V
Pièges
« Il aurait fallu que mon cœur eût été ferré
à glace pour se bien tenir dans un chemin si glissant. »
Furetière
Dans le grand bureau du ministre le désordre
régnait. Une caisse de bois blanc ouverte, comme pillée, vomissait
de la paille. Papiers et cartes s’entassaient sur les fauteuils.
Des livres avaient été jetés à terre et au milieu de tout cela,
Sartine, l’habit bas, semblait agité d’une crise qui consistait à
essayer de dégager son pied d’une longue perruque grise, tout en
feuilletant un épais in-quarto.
– Ah ! dit-il, en apercevant Nicolas.
Vous tombez à pic, mon bon. Aidez-moi, j’enrage.
Nicolas se précipita pour libérer le ministre
qui soupira d’aise.
– Voilà que nos Insurgents, informés sans doute de ma passion,
m’envoient une caisse de perruques faites à Philadelphie ;
cela se voit ! Tout juste bonnes à frotter le
parquet !
Il décrocha un coup de pied vindicatif à la
rebelle qui voltigea jusqu’à la cheminée.
– Parlez-vous anglais ? Il me semble
bien que oui. Jadis une mission à Londres, n’est-ce
pas ?
– Je le parle et l’écris, ayant reçu tout
jeune les leçons d’un officier de la Navy, prisonnier sur parole chez mon père à
Ranreuil. Blessé lors de la descente anglaise dans l’estuaire de la
Vilaine, il s’ennuyait ferme et s’y était de tout cœur
consacré.
– Alors je requiers votre aide. Mais il me
faut au préalable vous mettre au fait d’une aventure navale…
– Monseigneur, intervint d’Arranet, j’ai
déjà conté les préliminaires à Nicolas. J’allais lui préciser les
conditions du retour.
– Bon cela m’évitera des redites. À
l’ouverture des hostilités, réquisitionné par notre escadre,
Le Sartine a participé aux combats de
Madras. Je vous passe les détails, il est pris. Après la
capitulation, le vaisseau devient ponton-prison et finit par être
autorisé, il y a un an, à rentrer en France sous pavillon de
cartel.
– Qui, s’empressa d’indiquer l’amiral,
assure l’inviolabilité d’un bâtiment. Il faut alors arborer un
grand pavillon de couleur blanche doublé en dessous du pavillon de
l’ennemi.
– Bien. Au large du Portugal, au cap
Saint-Vincent, ce vaisseau qui ramenait M. de Bellecombe,
gouverneur de Pondichéry, et sa famille, ainsi qu’une partie de
l’état-major de la garnison, fut canonné par erreur. Enfin, nous
supposons l’erreur… On confondit, semble-t-il, le pavillon blanc de
cartel avec celui du roi, quoique… La bordée tua le capitaine, deux
soldats et fit une douzaine de blessés. Le commissaire anglais du
cartel présent à bord finit par éclaircir la situation avec ses
compatriotes. Bref, Le Sartine fait
voile sur Cadix pour réparer ses avaries et regréer.
Il bouscula les livres sur son bureau.
– La Gazette,
voulant rendre compte de l’événement, s’appuie sur une note de
l’amiral Rodney. La voici en original.
Il lui tendit un papier dont Nicolas prit
rapidement connaissance.
– Je trouve la traduction qui en est faite
révoltante. On parle de distance
respectueuse. Respectueuse ! J’ai demandé qu’on changeât le
terme en imposante, distance imposante. J’exige un erratum.
– Monseigneur, je vous demande un
instant.
Nicolas saisit un des livres dans lesquels il
avait reconnu des dictionnaires de langue anglaise, en consulta
d’autres pendant qu’à son habitude Sartine arpentait son bureau de
long en large. Son impatience grandissait à la mesure du temps pris
par la consultation.
– Alors, Nicolas, j’attends votre
sentence.
– Permettez-moi, monseigneur, de vous
exposer la question grammaticale. L’amiral anglais s’est servi de
ces mots, an awful distance. Que
signifie awful ? Le dictionnaire
de Boyer donne à ce mot la signification de terrible, qui donne de la crainte ; mais si
l’on ouvre le dictionnaire de Johnson, qui est à celui de Boyer ce
qu’est le dictionnaire de l’Académie à celui de Richelet, on y lit
qu’awful est dérivé du mot awe qui signifie crainte
respectueuse, reverential fear.
Au mot awful il cite une phrase de
Milton, that wich strikes with awe, or fills
with reverence, c’est-à-dire qui
annonce la crainte ou est rempli de respect.
– Et alors ?
– Je crois qu’il faut maintenir
distance respectueuse.
– Bon, monsieur, je vois que j’ai tort et
je m’en remets à votre science. Pour l’heure, rien ne me réussit.
Le Sartine est arrivé à Marseille le
9 mai dernier25. Pour la
suite, je confie à votre sagacité l’escroc dont l’amiral a dû vous
entretenir. J’en écrirai à Le Noir. Dès qu’il reparaîtra, car son
audace est telle qu’il n’hésitera pas, il le faut arrêter et
incarcérer sur-le-champ à la Bastille. D’Arranet, faites ce que je
vous ai demandé.
L’amiral sortit. Sartine donna encore quelques
coups de pied dans la caisse, jetant un regard dédaigneux sur le
reste de son contenu.
– Non mais ! Pourquoi pas à la
douzaine ?
Il finit par s’asseoir, le regard longtemps
perdu.
– Nicolas, la meute est sur mes brisées. Je
suis aux abois. J’ignore le temps qui me reste à cette place où je
m’épuise autant que possible à renforcer notre Marine. Notre joueur
de gobelets suisse est persuadé que j’entrave ses projets. Puisse
le royaume ne pas périr de ses remèdes ! On ne gère pas un
vieux royaume comme une maison de banque. Il y a une grande
différence, on le comprendra trop tard, entre un boutiquier et un
homme d’État. Que n’ai-je joué ma carte à la mort du feu roi ?
J’entends les épées qui cliquètent au-dessus de moi… Le moment est
proche…
Il se tenait la tête. Jamais Nicolas ne l’avait
vu dans un pareil état.
– À vous je peux et je dois le confier.
Alors que j’étais habilité à user d’un crédit de cinq à six
millions auprès du trésorier de la Marine chaque année, les
événements en ont décidé autrement et je n’ai pu me tenir dans les
limites permises. Que voulez-vous, tout file à vau-l’eau.
Un long silence suivit.
– Et donc ?
