La nuit portant conseil, au matin, Laurent
Dubreuil sort de chez lui avec un plan d'action différent de celui
de la veille... Quand son Peugeot Boxer quitte l'allée des Isards,
une Mercedes C 220 argent métallisé le prend en filature. Elle est
conduite par un homme d'une trentaine d'années, à la face
esquimaude et au cou taurin : Matthieu Fourrier.
Laurent s'est dit que foncer à la Cité mondiale
pour extorquer un chèque, comme il l'avait d'abord pensé, n'était
pas forcément la meilleure stratégie, maintes personnes pouvant
s'interposer avant qu'il ne parvienne jusqu'à Moran.
Une fois arrivé sur le chantier, il se met donc au
travail, le cœur léger, en attendant 9 heures pour téléphoner à
Magali Miller.
Et, l'instant venu, il est fier de parader.
- Il disait que je n'avais pas de preuves de ses
magouilles, le beau Jean-Denis!... Prévenez-le que j'en ai!... J'ai
un superbe dossier! Je le tiens à sa disposition. J'exige un
chèque, dans la journée; sinon, ce soir, je le dépose chez
Sud-Ouest.
- Ne quittez pas, Laurent, je lui en parle.
Farid Belkacem, qui peint la fenêtre d'une chambre
à l'étage, porte un regard soucieux sur son ami qui exulte au pied
du saule pleureur dénudé. T'es naïf, mon
frère. C'est un serpent, Moran, tes trop grosses mains pourront
jamais l'attraper.
Magali reprend la ligne.
- Laurent?
- Oui!
- M. Moran vous propose un rendez-vous à 19
heures, il lui est impossible de se libérer plus tôt.
- Mais pourquoi pas tout de suite, puisqu'il est à
côté de vous?
- Vous vous trompez, je l'ai joint sur son
portable; il est à Paris. Il rentre par le TGV qui arrive en fin
d'après-midi.
- Peut-être qu'elle dit
vrai... Bon, d'accord pour 19 heures. Il coupe la
communication, et rit tel un enfant en regagnant le séjour remis à
neuf.
— Je lui fous les jetons, au beau Moran!
À l'étage, Farid dodeline de la tête. T'es trop sûr de toi... Le Dieu, il préfère qu'on lui
demande de l'aide.
Plusieurs fois, durant la nuit, le propos d'Hugo a
tourmenté Valérie : « Rien n'a permis de le mettre directement en
cause... D'autant moins qu'il jouit de hautes protections. »
À nouveau, l'idée que le substitut du procureur
ait pu être mêlé aux intérêts du promoteur l'a assaillie.
Si Moran a des amis haut placés, il n'est pas
impossible qu'Internet en garde trace.
Après s'être libérée dans la matinée de ses tâches
programmées et d'un rendez-vous chez un prospect concerné par une
fusion de sociétés, depuis le retour du déjeuner, elle surfe, à la
recherche d'une piste. Hugo est un garçon
intègre, il ne peut pas avoir pactisé avec le diable. Elle
aimerait s'en convaincre... Alors, elle explore, elle fouille, elle
approfondit... Dans l'espoir de ne rien découvrir... Et, moins elle
trouve, plus elle s'apaise.
Mais un peu avant 17 heures, son estomac se
noue...
Un site québécois consacré aux célébrités
girondines lui apprend qu'au début des années 90, Jean-Denis Moran
a été durant cinq ans l'associé du politicien Jacques Collin au
sein de MC Consulting, une société anonyme parisienne réalisant la
transformation de locaux professionnels en logements. Rien d'étonnant à voir Moran et Collin la main dans la
main! Collin a été cité dans de multiples affaires crapuleuses et a
toujours réussi à passer entre les mailles du filet... Il a même eu
la peau de trois ou quatre juges qui ont carrément changé de
job.
Elle est passée sur Google.fr pour y frapper le
nom de l'ex-ministre de l'Intérieur. Nom d'un
chien! 68527 résultats! Ce requin a une notoriété internationale!
