépasse à peine cinq cents francs par mois. Il débarque à Steamer Point, nom du port de ce qui était à l’époque une colonie anglaise et qui a repris depuis son nom de Tawahi, c’est-à-dire le port en arabe. On songe à Delacroix arrivant à Tanger, émerveillé par les indigènes, la lumière et les couleurs. Mais ici le pays est plus rude : la lumière est crue, cruelle même, la chaleur presque intolérable : 35° C en moyenne, jour et nuit, et un taux d’humidité de 80 pour cent.

Aujourd’hui le voyageur, rarement un touriste, est accueilli par d’innombrables corbeaux hitchcockiens. On raconte d’ailleurs que ces oiseaux noirs, noirs comme le costume des femmes qui se baignent tout habillées et en foulard sur les magnifiques plages d’Aden, sont venus d’Inde. Et que l’unique couple abrité par le zoo de la ville de Taïz, deuxième et délicieuse ville du pays (après Sanaa au nord, l’éblouissante capitale), accueillante, traditionnellement curieuse car ouverte depuis des siècles aux étrangers, que ce couple, donc, fut libéré à la fermeture du zoo dans les années 40. La progéniture fut prospère. Depuis, les corbeaux ont grandi en nombre, en force. Pas en sagesse. Et envahi, malgré les tentatives d’éradication de ce fléau ailé et croassant sur toute la ville, ville très étendue, emprisonnée par de très sombres montagnes volcaniques mais libérée par une mer lumineuse.

Une ville charmante et sinistre. Quelque chose comme une poésie du délabrement. Des vestiges de tristes bâtisses d’un régime sévère (une dictature communiste de 1970 à 1990, jusqu’à la réunification), des plaies de la guerre civile de 1994, quand le Yémen du Nord imposera sa loi. C’est au Nord que le pouvoir réside, et c’est Sanaa la capitale du pays réunifié. La ville a gardé sa rudesse. Son incompréhensible séduction aussi, à laquelle Rimbaud semble cependant n’avoir pas toujours été sensible.

Il vient d’être embauché par la maison Viannay-Bardey et Cie. L’auteur des Illuminations, qui vont être publiées en 1886 sans que Rimbaud s’en souciât jamais, trie et emballe des sacs de café. En attendant mieux. Au bout de quelques semaines, il s’ennuie déjà : « J’irais probablement à Zanzibar, où il y a à faire. Ici aussi il y a beaucoup à faire […]. La maison a aussi des caravanes dans l’Afrique ; et il est encore possible que je parte par là, où je me ferai des bénéfices et où je m’ennuierai moins qu’à Aden, qui est, tout le monde le reconnaît, le lieu le plus ennuyeux du monde, après toutefois celui que vous habitez » (lettre à sa famille).

Deux ans après, en mai 1882, Rimbaud persiste. Et geint quelque peu, ce qui n’était pourtant pas son tempérament. Lettre, encore, à sa famille : « Je suis toujours employé dans la même boîte et je trime comme un âne dans un pays pour lequel j’ai une horreur invincible […] J’espère bien que cette existence-là finira avant que j’aie eu le temps de devenir complètement idiot. »

On est loin de ses rêves d’Une saison en enfer : « Ma journée est faite ; je quitte l’Europe. L’air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l’herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant […]. Je reviendrai avec des membres de fer, la peau sombre […]. J’aurai de l’or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. »

Des membres de fer ? Il mourra amputé d’une jambe. Des liqueurs fortes ? Après avoir tant aimé l’absinthe, il fut sobre. Comme les chameaux qui transportaient les caravanes, avec des fortunes diverses, de marchandises et d’armes dans le Choa, pour l’empereur Ménélik, de l’autre côté de la mer Rouge, dans la tumultueuse et convoitée Abyssinie, l’actuelle Ethiopie. Oisif ? Non. On est loin, là encore, du « Je ne travaillerai jamais. La main à plume vaut la main à charrue ». Même si parfois, entre deux épuisantes expéditions à Harrar ou un rapport remarquable sur l’Ogaden, région inexplorée de l’Est africain, publié par le bulletin français de la Société de géographie, il ne faisait pas grand-chose, soupirait et, a-t-on dit, s’accroupissait à l’orientale et riait comme un idiot. De l’or ? Peu. Ses affaires marcheront mal. Brutal ? Parfois. Il a un jour cassé la gueule d’un employé agressif de la maison Bardey. Les femmes émues par le retour des infirmes ? Il n’y aura qu’Isabelle, sa sœur bigote, qui le soignera à son retour.