– J’ai haussé la somme des avances et des
billets sur la place pour mon administration à vingt-quatre
millions payables sous trois mois !
Nicolas eut le souffle coupé à cette révélation
et frémit à l’énoncé d’une somme qui représentait quatre années de
ce que le ministre avait été autorisé à dépasser.
– Cela en rajoute à une menace qui plane
depuis longtemps. On peut m’abattre, mais je crois avoir fait en
conscience des prodiges pour mettre la Marine sur un bon pied. Je
suis au désespoir.
– Allons, monseigneur, le roi vous aime.
Mme de Maurepas vous sert sans relâche auprès de son
époux.
– Parlons-en ! Le duc de Croÿ, un mien
ami, et le vôtre depuis l’agonie du feu roi…
Il soupira et secoua la tête comme pour chasser
une image que Nicolas devina.
– Il a battu et rebattu le pavé pour moi.
J’entends encore le rapport de son dernier entretien avec Maurepas.
Il avait rompu la glace et parlé au plus fort. L’autre convenait de
tout, mais répliquait en antienne qu’on n’avait déjà que trop donné
à la Marine. Et Croÿ de répéter le caractère décisif de la guerre
et d’appeler à des emprunts… Maurepas soutenait qu’ils ne seraient
pas remplis et que les parlements renâcleraient. Bref, il voyait
petit et faible, croyant le royaume à quia alors qu’il est riche et
que c’est l’État qui manque de moyens. Son parti était pris, son
plan arrêté, avec cette obstination de vieillard têtu qui ne veut
plus être dérangé dans ses habitudes.
– Rien n’y a fait ?
– Rien. L’air fermé, il repartait sur les
moyens qui n’existaient pas et que du temps où il avait eu la
Marine, on ne lui en avait point donné. Et ainsi de suite… Au vrai,
il veut être honoré, tranquille, en évitant tout ce qui pourrait
attrister ses soupers ou inquiéter son sommeil. Aucun ressort,
aucune énergie pour relever les âmes, ne croyant pas aux vertus
héroïques, donc pénibles, et tenant l’amour du bien public pour une
duperie. Mais je vous l’annonce, le jour où M. Necker
troublera sa sérénité, son temps à lui s’achèvera aussitôt.
– La reine…
– C’est une affaire refroidie. Une alliée
fragile, capricieuse. Désormais, de méchants mots lui
échappent : doucereux menteur,
avocat patelin et j’en passe des pires…
Imaginez du peu…
– Des ragots de cour. Les sentines des
ruelles… Il faut savoir trier.
– De bonne source, Nicolas, de bonne
source. M’avez-vous vu jamais mal informé ? Et bien d’autres
m’en veulent. Ma foi ! Il faut tenir le pot de chambre aux
ministres tant qu’ils sont en puissance et leur renverser sur la
tête sitôt que le pied commence à leur glisser ! L’amiral
d’Estaing se plaint des tours que je lui jouerais. Moi, son
ministre ! Croit-il donc que ses officiers l’apprécient qui
dénoncent en lui un chef trop sévère ? Et quant aux équipages
de son escadre, il leur a abandonné ses parts de prises. Voyez le
bon apôtre ! Et pour compléter le tableau, sachez qu’il a paru
à l’Opéra dans la loge du duc de Chartres – oui, du duc de Chartres
– à la représentation d’Iphigénie en
Tauride et qu’aux acclamations du public la couronne des
héros lui a été accordée !
Il n’était pas dupe des dénégations de Sartine.
Le retour triomphal de l’amiral après une retraite à Savannah due à
un furieux ouragan avait coûté un monde prodigieux. D’Estaing à
Versailles, devant se présenter à son ministre, avait dû, tout
blessé qu’il fût et appuyé sur sa béquille, faire antichambre
plusieurs heures dans les appartements du roi avant que Sartine ne
consente, enfin, à paraître, boudeur et le teint fort animé. En
revanche la reine avait poussé la bonté jusqu’à avancer au héros du
jour un tabouret afin d’y reposer sa jambe. Nicolas considérait le
ministre. Un tel abattement était sans précédent ! Le voir
ainsi, succombant presque au découragement et prêt à jeter les
armes ! Soudain l’homme redressait la tête, apaisé.
– Vous êtes, me dit-on, sur une affaire
touchant un contrôleur général de la Marine. Monsieur…
Monsieur…
Nicolas apprécia en amateur le dit-on et la feinte ignorance du nom.
– Chamberlin. M. de Chamberlin.
– Le crime est-il avéré ? Des
suspects ?
– En tout cas la machination qui a abouti à
cette mort l’est absolument. Pour le reste c’est trop tôt.
– Vous me rendrez compte de l’état de
l’enquête. Comprenez-vous ? Le caractère particulier des
fonctions de la victime…
Présentée ainsi, la proposition était
acceptable.
– De même me remettrez-vous tout document
qui viendrait à apparaître au cours de la procédure.
Nicolas ne répondit pas. Il se réservait
d’aviser. Les archives saisies aux Porcherons n’auraient-elles pas
donné satisfaction ? Sartine ne parut pas remarquer son
silence.
– En un mot, mon cher Nicolas, conclut-il,
gracieux, puis-je compter sur vous pour m’informer sur-le-champ de
tout ce qui pourrait alimenter la cabale contre moi ?
Un instant la vision du ministre rasséréné et
revenu de son accablement fit naître le soupçon d’une comédie
destinée à ameublir les défenses de son interlocuteur et à susciter
sa pitié. Cette supposition ne fit que l’effleurer. Il ne la poussa
pas outre, persuadé par l’expérience que tout était souvent mêlé
chez Sartine sans que lui-même s’en aperçût. Le retour de l’amiral
d’Arranet le dispensa de répondre et de trop s’engager. L’officier
parla à l’oreille de Sartine.
– Voilà qu’on me gâche mon plaisir. Je vous
avais réservé une surprise, et j’en suis privé… Je crois, monsieur,
que Sa Majesté vous attend. Allez, et n’oubliez pas notre
conversation.
Il reprit sa voiture et se fit conduire au
château. Thierry l’attendait dans le salon de l’Œil-de-bœuf. Par le
circuit compliqué que désormais il connaissait bien, il le
conduisit jusqu’à cet appartement sous les combles, mi-bureau,
mi-atelier, où le roi travaillait à ses mécaniques ou rêvait à des
navigations lointaines. Le premier valet de chambre lui sembla bien
mystérieux. Sans gratter il ouvrit la porte et s’effaça devant
Nicolas. À chacune de ses visites, il avait l’impression que
l’espace diminuait et s’emplissait d’objets nouveaux. Il remarqua
sur le sol une peau d’ours d’une dimension peu commune avant qu’un
spectacle inattendu ne le saisisse.