Hugo a raison, Moran a des amis haut placés... Au moins un, en tout
cas.
Survol des sites... Toutes les vies du châtelain
de Carignan défilent : l'authentifiée, la parallèle avérée, la
présomptive controversée, l'invérifiable, l'inavouable... Avec leur
cortège d'engagements, alliances, mésalliances, forfanteries,
compromissions, traquenards, complots, crimes... Le surnom «
Vautrin » revient à chaque page.
Sa fondation du Comité ordre et action, censée
servir la République, est universellement condamnée, et les
pratiques effroyables qui s'y seraient rattachées suscitent
l'imprécation... On évoque l'existence d'un réseau clandestin
subsistant à son démantèlement officiel. Si
Moran a gardé des contacts avec Collin, le tandem peut être hyper
dangereux... Tu es folle! Pourquoi tu fais ça?
Elle vient d'enregistrer ses trouvailles sur le
disque dur de Patouche.
Je ne vais pas me dégonfler
maintenant... Ce serait peut-être plus prudent que je me fasse une
copie sur CD de la totalité du dossier... Je te dis que ça peut
être hyper dangereux ! Fais gaffe !... Oh, arrête de
flipper.
Tout en opérant, la « menace » d'Hugo à propos de
son ciel lui revient : « Fais attention, le tien est en train de
singulièrement se couvrir. » Vautrin a cassé
des juges... Combien en a-t-il compromis?... Attends, tout à
l'heure, j'ai vu un truc dans ce goût-là... Elle retourne
sur Google...
En mars 99, le journal L'Humanité relate la disparition inexpliquée du
palais de justice de Lille de six tomes de pièces du dossier
d'instruction d'une affaire d'atteinte à l'inviolabilité du
domicile et au secret des correspondances, par personne dépositaire
de l'autorité publique, où le nom de Jacques Collin apparaissait
clairement... Le juge Rampelberg a été
dessaisi... et on dirait que l'instruction n'a jamais été
poursuivie... Mars 99, Hugo était justement substitut à Lille, à
l'époque, c'était son premier poste... Il a dû entendre parler de
cette histoire... Débutant. Gascon, comme Collin... Hugo se
détestait exilé à Lille. Il m'a dit qu'il avait bénéficié d'un coup
de pouce pour être nommé à Bordeaux... Disparition inexpliquée de
pièces... Un fier service rendu à Collin ! Tu dérailles... « Je te
préviens, ton ciel est en train de singulièrement se couvrir. »
Arrêêêête !!! Tu joues à te faire peur, merde!
Elle envoie toutes ses données vers Patouche et
grave l'ensemble du « Cas Dubreuil et annexes » sur le CD qu'elle
s'apprête à garder dans son sac à main.
À 17h55, en arrivant avec son acheteur inespéré
nanti d'une mallette de fort calibre, Antoine Gavelier,
septuagénaire rigolard, ventru et déplumé, ne passe pas inaperçu
aux rares occupants du lieu : essentiellement Bertrand Ducos, le
chef de caisse, qui, assisté de ses adjoints, boucle les comptes de
la journée. En principe, après fermeture du guichet, aucun client
n'est admis dans la banque, et le bonhomme Gavelier se confond en
remerciements, flatté d'être l'objet d'une exception.
Le bureau - avec de vraies cloisons et une vraie
intimité - de Marc Léglise étant libre, Valérie reçoit ses
visiteurs sur les terres de son plus fervent opposant.