« Le seul employé un peu intelligent à Aden », pour reprendre son expression, finalement assez légitime, s’installe à l’hôtel de l’Univers. Qui existe toujours. Délabré, bien sûr. Des gamins jouent au foot, des taxis vous hèlent, des chats, de rares chiens, des moutons maigrichons et des chèvres chétives se promènent. La température est plutôt fraîche : environ 35° C. Il y a une échoppe de cosmétique. C’est là que Rimbaud séjourna comme bien des aventuriers et des commerçants d’Occident. C’est là qu’il attendit son départ avec sa cargaison de fusils pour le roi du Choa, petit royaume indépendant des hauts plateaux éthiopiens, rattaché au tumultueux empire d’Abyssinie. En face, maintenant, il y a des pétroliers, des grues, des raffineries. Rimbaud aurait sans doute aimé. C’est triste à mourir. Pas vraiment un lieu de pèlerinage. Personne apparemment ne vient ici pour se recueillir sur un lieu qu’habita le poète.

Même le père Matthew, prêtre d’origine indienne (il y a soixante catholiques à Aden et environ deux mille au Yémen) dont la paroisse est située à une centaine de mètres, ignore que cet endroit peut être d’une émotion vertigineuse pour un rimbaldien un rien fétichiste. « Ah bon, dit-il, vous êtes sûr ? Rimbaud a vécu ici ? C’est intéressant. Mois je connais seulement la Maison Rimbaud. À Crater, dans le centre du volcan. Si j’aime Rimbaud ? Oh, vous savez, je ne le connais pas bien. Mais il aimait tout le monde, alors tout le monde doit l’aimer, non ? Oui, on m’a dit qu’il aimait le business aussi… »

Revenons à l’hôtel de l’Univers. En passant par une route qui longe des plages austères et délicieuses. Sans jeux nigauds et sans planches à voile. Quelque chose comme les corniches de Nice ou Monaco. En moins riche mais en plus somptueux. Peut-être l’élégance de la pauvreté et du désert. Sur le chemin, on entend qu’un endroit s’appelle « Rimbaud Bay ». Ce n’est pas qu’ici Rimbaud soit une star. Un nom, tout de même, et sans doute secrètement une mascotte. La « Rimbaud Beach » est une plage familiale. Arthur, lui, désespérait de trouver femme et foyer. La nuit tombée, on est entre hommes, on mâche du qat, drogue douce, locale et en vente libre. Puis on regarde. Il n’y a pas grand-chose à faire d’autre. On « envie la félicité des bêtes » ou l’on rêve « d’un sommeil bien ivre sur la grève ».

En avril 1888, Arthur revient une fois de plus d’Afrique orientale, de Harrar. Il a traversé la mer Rouge et le voilà de retour à Aden, après une joyeuse promenade africaine : six cents kilomètres en onze jours ! Et toujours à Steamer Point, le plus doux des endroits de la ville. C’est là également, dans une chambre de l’European General Hospital, qu’un médecin diagnostiquera « une synovite arrivée à un point très dangereux par suite du manque de soins et des fatigues ». Rien ne marche, si l’on ose dire. Il est toujours à Aden, à l’hôtel de l’Univers. En attente de son départ pour Tadjoura, sur la côte africaine. Il s’impatiente. Il s’énerve, car il n’a toujours pas reçu le dictionnaire amhara qu’il avait demandé à sa famille.

Quelques mois auparavant, Verlaine a publié Les Poètes maudits, études sur Corbière, Mallarmé et Arthur, qui n en a que faire. Son patron, Bardey, à qui un voyageur a dit que son employé est un grand poète, l’interroge vaguement à ce sujet. « Des rinçures, ce n’était que des rinçures », répond Rimbaud. Et, dans « un grognement de sanglier », comme l’écrit le même Bardey dans ses Mémoires, Arthur ajoute trois adjectifs : « Absurde, ridicule, dégoûtant. » Encore une fois une énigme de la part de celui qui écrivit ceci, entre bien d’autres merveilles : « Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé ; un musicien même qui a trouvé quelque chose comme la clef de l’amour. »

« Un roc affreux »

Aden, 25 août 1880.

Chers amis,

Ici, je suis dans un bureau de marchand de café. L’agent de la compagnie est un général en retraite. On fait passablement d’affaires, et on va en faire beaucoup plus. Moi, je ne gagne pas beaucoup, ça ne fait pas plus de six francs par jour ; mais, si je reste ici, et il faut bien que j’y reste, car c’est trop éloigné de partout pour qu’on ne reste pas plusieurs mois avant de seulement gagner quelques centaines de francs pour s’en aller en cas de besoin, si je reste, je crois que l’on me donnera un poste de confiance […].

Aden est un roc affreux, sans un seul brin d’herbe ni une goutte d’eau bonne : on boit de l’eau de mer distillée. La chaleur y est excessive […] Tout est très cher et ainsi de suite. Mais, il n’y a pas : je suis comme prisonnier ici, et, assurément, il me faudra y rester au moins trois mois avant d’être un peu sur mes jambes ou d’avoir un meilleur emploi.