Le roi, dans le vieil habit de coutil blanc
qu’il affectionnait l’été pour travailler, était presque allongé
sur le plancher, penché et les lunettes au nez sur une immense
feuille déployée. Agenouillé à ses côtés, un officier de Marine lui
désignait des points.
– Considérez, Sire, cette grosse presqu’île
baignée par le Saint-Laurent et ouverte sur la mer. Elle a un peu
la forme d’une patte d’ours. Le pays, battu par la mer, est dominé
de hautes montagnes. De là des guerriers de mon peuple, qui furent
vos sujets, attaquent les habits rouges en
Nouvelle-Angleterre.
Nicolas toussa. Le roi et l’officier se
tournèrent. Le roi se releva en s’appuyant sur le bras de
l’officier en qui, le cœur battant d’émotion, il reconnut
Naganda26. Il eut
un mouvement spontané vers le chef micmac que le respect arrêta,
mais que le souverain, l’air paterne, encouragea.
– Embrassez notre ami, Ranreuil. Il me sert
en Amérique aussi généreusement que vous-même.
Les deux hommes s’étreignirent. Naganda n’avait
pas changé et l’uniforme lui seyait à merveille. Ils se continrent
et écoutèrent le roi.
– Imaginez, Ranreuil, que Naganda, sachem
de la Confédération micmac, non content de fournir à nos troupes et
à leurs alliés de précieuses informations sur les mouvements de
l’ennemi, ne cesse d’enrichir par ses rapports notre connaissance
géographique de ces régions. Il est ici pour compléter ses talents
dans ce domaine. Cependant, pour rendre une carte utile il faut
qu’elle soit complète. Il faut respecter les triangulations et les
levées géométriques. Nous lui fournirons les instruments, mais je
souhaite aussi qu’on l’initie aux signes de convention, à la juste
proportion des lignes, aux calculs des distances exactes d’un lieu
à un autre et aux objets conséquents qui s’y trouvent
impliqués.
Le roi réfléchissait.
– Dommage que Louis Le Rouge nous ait
quitté. Il répétait justement que vouloir raisonner la géographie
sans de bonnes cartes, c’était vouloir discuter figures sans avoir
appris le dessin. Saillant vient de mourir, il y a deux mois… Du
reste Paris était l’unique objet de ses études. Il reste Vaugondy,
géographe de mon aïeul le roi Stanislas et par la suite de mon
grand-père. C’est lui qu’il vous faut voir et les bureaux de la
Marine qui se consacrent à cet art. Je crois que Sartine vous
connaît. Savez-vous, Ranreuil, que Naganda m’a accompagné ce jour à
la chasse ?
– Fut-elle heureuse, Votre
Majesté ?
– Excellente ! Un vieux solitaire. Et
de taille ! Votre ami m’a étonné, alors que ces bêtes-là
n’existent pas dans les forêts du Nouveau Monde.
– C’est que le feu roi votre grand-père
m’avait admis à sa vautrait et initié à bien des secrets de
celle-ci.
– Et à d’autres aussi, sans doute… Enfin,
le coureur des forêts s’est penché sur les traces et a décrypté les
empreintes avec une intelligence et une intuition sans pareilles.
Il a observé que les pinces émoussées étaient serrées, grandes et
ouvertes.
– Ce qui, Sire, dit Nicolas, prouvait que
ce n’était pas une laie. Et sans doute l’empreinte débordait-elle
sur le côté, ce qui sous-entendait l’ancienneté de la bête
noire ?
– Je reconnais bien là le petit Ranreuil dont mon aïeul chantait la
science de la traque ! Naganda a déduit la grosseur de
l’animal à la disposition des estocades qu’il avait pratiquées fort
haut sur l’écorce des troncs d’arbre. La vieille bête a essayé de
nous tromper. On avait deviné ses remises dans un bas-fond humide
où elle se rafraîchit.
– Avez-vous déjoué ses ruses
habituelles ?
– Justement, notre hôte, renchérit le roi,
a décelé de faux rembuchers. Le gros a doublé sa voie et cherchait
à nous tromper. Nous nous serions perdus et la chasse eût été
gâchée si… Mais Naganda, contez-nous la chose.
Il faisait chaud, le roi avait tombé l’habit.
Comme il paraissait heureux ! Un jeune homme parlant de ce
qu’il aimait avec ses amis. Des amis, songea Nicolas, qui auraient
pu être ses pères.
– Votre Majesté l’a bien observé. La bauge
de la bête noire découverte, j’ai songé qu’elle usait de
matoiserie, certains orignaux de chez moi le font, et qu’elle
abordait sa remise en marchant à reculons. On l’a cru derrière
nous, elle était devant et Sa Majesté a pu aisément la servir dans
un trou d’eau.
La conversation se poursuivit sur la chasse au
caribou et les pratiques des Indiens qui utilisaient des chiens à
terre lancés sur les bêtes, ne quittant pas leur piste et les
poussant peu à peu dans le courant de la rivière où les chasseurs
en canoë les rejoignaient pour les abattre. Thierry vint avertir le
roi que l’heure d’une audience approchait. Alors que Naganda et
Nicolas se retiraient inclinés, Louis saisit son policier par le
bras et l’entretint à voix basse.
– Ranreuil, cette affaire Chamberlin.
Suivez-la avec attention et rendez-m’en compte, directement. Et
puis j’ai quelque chose pour vous…
Il alla fouiller dans le fatras d’un bureau pour
en extraire deux plis cachetés qu’il lui remit avec un
sourire.
– Faste, monsieur, est le jour où le passé
se rappelle à vous !
Avant de les placer dans sa poche, Nicolas y
jeta un œil ; l’une des écritures lui sembla familière.
À leur retour dans la galerie des Glaces, un
vieux gentilhomme perclus s’approchait. Naganda eut le temps
d’interroger Nicolas sur le fumet fauve qui émanait du personnage
dix pieds avant qu’il ne les croise.
– C’est le maréchal de Richelieu. Il abuse
en tout temps des extraits de musc et d’autres essences fortes
susceptibles de séduire les biches. Dans ce pays-ci, c’est le plus
vieux mâle de la harde !
