Le lendemain matin, Valérie se consacre à
plusieurs analyses de bilans nécessitées par des prorogations ou
des extensions de concours et engagements. Sa compétence et son
sens de l'organisation lui font abattre en trois heures le travail
que bien d'autres livreraient, non sans mal, en une journée.
Marc Léglise jalouse cette capacité qui le
dépasse; il la raille volontiers. Et, souvent, pour essayer de
comprendre, il se surprend à espionner « la grande blondasse avec
son air de première de la classe ». Mais, aujourd'hui, c'est plus
fort que tout : Valérie Lataste cumule, avec ses études qui
pourtant exigent rigueur, minutie et concentration, une série de
coups de fil passés mezza voce. La
curiosité le consume. Il a interpellé Sophie Cazenave, l'a
convoquée, lui a enjoint de dévoiler le dessous des cartes... Mais
Sophie ne sait rien.. D'ailleurs, elle-même s'avoue intriguée par
la boulimie productrice de sa voisine d'étagère.
L'émeu affolé baisse les bras. Si Sophie -
meilleure collègue de la majorette surévaluée - ne sait rien,
alors, là! c'est que « l'affaire doit être encore plus tordue que
je ne l'imagine » !
En fait, Valérie a recherché dans les dossiers
d'emprunts les noms des huit acheteurs d'EldoGaronne ayant eu
recours, sur présentation de Jean-Denis Moran, à un prêt de la BGD.
Ces identités connues, les téléphones privés et professionnels
répertoriés, elle a pris contact; « juste pour avoir des nouvelles,
suite aux événements ».
En communication avec son deuxième interlocuteur -
un geignard qui a désapprouvé les contestataires -, elle a eu un
signal d'appel... Joël! La voix pâteuse, il exigeait de savoir pour
qui elle l'avait plaqué. Pour personne! Il a entamé une litanie de
reproches. Elle l'a proprement envoyé valdinguer... Et n'a plus
répondu à aucun des signaux d'appel truffant de bips ses
conversations suivantes.
La quatrième a été captivante et décisive.
Édith Rabastens, l'antiquaire huppée des
Chartrons, l'une des stratèges du putsch, s'est montrée
enthousiasmée par l'initiative que prenait la banque
Geoffroy-Dornan de voler au secours de ses clients à la peine.
Valérie, qui s'est bien gardée de contredire et désillusionner, a
senti tout de suite que le courant passait.
À mainte occasion, elle a remarqué comment la
plupart des gens prennent facilement leur banquier pour confesseur
s'il sait les amener à s'épancher. Et elle, elle sait.
Elle a approuvé la contestation, a gémi sur le
sort des infortunés, a ri du texte des banderoles et du bagout de
Marie-Claire Sanchez-dont elle a appris le pseudo, « mamie Tornada
» —, elle s'est émerveillée d'un tel esprit de décision, s'est
jurée incapable d'une pareille hardiesse... Bref, elle a montré
tant de compréhension et d'admiration que, mise en confiance, la
dame, extravertie, mondaine, volubile à l'excès, en est venue aux
confidences.
- Vous imaginez bien, Valérie... Vous me permettez
de vous appeler Valérie ?
- Naturellement!
- Quand on paie ces appartements le prix qu'on les
paie, ce n'est pas pour se voir livrer de la m... crotte !
- Pour cet emplacement, avec une vue royale sur le
port, et ce standing, si ce qui vous avait été promis avait été
réalisé, vous auriez fait une affaire exceptionnelle, non? La
télévision parlait de 1500 euros le mètre carré.
- La télé dit n'importe quoi, comme d'habitude
!
- Ce n'est pas le prix?
- Pas vraiment.
- Mme Sanchez aurait dû démentir.
- Ben, c'est-à-dire que... elle le peut
difficilement... Comprenez-moi à demi-mot, Valérie... Il y a prix
et prix.
- Ils ont payé des
dessous-de-table !!! Ah oui !... Je vois.
Le rire joyeux d'Édith Rabastens tintinnabule en
cascatelle. Valérie lui fait écho. Léglise pointe un nez
suspicieux. Les yeux rivés à son moniteur, Sophie Cazenave fait
celle qui ne remarque rien.
- Mais... dites-moi, madame Rabastens, le silence
de votre fameuse mamie Tornada, à ce sujet, euh... laisse supposer
que vous êtes nombreux à avoir bénéficié de ces petits arrangements
entre amis.
- Forcément! Je dirais... la moitié des
propriétaires de la résidence... Vraisemblablement tous ceux qui
ont une profession dans laquelle on peut encore encaisser quelques
espèces. Ça nous arrangeait. C'est bien de jouer les écureuils, de
mettre des tas de noisettes de côté, mais il arrive un jour où il
faut les croquer, les noisettes! Sans ça, ça ne sert à rien...
J'espère que vous n'êtes pas sur écoute !
Nouveau rire en ricochets.
- Non, je vous rassure. Si nous l'étions, il y a
belle lurette que bon nombre de nos clients auraient de gros
ennuis. Et moi, je suis tenue au secret professionnel. Me parler,
c'est comme se confier à un avocat ou à un curé.
Rires. Édith baisse la voix.
- Je vous le dis franchement, Valérie... Pour mon
six pièces, y a eu 20 % de black.
- 20 % ! Et elle en est fière
!