Et à la maison ? La moisson est finie ? Contez-moi de vos nouvelles.

Extrait de la correspondance à sa famille.

Les fantômes d’Arthur

En 1880, à peine âgé de vingt-cinq ans, Rimbaud a depuis longtemps renoncé à la littérature et à la poésie pour quoi il semblait prodigieusement doué. Ce que la postérité et son influence sur des écrivains considérables (Breton ou Claudel), puis le mythe ont largement démontré. Et il est parti. Pour débarquer à Aden, au sud de ce que l’on appelait à l’époque l’Arabie heureuse. Il veut faire fortune. Il va travailler comme un forçat, un forçat de la mer Rouge, des déserts, des hauts plateaux d’Afrique orientale, un forçat du commerce du café et des armes. Mais pas des esclaves, selon une légende tenace et infbndée. À Aden, ville de l’actuel Yémen, qui sera dix années durant son port d’attache, d’où il partira souvent pour d’incroyables expéditions en Afrique de l’Est, il surveillera le tri et l’expédition de café et de cargaisons d’armes. Il reste aujourd’hui le souvenir de la maison de son employeur, M. Bardey, où il habita et devant laquelle paressaient les chameaux des caravanes. Mais la demeure que viennent visiter quelques rares rimbaldiens fanatiques n’est vraisemblablement pas la bonne. Qu’importe le flacon…

 

Crater. C’est ainsi que le colonisateur anglais avait baptisé le centre de la vieille ville d’Aden. C’était bien trouvé. Tout simple. Le mot n’est certes pas chatoyant. Mais le lieu pas davantage. En 1885, le poète (l’ex-poète, plus exactement) écrit depuis la mal nommée Arabie heureuse, aujourd’hui le Yémen : « Les parois du cratère empêchent l’air d’entrer, et nous rôtissons au fond de ce trou comme dans un four à chaux. Il faut être bien forcé, pour s’employer dans des enfers pareils. » Cela dit, personne ne l’a obligé. Il a choisi. Dans Une saison en enfer, il affirme détester l’hiver « parce que c’est la saison du confort ».

À Aden, il était employé. Par la maison Bardey, où l’on gère un prospère commerce de café. La maison Bardey : c’est triste, c’est décevant, c’est merveilleux. Évidemment. Parce que Rimbaud y a vécu. Y aurait vécu, plus exactement. John, jeune étudiant de Boston, chancelle dans la chaleur. Il sait tout sur Rimbaud, connaît l’œuvre par cœur, la récite en français. Il a même caressé le rêve de la traduire. Il s’est vite découragé. Mais il est là, devant l’hôtel Rambow. Eh oui, c’est comme cela qu’il s’appelle. John est extasié devant la maison Bardey, avec ses jolies arcades, demeure louée à un Juif entreprenant, Menahem Missa, à l’endroit où Arthur, pendant qu’à Paris l’on découvre son œuvre et qu’on la commente déjà avec une quasi-vénération, traitait le café, le célèbre et parfumé café Mokha en partance pour Marseille ; là où étaient les bureaux, là d’où partaient les chameaux des caravanes, les chevaux, là où il habitait. On peut comprendre l’émotion de John. On n’ose d’ailleurs pas lui dire qu’il se trompe. Oh ! pas sur l’œuvre, bien sûr. Mais la maison qu’il contemple, émerveillé, n’est pas l’authentique maison Bardey.

Jean-Jacques Lefrère, auteur d’une récente et peut-être définitive biographie de Rimbaud13 impressionnante, méticuleuse jusqu’à la maniaquerie, a démontré avec deux camarades, Pierre Leroy et un très talentueux photographe, Jean-Hugues Berrou, qu’on avait ici affaire à une imposture, sympathique, mais une imposture tout de même. Dans un très beau livre de photographies : Rimbaud à Aden, également publié chez Fayard. Certains chercheurs, universitaires et yéménites érudits, avaient déjà manifesté quelque doute.

Mais la probabilité que la maison Bardey telle qu’on la voit et la présente aujourd’hui soit celle que fréquenta Arthur tend vers zéro. Le bâtiment a les mêmes arcades. Il a bien trois étages, une agréable symétrie, une vue sur le minaret de la mosquée qui existait déjà en 1880, comme en témoignent les photos d’époque. Tout concorde et semble correspondre à la description, dans ses Mémoires, du fort scrupuleux Bardey. Seulement voilà : la maison date au plus tôt des années 1900. L’authentique maison Bardey, son emplacement tout du moins, est située à plusieurs dizaines de mètres de la fausse.