– Ah ! Le petit Ranreuil. Il vous
suffit d’apparaître et l’on peut être assuré que des nouvelles
assassines ne vont pas tarder à nous surprendre. Mais qui est ce
bel officier ?
Il morgua outrageusement le pauvre Naganda
incliné de respect.
– Monsieur le maréchal, je vous présente
Naganda, sachem des Micmacs, et allié de la France dans cette
guerre. Le feu roi l’appréciait. Monseigneur fut un grand
guerrier…
– Qui s’en souvient hormis vous ? dit
Richelieu, saluant. Pourquoi vivre si vieux si c’est pour être
oublié ? On se moque de vous comme du mont Pagnotte27 !
– Allons, le regret ne sied point à un
homme qui a connu deux siècles, et la gloire de Mahon et de
Fontenoy.
– Flatteur ! Voilà qui me vieillit
d’un coup !
– Point du tout. Il apparaît que l’éminente
dignité qui est la vôtre conserve les guerriers qui en sont
revêtus. C’est un brevet de longévité.
– Hum ! Il reste le talon, comme pour
le roi des Myrmidons. C’est par là que la goutte vous saisit.
– Il faut, monseigneur, mieux envisager la
chose. Le maréchal de Biron qui a quatre-vingt-quatre ans, galope
tous les matins à la fraîche comme un lieutenant. Tonnerre est né
en 1688, Brissac en 1698, d’Harcourt en 1701 et Contades en 1704.
Vous-même, né en 1698, fûtes marié une première fois sous le grand
roi, une seconde sous le feu roi et une troisième cette année. Et,
de plus, immortel comme l’un des quarante de l’Académie.
Le maréchal fut secoué d’un rire
sardonique.
– Hé ! Hé ! Quand on fait le mal,
tout finit par aisément s’arranger comme si les dieux y
pourvoyaient, ou le diable.
– Ne l’évoquez point, il va paraître.
Passant près d’eux la mine haute et son
portefeuille sous le bras, M. Necker les ignora.
– En voilà un, le bougre, s’esclaffa
Richelieu, qui s’estime plus qu’il ne vaut. Savez-vous…
D’un mouvement encore vif, il s’approcha d’eux à
les toucher ; ses senteurs les enveloppèrent et un peu de la
poudre et de la céruse de son maquillage tomba à leurs pieds.
– Il vient de se répandre un nouveau
libelle, encore plus infamant que les précédents. Maurepas l’a reçu
par le courrier de Genève – il en a fait des gorges chaudes avec sa
femme –, Vergennes par celui de Hollande et beaucoup d’autres de
différentes villes de l’étranger et du royaume. Et moi,
direz-vous ? Hé ! De tous. Mal imprimé sur du mauvais
papier.
– Et quelle en est la teneur ?
– On y reproche mille choses à Necker et,
surtout, d’avoir volé la Compagnie des Indes lorsqu’il était
banquier. On le discrédite de mille traits. En un mot on passe
toutes ses opérations en revue pour les dénigrer de la plus
outrageante manière. Il tente en désespoir de cause de tarir le
cours de ces pam phlets, en faisant arrêter ceux qui les
colportent. Et pour tourner en ridicule l’épouse après le mari, on
ne manque pas de rappeler que la dame est née Curchod. A-t-on idée
de s’appeler Culchaud ! On prétend
même qu’elle aurait eu l’infamie de se travestir pour surprendre
l’un d’eux ! On imagine la scène ! Au reste, diatribe peu
convaincante pour les personnes de bien. Je n’aime point le Suisse,
mais à vrai dire l’injustice n’a jamais été mon arme de
prédilection. Et vous, Ranreuil, quelles nouvelles ?
– Sa Majesté m’a fait appeler pour me
donner le bonheur de retrouver un ami.
– Bien ! Bien ! Rien
d’autre ? Vous avez bon privilège de trouver du bonheur à
Versailles. De nos jours on s’y ennuie ferme, à moins d’être jeune
et invité à coqueter au Trianon de la reine… Époque étrange où le
roi ne dit mot à ceux qui lui font la cour. Bast ! Le temps de
la représentation est par trop passé. Louis XIV possédait la
mine, l’orgueil et le goût de l’étiquette et le feu roi la mine
seule… Aujourd’hui… Le coucher est diantrement long. Il faut
s’exténuer à entendre parler de la chasse du jour et, tout
excellent que soit le fond, on ne peut que déplorer que
l’extérieur, l’apparence, en un mot la majesté n’y répondent plus.
Quant aux frères du roi, c’est manière de famille. On dit un mot
honnête à chacun, mais chacun s’aperçoit aussitôt qu’on ne savait
pas seulement qui vous êtes, ni si vous êtes au service. Là non
plus, l’apparence n’est pas encourageante. Mais je radote. Le
bonjour à Noblecourt, lui aussi mon contemporain bien qu’il ne soit
pas maréchal.
– Il n’est que procureur.
– Ma foi, cela requiert de la résistance.
Je passerai rue Montmartre lui demander un peu de conversation et
vérifier son état.
Sur ce mot et après les avoir cérémonieusement
salués, le duc de Richelieu virevolta, appuyé sur sa canne, et,
précédé d’un effluve sanglier, alla
glaner plus loin quelque nouvelle réjouissante ou
scandaleuse.
Naganda devant se présenter au plus vite à
l’hôtel de la Marine pour y rencontrer Sartine et lui remettre un
paquet de dépêches, Nicolas lui proposa de l’y conduire dans sa
voiture. Disposant de quelques jours libres avant de commencer ses
travaux géographiques, il gagnerait Paris le lendemain. Il pourrait
occuper rue Montmartre la chambre de Louis, retenu pour son service
à la cour. Noblecourt serait ravi de le revoir ainsi que toute la
maisonnée qui n’avait cessé de parler de lui. Un souper, prévu chez
Semacgus à Vaugirard le lendemain soir, serait l’occasion rêvée
pour lui de renouer avec le chirurgien de marine et M. de La
Borde. Naganda nageait dans le ravissement quand ils se
quittèrent.
Nicolas repartit aussitôt pour Paris,
s’autorisant un bref arrêt à l’hôtel d’Arranet. Il n’y trouva que
Tribord qui lui indiqua que Mademoiselle venait de passer pour se
changer en boulet de canon et annoncer
qu’elle soupait avec Madame Élisabeth chez qui elle coucherait.
Elle venait de quitter Fausses-Reposes dans une voiture de cour.
Nicolas reçut cette nouvelle avec un sensible déplaisir et dut se
forcer à brider une imagination trop prompte à battre la
campagne.
