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Antoine Gavelier, qui doit se tenir à la disposition des enquêteurs, quitte le commissariat central. Son audition vient de prendre fin. Il est très chamboulé par les évolutions de son statut durant la « réception au château ». Il a d'abord été entendu comme victime, puis a nettement senti qu'il devenait suspect de complicité, avant de recouvrer une position intermédiaire de simple témoin. Une manière d'agir qui a permis de le retenir bien au-delà des quatre heures « souhaitées » par la circulaire CRIM 00-13 F1 du 4 décembre 2000. Ils m'ont foutu la journée en l'air, ces cons! Ça me fera une belle jambe s'ils l'arrêtent, leur escroc, ma putain d'usine me reste sur les bras! Elle va me coller au train jusqu'à la fin de mes jours. Je peux pas croire que ce soit la petite Lataste qui m'ait mêlé à cette histoire de fous... Vrai qu'aujourd'hui, tu peux plus te fier à personne.
Hugo, mécontent et un peu inquiet de n'avoir aucune nouvelle de Valérie, privée de son portable, fait un détour par chez elle en rentrant du Palais. Il a une clé. L'appartement vide ne le rassure pas. Où est-ce qu'elle est passée? Qu'est-ce qu'elle va me bricoler comme coup à l'envers?
Le téléphone fixe sonne. Elle savait que je viendrais, elle me connaît bien. Ravigoté, il décroche. Une voix féminine inconnue, qui demande à parler à Mlle Lataste, douche son emballement.
- Elle est absente. Qui êtes-vous?
- Anita Dubreuil. Vous savez quand elle rentrera?
- Dubreuil. Peintre racketté par Moran. Non. Je l'attends.
La voix s'assombrit, chagrine.
- Ce n'est pas grave. Je rappellerai.
- Attendez! Je suis Hugo Fargeat-Touret, l'ami de Valérie... Peut-être puis-je vous être utile. Vous êtes l'épouse de M. Dubreuil, le peintre qui est en affaire avec...
Anita saute sur l'occasion de s'épancher.
- Tout à fait! Et je suis très angoissée à ce sujet. Mon mari a disparu.
- Disparu! Comment ça?
- Depuis son départ de la maison ce matin, il n'a pas rejoint ses ouvriers et son portable est bloqué sur la messagerie, ce qu'il ne fait jamais.
- Valérie m'a confié qu'il avait des ennuis...
- Oui et elle n'y est pas étrangère !
- Vous me surprenez. Pas vraiment.
- Elle lui a monté la tête. C'est pour ça que je l'appelais. Peut-être a-t-elle une idée de l'endroit où il se trouve.
- Je me refuse à croire que Valérie ait fait quoi que ce soit pouvant porter préjudice à votre époux, qu'elle tient en estime...
- De toute façon, ce n'est pas le moment d'en discuter. La police ne veut rien entendre. Ils refusent d'enregistrer ma plainte.
- Votre plainte?
- Pour la disparition !
- C'est vrai qu'il est tôt pour parler de...
- Oui, c'est ce qu'ils disent! Mais moi je suis bien certaine que, libre de ses actes, Laurent ne me laisserait pas vivre ce que je vis !
- Valérie l'a trouvé très tourmenté par la perspective d'un dépôt de bilan... Vous ne pensez pas qu'il puisse avoir... mis fin à ses jours? fait une bêtise?
- Non. Le suicide est contraire à ses idées. Il le considère comme la lâcheté suprême pour un homme chargé de famille. Et j'ai de bonnes raisons de penser à un enlèvement, une agression ou... ou pire.
- Lesquelles, bonnes raisons?
- Ce matin, en revenant à la maison, j'ai surpris un homme dans le bureau de mon mari, il m'a agrippé la gorge comme s'il voulait m'étrangler, et il a menacé de s'en prendre à nos enfants. Il connaît leurs prénoms ! Il m'a fichu une peur bleue.
- Vous l'avez dit, ça, à la police?
- Mais non ! Je vous dis qu'il a menacé les gosses, si je lui cherchais des ennuis. Il a ajouté qu'au besoin, ses amis pourraient s'occuper de nous.