Cheveux châtains et drus impeccablement coiffés,
larges lunettes à monture épaisse et verres légèrement fumés,
costume deux-pièces tombant à la perfection, Richard Ridouet, le
candidat acheteur, est un homme courtois d'une quarantaine
d'années, à la carrure d'athlète et au regard franc qui ne fuit
jamais les yeux de son interlocuteur. D'entrée, Valérie a éprouvé
de la sympathie pour ce malheureux pigeon dont elle sait depuis la
veille qu'il va acquérir chèrement une entreprise surannée... Et
naturellement, son « empathie pathologique », dirait Hugo, la porte
à le plaindre. Mère Teresa ! Je ne vais tout
de même pas déboulonner mon propre client! Ce pauvre Gavelier est
si heureux de se débarrasser de sa vieillerie.
C'est avec ce dilemme en tête qu'elle a écouté le
buandier exposer le plan de financement très particulier proposé
par son acheteur... Mais cela n'est pas pour surprendre Valérie,
malgré sa faible ancienneté dans la profession; des stratégies
financières tarabiscotées, elle en a déjà vu pratiquer
quelques-unes chez Geoffroy-Dornan, banque d'affaires oblige.
Celle de Richard Ridouet implique qu'il rencontre
un cadre supérieur de l'établissement pour déposer immédiatement le
chargement d'or et de bons de caisse dont il est porteur.
En découvrant le contenu de la petite valise,
Valérie a eu le souffle coupé. Elle a feuilleté les bons et a fait
miroiter les pièces sous blisters. Quelle
sensation étrange. L'impression de palper une
richesse.
- Vous croyez que c'est prudent de transporter
ça?
Ridouet a souri en la fixant, les yeux dans les
yeux.
- Comment voulez-vous que je le transporte?
Elle a reconnu qu'effectivement, la Brink's ne se
justifiait peut-être pas pour un volume, somme toute, modeste. Ils
ont ri.
Valérie appelle le poste de Michel Rey...
Personne... Elle a écarté d'emblée Alexis Barrois, et se rabat donc
sur Robert Puymireau; elle sait qu'il met un point d'honneur à être
le dernier à quitter la place... Elle lui énonce le cas... Cinq
minutes plus tard, avec force affabilités levantines, le directeur
reçoit le trio porteur d'or qu'il fait asseoir dans la partie salon
Art déco de son bureau où, parmi les placages de bois précieux, les
moulures géométriques, les spirales et les motifs floraux stylisés
aux reliefs marqués, trône un authentique vase créé par René
Lalique pour le célèbre paquebot Normandie.
Ses mains grassouillettes s'enveloppant l'une
l'autre - en parfaite adéquation avec l'ameublement -, le maître de
céans a offert un apéritif que ses hôtes ont volontiers accepté.
Valérie, qui a proposé de faire le service, a amusé ces messieurs
en prenant un Vittel.
Richard Ridouet est un homme organisé : du
couvercle de sa mallette rigide qui ne quitte pas ses genoux, il a
sorti un volumineux dossier orange.
- Je sais que les 400 000 euros de crédit que je
demande ne sont pas une petite somme, pour les obtenir, il faut
montrer patte blanche... J'ai l'habitude de ce genre de
transactions. J'achète des entreprises en perte de vitesse, je les
remets sur les rails et je les revends... Vous avez là tous les
éléments prouvant et ma solvabilité, et le sérieux de mon projet...
Je suis un investisseur professionnel, mon dernier avertissement
d'impôts sur le revenu vous prouvera que mes affaires sont
rondement menées.
Coup d'œil oblique approbateur de Puymireau sur le
document soumis à son appréciation.
- Je vis à La Rochelle. Jusqu'à présent, ma zone
d'action était la région Charente-Poitou. Je veux m'étendre;
Bordeaux m'intéresse. J'offre à M. Gavelier le moyen de jouir d'une
retraite bien méritée.
Valérie n'y tient plus...
- Vous avez remarqué que le matériel de
blanchisserie que vous allez acquérir n'est plus de première
jeunesse...
Le vendeur fait les gros yeux.
- Mais, mais... il a toujours été parfaitement
entretenu. C'est de la technique allemande; rien à voir avec les
trucs italiens qu'ils font maintenant. C'est la Rolls du genre, ça
peut tenir encore vingt ans.