Emporté par le trot soutenu de son attelage, il
se contraignit à faire le premier bilan de sa journée, en
particulier de ces quelques heures à Versailles, illuminées par ses
retrouvailles avec Naganda. Il ne se faisait guère d’illusions. Le
recours de Sartine à ses talents de traducteur ne trompait guère,
le but recherché était autre. Restait que le ministre ne l’avait
pas abordé ex abrupto de manière à ne
pas froisser les scrupules du commissaire. C’était un peu
en passant, comme aux échecs, en marge
des aventures du Sartine et d’une
longue litanie de récriminations, qu’il avait lâché le morceau et
suggéré, oh ! certes sans ordonner – ce que la pratique de son
caractère aurait pu justifier – que Nicolas ait à l’informer de
toute découverte dans les papiers de M. de Chamberlin pouvant
intéresser le département de la Marine.
Nicolas, se remémorant la conversation, prit
soudain conscience de l’énormité des aveux de Sartine et de la
confiance qu’il lui accordait en révélant, secret d’État
redoutable, la situation des crédits de la Marine et le piège dans
lequel il s’était empêtré en autorisant une espèce de cavalerie les concernant. Étaient-ce des traces de
ces imprudences que le ministre craignait de voir surgir dans les
documents détenus par le contrôleur général disparu ? Ou des
pratiques plus graves étaient-elles à l’origine de ses inquiétudes,
fautes dont les preuves patentes pouvaient ressortir des papiers du
contrôle ? Cela relèverait-il d’une de ces trames d’État dont
l’époque était si féconde dans un temps de guerre, de secrets et de
complots politiques ? L’inquiétude soutenue de Sartine
paraissait en tout cas plaider en ce sens.
Il demeurait de cet imbroglio que le piège se
refermait aussi sur Nicolas. Outre la brutale injonction de Necker
et la confiance intéressée de Sartine, il avait reçu – et de sa
bouche – les ordres du roi. Qu’adviendrait-il dans le cas où
l’enquête aboutissait à découvrir des faits mettant gravement en
cause la gestion de la Marine ? À quel cas de conscience sa
loyauté, son obéissance et sa fidélité seraient-elles
soumises ? Il tenta de se rassurer en se persuadant que ce
qu’il mettrait en évidence serait sans doute les preuves d’une
terrible machination contre Sartine. Le personnage était capable de
bien des choses, et d’erreurs de jugement sur les hommes, mais
Nicolas ne parvenait pas à douter de son intégrité. Il obéirait au
roi et se mettrait en quête de la vérité, mobilisant l’art et
l’habileté, fruits de l’expérience de vingt ans d’exercice de la
haute police.
Une autre question lancinante l’obsédait :
qui avait informé le roi de la mort de Chamberlin ? Un rapport
de Le Noir ? Possible. Un message du directeur du
trésor ? C’était le plus probable et son arrivée affairée au
château pouvait avoir un lien avec une information déjà transmise
au roi. Et après qu’il eut dit à Necker qu’il n’obéirait qu’au
souverain, c’est de celui-ci qu’il avait reçu l’ordre direct
d’agir. Il était vrai aussi qu’entre la ville et Versailles les
nouvelles couraient plus vite qu’un cheval de poste par des canaux
et des biais impossibles à déceler.
Il devrait aviser au fur et à mesure que
l’écheveau de l’enquête se déviderait. L’intervention du pouvoir
dans cette affaire pouvait donner l’impression que le meurtre était
lié à l’existence de documents recherchés par beaucoup. Peut-être
la vérité résidait-elle dans le caractère délétère des relations
entre les membres de la famille de Chamberlin ? Celles-ci
apparaissaient comme autant de faux-semblant pour dissimuler…
Quoi ? Il se reprit. Ce meurtre domestique paraissait conduire
à une affaire d’État par la seule et simple raison des fonctions de
M. de Chamberlin et des affaires – secrètes ? – qu’il
était conduit – et lui seul ? – à traiter.
La soirée était déjà fort avancée lorsqu’il
franchit la porte de la Conférence. Il renvoya le cocher, le
priant, si la chose était possible, de le prendre le lendemain à
huit heures rue Montmartre. Hormis le fournil où régnait
l’habituelle activité de la nuit, tout paraissait endormi. C’était
sans compter avec Catherine qu’il gronda affectueusement de l’avoir
si tard attendu. Apprenant qu’il n’avait point soupé, ni d’ailleurs
dîné, elle s’affaira à l’accoutumée, ranimant du soufflet le
potager, sortant le beurre de sa terrine et épluchant des oignons
nouveaux, de l’ail et des herbes. Elle retira d’un poêlon où elles
dégorgeaient dans de l’eau vinaigrée des amourettes de
veau28 qu’elle tronçonna en morceaux égaux. Le
beurre grésillant et fonçant de couleur, elle y jeta l’abat, au
préalable poivré et salé, qu’elle fit prestement revenir.
– La chose, vois-tu, est déligate. Il faut
le tour de main et ne boint faire durcir cette tendreté.
Elle retira les tronçons pour les mettre à part
et fit revenir l’oignon, l’ail et les herbes finement coupés. En un
instant ce fut à point. Elle acheva la préparation par une jetée de
vinaigre qui lia l’ensemble et recouvrit les amourettes de cette
préparation fumante. Elle apporta du pain frais. Nicolas avait
observé, l’eau à la bouche, le manège de Catherine. Il se jeta sur
le plat, se brûlant tant sa gourmandise était excitée. Cette chair
blanche, plus ferme que celle des cervelles, l’emplissait d’un
bonheur simple et de gratitude pour Catherine qui considérait avec
satisfaction le succès de sa préparation. Elle lui versa plusieurs
bolées de cidre de peur qu’il ne s’étouffe. C’était un de ces
breuvages un peu âpres qu’il appréciait tant pour lui rappeler sa
Bretagne natale, celui qu’il buvait en cachette avec les gamins de
Tréhi guier à l’issue de leurs parties brutales de soule29, après s’être jetés dans les eaux de la
Vilaine pour laver la fange et les plaies qui les
souillaient.