- Qu'est-ce qu'il faisait chez vous?
- Il n'a pas perdu son temps ! Il a effacé les fichiers informatisés de Laurent. Il a volé les disquettes et les CD de sauvegarde, tous nos relevés de banque et une chemise qui contenait un dossier très important démontrant les malversations d'une personne haut placée et protégée.
- Jean-Denis Moran?
Anita panique.
- Mlle Lataste vous en a parlé? Je croyais qu'elle était tenue au secret professionnel !
- C'est exact... Mais il se trouve que ma profession me donne à entendre des informations parfois très confidentielles.
Flottement au bout du fil. Elle a peur.
- Vous êtes policier?
- Non... Substitut du procureur.
Anita s'épouvante.
- Je n'aurais pas dû vous parler! S'ils l'apprennent, ils vont s'en prendre aux enfants ! Il faut oublier ce que je viens de vous dire !
- Mais je peux vous aider, madame.
- Non, non! Promettez-moi de ne rien faire qui puisse nuire à mes gosses ! Rappelez-vous que tout est la faute de votre amie et de ses projets hyperdangereux qu'elle a mis dans la tête de Laurent !
- Je crois que vous exagérez, madame Dubreuil. Pas sûr.
- S'il arrive un malheur, je la mettrai en cause publiquement ! Et vous aussi, si vous vous en mêlez! Oubliez-moi ! Ce n'est pas à vous que je voulais parler, c'est à elle. Il vaut mieux qu'elle n'ait pas été là, je l'aurais insultée.
Le raccrochage est brutal. Et la tonalité intermittente abasourdit Hugo, interdit. Si on a visité la maison des Dubreuil pour détruire les preuves accusant Moran, il ne fait pas de doute qu'ils en feront autant ici... Déjà venus?! Envahi par l'appréhension, il gagne précipitamment le bureau au fond du couloir.
Tout est en ordre. Un peu rasséréné, il allume l'ordinateur. Son apaisement est de courte durée... Sur l'écran noir, après quelques secondes, s'affichent deux lignes de caractères blancs à la police rudimentaire; elles décuplent son stress.
DISK BOOT FAILURE INSERT SYSTEM DISK AND PRESS ENTER
- Formaté! Nom de Dieu! Elle aussi a eu droit à son visiteur.
Il se hâte d'aller à la porte d'entrée, l'ouvre et examine la serrure. Le modèle standardissime! Seul un œil exercé pourrait remarquer le léger polissage dû au crochetage de Roger Petit. Hugo hésite. Ça peut être une façon d'introduire la clé qui donne ce résultat. Si quelqu'un l'a forcée, c'est un expert. Il retourne au living. Admettons qu'il y ait eu intrusion... Si les intrus sont les mêmes, à la banque, ils ont piraté l'informatique de l'extérieur; chez Dubreuil, ils sont allés sur site, pour voler en plus des documents... Ça voudrait dire que, s'il se sont déplacés chez Valérié, c'était également pour la dépouiller de pièces compromettantes... Il n'y a pas de saccage. Alors, soit il n'y a eu personne, soit ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient... Elle s'est attaquée à bien trop puissant pour elle, je l'avais prévenue pourtant... D'ici à ce que Dubreuil ait un empêchement incontournable pour ne pas donner signe de vie... Dans le meuble en teck ciré, il prend la bouteille de Chivas et boit au goulot, sans se douter que le matin même, avec une méticulosité de vieil artisan, Roger Petit a collecté ses empreintes y figurant à foison.
La coulée brûlante le tire de sa torpeur.
- Dans quel merdier elle est allée se fourrer?!