Ridouet sourit.
- Cette question ne pose pas de problème
particulier. J'ai pris contact avec un fabricant belge qui
s'associera à mon entreprise : j'amène les locaux et le personnel
compétent, il fournit l'équipement permettant de servir les grands
hôtels en haute qualité, à prix sans concurrence, dans la
demi-journée.
- Dans la demi-journée!
Gavelier a failli s'étrangler.
- Le mémoire que j'ai rédigé vous détaille mes
dispositions.
Il remet l'épaisse chemise orange à Valérie.
- Je prends la totalité du risque financier à ma
charge, la banque n'étant là que pour faire les fonds.
Puymireau sirote son porto.
- Expliquez-moi cela, cher monsieur.
- Le prix d'achat est de 460 000 euros...
J'apporterai 60 000 par virement bancaire et, contre crédit du
solde, j'offre en garantie 300 000 en bons de caisse anonymes du
Crédit régional du Sud-Ouest à échéance de deux ans, reçus en
héritage de ma grand-mère paternelle.
Puymireau se masse les mains.
- Anonymes et non déclarés au fisc, je
suppose..
- Cela va de soi.
Rires complices des trois hommes. Un fraudeur de plus! Ridouet vient de dégringoler
dans l'estime de Valérie. Il a sorti une dizaine de feuillets et
les tend à Puymireau qui, gourmand, les reçoit comme avec
dévotion.
- Vous comprendrez aisément, monsieur le
directeur, que je ne tienne pas à être identifié en donnant ces
bons clandestins à nantir par leur émetteur...
- Naturellement.
- Je vous les laisse donc en garantie, vous pouvez
les garder, j'ai une totale confiance.
Puymireau se rengorge.
- Je suis touché, monsieur Ridouet... D'où
connaissez-vous notre établissement?
- Sa réputation n'est plus à faire... Je vous
situe parmi les grands.
- Je vous remercie... Au téléphone, Mlle Lataste
m'a parlé d'or...
Il fait mine de pouffer dans sa barbe de façon à
préparer l'auditoire au trait d'esprit - à ses yeux - qu'il va
décocher...
- Mlle Lataste « parle toujours d'or »; aussi
est-elle très écoutée dans notre maison.
Seul Gavelier s'est esclaffé, pour bien montrer
qu'il avait compris le jeu de mots. Ses partenaires en négoce se
sont contentés de sourire; il croit bon d'insister.
- Vous savez, Ridouet, ici, vous avez des perles
de banquiers !
Puymireau est en verve, il surenchérit en se
donnant l'image de la modestie.
- Pour des perles de clients.
Et de glousser.
On dirait une vieille
maquerelle. Je ne suis pas faite pour ces ambiances, Léglise doit
avoir raison.
Ridouet a sorti de son attaché-case un blister
renfermant dix pièces d'or.
- J'offre, comme garantie complémentaire, 200 000
euros en pièces de 20 dollars or US. Vu que cela représente plus de
500 unités et que le tout pèse environ 18 kilos, je me suis
contenté de vous amener un échantillon de 100 exemplaires...
Il sort neuf autres blisters semblables au
premier... Le directeur les reçoit, un à un, comme de saintes
reliques.
- Je vous apporterai le solde, si nous tombons
d'accord sur les conditions de prêt.
Gavelier frétille.
- Mais vous tomberez d'accord, vous tomberez
d'accord. N'est-ce pas, monsieur Puymireau?
- Je crois la chose imaginable... 500 pièces comme
celles-ci, disiez-vous...
Il regarde l'or briller entre ses doigts replets,
avec une concupiscence contemplative. Gavelier s'est penché vers
lui, habité par une fascination identique.
Ils sont odieux! Ils sont
ridicules! Regarde-les!
- Ces pièces me viennent, elles aussi, de ma
grand-mère, qui m'aimait beaucoup...