Il annonça à Catherine, ravie, le retour de
Naganda, lui demanda de préparer la chambre de Louis, l’embrassa et
monta dans ses appartements. En se déshabillant il sentit dans la
poche de son pourpoint les plis que le roi lui avait donnés,
totalement oubliés dans l’affairement de la journée. Le premier
semblait avoir fait un long chemin et subi les aléas du soleil et
de l’humidité. Le papier, grossier et raffiné à la fois, ne
ressemblait à rien de connu. Le sceau en pain à cacheter s’était
peu à peu dissous. Il le rompit et délia le message. Il reconnut
aussitôt l’écriture de Pigneau, son ami de jeunesse, prêtre aux
Missions étrangères depuis de longues années en Asie. Par une
précédente missive, Nicolas savait que Pierre était devenu évêque
en Cochinchine. Le message était bref. Il se portait bien. Il
recherchait la meilleure voie pour développer la foi chrétienne et
protéger ses fidèles. Pourtant, le ton était à l’inquiétude. Il
soutenait un jeune prince, Nguyen Anh, qui luttait contre les
rebelles Tây-Son. Il craignait d’avoir sacrifié la sécurité et même
la survie des chrétiens du Daï-Viet en faisant ce choix. Il
adressait sa bénédiction à Nicolas et lui demandait le secours de
ses prières. Il revit le jeune homme qui l’accompagnait au concert
spirituel du Louvre. Leurs sorties s’achevaient toujours par une
visite à Stoehrer, pâtissier de la reine, où ils se goinfraient de
babas au sirop de safran. Il songea à ces temps insouciants. Comme
les années filaient !
En soupirant, il ouvrit le second pli. Il ne
portait aucune mention. Le papier commun alignait des chiffres. Le
cœur lui battait. C’était un message en code et il ne pouvait
émaner que d’Antoinette. Il s’assit à son bureau, en fit jouer le
tiroir secret pour en extraire un long rouleau de papier puis,
plume à la main, se mit avec méthode à transcrire le message. Il
lui parut aussitôt que la mère de Louis était en proie à la plus
vive inquiétude. Elle l’avait rédigé dans un désordre sans doute
maîtrisé en partie pour ne pas inquiéter outre mesure Nicolas.
L’impression qu’elle offrait n’en était que plus forte.
Mon bien cher
Nicolas,
Je crains que ce qui se
passe à Londres ne vous procure trop d’inquiétude pour vous laisser
dans l’incertitude du sort qui m’est réservé. Rassurez-vous, ce
n’est pas du ressort de nos affaires. J’écris en hâte pour ne pas
rater le prochain courrier. Il est vrai que l’issue de tout cela
est encore plus qu’incertaine. La vie que je mène ici ne saurait
être tolérable que si je suis persuadée que vos soucis pour moi,
que je sais sincères, ne sont pas accrus par des situations
extérieures à mon état particulier. Je crois… On a voté ici un acte
de tolérance qui modifie les peines atroces prononcées contre les
catholiques. Cela est d’autant plus méritoire que le roi passe pour
leur plus implacable ennemi. Un parlementaire, lord Gordon, tête
furieuse, a appelé à la sédition30. Des milliers
d’insurgés se livrent dans Londres à de cruels excès. Jamais on ne
vit désordre plus grand dans une nation policée. Ce ne sont que
pillages, vols et incendies de toutes parts. L’armée devrait être
appelée et on ne sait comment tout cela finira. J’ai moi-même
échappé de peu à une mort qui n’eût été rien sans les outrages dont
elle aurait été précédée. Pourquoi faut-il que je vous raconte
cela ? J’ai pu fuir. Lord A. m’a accueillie. J’ose
espérer qu’on est content de moi. Embrassez Louis et prenez soin de
lui et de vous. Votre fidèle et dévouée Antoinette.
Outre l’admiration pour ce que le style disait
de la transformation de l’ancienne Satin, cette lettre ranima en Nicolas les
sentiments de remords qui souvent le submergeaient au souvenir des
conditions dans lesquelles Antoinette avait quitté la France.
Encouragée par Sartine, elle s’était délibérément jetée dans la
gueule du loup, devenant agent double auprès de Lord Aschbury, chef
des services anglais. Elle y déployait depuis des années une
activité incessante, prodiguant les informations les plus recoupées
au roi et à ses ministres sur les nominations aux commandements
navals et sur les mouvements de la croisière anglaise. Louis
n’avait pas à rougir de sa mère.
Mouchette, apparue entre-temps, passait et
repassait entre les jambes de son maître pour distraire une humeur
qu’elle pressentait mauvaise. Il se coucha l’angoisse au ventre,
sans trouver le repos et poursuivi d’images effrayantes. Il n’avait
jamais remarqué auparavant, tant son sommeil était bon, combien
était bruyante la nuit parisienne. À plusieurs reprises il entendit
les pas et les paroles fortes de la patrouille
grise composée de sergents du Châtelet et de bas officiers
des gardes-françaises, armés, mais en habits bourgeois. Perçant le
silence, les appels stridents des porte-lumières, Voici le falot, le firent sursauter. Il ne prêta
guère attention aux cris des oiseaux de nuit, ni aux cavalcades des
rats dans le grenier. À trois heures du matin, alors qu’il allait
sombrer dans le repos espéré, le piétinement d’une foule, hommes et
bêtes, l’en empêcha. Tous les matins les paysans des environs de
Paris apportaient légumes, fruits et fleurs à la halle. Ils
venaient de sept à huit lieues à la ronde investir la ville
endormie dans un tumulte ininterrompu.
Les cauchemars firent suite à l’insomnie. Ce
n’était que songes vagues, décousus, confus et presque informes
dans lesquels il s’évertuait à discerner quelque claire
signification. Il s’en désespéra tant il aurait souhaité démêler
l’écheveau, mettre un ordre dans cette succession d’images
absurdes. Les contes de Fine, sa nourrice à Guérande, resurgirent
avec leurs effrayantes figures de gobelins, de loups-garous et du
moine sans tête qui ne répond jamais aux questions. Il crut même
entendre dans l’innocente rue Montmartre le vacarme des pierres de
la charrette de l’ankou. Sans doute
sensible à son état, Mouchette ne cessait de gronder sourdement. Il
s’éveilla à l’aube, trempé de sueur et la bouche amère.
Jeudi 8 juin 1780
Une pâle lueur signalait le lever du soleil.
