Prologue
« Quel mortel reste juste s’il ne redoute rien ? »
Eschyle
Paris, lundi 5 juin 1780
La sourde rumeur du souper montait jusqu’à lui. Parfois, malgré sa mauvaise oreille et ses bourdonnements, il percevait le tintement des cristaux et les éclats de rire. Il soupira. Encore une de ces soirées dispendieuses qu’affectionnait son neveu. Il réprouvait ces réunions de sociétés mêlées. Avant que sa santé ne se détériore, il y avait pris part davantage par curiosité que par goût. Il en avait été puni par le scandale ressenti. La vie se chargerait-elle de mettre du plomb dans cette tête légère ? Ce n’était pas faute d’avoir sermonné, d’avoir répété à satiété que l’opulence d’une famille ne s’édifiait pas en un jour. Volonté, rigueur, prudence et modestie avaient longtemps présidé à l’irrésistible montée de la leur. Enfin… La leur ? C’était de la sienne qu’il parlait. Ce neveu ne l’était que par alliance, le fâcheux résultat d’un marché qu’alors il avait condamné.
À l’époque, par une de ces clairvoyances particulières qui sont quelquefois départies par le destin, il avait déchiffré dans cet événement une sorte de mésalliance, un alliage de métaux disparates. Oh ! Certes sa nièce ne possédait rien qui pût aimablement attirer, sinon sa bonté et sa douceur, qualités qui pesaient peu dans le siècle. Il la tenait en affection, elle demeurait dans le tendre d’un cœur que la vie avait desséché. Il la considérait comme sa fille. À y bien réfléchir, elle avait été vendue, ou plutôt offerte en gage d’un traité dans lequel seuls les intérêts des parties en présence importaient. Comment en était-on arrivé là ! La faillite, puis la suppression, de la Compagnie des Indes avaient contraint Gaspard de Ravillois, son beau-frère, le père de Charlotte, à de cruels ajustements. Sans réussir à sauver sa fortune, il avait pourtant tenu à honneur de rembourser tous ceux qui lui avaient confié des fonds. Charlotte avait été sacrifiée sur le temple de la vertu. Sans dot, elle avait apporté le nom d’une famille ancienne que l’événement n’avait pas fait démériter, bien au contraire. En y songeant, il en éprouvait encore une sorte de fureur. Il y décelait un acte honteux, une trahison.
De cette union deux fils étaient nés qui assuraient la pérennité mâle des Bougard, désormais Bougard de Ravillois. Qu’il fût porté par un fermier général n’anoblissait pas pour autant un patronyme qui sentait sa roture d’une lieue. Sa rancune l’égarait, il oubliait l’origine lointaine des Chamberlin, sa propre branche. Il en était ainsi de nombre de familles de robe et de finance. C’était l’honneur, la manière de se comporter et la modestie d’un rang qui insensiblement faisaient coïncider la noblesse des charges et des offices, ces savonnettes à vilain, avec la qualité des cœurs et des talents. Il eut un sourire amer ; il y fallait beaucoup de volonté… et d’honnêteté.
Avait-il, lui-même, toujours observé ces règles qu’il eût aimé voir révérer par son neveu ? Nul n’était parfait et à l’âge auquel il était parvenu et dans son état, rien ne servait de se leurrer. Quelques sombres épisodes déparaient une vie en apparence lisse aux yeux du monde. Longtemps il avait tenté de les oublier ou de les justifier de bonnes raisons, en vain. Un craquement le fit sursauter. Encore ces parquets qui travaillaient sans cesse, comme aussi les boiseries. Pourtant cela semblait bien proche… Toujours cette mauvaise oreille ! L’hôtel de Bougard sentait encore le neuf, comme son maître parvenu ! On œuvrait trop vite aujourd’hui dans ces faubourgs nouveaux sans laisser aux artisans le temps de peaufiner les choses. Toute la maison semblait soucieuse de prendre ses aises en étirant ses articulations. Il eût aimé en faire autant.