Il verse le whisky dans un verre. Faut que je l'aide... Dubreuil. Rapt? Meurtre? N'importe quoi! Trop tôt pour s'en convaincre... Silence de Valou depuis le déjeuner... Logique! elle n'a plus de portable. Cabines publiques! Arrête! tu gamberges à vide... Que je suis con ! elle ne doit pas m'appeler parce qu'elle est persuadée que mon portable est sur écoute... Parano... Il ingurgite trois gorgées avec une grimace. Non. Elle ne m'appelle pas, uniquement parce qu'elle fait la gueule... Elle et Dubreuil ensemble... N'importe quoi! Tu vas pas te foutre un truc pareil dans la tête! Ça tient pas debout! Elle me fait la gueule, mais lui n'aurait aucune raison de ne pas appeler sa femme... Quelle relation peut-il y avoir entre le silence de ce type et la tentative d'escroquerie dont a été victime la BGD?... La BGD est le dénominateur commun : l'escroc maladroit veut l'arnaquer; le contenu de la voiture volée y téléguide Bensoussan et ses flics; Moran y a un compte; Dubreuil aussi; Valou y travaille... Tout converge vers la BGD... Pourquoi? Il vide son verre. Y a beaucoup de rumeurs sur Moran. Valou affirme avoir visionné un DVD où il revendique les turpitudes qu'on lui prête... Elle n'a aucune raison de me mentir... Comment elle a dit qu'il s'appelait, le type qui a filmé ça? C'était un nom arménien. Gabarian, Cracarian... Bensoussan a agi sur instruction du directeur adjoint de la DDPN.. Manipulé ou manipulateur?... Moran a une flopée d'amis haut placés. Il a certainement les moyens de clore le bec à n'importe qui... Appelle-moi, Valou, appelle-moi! Tu te doutes bien que je suis chez toi!... Si j'avais su ce qui s'est passé chez les Dubreuil, je serais intervenu dès le déjeuner... Intervenu comment? À quel titre? Mais que je suis con, elle m'a peut-être laissé un message à la maison!
De son portable, il appelle son fixe. Pendant que défile le message du répondeur, il tape le code d'interrogation à distance. Donne-moi signe de vie, sois pas vache! Donne-moi signe de vie!
Bip-bip.
Pas de message.
Le masque durci et accablé, il se sert un troisième whisky. Putain! Je suis pourtant habitué à me frotter à la truanderie, mais me retrouver au centre, par procuration, pour une personne aimée...
- ... ça change toute la donne!
Il boit. Il y a quarante-huit heures, je me posais encore la question : « Est-ce que je l'aime réellement? » C'est dans les moments où l'on souffre pour l'autre qu'on a la réponse... Et si l'amour est proportionnel à l'angoisse qu'on ressent, alors je l'aime comme un dingue!... Il boit. Faut que je la tire de ce merdier... Je ne vais quand même pas lancer tous les flics du secteur sur ses traces juste parce qu'elle m'a pas téléphoné pendant six heures, ils diraient que je suis bon à enfermer... Sans compter que le proc m'en chierait une pendule... Le plus sage est de me calmer et d'attendre. Il va forcément se passer quelque chose. Elle va m'appeler, elle va m'appeler, elle va m'appeler... Merci, docteur Coué... Je vais passer la nuit ici, si elle rentre, je serai là.
Il assèche son verre, se redresse, vacille légèrement et se rend à la cuisine.
Le frigo est bien garni. Il le lorgne en faisant la moue. J'ai pas faim. Il le referme et dans le meuble à demi-plateau tournant, sous le plan de travail, déniche un paquet de cacahuètes salées qu'il entreprend de picorer. Elle va m'appeler. Faut qu'elle m'appelle... Calme-toi, bon sang, calme-toi!
Il prend une aspiration profonde.
Parti subitement le matin en complet veston de la banque Geoffroy-Dornan, Robert Puymireau est assailli par la fraîcheur du soir. Il n'a eu le temps d'avertir personne de sa libération, survenue en trente secondes et sans que Siméon Bensoussan ait jugé bon de la motiver. Il a compris que sa sortie avait été décidée au téléphone par le procureur adjoint Gautier Bideault, en charge des déboires de la BGD.
Cravate, ceinture et lacets recouvrés avec un indicible bonheur qu'il n'aurait jamais soupçonné un jour plus tôt, le banquier n'a pas demandé son reste, a signé les formulaires qu'on lui demandait de signer et s'est éclipsé aussi vite que sa corpulence éléphantine le lui a permis.