- Cela me semble évident.
- Étant donné qu'elles ont, pareillement, échappé
aux convoitises fiscales, il convient de les traiter avec une égale
discrétion.
Puymireau réprimande, la bouche en
cul-de-poule.
- Monsieur Ridouet, une perle de banquier sait
être aussi secret qu'une huître.
Les trois hommes éclatent d'un même rire.
- Trois larrons! Trois
tricheurs! Ils me révoltent! À quoi reconnaît-on les vraies
et les fausses?
La question de Valérie, énoncée d'un ton espiègle,
jette un froid, les mâles la toisent une fraction de seconde, le
temps que Puymireau s'en tire par la pirouette du roué qui propose
de jouer à un jeu.
- Nous allons rassurer Mlle Lataste et réclamer
l'avis d'un expert. Sait-on jamais...
Demandez à Bertrand Ducos de monter.
Valérie s'écarte pour appeler le chef de caisse.
En narrant une précédente tentative de vente à un couple, ratée,
selon lui, à cause des tergiversations du banquier face à ses
candidats acquéreurs, Gavelier explique qu'il compte voir le client
sérieux qu'il présente obtenir un accord dès demain.
- J'ai jusqu'ici trop traînassé avec des rigolos
désargentés... C'est pas tous les jours qu'on
a le pigeon idéal à plumer! Je suppose que vous avez fait le
calcul, monsieur Puymireau... M. Ridouet vous amène 500 000 euros
de garanties directement monnayables sur le marché pour 400 000 de
crédit, vous ne courez aucun risque.
Le banquier sourit.
- Je l'avais remarqué... et apprécié... Ah! voilà
l'homme qui va tranquilliser notre chère Mlle Lataste. Entrez,
Bertrand, entrez.
Présentations faites, l'expert se met à
l'œuvre.
La tâche, exécutée avec le plus grand soin, amuse
ostensiblement le propriétaire des devises qui rayonne en regardant
Ducos opérer.
Le chevronné cambiste, à la chevelure immaculée,
qui compte plus de trente ans au service de la BGD, a vu passer
entre ses mains des tonnes de métal précieux coté sur toutes les
Bourses du monde... La froideur de son œil clair ne témoigne
d'aucune sympathie particulière pour le sujet de sa
dissection.
Le silence s'est fait... Dans cette fausse paix
dépourvue de sérénité qui s'étire à en devenir douloureuse, chacun
attend son verdict... Les cent pièces sont jaugées et jugées une à
une, selon les lois de son code monétaire dont, dans la maison, il
est le seul à connaître les articles et les alinéas.
Le jugement tombe enfin, libérateur.
- Pas de problème, elles sont authentiques.
Richard Ridouet reprend les dix blisters et les
range soigneusement dans sa mallette.
- Eh bien, maintenant, il ne me reste plus qu'à
recueillir votre accord de principe et, le cas échéant, à convenir
d'un taux.
- Je peux me retirer?
- Bien sûr, Bertrand... Mon cher monsieur, mon
accord de principe, vous l'avez...
Gavelier exulte.
- Vous voyez ! Je vous l'avais dit ! Ils sont
formidables à la BGD! Au Crédit régional du Sud-Ouest, vous auriez
patienté une semaine ou plus. Ici, vous ne vous adressez pas à un
sous-fifre, vous parlez directement avec celui qui décide.
- À quel taux?
- Disons... Le taux de l'emprunt phare... alentour
de 5%.
Ridouet sourit.
- Non... Il était de 4,41 le mois dernier, et il
est plutôt à la baisse... Je vous propose l'Euribor 3 mois, majoré
de un point.
La bienveillance bovine de Puymireau
s'étonne.
- Vous êtes quelqu'un de bien informé.
- C'est mon métier.
- Alors, vous devez savoir qu'un point, cela ne me
laisse même pas de quoi payer le personnel... Trois points me
paraissent plus convenables.
- Ils sont exagérés.