Elle n’est pas bien folichonne. On est loin de la jolie demeure devant laquelle attendaient les chameaux : elle aussi devant le minaret, elle aussi devant ce qui est maintenant la poste centrale (autrefois le tribunal anglais). Une bâtisse en béton, à trois étages. Avec des boîtes de climatisation et, au rez-de-chaussée, une maigre boutique d’ordinateurs, une librairie plus mince encore. N’empêche que c’est bien là, la vraie maison Bardey.

Celle où il attendait ses manuels techniques, de charron, de serrurier, de fondeur en tous métaux, un traité sur les puits artésiens ou les constructions métalliques, un guide de l’armurier, un appareil photographique ; la maison d’où il écrit à sa famille : « Je vous souhaite mille chances et un été de cinquante ans. »

C’est là. Et alors ? Au faux hôtel Rambow, l’histoire littéraire n’est pas vraiment une passion. Le patron fait un peu semblant de s’y intéresser. Mais son établissement, fréquenté essentiellement par des Yéménites, voit venir peu de pèlerins rimbaldiens chaque année. Environ deux cents, en moyenne. M. Hussein, c’est son nom, fait néanmoins des réductions aux Français, aux très rares Français qui veulent ici louer une chambre : quinze dollars la chambre double. Dans l’armoire de son bureau, à côté de ses registres comptables, il a même un volume des œuvres complètes du poète, en version français-anglais. « Parfois, dit-il, on me l’emprunte. » Avant, l’immeuble était une annexe du consulat de France, qui a d’ailleurs contribué à la rénovation de la vraie-fausse maison Rimbaud-Bardey. Des fonctionnaires sont même, paraît-il, venus lui dire qu’il serait bien qu’à côté de l’enseigne Rambow Hotel figure celle, plus rigoureuse au regard de l’histoire littéraire, malgré peut-être une légère faute de goût, d’« Hôtel touristique de Rimbaud ». Ce fut fait.

On n’a pas appelé l’établissement Rambow par américanisme primaire ni par allusion déplacée à un héros de cinéma très largement vendu dans les pays du Sud. Il s’agit d’abord d’une question de prononciation. En arabe, surtout ici où la langue reste très proche de l’arabe littéraire, on n’arrive pas à vocaliser la syllabe « in », qui se métamorphose immanquablement en « an ».

On pénètre dans l’hôtel. Avec émotion. Et puis, on se détend. La maison est sympathique, modeste et, disons, du genre légèrement mauvais goût d’un compréhensible mais improbable marketing. Il y a un pochoir offert par le musée Rimbaud de Charleville. Et des horreurs placardées au mur : visages d’Arthur en relief et en bois, légendées : « C’est un trou de verdure où chante une rivière » ; « J’irai bien loin comme un bohémien ». Ce fut le cas, d’ailleurs. Sur le bureau de la réception, une photo encadrée de Rimbaud. Juste à côté, une autre, encadrée également. Elle représente une belle blonde platine, française peut-être. « Ah, voilà Rimbaud », dit-on, histoire de parler, au réceptionniste, qui s’en fout royalement. « Et cette dame… ? » s’étonne-t-on. « Eh bien, c’est sa femme ! » Amusant, lorsque l’on sait que Rimbaud vécut un temps avec une Abyssine à la peau plutôt sombre, mignon péché amoureux, semble-t-il, d’autres grands poètes du XIXe siècle. Baudelaire, par exemple, autre voyageur, autre asphyxié par la famille, autre émerveillé des douceurs de l’exotisme, autre déçu des autres deux.

À Crater, toujours. Promenade avec le docteur Amshoosh, ancien directeur du département français de l’université d’Aden. Il a parfois douté de l’authenticité de la maison Bardey. Il a traduit en français les écrits de quelques visiteurs célèbres qui ont séjourné et écrit sur Aden : Albert Londres, l’icône du grand reportage, mort au large des côtes d’Aden, en 1932, dans l’incendie du Georges Philippar et qui avait ainsi décrit la ville : « C’est un décor où l’on s’étonne de ne pas voir de diables se promener avec leurs fourches » ; et aussi Gobineau, Nizan ou Monfreid, aventurier du commerce et de l’écriture, soupçonné de trafic d’esclaves, comme Arthur, mais pareillement et sans appel innocenté de la fantasmatique accusation. Notre guide a aussi traduit Soupault. Pas Rimbaud, sauf la correspondance. « Mais, vous savez, dit-il, il y a de belles traductions des poèmes de Rimbaud en arabe. En Irak, notamment. »

