Au moment de mettre un terme à l'entrevue, Rouben
Karakarian s'est troublé.
- Je... je ne suis pas tranquille... je me
reproche déjà de vous avoir appelée.
- Non! Au contraire, vous avez bien fait.
Je vais m'enfoncer encore plus. Ce DVD
va m'être très utile.
- Soyez prudente... Vous êtes jeune et jolie, ce
serait dommage de... Les appétits de Moran et de ses semblables les
poussent à user des pires ignominies... J'ai lu, je ne sais plus
où... depuis la chimio, ma mémoire est pleine de trous... que
Collin, quand il était aux affaires, avait une devise... qui
amusait ses collaborateurs : « Corrompre, sinon compromettre, sinon
éliminer »... Ça définit un homme, non?
Valérie hoche la tête et cherche à le rassurer
d'un sourire.
- Je serai prudente. C'est
bien tard pour l'être.
- Je ne m'illusionne guère mais... quelque chose
en moi espère vous voir réussir avant de mourir.
— Il va falloir que je fasse
vite. Je m'emploierai à me montrer digne de votre confiance.
Moran a déjà cherché à me corrompre, comment
va-t-il essayer de me compromettre?
Dans le hall de la BGD, les clients - peu nombreux
- ont été médusés de voir une trentaine de policiers s'abattre tels
des criquets sur classeurs, armoires, fichiers, casiers et tiroirs,
objets d'une fouille en règle. Les employés, eux aussi, n'en
reviennent pas. Tous ont l'impression de vivre une séquence de film
noir.
Tandis qu'à l'entresol ses collègues s'apprêtaient
à copier les données informatisées du système initial de la banque,
le capitaine Matthieu Fourrier - le trentenaire à face esquimaude
et cou taurin qui, la veille, à peu près à la même heure, prenait
Laurent Dubreuil en filature au volant de sa Mercedes C 220 argent
métallisé - s'est chargé de perquisitionner la première coursive de
gauche, l'étagère de Valérie.
Il a d'entrée relevé les identités des occupants.
Sophie Cazenave a été déçue de ne le voir faire qu'un passage
éclair dans le bureau de Marc Léglise livide - elle aurait aimé
qu'il soit humilié, fouillé à corps, mortifié, supplicié.
Pareillement, elle s'est presque froissée de ce qu'il ne
s'intéresse pratiquement pas à sa propre aire de travail, comme si,
lui aussi, l'estimait quantité négligeable.
En revanche, Fourrier passe au crible la ZONE
LATASTE, appellation calligraphiée au feutre rouge sur l'emballage
de carton dans lequel, aidé par un agent en tenue, il empile ce qui
peut être saisi de manuscrit, imprimé ou enregistré... Tous les
outils à mémoire et les écrits de Valérie sont engloutis par le
caisson...Y compris le fidèle Patouche.
L'enlèvement à lieu sous le regard vipérin de Marc
Léglise.
Sophie en a les larmes aux yeux. Elle protesterait
volontiers, Sophie, mais elle ne serait pas qui elle est, si elle
en avait le courage; et cette douloureuse prise de conscience
accroît son affliction. D'ici que Val soit
embrigadée dans ce tintouin.
- Mlle Lataste n'est pas à son poste?
L'esquimau a un doux sourire; Sophie n'en tremble
pas moins.
- Elle... elle a prévenu qu'elle... qu'elle était
en rendez-vous.
Léglise plisse le front.
- Elle ment. Quand ça?
Elle ne m'a rien dit, hier soir.
- Mais... elle... elle n'a pas de comptes à vous
rendre, monsieur. Je suis folle !
- Comment tu oses? On réglera
ça. Où est-ce qu'elle est?
- Euh... chez Malard.
- L'agent immobilier? Il a vu le patron,
hier!
- Euh... c'est... c'est ce qu'elle m'a dit de dire
à M. Rey. Je l'ai mis au courant. Valérie,
Valérie, tu m'as raconté n'importe quoi!
Léglise secoue la tête.
- Elles mentent. On
peut la joindre, si vous avez besoin d'elle.
Sale type! Il veut la
martyriser en lui décrivant le désastre.
Survient le commissaire Bensoussan,
renfrogné.
- Vous en avez encore pour longtemps à cet
étage?
- J'ai terminé... Il y a juste un doute à
éclaircir...
— À propos?
— De l'absence, apparemment mal justifiée, de Mlle
Lataste, la personne qui travaille à ce bureau.
- Précisez.
Marc Léglise s'interpose, catégorique.