Il sentait monter cette oppression, cette douleur insistante, qui se répétait trop souvent. Allons, il ferait mieux de cesser de réfléchir. Il avait noté cette tendance à la rumination des pensées, marque sans doute de sa décrépitude. Les craquements se multipliaient. Ah ! Ce bois trop jeune. Et dire qu’il avait eu la faiblesse d’apporter des fonds à cette folie sous le fallacieux prétexte qu’il serait accueilli en famille ! Il avait cédé à sa nièce et loué sa maison sur l’île de la Cité. Combien il la regrettait ; ce changement l’avait achevé ! Folie était bien le mot. Un instant il s’amusa du double sens du mot. Dans son esprit il s’agissait de démesure, de celle dont les dieux affligeaient les humains qu’ils voulaient perdre. Amer, il ricana. Il n’aurait plus manqué que son neveu en vînt à s’enticher de ces constructions fastueuses dont le comte d’Artois avait offert l’exemple à Bagatelle, où son voisin Sainte-James bâtissait à son tour, à grands frais, demeure, jardins et fabriques et même un gigantesque rocher. Pour le coup Bougard s’était limité à un hôtel particulier, encore bien trop opulent… De nouveau il respirait avec peine. En bas on paraissait s’amuser ferme.
Il songea soudain à ses petits-neveux. Armand, l’aîné, suivait les traces de son père. Fiancé à une fille de bonne noblesse, il continuait à mener une vie de roué. Se reprendrait-il en main ? N’était-ce que gourme jetée au vent ? C’était douteux, l’animal était vicieux. Enfin, il allait le serrer comme une proie… Et plutôt deux fois qu’une. Charles, le cadet à peine sorti de la prime enfance, tenait de sa mère et surprenait déjà par son sérieux. On était en droit de faire fond sur ses qualités. Son cœur saignait en pensant à cet enfant charmant, adoré en secret par sa mère, mais souffre-douleur du reste de la famille, et cela pour des raisons qu’il n’avait jamais réussi à démêler. Bien sûr une hanche déformée qui le faisait boiter lui était portée à tort, mais enfin était-ce une raison ?… Son père demeurait indifférent, mais ne lui passait rien… Son frère le méprisait ouvertement. En butte à la vindicte quotidienne de sa grand-mère, souvent il se réfugiait chez lui, son parrain, où personne ne se serait hasardé à le quérir. De longues heures il lisait, assis sur un carreau contre le grand fauteuil du vieillard, le fixant parfois de ses grands yeux noirs empreints de mélancolie.

Il soupira ; il ne verrait pas l’avenir. Il allait mourir, et bientôt. Il le savait en dépit des paroles rassurantes de M. de Gévigland, son médecin. Ses accès d’étouffement se multipliaient. Il songea derechef au mariage de sa nièce. Des fonds contre un nom ! Une infamie que son frère, pris au piège, n’avait su ni pu éviter. Lui, on ne l’avait pas même consulté, connaissant à l’avance les arguments qu’il opposerait au traité. Maintenant il se reprochait de n’avoir point tout entrepris pour sauver de la débâcle un frère chéri. Il en avait pourtant les moyens. Ses remords ne répareraient rien. Sur le moment, il avait estimé ne pas devoir se mêler d’un mariage arrangé, comme il y en avait tant, qui finirait par construire tant bien que mal une union acceptable. Plus tard son frère et sa belle-sœur avaient péri des fièvres de retour des Indes, après avoir reconstitué leur fortune au service d’un radjah.
Certes, au début de cette union, Jacques Bougard de Ravillois l’avait séduit par l’apparent respect porté à sa femme et par la déférence qu’il manifestait à son propre égard. Mais les échos parvenus jusqu’à lui des frasques du personnage et les demandes de plus en plus pressantes d’aide financière, qui avaient suivi, l’avaient rapidement désabusé. Au début il avait cédé. La vieille Bougard, cette gaupe, pressait son fils dans le sens d’une avide rapacité. Non contente de cette conduite indigne, elle exerçait sur sa bru une cruelle sujétion et se plaisait sans relâche à martyriser son petit-fils.