Le docteur Amshoosh, qui a participé au premier colloque Rimbaud à Aden, en 1990, est très troublé par les preuves apportées dans le livre de Jean-Jacques Lefrère. Il veut vérifier sur place. Il converse avec des vieux, au cas où un grand-père… Il aimerait bien interroger les locataires de la maison qui abrita vraisemblablement les bureaux de Bardey et où logea Rimbaud. Ceux-ci ne répondent pas. « J’en étais sûr. Et, si j’insiste, on me prendra pour un juif qui veut récupérer son bien ! »

Il poursuit son investigation. Il mesure, compare les photos d’aujourd’hui (celles de Jean-Hugues Berrou) et celles des années 1880. Il finit par être convaincu. Et rigole : « Deux maisons Rimbaud à Aden ! Ce serait distrayant. Mais pas simple ! »

Encore à Crater. Une autre maison. La maison Tian, qui existe toujours, presque identique, même si le marché aux chameaux a aujourd’hui disparu et même s’il n’est pas rare de voir des chameaux traîner des carrioles sur l’autoroute.

César Han, négociant marseillais établi à Aden depuis 1869, faisait commerce de café, de peaux et de plumes d’autruche. Un homme que les témoignages présentent comme efficace en affaires mais aussi délicieux, généreux, et qui hébergea non pas le pauvre Lélian (anagramme de Paul Verlaine), mais le pauvre Arthur lorsqu’il revint en civière de Harrar, épuisé par un début de cancer, par ses multiples expéditions en Afrique, ses galops, ses marches éthiopiennes dans des paysages magnifiques qu’habitent des bandits infiniment plus dangereux que les moustiques et le climat. La maison était fastueuse, dit-on. Et accueillante. Aujourd’hui elle est sous scellés.

Encore une maison, toute frémissante de souvenirs, même si les garagistes qui lui font face ne se sont jamais demandé quelle est son histoire. Elle est bien là. Mais à l’abandon. Elle est située à Sheick-Othman. Une banlieue d’Aden. On pousse une porte de bois vermoulu pour y pénétrer. Elle est comme sur les photos des années 1880. On devine une splendeur passée malgré la désolation actuelle. On est ému, encore. Parce que c’est là, sur le perron aujourd’hui envahi par les ordures et les sacs en plastique usagés, qu’a été prise la seule photographie de Rimbaud à Aden. On ne sait pas trop ce qu’il faisait là. En tout cas, il pose. Concentré, un rien gauche, appuyé sur un fusil, peut-être un de ces fusils qu’il aura eu tant de mal à vendre. Et l’image n’est pas floue comme sur les trois autoportraits de Harrar. Il est à côté des invités non indentifiés du propriétaire, Ibrahim Hassan Ali, riche négociant et consul ottoman.

Il paraît qu’il y a un siècle c’était un petit éden fleuri. Tout près, il y a un cimetière. Et la tombe, un énorme et négligé tumulus, le mausolée délaissé de Sheick Othman, le fondateur de la ville. Et une mosquée. L’imam, qui parle volontiers aux étrangers, n’est pas là. Il est malade. On nous demande de prier pour lui, même si l’on est chrétien. Toujours pas de fleurs.

Alors, pour se consoler, on décide de se promener dans un endroit qui a une réputation de douceur que le rude Rimbaud a peut-être savourée. Près du très jovial quartier indien. On appelle cela les Citernes. Elles datent, disent parfois les Yéménites, du règne de la reine de Saba. Puis elles furent restaurées par les Anglais au XIXe siècle. C’est un dédale, un vaste ensemble d’une vingtaine de bassins destinés à recueillir, puis à distribuer l’eau. Elles sont toutes à peu près vides. Malgré la technique multiséculaire et astucieuse qui consiste à inviter l’eau de pluie depuis les hauteurs des volcans, à l’aide de minuscules galeries, à venir se reposer et s’épanouir dans d’énormes bacs. Mais la région est peu pluvieuse. « Ça arrive, dit l’un des gardiens de cet endroit, il a plu, il y a trois mois. Et au moins dix minutes ! » Certes, les citernes sont à sec ou vaguement glauques. Mais le lieu est enchanteur. C’est le seul lieu d’Aden où il y a des plantes. Et des arbres. Ce très vieil arbre, par exemple. On l’appelle l’arbre des amoureux. Parfois des jeunes gens viennent y flirter, en cachette, parce qu’il y fait plus frais que partout ailleurs à Aden…

Un rêve oriental

J’aurais fait, manant, le voyage de terre sainte ; j’ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l’attendrissement sur le crucifié s’éveillent en moi parmi mille féeries profanes. Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d’un mur rongé par le soleil. Plus tard, reître, j’aurais bivouaqué sous les nuits d’Allemagne.

Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.

O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas pourtant !

« De profundis Domine », suis-je bête !

[…] J’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle. Il paraît que c’est un rêve de paresse grossière !

Une saison en enfer.