Et la tractation se prolonge, frôlant parfois la
chicane de marchand de tapis. Valérie s'y ennuie. Puymireau va céder à 2,15 que Ridouet sera heureux
d'accepter. Antoine Gavelier est soucieux. Ils ne vont pas me foutre ma vente en l'air,
pour un malheureux demi pour cent d'intérêt!
Ridouet est le premier à capituler.
- D'accord pour Euribor plus 2,30, révisable une
fois l'an, remboursable en cinq ans.
Les deux escrimeurs se serrent la main.
Soulagement du blanchisseur qui commençait à devenir nerveux.
Rictus de Valérie. T'aurais pu gagner 0,15 de
rabais, t'es moins bon que tu le crois.
Puymireau emplit à nouveau les verres.
- Il va de soi que pour devenir définitif, mon
accord de principe est subordonné à l'examen attentif de votre
dossier.
- Je le comprends parfaitement.
Gavelier s'agite.
- Vous n'allez pas laisser traîner! Ça peut se
faire quand? Je suis très pressé.
- Mlle Lataste doit pouvoir étudier la question...
demain matin? Qu'en pensez-vous, Valérie?
- Je peux me libérer pour le faire.
- Parfait. Je suis certain de la qualité de mes
arguments. À tel point que je fais pour mon or comme pour mes bons
de caisse : je vous le confie ; je préfère ne pas me promener trop
longtemps avec.
Ridouet a rouvert son attaché-case. Il en retire
dix blisters convoités par les mains potelées du banquier,
manifestement heureux de s'en saisir.
- Serait-ce trop vous demander, monsieur le
directeur, de les mettre en lieu sûr?
- Nullement, nullement...
Le poussah se lève.
- La salle des coffres étant fermée à cette
heure-ci, je vais héberger votre trésor dans mon coffre personnel.
Ma secrétaire préparera le récépissé de dépôt demain.
- Aucune urgence. Dès que votre décision sera
prise et l'offre préalable établie, je vous amènerai les quatre
cents autres pièces.
En trottinant, chargé du précieux fardeau auquel
il a joint les bons du CRSO, Puymireau s'est rendu au Karat MTD 35
C de chez Solon, bijou de sûreté artistement intégré à la
bibliothèque aux reliures somptueuses.
Le blindage à l'épreuve du feu s'ouvre grâce au
sésame d'une discrète combinaison électronique. Le dépôt s'effectue
avec une gestuelle quasi religieuse. La porte se referme.
Amère, Valérie constate qu'il plane sur la petite
assistance une sorte de soulagement. Je hais
ces gens et leur façon d'être. Chacun arbore un sourire
épanoui, ravi de voir une excellente affaire bien mise sur les
rails. Ridouet est un charmeur mais lui aussi
fraude le fisc, et Puymireau, qui fait de l'abus de biens sociaux
un sport cérébral, l'accueille à bras ouverts... Tous ces mecs
corrompus me sortent par les yeux ! Je ne supporte plus... Mon
malheureux Dubreuil a toujours sué sang et eau pour gagner le
moindre centime, on l'étrille... Celui-là achète une usine-poubelle
pour blanchir le magot de sa supposée aïeule-crésus et on lui cire
les pompes. Aucune morale ! Je ne suis pas faite pour ce job...
Faut flanquer un coup de pied dans la fourmilière... Je n'ai plus
le choix, je ressens ça comme un devoir. Et puis je me suis trop
exposée pour m'en sortir indemne si je baisse les bras... Victimes
de Moran. J'aurais dû les appeler, elles peuvent m'aider. Je le
ferai de la maison.
Elle pense encore à cela en reconduisant un
Gavelier et un Ridouet, aux mines enchantées, à la haute porte en
chêne à deux larges battants claquemurant la banque sur ses
secrets.
Dans la rue, une petite pluie becquette le
trottoir luisant sous l'éclat des illuminations de Noël.