Après ses ablutions, il descendit aux écuries. La maisonnée dormait
encore, y compris Catherine pourtant toujours si matinale. Il
bouchonna et étrilla Sémillante qui, joyeuse, comprit aussitôt
qu’une sortie s’apprêtait. Avant de monter en selle, il dut
attacher le pauvre Pluton qui multipliait les marques d’affection
envers son sauveur et gémissait de l’envie de les suivre. Il
l’emmenait souvent en voiture hors les murs pour qu’il se dépense
dans la campagne. À Paris, le risque était trop grand du fait des
équipages, des molosses qui les précédaient et de la pré sence de
troupes de chiens errants toujours prêts à la bataille. La ville
multipliait trop les dangers pour qu’il y risquât son aimable
compagnon. Au petit trot il gagna le Cours-la-Reine. Il se fit
ouvrir la grille pour galoper jusqu’à la colline de Chaillot. À
cette heure les cavaliers étaient autorisés en l’absence des
promeneurs. Il alla prendre son déjeuner chez Lebœuf, traiteur qui
ne fermait jamais, où il rencontra Federici, garde des
Champs-Élysées, qui le régala du bilan détaillé des événements et
incidents de la nuit.
De retour rue Montmartre, Nicolas remit sa
monture aux mains amicales de Poitevin, lui recommandant d’ajouter
un peu de vin et de miel dans son picotin. Il embrassa Catherine et
Marion, s’enquit de la santé de M. de Noblecourt aux mains de
son barbier. Il leur demanda de lui annoncer la venue de Naganda et
de lui rappeler le souper chez Semacgus auquel le vieux magistrat
avait donné de longue main son imprimatur. Selon Marion, la dernière chose était
inutile, le maître, ne voulant pas porter perruque par cette
chaleur, se faisait friser dans la perspective de cette
exceptionnelle sortie. Cette opération le rendait d’humeur
exécrable. À l’heure dite la voiture de police se présenta avec
ordre du lieutenant général de laisser le commissaire en disposer à
sa guise et aussi longtemps que nécessaire.
Le temps était à l’orage, lourd, chaud,
humide, et la ville exhalait des bouffées de puanteur. Bourdeau
l’accueillit en chemise, la perruque tirée et s’épongeant le front.
Nicolas lui conta par le menu sa journée à Versailles. L’annonce du
retour de Naganda ne parut guère le ravir. Pour le reste,
l’inspecteur n’en fut guère surpris. Pour lui, il devenait de plus
en plus évident que M. de Chamberlin, ou plutôt ce qu’il était
censé détenir, se trouvait au centre d’intérêts divergents. Ainsi,
Nicolas, empêtré dans les rets d’influences contradictoires,
était-il placé au nœud de l’affaire, espéré comme un allié ou
redouté comme un adversaire. Encore fallait-il déterminer de quoi
il était question. Pour le moment, démêler la situation au sein de
la famille de Ravillois demeurait prioritaire et, sur ce point
précis, il détenait désormais quelques révélations
intéressantes.
– Apprête-toi à apprendre des choses
surprenantes qui éclairent d’un jour nouveau toute l’affaire. Nous
avions placé nos meilleures mouches à l’affût de ce qui pouvait se
passer aux Porcherons. Rabouine m’a fait son rapport et il est
piquant.
– J’étais persuadé que cette famille nous
en apprendrait long dès que nous aurions le dos tourné. Je
t’écoute.
– Primo, le
fils est joueur et fréquente les établissements de pharaon où il
perd gros. Ce n’est pas la moindre de ses caravanes31…
– En conséquence, les filles aussi, je
suppose ?
– Jusqu’à une période récente, un
enragé ! En abondance et des plus dispendieuses, mais…
– Mais ?
– Depuis peu, complète abstinence. Nous
avons voulu en savoir plus long. Il a été filé et nous l’avons
surpris entrant chez un médicastre de très mauvaise réputation,
inventeur, comme il y en a tant, d’une liqueur prétendument
salvatrice. Songe qu’il est fiancé et doit se marier sous
peu !
– Je comprends que ce poupard s’est fait
poivrer et qu’il entend passer sous
l’archet du grand remède pour y suer sa vérole.
– Il y a en effet apparence qu’une
petite fille ad hoc lui ait fourni
l’assaisonnement avec l’accommo dement. Il s’évertue à purger la
chose en pure perte et, dans ce but, multiplie sans compter la
dépense. Et cela s’ajoute au déficit au jeu qui, lui, se
perpétue.
– Nous y voilà !
– Qui plus est, il avait signé des
lettres à échéance.
– Comment as-tu découvert
cela ?
– Peuh ! C’est un milieu où tout se
traite dans la discrétion, sauf lorsqu’un client ne tient pas
parole. Alors la nouvelle court comme une traînée de poudre. Et de
fait il a cent piques au-dessus de la tête !
– Et ?
– Tu découvriras avec intérêt que feu
M. de Chamberlin, son grand-oncle par alliance, avait racheté,
en sous-main, nombre de ses traites.
– Pour les honorer ?
– Point du tout. Plutôt pour nourrir
contre son parent de redoutables desseins.
– Dans quel but, selon toi ?
– Va savoir ! Reste que le vieux
surveillait d’un œil les déportements du godelureau. Il n’est pas
avilissement qui ne mérite un jour sa sanction… Rassemblait-il des
éléments en vue d’une manœuvre ? Moyen de déshonorer le fils
préféré de ce M. de Ravillois qu’il détestait de
notoriété ? J’ai, comme tu le verras, quelques raisons de le
penser.
– Je crois qu’une conversation avec cet
intéressant petit jeune homme s’impose.
– Hélas ! Tu devras attendre. Toute
la famille quitte ce matin Paris afin d’assister à la pompe funèbre
de M. de Chamberlin. Elle sera célébrée dans deux jours, soit
samedi, dans l’église des Récol lets, à Sézanne, en Champagne, où
il possédait un bien.
– Voilà une hâte bien fâcheuse et des
plus étrange.
– Ce n’est pas tout, et je te réserve le
plus surprenant pour la fin. Le vertueux Tiburce, ce parangon des
serviteurs dévoués…
– En voilà bien une autre ! Que lui
reproche-t-on ?
– Ah !
Alors pour recourir durant
l’âpre saison
Il fallut aux brebis dérober
leur toison.
– Que me chantes-tu là ?
– Voilà quelqu’un qui, sous les
trompeuses apparences déployées, a le secret de dissimuler une vie
des plus désordonnées. Je ne sais si un reste d’honneur lui faisait
servir son maître comme il convient.
– Allons, au fait.
– Ce vieillard entretient une galvaudeuse
logée comme une princesse dans un entresol de la Chaussée d’Antin.
Une certaine Henriette Bussaud dite la
Lofaque. Souviens-toi que tu avais, l’autre jour, esquissé
une réflexion sur la réticence de M. Patay au sujet du susdit
Tiburce.