L’Éternité, enfin…

C’est la fin d’Arthur Rimbaud Nous sommes en 1891. Le poète, dont la réputation littéraire commence avant l’immense postérité à venir, souffre sous le soleil. La poésie est loin. Même si La Vogue a publié trois ans auparavant, sans qu’il le sache, et sans qu’il s’en soucie, surtout, ses vers et la presque totalité des Illuminations. Épuisé par ses explorations, ses affaires qui ne marchent guère, syphilitique, il est aussi atteint d’une tumeur cancéreuse au genou. Il ne peut plus se lever. Il est en Afrique, à Zeilah, sur un brancard. On lui fait traverser la mer Rouge. Jusqu’à Aden, en Arabie. D’où il écrit une lettre à sa famille : « Je suis devenu un squelette. Je fais peur. » Il arrive à Marseille. On ampute l’infatigable marcheur. Rimbaud elélire, rêve de retourner « là-bas », murmure des invocations en arabe. Il va bientôt mourir. Sa sœur Isabelle et son mari, Paterne Berrichon, relayé par le très prosélyte Paul Claudel (qui lui doit peut-être, avec la coopération du Saint-Esprit, sa conversion et sa foi inébranlable), vont faire de Rimbaud, le voyou, un agonisant mourant dans une ardente foi catholique. Beaucoup en doutent. Dieu seul le sait…

 

Elles s’appellent Ahad, Souhad, Ruwaïda. Des noms charmants : le premier signifie « promesse », le deuxième « insomnie » et le troisième « doucement ». Elles parlent un français exemplaire. Mieux que correct : élégant. Une rareté dans un pays où l’investisseur hexagonal est à peu près inexistant. Elles enseignent la langue de Voltaire qu’elles admirent dans deux lycées d’Aden. Elles portent le foulard. Sans y voir une marque d’infamie. Mais ici il est difficile de faire autrement. Elles rient quand on leur cite le vers de Verlaine : « Et c’était déjà votre destinée qui me regardait sous votre voilette. » Elles ne se sentent pas opprimées car elles peuvent choisir un mari qui aura décidé de n’avoir qu’une seule femme.

Ahad est secrétaire à l’antenne du centre culturel français d’Aden que fréquentent quatre-vingt-cinq élèves yéménites : des cadres du Crédit agricole d’Indosuez, des avocats ou des médecins. Souhad a lu et étudié Balzac, La Fontaine, Hugo qu’Arthur aussi fréquenta, comme tout le monde, hélas… Mais son préféré reste Rimbaud. « Il est beau. C’est un grand poète. Et il a vécu ici. » Ruwaida cherche un sujet de maîtrise de lettres. L’ambassade de France lui a offert une bourse de deux mois pour l’université de Montpellier. Elle réfléchit : peut-être un mémoire sur les voyages en Orient dans la littérature française du XIXe siècle. Il y a de quoi faire : Chateaubriand, Flaubert, Nerval… À Aden, il n’y a que six ans que l’on apprend le français à l’université. « À la fac, on a lu les écrivains et les poètes français dans des traductions en arabe. Ce n’est pas que le français soit pauvre, ni sans nuances. C’est une langue limpide. Mais l’arabe est si riche… Remarquez, chacun trouve que sa langue est plus riche que celle du voisin. »

Ce n’est pas à Rimbaud qu’il aurait fallu dire cela. Pour lui toutes les langues furent riches. Du latin dont il fut, à l’instar de Baudelaire, un amoureux inspiré jusqu’à l’arabe qu’il apprendra prodigieusement vite. Le prodige était sa nature. L’arabe, langue de poète : on dit que le Coran (qui signifie récitation), la langue même, préexiste à la Création. Parmi les demandes épistolaires à sa famille, des appareils photo, des manuels techniques…, il réclame également des dictionnaires pour apprendre certains dialectes d’Afrique orientale. Il les parlera. Pour les affaires, il faut être polyglotte.

Il y avait peut-être aussi, secrètement, quelque chose comme une irrésistible soif poétique pour les ivresses des langages. Même si Arthur a parlé de « rinçures » à propos de l’une des plus grandes œuvres poétiques qui fût jamais, la sienne, on reste perplexe. Qu’est-ce que cela veut dire, soudain, d’arrêter d’écrire quand on est Rimbaud ? Avait-il tout dit ? L’argent ? Il ne s’enrichira guère et aura gagné plus de fatigues et de déceptions que de thalers. Cette brutale agraphie (littéraire s’entend, car sa correspondance est abondante) reste l’une des plus exaspérantes énigmes de l’histoire de la littérature. Avec la retraite, soudaine elle aussi, de William Shakespeare…

