Robert Puymireau, qui en a pourtant vu d'autres, a
été impressionné par son entrée dans le nouvel hôtel de police où
l'obsession sécuritaire règne à tous les étages; Bensoussan et lui
n'ont pas franchi une porte ou un couloir qui ne soient protégés
par caméra et lecteur de badges.
Dans le bureau du patron de la brigade financière,
qu'il a trouvé froid et néo-conventionnel, il a été traité avec une
rigueur stricte s'accordant au décor.
Il était tout juste assis sur une horrible chaise
en acier et skaï que son hôte, l'air revêche, lui flanquait un
parapheur de courrier sous le nez.
- Vous reconnaissez votre signature au bas de ces
documents que nous venons de saisir?
Un coup d'œil.
- Oui... Ce sont des télécopies qui ont été faxées
ce matin.
- Parfait... Cette signature-là aussi est la
vôtre...
Le commissaire lui montre le bas d'une lettre
pliée en deux.
Re-coup d'œil.
- Oui, bien sûr. Où il veut
en venir?
Siméon Bensoussan étale un beau sourire d'une
oreille à l'autre. Il prend dans une chemise une douzaine de
feuilles pliées similaires et en tend la petite pile au
banquier.
- Ce sont les photocopies d'éléments d'enquête
dont les originaux sont placés sous scellés... Vous pouvez voir
qu'il s'agit de lettres de mission, datées d'hier, donnant au
porteur les pleins pouvoirs pour agir auprès de banques genevoises
et zurichoises...
- Mais je...
— ... pour le transfert ou le dépôt de très fortes
sommes en pièces de 20 dollars or US.
On a l'impression que les yeux bulleux de
Puymireau vont lui gicler hors de la tête.
— Ce sont des faux! Je n'ai jamais signé une telle
chose de ma vie ! N'exagère pas.
Les mains potelées se grattent furieusement.
— Ou il est sincère ou c'est
un excellent comédien. Je pourrais être tenté de vous
croire...
— Mais, vous devez me croire, monsieur le
commissaire principal!... Aujourd'hui, avec un scanner et une
imprimante efficaces, n'importe qui ayant reçu un jour un courrier
signé de moi peut rédiger ce genre de torchon!... Qui vous les a
donnés? Quelqu'un qui veut me couler! Un jaloux, un
concurrent...
— Vous avez des noms à me proposer?
— Pfou... Non... Je ne vois pas, non. Je ne me
connais pas d'ennemis.
— Nous les avons trouvées dans la 605 fouillée
cette nuit... Une voiture signalée volée avant-hier. Elle a été
repérée mal garée près de la gare Saint-Jean; un revolver traînait
sur la banquette arrière. La présence de cette arme suffit à
justifier une intervention en flagrant délit... Ces lettres de
mission, à l'en-tête de la banque Geoffroy-Dornan, signées la
veille par vous...
— Ce sont des faux, je vous dis !
— ... étaient rangées derrière la bride du
pare-soleil du conducteur. Les fonctionnaires de police ont
découvert une pièce de 20 dollars or US, coincée sous une cornière,
entre les deux sièges avant... Je précise que l'authenticité de
celle-ci est incontestable.
De grosses gouttes de sueur ont perlé sur le front
du banquier.
- Je comprends pas, je comprends pas... Tout ceci
me dépasse... Mais je n'y suis strictement pour rien!
- Et vous allez être encore plus dépassé quand je
vais vous apprendre que cette 605 était immatriculée au nom de la
banque Geoffroy-Dornan...
- Non!
- Si. Vous l'avez cédée il y a dix-huit
mois.
- C'était mon ancienne voiture?
- Elle-même... Ça fait beaucoup, non, pour un
banquier dont... premièrement, le coffre personnel renferme des
fausses pièces et des faux bons de caisse qui ne sont justifiés par
aucun récépissé de dépôt...
- Vous êtes arrivés trop tôt, j'allais le dicter,
je vous ai dit!
- Et deuxièmement, des comptes de clients ont
opportunément perdu la mémoire d'opérations possiblement
douteuses... Vous ne trouvez pas que c'est un peu trop?
Mais j'y suis totalement pour
rien! La bouche lippue de Puymireau n'arrive plus à se
refermer, en quête d'une objection imparable...
Elle ne vient pas. Et le flic l'achève.
- En outre, aucun cadre de votre maison n'accepte
de porter plainte contre les nuisibles qui vous en veulent...
- Je les comprends, ils craignent les effets
pervers de cette publicité.
- Vous appartenez à un univers professionnel où
l'on n'aime pas les vagues, tout s'y arrange en famille...
- Monsieur le commissaire principal, le vôtre
est-il si différent ?
- Non... Qui
protégez-vous ?
- Mais personne! Ou alors, sans le savoir!
- Monsieur le directeur... Tu
vas avoir de quoi cogiter dans ton incubateur. La détention
de signes monétaires contrefaits ou falsifiés est punie de dix ans
d'emprisonnement et 150 000 euros d'amende. Cette possession-là,
vous ne pouvez pas la nier.
Puymireau est liquéfié, tout juste parvient-il à
geindre.
