Le lendemain matin, Valérie investit la Cité
administrative et ses tours où elle se livre à une activité fébrile
la faisant galoper, à plusieurs reprises, des différents bureaux du
cadastre à ceux, non moins divers, de la conservation des
hypothèques.
Avant de stationner longuement au deuxième
bureau.
Le transistor ancré immuablement sur France Bleu
Gironde, 100.1, alterne musique et infos.
« Hier soir, les sans-voix se sont emparés de la
parole. Une centaine de manifestants regroupant intermittents du
spectacle, étudiants et chômeurs ont voulu "se la jouer 20 heures
de Pujadas", selon les propres termes d'Olivier Loubet, le
rédacteur en chef de France 3 Aquitaine. Ils ont envahi les locaux
de la chaîne pour interrompre en direct le journal régional afin
d'y lire leur déclaration au nom de tous les précaires... »
Laurent Dubreuil peint en croisant avec
application les passages du rouleau. Au fur et à mesure de son
avance, le plafond paraît s'illuminer; il brille un court instant
et, au séchage, perd sa brillance qui s'évanouit graduellement pour
faire place à une blancheur de satin ranimant l'éclat du neuf.
Y en a plus d'un qui donnerait une fortune
pour rajeunir aussi vite et aussi facilement.
- Laurent ! Viens voir...
C'est Farid Belkacem, le compagnon de ses débuts,
celui qui lui a appris mille et une astuces du métier et n'a pas
hésité à le suivre quand il s'est installé. Son aîné d'une
vingtaine d'années, Algérois arrivé à Bordeaux à quinze ans en
1962, Farid est l'homme de toutes les confiances. Ils ont partagé
les coups durs, les joies, les angoisses, les exaltations... Le
petit homme sec aux cheveux précocement blanchis pourrait être un
père ou un très grand frère pour Laurent; il est un ami. Il a été
bouleversé en apprenant « la tuile qui te décarre sur le coin de la
gueule, je la voyais venir! Je t'ai toujours dit! Cette banque, je
la sentais pas! Le Moran, c'est de la crème de merde ! ».
Laurent est passé dans la pièce d'à côté, un joli
séjour avec cheminée où Éric Monnier, l'apprenti, consterné,
contemple un lé de vieux papier peint pendouillant sur le mur.
Farid est scandalisé.
- Regarde... Ces malpropres, quand ils ont collé,
ils ont pas passé de couche d'impression sur le Placo. Et leur
papier, il est pas stripable! Si tu le décolles, t'arraches tout;
le carton du Placo vient avec.
- On n'est pas sortis de l'auberge !
- Ton client, faut qu'il choisisse... Ou je
recolle et on peint sur le papier existant...
- Ça sera minable ! Il voulait qu'on rebouche la
kyrielle de trous de chevilles. Si on retapisse pas, ça va se voir
comme le nez au milieu de la figure.
- Alors, j'arrache et on fait un crépi ou une
projection de pâte à papier.
- Je suis pas sûr que...
- S'il tient à du papier peint, faut que je
décolle en marchant sur des œufs, que j'enduise à mort pour sauver
le Placo qui va suivre avec le reste, et que je fasse une couche
d'impression. Tu vois le budget? Là, il casse la tirelire, le
proprio !
- Je vais lui téléphoner. Décidément, un souci n'arrive jamais seul.
- Moi, je conseille la projection. Pratique.
Économique. Propre... C'est comme il voudra.
Un clairon sonne la charge : le portable de
Laurent.
Il va le chercher sur l'évier de la cuisine...
Valérie Lataste.
Bravant la consigne de Robert Puymireau, elle
l'invite à passer lundi matin. Elle a peut-être une amorce de
solution à son problème. Elle aura « sous la main les bases de
données permettant un échange qui devra se dérouler sans éclats de
voix ». Qu'est-ce qu'elle me
raconte?
- Si quelqu'un vous demandait ce que vous faites
là... Au cas où Léglise viendrait mettre son
grain de sel... Vous répondrez que vous ne savez pas trop où
vous en êtes dans vos comptes et que vous voulez que nous les
examinions ensemble.
- C'est quoi, cette
salade? Arrêtez votre chanson, j'ai reçu la mise en demeure
de M. Barrois...
- Je le sais, mais il faut que nous mettions, vous
et moi, une stratégie sur pied. Je vais essayer d'obtenir de mon
directeur que nous réglions les chèques que vous avez émis et qui
n'ont pas encore été présentés, pour que vous ne vous retrouviez
pas interdit bancaire... Et puis, je tiens à vous faire part de...
de mes progrès pour vous venir en aide.
Il bougonne.
— Une chic fille mais... à
quoi ça sert? Bon, d'accord... J'y serai. Je vous remercie
de vos efforts.
- À lundi 9 heures. Bon week-end.