L’université d’Aden. La fac de lettres. Abdallah, le chauffeur de taxi, est plutôt colère. « It’s the lovers’ university ! » éructe-t-il. C’est un peu exagéré. Mais sur le campus, quelques tables en bois et une échoppe, jeunes étudiants et jeunes étudiantes devisent, déjeunent et rient ensemble. On a même vu des filles faire du sport avec des garçons. Des gamins du voisinage leur ont jeté des pierres ! L’ambiance, cependant, est gaie et studieuse. Il y a un département de littérature et de civilisation françaises particulièrement actif qui compte quelque quatre-vingt-dix étudiants. C’est beaucoup. D’autant qu’au Yémen, on l’a dit, la France est plutôt absente, et rares sont les débouchés pour les étudiants en français. Alors pourquoi cet engouement, enfin ce relatif engouement ?

Philippe Régis, professeur dans cette université, qui a enseigné le français dans l’armée yéménite, a quelques hypothèses. Il pense qu’au Yémen on aime la France, « pays ami des Arabes ». Après tout, l’islam est la deuxième religion de la France chrétienne. Et puis les jeunes étudiantes rêvent volontiers de la femme française qui représente souvent pour elles un modèle d’émancipation. Et il y a les parfums français, même si le prophète a dit : « Les femmes, comme les parfums sont si subtiles, qu’il faut les enfermer… »

Après le campus, la plage. La Rimbaud Beach. Superbe. Et polluée. Quoi qu’en disent les autochtones. Le soir et une grande partie de la nuit, on peut y contempler la mer toujours recommencée. Évidemment, on se souvient :

Elle est retrouvée.
Quoi ? L’Éternité
C’est la mer allée
Avec le soleil.

Les travailleurs se reposent. Leurs joues sont gonflées parce qu’ils mâchent du qat, inlassablement depuis quelques heures. Cette mastication est une distraction nationale. Une drogue douce, tout à fait légale, même si les autorités communistes du Yémen du Sud n’autorisaient sa consommation que le week-end. Le qat est une plante verte. Euphorisante. Il faut en mâcher longuement plusieurs feuilles, surtout celles légèrement rosées sur le dessus, pour qu’elle produise son effet. Au Yémen tout le monde « qate ». 90 pour cent des hommes. Et 60 pour cent des femmes, mais à la maison. Une chronique raconte qu’on découvrit ses vertus enivrantes car le mâle d’un troupeau de brebis ne dormait jamais quand il en broutait. « Avec le qat, dit un vendeur de l’un des nombreux marchés d’Aden, on supporte tout. On se résigne au mektoub » (la fatalité en arabe).

Nulle trace chez Rimbaud, ni dans son œuvre, ni dans sa correspondance, d’une quelconque extase de qat. Ses préoccupations étaient d’un autre ordre. Fini le voyant qui voulait « arriver à l’inconnu par le dérèglement systématique de tous les sens ». Enterrée, la juvénile décision de « s’encrapuler ».

Sylvaine Lonlas, responsable du « projet Aden » de Médecins sans frontières, aime bien Rimbaud. Mais en ce moment c’est, disons, plutôt le cadet des ses soucis. Elle est davantage préoccupée par la malaria, les diarrhées, la tuberculose (en pleine croissance), la méconnaissance nutritionnelle et l’anémie. « Le qat, dit-elle, est un vrai problème de société. La substance active est proche des amphétamines. C’est un coupe-faim. On en donne fréquemment à des enfants, entraînant ainsi une grave malnutrition infantile. La culture du qat se fait au détriment des cultures vivrières. Sans parler des familles qui y consacrent une grande partie de leur salaire. »

Le médecin de l’antenne de MSF, le docteur Ahmed, algérien, fait ses visites. Aujourd’hui il est dans un village de pêcheurs de quatre mille cinq cents habitants, Foukum, à environ une heure d’Aden. Le gouvernement yéménite a cédé un ancien hangar à MSF. C’est là que le docteur Ahmed reçoit. Le prix de la consultation est d’un franc. Ce jour-là, il y avait un enfant de cinq ans, peut-être atteint de paludisme (il va demander des analyses à Aden) ; une fillette qui s’est brûlée ; un vieux, guéri d’une arthrose, mais qui s’ennuie et vient ici passer un peu de temps. Beaucoup de femmes enceintes ou avec des enfants. L’une d’entre elles a fait douze kilomètres avec un bambin depuis les montagnes volcaniques surchauffées. Le docteur Ahmed ausculte hommes et enfants. Il n’examine pas les femmes. Des sages-femmes l’assistent et lui décrivent les symptômes.