- Je n'y suis pour rien... Je vous ai
expliqué...
- Alors, songez fortement à vous porter partie
civile dans l'action que le parquet ne manquera pas d'intenter
contre le ou les faussaires. Tant pis pour la pub.
- Il est acheté pour couler
la BGD. Je vais y réfléchir. Faudra que je recueille l'avis
de mon président. Je suis foutu. Ils vont me
jeter.
Trois bureaux plus loin, Antoine Gavelier a relaté
aux lieutenants Yvette Chevillon et Gaétan Berthier comment Richard
Ridouet avait débarqué l'avant-veille, parfaitement documenté sur
sa blanchisserie industrielle à vendre.
- Documenté par qui?
- Il ne me l'a pas dit, je ne lui ai pas
demandé.
- Par Valérie Lataste?
- Je ne crois pas. Il n'avait pas l'air de la
connaître quand je les ai présentés.
- Ils pouvaient simuler.
- Oui, bien sûr... Je peux
pas charger la petite. Ça m'étonnerait... Ridouet disait
être en possession d'un dossier de financement complet. Pour moi,
c'était miraculeux! Depuis quatre ans, je cherche à vendre !
J'étais trop heureux de trouver le, le...
- Le pigeon?
- Non! Le, le client rêvé! J'allais pas
pinailler... Il disait que si on passait par ma banque, ça irait
sûrement plus vite; il était pressé... Moi aussi... J'ai pris
rendez-vous avec Valérie Lataste...
- Elle a hésité à vous recevoir en dehors des
heures d'ouverture?
- Non. C'est une chic fille... Je suis pour rien
dans ce sac de nœuds! Il fait pas mes affaires, je vous jure; mon «
restenplan » me reste sur les bras.
- Ça vous aurait bien arrangé, si la banque avait
débloqué le crédit sans s'apercevoir que tout était bidonné.
Pantois, Gavelier dévisage, un à un, les policiers
penchés sur lui.
— ... Hé! Doucement! Vous allez pas dire
que...
- Valérie Lataste, c'est une bonne copine?
— Une copine, une copine... Non! Je la connais pas
plus que ça !
- Avouez qu'elle est arrangeante.
- Elle, elle... elle est serviable, oui.
- Mm, mm... Peut-être trop, non, en la
circonstance?
- Je... j'en sais rien... Est-ce qu'on est jamais
trop serviable ?
En cherchant vainement à mettre de l'ordre parmi
ses pensées, sans trop savoir comment sa déambulation l'a traînée
là dans l'attente d'un rappel d'Hugo qui ne vient pas, Valérie
s'est réfugiée au Jardin public, près du castelet de Guignol où le
frais soleil a ranimé un temps les ombres rieuses de son
enfance.
Ici, chaque mercredi, samedi, dimanche et jours de
vacances scolaires que Dieu fait, à 15 h 30, été comme hiver, qu'il
pleuve, vente ou grêle, les Guérin, marionnettistes de père en fils
depuis 1853, insufflent la vie au frondeur et futé Lyonnais dont,
avec tristesse, Valérie a trouvé le gîte bien décati.
Tandis qu'un Père Noël se fait photographier en
compagnie de petits enfants sur la pelouse bordant le bassin où
flotte, depuis des lustres, le Petit
Mousse naviguant sempiternellement autour de l'îlot, aire de
jeux du site, la jeune femme s'irrite du silence d'Hugo; il se
prolonge au-delà du supportable et finit par prendre l'aspect d'un
affront. Sa rancœur mal réfrénée la conduit au cyprès chauve,
dénudé par les frimas, cerné de ses racines assoiffées d'oxygène
bourgeonnant à fleur de sol en moignons noueux, simulacres
d'homoncules pétrifiés. Après un salut au buste de Maxime Lalanne,
aquafortiste de la seconde moitié du XIXe siècle aux œuvres dénonçant misère et
industrialisation, ses nerfs à vif la ramènent chez Guignol.
Quand l'impatience culmine, elle sonne à nouveau
son commis aux affaires judiciaires... qui le prend mal.
- Écoute, tu n'es pas mon unique souci de la
matinée, Valou!
Il ne m'a jamais parlé comme
ça!
- A priori, dans mon
entourage, personne n'est au courant d'une perquisition à la BGD
mais je n'ai pas vu tous mes confrères...
Il se fout de mes problèmes,
il ne pense qu'à son boulot. Exaspérée, elle dirige un
regard inconscient vers l'entrée centrale au lourd portail de fer
hérissé de lances d'or qui fait face à la statue équestre de Jeanne
d'Arc.
- ... Dès que j'aurai du nouveau, j'aviserai, ne
sois pas pressée...
Ça va, j'ai compris, il veut
pas s'en mêler; c'est pas ma conception de l'amour. Elle
tressaille.
Sur le cours de Verdun, deux policiers à VTT, les
quasi-jumeaux de ceux des allées d'Orléans, escaladent la bordure
du trottoir en soulevant l'avant de leurs bicyclettes auxquelles
ils font exécuter un gracieux sursaut.
- ... Il m'est tout à fait impossible de
m'éloigner de mon bureau...