- Elle est censée être chez un agent immobilier où
je suis bien certain qu'elle n'a pas mis les pieds.
Bensoussan fronce ses sourcils en
broussaille.
- Vous pouvez la joindre?
Léglise se rengorge.
- Je peux essayer. Madame Cazenave,
appelez-la.
Sale con! Il ne cherche qu'à
lui nuire. Sophie décroche le téléphone. Il prend son pied à lui faire mal.
Matthieu Fourrier mémorise un à un les chiffres du
numéro qu'elle compose.
Rouben Karakarian serre entre ses dix doigts
décharnés la blanche et élégante main baguée d'une petite émeraude
que Valérie lui a tendue avant de monter dans sa Clio.
- Je ne pourrai pas être d'un grand secours,
mademoiselle, mais... si vous jugez que je peux, euh...
Émue, elle lui sourit.
- Je vous remercie... Vous venez de faire
beaucoup. Est-ce que je sais de quoi je
parle?
Son téléphone tintinnabule.
- Excusez-moi.
Elle prend la ligne.
- Mademoiselle Lataste?
- Oui.
- Bonjour. Commissaire Bensoussan, directeur de la
brigade financière, à l'appareil...
La tonalité est glaciale. Brigade financière! Valérie sent sa bouche se
dessécher, son corps s'engourdit.
- ... Bonjour...
Karakarian s'alarme de sa métamorphose.
- Votre employeur m'avise que vous êtes en
rendez-vous à l'agence Malard... C'est exact?
- Mon employeur? Mais, à quel titre? Je ne
comprends pas...
- Êtes-vous à l'agence Malard?
- Euh... oui. J'aurais dû
dire non!
- Passez-moi monsieur Malard.
- Oh! nom d'un chien!
Je... C'est quoi ce traquenard?! Je
suis désolée, monsieur, mais rien ne me garantit que vous soyez
vraiment qui vous dites.
- Vous pourrez vous en rendre compte par
vous-même. Je vous convoque à la BF à 15 heures. Considérez ceci
comme une convocation officielle.
- Les plaisanteries les plus courtes sont les
meilleures. Je n'ai aucune raison de vous croire.
- Je peux vous passer votre chef, M. Léglise, qui
vous confirmera.
- M. Léglise n'est pas mon chef! Je ne souhaite
pas poursuivre cette conversation.
Cœur sonnant le tocsin, elle éteint le portable et
résume l'appel à son informateur dont l'alarme se convertit en
angoisse.
- J'ai déjà lu le nom de Bensoussan dans
Sud-Ouest, c'est bien le patron de la
brigade financière.
- C'était peut-être quelqu'un qui se faisait
passer pour lui. N'importe quoi!
- Elle-même n'y croit
pas... Ça pue le Collin, ce coup de fil.
Je suis douée! Faut que je
trouve une solution, et vite.
Durant la communication de Bensoussan, Matthieu
Fourrier a scellé le carton ZONE LATASTE sous les yeux de tous, a
commandé à l'agent en tenue qui l'assistait d'aller rejoindre ses
collègues perquisitionnant le bureau de Michel Rey, et a transporté
lui-même le pesant colis jusqu'à la rue.
Là, il scrute les abords. Quand la configuration
s'y prête, au lieu d'aller déposer son fardeau dans le fourgon
prévu à cet effet, il gagne en hâte sa Mercedes personnelle, en
ouvre le coffre et y fait disparaître la saisie détournée.
Bien joué! Les plissures accentuées de
ses paupières sourient. Il pianote un code sur son mobile. L'entrée
en relation est presque instantanée.
- Phase Hermès terminée... Non, elle n'était pas à
son bureau et on ne sait pas où elle se trouve actuellement... J'ai
relevé son numéro de portable, vous avez de quoi noter?
Devant le commissaire qui venait de se faire
raccrocher au nez, Marc Léglise a insisté pour appeler l'agence
Malard où on lui a confirmé que Valérie Lataste n'avait pas
rendez-vous.
Euphorique, il triomphe.
- J'ignore quel est le point de départ justifiant
votre perquisition mais cet abandon de poste me semble
étrange.
Un feu brûle les entrailles de Sophie.
- Son emploi autorise Valérie à aller et venir à
sa guise!
- Vous avez autre chose à faire, vous! Je me
trompe? Occupez-vous de votre travail !
Elle est lancée, Sophie, il faut que ça
sorte.
- Je n'arriverai jamais à comprendre pourquoi vous
la détestez à ce point! Parce qu'elle est plus intelligente que
vous?