L’affection du vieil homme s’était reportée sur Charlotte, sa seule parente, désormais riche à millions. Hélas ! En un éclair, le goujat, arguant brutalement de sa mise en fonds initiale, avait fondu sur sa proie. Au pharaon, aux courses cette nouvelle mode insensée, avec les filles ou en achats somptuaires, le mari avait dilapidé ce pactole dont ne subsistaient que quelques pierres précieuses. Un soir, il avait, quasiment de force, arraché ces joyaux à l’épouse éplorée. Longtemps après, il les avait secrètement confiés à son petit-neveu qui avait écouté ses instructions, son conseil de les dissimuler au mitan de ses jouets, avec ses billes par exemple. En outre, il lui avait remis un papier dont lui-même souhaitait ignorer l’endroit où Charles le dissimulerait. Mille recommandations avaient suivi sur son importance, et de n’en user que dans un péril extrême. Il s’en remettait à sa sagesse et à son bon sens pour déterminer à qui il pourrait faire confiance. Encore faudrait-il que le destin s’en mêle… Il éprouva une ultime jouissance du bon tour qu’il faisait. À bien y réfléchir cette incertitude lui plaisait. L’enfant, les yeux dans ceux de son parrain, avait juré.
Le samedi, après avoir pris sa résolution, il avait dépêché Tiburce, son vieux valet, dûment prévenu de l’importance de sa mission, porter un pli convoquant mardi, à trois heures de relevée, maître Gondrillard, son notaire. Il avait décidé, c’était devenu une idée fixe, de modifier ses dernières volontés et de refaire son premier testament établi au bénéfice de sa nièce. Le texte manuscrit en était prêt et même signé. Il jugeait désormais Charlotte sous influence, aveuglée par une bonté qui tournait à la bêtise, ignorant être trompée et s’en remettant à son mari pour toutes choses. Elle ne saurait défendre son hoirie1. Il ne s’en était ouvert à quiconque ; Tiburce devait s’en douter, mais c’était un autre lui-même. La totalité de son bien, plus imposant que ses proches ne le supposaient, irait à son petit-neveu Charles. Toutefois l’enfant étant encore trop jeune pour gérer une telle fortune, il entendait confirmer un exécuteur testamentaire qui écarterait les convoitises prévisibles autant que de besoin. Jadis, son choix avait été longuement médité et il n’y avait aucune raison de le modifier. Certes, personne ne régnait sur l’avenir, mais… Il chassa une pensée importune. Avec peine il se leva et gagna la grande table de chêne pour écrire un court message avec un nom dont il fit un double qu’il dissimula dans le tiroir secret de l’un des deux cabinets d’Augsbourg qui lui venaient de son bisaïeul. Il posa l’original sur la tablette de la cheminée à côté du nouveau testament. Il étouffa les chandelles d’un flambeau, puis épuisé par l’effort, le souffle court mais satisfait de toutes ces précautions, il regagna sa couche.

Au bout d’un moment, il se sentit mieux et décida de demander sa tisane. Il n’était pas assuré qu’elle lui ouvrirait les portes du sommeil, mais s’il ne la prenait pas il était sûr du contraire. Dans l’obscurité à peine dissipée par la lueur d’une veilleuse, il chercha le cordon de la sonnette. Il avait tenu, en dépit des vives protestations de la vieille Bougard, à conserver ce lit à baldaquin dans lequel il était né. On ne pouvait passer outre à sa volonté. Sans son aide, son neveu le savait bien, l’hôtel en serait resté aux fondations. Il tâtonna, n’y voyant presque plus. Il parvint à saisir le cordon le long des courtines. Les forces lui manquaient. Il s’y cramponna. Il lui semblait qu’un obstacle s’opposait à ses efforts. Il se retourna sur lui-même pour tirer avec la force de tout son corps affaibli. Diable ! pensait-il, le cordon est bel et bien coincé. Parfois la femme de chambre qui assurait le ménage de ses appartements accrochait le lien à l’une des colonnes tourneboulées du lit. Essoufflé, il redoubla ses tentatives. Une sorte de poudre tomba sur son visage, il éternua en s’étranglant. Dans un dernier craquement, le ciel de lit chut, les courtines entraînées par le lourd châssis se pla quèrent sur son visage sans qu’il parvienne à les soulever. Son cœur lui faisait mal, il étouffait. Enfin, après quelques soubresauts, sa main crispée se détendit alors qu’en bas la fête battait son plein.