En raccrochant, Valérie est parcourue d'un frisson
de joie. Rien n'est gagné, tout reste à faire,
mais j'y arriverai !... À quoi, bon sang? Ce doit être de
fréquenter un substitut du procureur qui me donne cette fringale de
justice... Elle rit. Sophie Cazenave lève le nez, s'en
étonne et s'en réjouit. Cela a pour effet d'amplifier le plaisir de
Valérie; elle ne peut résister à la tentation, elle appelle
Hugo.
En pleine bagarre avec des clandestins roumains
proxénètes qui feignent de ne pas parler un mot de français, il ne
peut lui consacrer qu'à peine plus d'une minute.
Leurs chuchotements amoureux la font rire. Il rit
aussi, en s'autocensurant sur-le-champ.
- Je raccroche, sinon l'avocat de mes zèbres est
fichu de crier à l'attitude raciste et à l'atteinte aux droits de
l'homme. Bisous.
Chez les Dubreuil, ce dimanche sera à marquer
d'une pierre noire.
Louis et Reine, les parents de Laurent, sont venus
déjeuner - ils sont souvent là, le dimanche midi. Eux
habituellement si attentifs à Noémie et Nicolas n'ont pas eu dix
mots aimables à leur intention. La conversation n'a roulé que sur
la faillite probable du fils prodigue, et unique.
- Où ils veulent que je trouve 14 000 euros?
Senior athlétique ne manquant pas d'allure, Louis
a répété à satiété : qu'il se mordait les doigts de s'être porté
caution; que dans la tourmente économique actuelle, il se demandait
comment il avait pu se laisser convaincre que Laurent pourrait
diriger sa barque sans échouer; qu'une fois Andernos perdu, sa
retraite de l'imprimerie Lestrade, « coquette mais quand même », ne
lui permettrait jamais de se reloger sur le Bassin d'Arcachon;
qu'il était trop bon, trop généreux, pas assez méfiant ; qu'il
n'aurait jamais dû signer; que si c'était à refaire...
Au fil de la journée, Laurent s'est répandu en
contritions, en excuses, en regrets... Et Anita a joué les
aides-soignantes ; elle connaît !
Quant à Reine, qui, malgré la voussure naissante
de son dos, conserve de jolis restes de sa beauté passée, elle n'a
cessé de soupirer : que cette histoire la rend malade; qu'elle
avait cru en son Lolo, qu'elle y croit encore; que perdre Andernos,
ce serait perdre une part d'elle-même; que la prière l'apaise;
qu'elle demande au bon Dieu de mettre sur leur route un ange qui
les délivrera de ce mal effroyable...
Là, Anita a éclaté.
- Mal effroyable! Vous voulez venir au CHR, mamie,
pour voir ce que c'est qu'un mal effroyable? Je crains qu'au cours
de votre ancienne activité de vendeuse d'articles religieux vous
n'en ayez pas eu souvent l'occasion. Je peux vous l'offrir. Ce sera
avec plaisir !
Cet après-midi-là, on se séparera un peu
précipitamment, Louis estimant qu'il a besoin de changer d'air
parce que la perspective du désastre l'oppresse... et que, même
s'il avait les 14 000 euros réclamés par la banque - chacun sait
ici qu'il détient beaucoup plus -, il ne les donnerait pas, car il
sent bien que ce ne serait que reculer pour mieux sauter.
- Ce qui est fait est fait. Ce sera certainement
le remords de notre vie, Laurent.
- Je ne me le pardonnerai jamais, papa.
- Je te comprends.
- Je te promets, Lolo, je te l'ai souvent
recommandé, essaye la prière. Tu devrais demander au bon
Dieu.
- Mamaaan...
- Mamie, vous croyez sérieusement que votre bon
Dieu n'a pas autre chose à faire que de jouer les renfloueurs de
trésorerie?
- Vous auriez du mal à cacher que vous avez été
élevée par des parents communistes.
- Mes grands-parents l'étaient aussi! Et j'en suis
fière, même si je leur ai souvent manifesté mon désaccord. Ils
l'ont été à une époque où cela n'était guère facile de l'être en
Espagne, croyez-moi !
En montant dans la Safrane, Reine a un sourire
gentil qui peut irriter.
- Ne vous fâchez pas, mon petit. Je n'ai pas voulu
vous blesser.
- J'en suis convaincue, mamie.
- Dieu peut tout, Anita. Je prie beaucoup pour
vous et les enfants.
- Alors nous sommes sauvés.
- Faut toujours que vous ayez le dernier
mot.
- J'aime bien.
Tandis que le couple et ses deux gamins agitent la
main pour dire au revoir aux visiteurs dont la voiture s'éloigne,
Noémie, mélancolique, s'inquiète.
- C'est vrai ce que t'as dit, papa? T'auras pas
assez d'une vie pour rembourser tout ce que tu devras à papy?
- Te tourmente pas, ma grande... Je connais une
demoiselle qui va m'aider.
Anita soupire. Il croit aux
miracles! Il tient ça de sa mère. Laurent l'a prise par les
épaules et l'a serrée contre lui.