Miracle, l'ours Bensoussan se fend d'un large
sourire.
- Y a de l'ambiance, dans votre village !
Sophie, révoltée, le prend à témoin.
- Vous allez voir que bientôt, il va rendre Mlle
Lataste responsable des faux bons de caisse et du piratage de notre
réseau !
Elle s'esclaffe nerveusement... Mais son rire se
lézarde en voyant la mine des témoins de sa fureur : le
commissaire, très intéressé; Léglise, simulant l'incompréhension
hypocrite.
- Qu'est-ce qu'elle va inventer? N'importe
quoi...
- Racontez. C'est quoi ces bons et ce
piratage?
Je viens de commettre la
gaffe du siècle !... Sophie sent ses jambes se dérober; elle
soutient son postérieur conséquent sur un coin de bureau.
- Je, je... Je croyais que... que la direction
vous avait mis au courant.
Le petit chef du département « crédits à court
terme » la fusille de ses prunelles en feu. Quelle conne! Mais quelle conne!
- Ne vous laissez pas intimider, madame...
Racontez-moi... S'il y a de faux bons de caisse qui se trimballent
dans ce que nous avons saisi, nous le saurons; alors, une heure
plus tôt, un jour plus tard...
Léglise approuve d'un mouvement de menton.
- Lui mentir, c'est se le
mettre à dos. Hier soir, Mlle Lataste, encore elle, a
présenté à notre directeur un client venu pour nous
escroquer.
Sophie désespère.
- Sale type! Vous n'en
avez pas la preuve... Il se peut que le client les croie
authentiques, ses bons, et qu'il ait lui-même été dupé; comme
Valérie.
Le dénigreur a une moue méchante.
- Bien sûr. Et elle est tellement dupe qu'elle a
insisté pour que son emprunteur soit accueilli après l'heure de
fermeture.
- Intéressant. Venez avec moi chez votre
patron.
- Naturellement... Mais, rendons à César...
Dites-lui bien que c'est Mme Cazenave qui vous a informé.
Quelle ordure! Sophie
est aux cent coups. Le commissaire glisse un regard
par-dessous.
- Vous vous en chargerez, monsieur, vous m'avez
l'air tout à fait apte.
- Je peux venir aussi?
Léglise hausse les épaules; Bensoussan sort une
carte de visite.
- Ce n'est pas indispensable, chère madame. Si une
idée vous revenait, appelez-moi à ce numéro, de jour comme de
nuit.
Vent de panique dans les yeux du despote qui
éponge le sébum de son ample cuir chevelu et emboîte le pas du
policier.
Sophie a pris le bristol mais n'en mène pas large.
Toute la
boîte va me prendre pour une
indic. Léglise va m'éreinter. J'en ai marre. Je peux plus le
supporter... Il est foutu de me faire virer. Qu'est-ce que je vais
devenir?
Sur l'avenue de la Marne reconduisant la Clio à
Bordeaux, Valérie est torturée par mille et une échardes qui lui
brûlent l'esprit et la chair... Il y a 99
risques sur 100 que ce soit bien le commissaire Bensoussan; comme
dit Karakarian, ça pue le Collin... Je n'aurais peut-être pas dû
lui raccrocher au nez. C'était le mieux que j'avais à faire puisque
je venais de lui affirmer que j'étais chez Malard et que j'étais
incapable de le lui passer... Il dit que c'est Puymireau qui l'a
prévenu que j'étais chez Malard... Il n'a pas dit « Puymireau », il
a dit « votre employeur ». Quelles relations il a avec la BGD ?...
Pourquoi il me convoque à 15 heures? Le patron de la brigade
financière ne peut pas être corrompu par Moran !... Par Moran,
peut-être pas, mais par Collin qui, si ça se trouve, l'a nommé à ce
poste, pourquoi pas?... Pfff je deviens complètement parano... Si
je vais à la brigade, ils vont me fouiller; faut que je planque le
DVD de Karakarian et mon CD « Cas Dubreuil et annexes » ; faut pas
garder cette dynamite dans mon sac... Après tout, je n'ai pas à me
rendre à sa convocation, puisque rien ne me prouve que ce n'est pas
la blague d'un mauvais farceur... De toute façon, il finira par me
convoquer officiellement. Qu'est-ce que je dois faire ? Hugo. Je
vais lui demander son avis.
Elle se range le long du trottoir et reactive son
portable.
Code Hugo. Sonneries.
Leur nombre croissant, entendu en torsadant une
boucle blonde, dépite la délaissée envahie par l'angoisse.