- C'est pas mal, mais y a mieux. Je connais au
moins un de mes partenaires qui a camouflé 33 %... Ça nous a fait
un sacré paquet de frais de notaire en moins.
- On dit « frais de notaire », mais ce sont
surtout des taxes. Les impôts que tu voles,
c'est moi qui les paie!
- Oui, oui, je sais. N'empêche que l'économie est
appréciable. Sans compter que déclarer moins, ça joue également sur
l'ISF.
- Vous y êtes imposable?
- Et comment! Vous savez, aujourd'hui, dès que
vous avez deux ou trois babioles, vous n'y coupez pas.
- Et des babioles, vous en avez quelques-unes.
Pauvre chérie!
Rires.
- Quelques-unes, oui ! Quand on est antiquaire, on
aime les jolies choses.
Évidemment !
- Et les prix montent très vite.
C'est fou !
- L'ISF est absurde, vous ne trouvez pas? Il vous
incite à la médiocrité ou à l'exil.
Arrête ! tu vas me faire
pleurer! Entre 20 et 33 % de dissimulation sur un appart'... Si,
comme elle le dit, la moitié des occupants d'EldoGaronne ont fait
pareil, et si Moran joue ce jeu avec tous ses programmes... Et
depuis vingt ans ou plus! Ça devient une fraude énorme! ÉNORME! Il
faut que Laurent Dubreuil retrouve ses billes. Sinon, ce qui lui
arrive est hyper injuste !
Valérie n'a pas écouté la tirade anti-ISF qui a
suivi; une seule phrase émerge et l'extrait de sa songerie.
- Puisque la banque Geoffroy-Dornan a l'amabilité
de s'intéresser à nos emmouscaillements, je peux vous faire
rencontrer le club des mutins tout aussi mal lotis que moi. En
unissant les bonnes volontés, nous finirons bien par le bouger, le
beau Moran.
Et elle a la surprise de s'entendre répondre
:
- Ah, ça me plairait beaucoup ! Quand est-ce que
vous voulez qu'on se voie? Dans quoi je
m'embarque, moi? Si Puymireau l'apprend, il me vire!
En sortant pour aller déjeuner, Valérie tombe sur
Joël qui, avec son faux air d'Anthony Perkins, vulnérable et
attachant, a le culot de prétendre passer là « par hasard ». Il
veut s'imposer, elle le rabroue. Séducteur, il s'accroche et la
suit sur le chemin du restaurant. Elle est gênée. Il maigrit de semaine en semaine, c'est
impressionnant. Tout juste s'il ne lui chante pas qu'il veut
devenir l'ombre de son ombre, l'ombre de son chien... Elle est
humiliée pour lui. Je ne le reconnais plus.
Comment j'ai pu? Il a un regard si tendre... Il était amusant. Il
rêvait sa vie à voix haute et... et il savait faire partager ses
rêves... Il aimait rire, faire la fête... Tout le contraire de
papa... C'est ce qui m'a plu, ce côté bon vivant... Tu parles d'un
bien vivre, il se tue en devenant alcoolo.
Les voilà devant chez Brunet où Hugo a déjà fait
ouvrir un plateau d'huîtres. Joël ne peut pas entrer : pas assez
d'argent, pas de tickets resto. Valérie est crispée; des aiguilles
dans tout le corps. Oh, c'est pas vrai! Je ne
vais pas le prendre en charge! Il est fichu de faire une scène à
Hugo... Et puis, comment présenter Hugo ? Rien n'est sûr avec
lui... Si je dis « un ami », il va m'en vouloir, il
détestera.
- Je suis désolée, je ne peux pas t'inviter, c'est
un repas d'affaires.
Il rit; la ressemblance avec Perkins devient
frappante.
- T'inquièt' pas, Val. Toi, tu travaill', c'normal
que tu manges.
- Oh, arrête!
Au comble de l'agacement, elle pousse la porte et
le plante sur le trottoir. Je suis nulle ! Je
ne devrais pas agir comme ça ! Il m'a coupé l'appétit, cet
idiot...
Elle rejoint Hugo. Il se lève pour
l'accueillir.
Dehors, Joël s'est collé à la vitrine, les yeux
rivés sur le couple... C'est lui, mon
successeur? Hugo veut embrasser Valérie, elle se dérobe à
demi... Ça a l'air plutôt froid entre eux;
c'est une relation de boulot, pas plus.
Assis, les espionnés échangent quelques mots.
Valérie déplie sa serviette. Hugo porte le regard vers la rue,
ausculte de droite et de gauche... Hé, elle
lui a causé de moi! Coucou, je suis là ! Bonjour monsieur! Hé, ça
l'amuse de me voir! Salut! Valérie se retourne. Ah, elle, je l'énerve !
- Te fâche pas, Valy ! Je t'aime! La rue est à tout le monde. Si elle veut pas qu'on les
regarde bouffer, elle a qu'à aller dans un resto où y a des
rideaux!
Valérie prend une huître. Hugo l'imite. Ils
parlent. Elle sourit. Ils mangent. Il raconte. Elle écoute. Elle
rit. Lui aussi. Il boit.
Joël s'écarte de la vitre. Il
est gras du bide, ce type... C'est pas mon successeur, ça ; elle
aime pas la graisse. Il s'éloigne, le pas incertain.
Et puis, c'est un beau parleur ; elle aime pas
les beaux parleurs... Quand j'aurai retrouvé du boulot, elle
reviendra... Elle aura intérêt à revenir.