Le franchissement a été particulièrement virtuose
pour le plus athlétique du tandem qui tient un mobile collé à
l'oreille.
Ils savent que je suis là,
tous les flics de Bordeaux sont à ma recherche!
- ... Le tribunal peut rouvrir l'audience, d'une
minute à l'autre.
Comment ils sont parvenus à
trouver ma piste?
- ... Je t'avais mise en garde, ton attitude
ambiguë et contestable risque de t'attirer beaucoup d'ennuis. D'où
m'appelles-tu ?
Les cyclistes entrent dans le jardin.
- Je ne peux pas te dire, les flics sont à mes
trousses! Comment ils savent que je suis où je suis? Ils viennent
d'arriver!
— Tu me fais marcher, là, non?
— Le portable! Ils repèrent
mon portable! Pas du tout! J'ai été obligée d'abandonner la
Clio...
— Qu'est-ce que tu racontes?
— Ils m'ont retrouvée! Ils localisent mon
portable!
— C'est impossible de le faire avec précision. Ils
pourraient, au mieux, te situer dans un très large périmètre autour
du relais le plus proche.
— Mais j'ai mis en colère des gens dont tu ne
soupçonnes pas le pouvoir, Hugo! De vrais démons !
Masquée par le petit théâtre, elle fait signe à un
adolescent à vélo de la rejoindre.
— Dans quel pétrin tu t'es mise?
Le garçon approche, très souriant.
— Valou, je crois que tu fais une belle crise de
parano. Ne t'affole pas. Si ces flics te cherchent, il ne faut pas
les fuir. Voilà ce que tu vas faire...
Valérie n'écoute pas la suite. Lorgnant la
maréchaussée, accotée au logis de la marionnette qui passe sa vie à
la défier, elle complote avec le jeune allié que son charme lui a
aussitôt acquis.
— Tu vois les flics à VTT, là-bas, près du
portail?
— Ouais.
— Celui qui téléphone s'appelle Joël. Il m'a
offert ce portable. Je ne le supporte plus, c'est une vraie
super-glu. Il regarde vers ici?
— Non. I'sont arrêtés. I'matent une nana qui fait
son jogging. I'z'ont l'air de se demander si vont aller à droite ou
à gauche... C'est vous qui cherche, le grand?
— T'as tout compris. Il me harcèle. Prends mon
portable. Il me repère grâce à lui. Tiens, je te donne 50 euros...
Tu passes devant Joël, pour perturber les indications qu'un
collègue lui transmet, tu sors du jardin, tu pars vers la place
Paul-Doumer et tu vas le jeter le plus loin possible.
Le garçon reluque l'objet, l'air sceptique.
- Vrai qu'il est naze, i'sait pas faire des
photos.
Non. Tu le balances aux cinq cents diables. J'ai
une assurance, je m'en achèterai un super moderne.
- Je peux aller le foutre dans l'eau du lac, si
vous voulez.
- Ça te fait pas trop loin?
- Non, j'habite aux Aubiers... Et pis, pas la
peine de me gaver, niquer les keufs, je kiffe.
Il rit, harponne le billet, fourre l'appareil dans
la poche ventrale de son sweat-shirt et s'éclipse.
- Je m'appelle Kamel! Mais ch'uis pas un chameau,
hein! Ch'uis ici tous les mercredis matin!
Il fonce directo sur
les duettistes qui, roulant au pas, ont choisi l'allée menant droit
chez Guignol.
Oh! non... Si je sors de
derrière ma guitoune, ils peuvent pas me rater... Et si j'y reste, non plus.
À l'instant où le compère de Valérie croise les
deux agents, l'homme au téléphone, concentré sur sa conversation,
s'immobilise, manifestement désorienté. Son équipier, qui l'a
dépassé, se retourne et l'imite, l'air agacé.
Ça marche! Ils sont
complètement paumés!
Le désemparé s'emporte contre la voix des ondes et
rengaine brutalement le mobile, avant d'échanger deux, trois mots
vifs avec son partenaire venu aux nouvelles. Dans une atmosphère
rafraîchie, le duo fait demi-tour.
Wouaah! je les ai niqués! Oh!
Valérie, comment tu parles? Elle éclate d'un joli rire en
quittant sa cachette. Merci Guignol. À tous
les coups, c'est toi qui m'as inspirée.
Les vététistes sortent du jardin et, très dignes,
distants, empruntent le chemin de la place Paul-Doumer, sur la
trace du portable qui s'enfuit.
C'est du moins ainsi que la fuyarde voit les
choses car en réalité, bien loin de s'inquiéter d'elle dont il
ignore tout, l'homme au téléphone vient de se faire blackbouler par
sa dernière conquête qui n'a pas eu le cran de rompre face à
face.
Valérie prend la direction opposée : celle du
palais de justice. À quels intérêts je peux
porter atteinte pour qu'on me pourchasse avec de tels moyens
techniques? Comme si j'étais Ben Laden en personne! Ces flics
sont-ils corrompus ou exécutent-ils des ordres qui les dépassent?
Il va falloir que mon petit chéri me trouve des réponses,
m'explique, et s'explique!