On revient à Rimbaud. Une saison en enfer. Le fameux « Le sang païen revient ! ». Ou encore ceci, toujours dans cette même singulière autobiographie qui balance volontiers entre l’adoration et le blasphème : « La raison m’est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J’aimerai mes frères. » D’autres l’ont fait pour lui. Sœur Jeanna, par exemple, qui préfère agir et sourire que parler. Une sœur de la confrérie de la Charité. Elle est indienne. Au mur, un portrait serein de mère Teresa, figure emblématique de l’Ordre, et de trois sœurs assassinées en 1998. Par un déséquilibré, dit la version officielle. Sa vocation est toute simple, tout évangélique : aider les pauvres ! La police lui envoie régulièrement des fous, des vieux, des handicapés, des manchots, des aveugles, des culs-de-jatte, des délinquants. Hommes et femmes. Ils sont une soixantaine. Tous musulmans. On les installe. On les soigne. L’hospice est tenu au bouton, immaculé cela va sans dire, à l’image des cinq sœurs qui s’en occupent. Comme cette jeune femme au cœur limpide, albanaise, qui travaille à Aden depuis trois ans. Pourquoi le Yémen ? « Parce c’est ma mission. Dieu m’a envoyée ici dans la chaleur ! » Abdallah qui, en bon musulman, observe l’obligation d’aumône, l’un des cinq piliers de l’islam, et admire la gratuité de la charité, est émerveillé par sœur Jeanna : « À wonderful woman ! »

Qu’en aurait pensé Arthur ? Ce « mystique à l’état sauvage », comme le définissait Paul Claudel, le très catholique ambassadeur Paul Claudel, le très riche et couvert d’honneurs Paul Claudel, le patriarche qui a toujours fait, malgré tout, révérence au jeune voyou qui « l’a fécondé ». Et qu’il a, en épuisant prosélyte, essayé pour la postérité de transformer en catholique enfin converti. Aidé en cela par Isabelle et son mari, le pâlichon Paterne Berrichon. Isabelle, la sœur d’Arthur, bigote, bêtasse et admirable.

Nous sommes en mars 1891. Rimbaud est atteint d’une tumeur cancéreuse au genou droit. Il ne peut plus marcher. De Zeilah, sur la côte africaine, il s’embarque pour Aden. Il écrit à sa famille : « Je suis devenu un squelette. Je fais peur. »

En mai, on le rapatrie à Marseille. On ampute la jambe de l’un des plus grands marcheurs de la littérature. En juin, il écrit, à trente-sept ans : « Notre vie est une misère, une misère sans fin. Pourquoi donc existons-nous ? » Juillet : Rimbaud retourne à Roche. Tout ce temps, Isabelle s’est occupée de son frère avec un dévouement exemplaire. Elle le lave, elle le frictionne, elle le console et le panse ; elle écoute ses fièvres et ses délires. Tout cela est édifiant. La suite est plus discutable : une hagiographie soigneusement organisée et qui n’aura guère de postérité, contrairement à l’œuvre indépassable et à la vie du poète, qui s’est haussé à la hauteur des mythologies des météores, aux brèves et énigmatiques existences.

Peut avant la mort d’Arthur, Isabelle Rimbaud écrit : « Dieu soit mille fois béni. J’ai éprouvé dimanche le plus grand bonheur que je puisse avoir en ce monde. Ce n’est plus un pauvre malheureux réprouvé qui va mourir près de moi : c’est un juste, un saint, un martyr, un élu ! » Propos exalté, mensonger probablement, mais pour la bonne cause. Car Rimbaud n’est sans doute pas mort « le chapelet aux pinces », pour reprendre son expression qui moquait la conversion de Verlaine.

On sait qu’à sa mort, Rimbaud qui, selon Bardey, « n’allait jamais à la messe, indifférent, sans ostentation, aux choses de la religion », avait accepté la visite de l’aumônier. Sans enthousiasme manifeste. Comateux, amputé, douloureux, il appelait Djami, son serviteur (et non son esclave), parlait de retourner « là-bas », en Afrique, s’interrogeait sur les horaires des départs pour Aden, répétait souvent, dans une demi-inconscience, « Allah Kérim, Allah Kérim », même devant le prêtre. Certains y ont vu une invocation, une conversion même à l’islam.

C’est loin d’être sûr. Allah Kérim, c’est, vous expliquent les Arabes, ce que l’on dit à un mendiant qui vous harcèle et que l’on pourrait approximativement traduire par « va au diable ». Peut-être Rimbaud y est-il allé mais, en tout cas, il nous aura souvent menés au Paradis.

Son dernier poème

Ô ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l’action ! O Fécondité de l’esprit et immensité de l’univers !

Son corps ! le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle […].

Ô lui et nous ! l’orgueil plus bienveillant que les charités perdues […].

Ô monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !

Il nous a connus et nous tous aimés. Sachons cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, force et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.

Extrait de « Génie », Les Illuminations.