Sur le trottoir, il se frotte les mains. J'aurais dû emporter un téléphone quand ils m'ont embarqué... Je ne vais tout de même pas retourner dans cette nasse à rats pour leur demander de m'appeler un taxi... Il respire à pleins poumons avec un large sourire. Ah! comme ça sent bon, ces relents de gas-oil! Il se met en route d'un bon pas trotte-menu. À la première cabine, j'appelle Rey pour faire le point, il doit être encore à la banque. J'ai une de ces envies de pisser. Quand je pense qu'il aura fallu que j'attende mes soixante-deux ans pour retomber en enfance et devoir demander qu'on m'accompagne aux toilettes. Un commissariat ultramoderne, selon eux! Seize cellules de garde à vue et pas de waters, pas de point d'eau incorporés! Le Moyen Âge! Et quelle faune t'y côtoies! La racaille! Devoir te faire accompagner en marchant dans tes godasses sans lacets par un garde chiourme qui veille sur ton comportement dans les chiottes! Cette humiliation-là, je ne suis pas près de l'oublier.
Joël Ardinaud sort une tranche de jambon d'York et une plaquette de beurre du frigo. Le 19 heures d'Europe 1 lui apprend que Nicolas Sarkozy vient de reconnaître devant la commission d'enquête sur les conséquences de la canicule de l'été que « l'ensemble des pouvoirs publics ont été défaillants pour identifier la crise et pour essayer de la limiter ». Ils étaient tous en vacances, ces enfoirés. Il décapsule une canette. Les pouvoirs publics, quand il s'agit de te chercher des poux dans la tëte, ils sont là. T'as qu'à voir, tout à l'heure, la fouine et le blaireau, ils ont su me trouver. Mais si l'été prochain je crève la gueule ouverte, faudra pas que je compte sur eux, les pouvoirs publics... D'ici que les gonzes qui ont dégommé son peintre s'en prennent à Valérie... Je donnerais cher pour savoir qui c'est son substitut, il peut sûrement quelque chose pour elle, lui... Où est-ce qu'elle l'a dégoté? C'est vrai qu'en juin, elle m'a raconté qu'elle allait au mariage d'une cousine qui épousait un greffier; il se pourrait bien que...
On frappe alors qu'il allait commencer à beurrer un restant de baguette mollassonne partagée en deux.
C'est Véronique Morel, la jeune voisine du fond du couloir à droite, accompagnée de son fils Tom, « à cause de Tom Cruise ». Elle apporte une pile de crêpes et une théière marocaine fumante.
- Je te les laisse, tu n'auras qu'à me rendre la vaisselle demain.
- Ah, non ! y en a trop pour moi, là ! Restez, on va s'les manger ensemb'.
Elle ne se le fait pas répéter deux fois, l'accorte Véro aux yeux noirs; d'autant mieux qu'elle est venue avec cette arrière-pensée. Et Joël le sait.
- Qu'est-ce t'as fait d'beau, c't après-midi?
La question s'adresse au petit Tom - « mon petit homme, le seul de la maison » — qui s'est illico installé à la table en verre de la salle à manger, un beau meuble au pied de fer bronzé, style romantique, choisi naguère par Valérie, dont Véronique ne s'est pas privée de critiquer ouvertement et à plusieurs reprises le départ, laissant Joël en grand désarroi... et disponible.
- J'ai regardé la télé. Des trucs nuls...
- Je veux l'inscrire au centre aéré du mercredi, ça me permettrait de travailler un jour de plus, il refuse. La seule fois où il y est allé, il a fallu que j'aille le rechercher en plein après-midi, il m'a fait une gastro.
- Qu'est-ce qu'ils sont venus faire chez toi, les keufs?
- Tom! Tu es indiscret! Joël n'a peut-être pas envie d'en parler!
- T'as dit que t'aimerais bien savoir!
- Tom ! Il est espiègle ! Il a un sens de l'humour très particulier.
- Ben, s'il est pas curieux à neuf ans, il l's'ra jamais ! T'es fier' qu'i' t'ressemb', non?
- Oh! méchant!
Ils rient. Elle lui martèle l'épaule de petits coups. Il prend une crêpe longue et fine qu'il suspend au-dessus de la bouche de l'enfant.
Tom, radieux, la happe comme le ferait un chien.