– Sans parvenir à démêler pourquoi. Et
alors ?
– Et alors ? Je suis allé consulter
le Registre.
– Un vieux serviteur de famille,
surveillé par la pousse et qui aurait
sa notule dans nos bureaux ?
– Tu ne crois pas si bien dire. L’homme a
été soupçonné, en 1772, d’intérêts dans des établissements de jeux
clandestins. Il y faisait attirer les jeunes étrangers, en
particulier les petits Anglais du Grand
Tour, ensuite dépouillés au cours de parties simulées. Sans
compter cela, des matrones distinguées, qu’il tenait en sa main,
présentaient à ces jeunes gens de prétendues innocentes. Tu peux
imaginer la suite. Il a fini par être découvert et convaincu, en
1775.
– Arrêté ? Jugé ?
– Point du tout ! Lors des
événements de la guerre des farines, Le Noir écarté de la
lieutenance générale de la police au profit d’Albert, ton
ami…
Nicolas hocha la tête en souriant.
– J’étais vieille
cour et peu en grâce alors…
– Or, apprends que cet Albert a fait de
Tiburce son espion particulier auprès de M. de Chamberlin,
contrôleur général de la Marine !
– Cela est intrigant. Et dans quel
but ?
– Souviens-toi des cabales de l’époque.
Albert était l’homme de Turgot. Rassembler des informations sur les
crédits de la Marine, c’était espérer pouvoir réunir des armes et
des arguments contre l’adversaire. Que souhaitait Albert ? Il
avait remplacé Le Noir, fidèle de Sartine, et ce dernier était
toujours aux affaires, justement ministre de la Marine.
– Je comprends mieux. Je suppose que ce
petit manège d’espion ancillaire auprès de M. de Chamberlin a
pris fin quand Albert fut écarté. Ce que tu me découvres implique
une autre interrogation. Cet espionnage était-il compatible avec
l’attachement sincère qu’il paraissait avoir pour son
maître ?
– M’est avis que M. de Chamberlin en
était informé, le tolérait et même s’en servait. Du moins si j’en
crois M. Patay.
– Tu l’as revu ?
Bourdeau allumait sa vieille pipe ; son
visage disparut un instant dans le nuage des premières
bouffées.
– Certes, pendant que tu faisais ta cour
à Versailles. Persuadé qu’il avait gardé par-devers lui quelques
remarques intéressantes sur le valet de chambre, je lui ai mis
cartes en mains. Il est honnête et a bien voulu consentir à
s’ouvrir à nous de ce qu’il savait. Et tu vas pouvoir juger de
l’importance de ses propos, ceux de quelqu’un qui approchait
confidemment M. de Chamberlin. Leur nature est telle qu’ils ne
se peuvent confier que sous le sceau du secret et alors qu’il n’en
résulte plus rien pour le principal intéressé.
– Le brave homme !
– Tu peux le dire pour celui-là. Bien que
tu sois le parfait élève de Sartine : bon jugement sur les
hommes en général, mais avec quelques malheureuses
exceptions.
– Et assurément Tiburce en est une. Ce
que tu viens de me révéler est déjà considérable. À quels
prolongements dois-je désormais m’attendre ?
– Il s’avère, selon Patay, que l’homme
s’est trouvé à l’origine de la corruption du jeune Armand de
Ravillois. C’est par son intermédiaire qu’à peine sorti du collège,
le jeune homme a été jeté dans les bras d’impures et initié au jeu
dans des lieux de cocange, emplis de
tricheurs et de crocs toujours prêts à faire cracher la dette plus
vite qu’elle ne se fait.
– Ainsi la situation du petit-neveu
serait-elle l’œuvre volontaire et déterminée de Tiburce ? Nous
allons de Charybde en Scylla ! L’a-t-il corrompu de son propre
fait ou pour le compte d’un tiers ? Et, pour être clair, à qui
obéissait-il en entraînant le petit-neveu dans la débauche ?
Aux injonctions du grand-oncle ? Si j’en juge par le seul
rachat des dettes…
– … La réponse est donnée ! Je crois
que la seule fidélité de Tiburce, c’est son attachement à son
maître. Les hommes ne sont point d’une pièce. Ce qu’il cherchait
pour Albert, c’était des moyens de compromettre Sartine ;
Chamberlin n’était pas en cause. Et pour le reste, je demeure
persuadé que les haines qui agitent cette famille portent racines
des menées que nous mettons au jour peu à peu.
Nicolas fit quelques pas, agité de pensées
contradictoires.
– Dans ces conditions, Pierre, il nous
faut réexaminer l’interrogatoire du valet par rapport à
l’événement, mais aussi en relation avec ce qui vient de nous être
révélé.
Il sortit son petit carnet noir qu’il
feuilleta avec fièvre.
– Frère de lait du défunt, il paraissait
lui vouer une affection sincère.
– C’est peut-être ce qu’il a voulu nous
faire accroire ?
– C’est lui qui nous a apporté les
indications sur la manière dont M. de Chamberlin usait de sa
sonnette de lit. Il est vrai, et tu as raison d’être plus
suspicieux que je ne le suis, qu’il a été interrogé comme un témoin
extérieur qui ne pouvait, a priori,
être mis en cause. Ce fut une erreur de ma part.
– Il nous signale également la présence
d’un pli sur la cheminée. Cela paraît extravagant dans le cas où il
l’aurait dérobé.
– Ou diantrement habile ! Reste que
certaines constatations me font penser qu’il est sincèrement ému
par la mort de son maître. Ce qu’il nous raconte sur les querelles
de famille, l’hostilité à l’égard de M. de Ravillois,
l’attachement pour Charles, tout cela correspond à ce que pensait
M. de Chamberlin. Connaît-il lui-même des difficultés
financières ? Il tient le ménage d’une fille. De celles qui
croquent aisément les fortunes les plus consolidées en compagnie
d’un greluchon. Il faudra creuser dans ce sens. Souhaitait-il la
mort de son maître pour en tirer profit ? Et si document
secret il y a, comme semblent le croire tous ceux qui s’intéressent
aux archives de M. de Chamberlin, n’était-il pas le mieux
placé pour le trouver et le négocier ?
– Qui te dit qu’il ne l’a point
fait ?
– Mon intuition.
– Alors, la messe est dite !
Des ronds de fumée montaient vers les poutres
du plafond.
– Tu as raison d’être sceptique. Ayons,
au plut tôt, une conversation serrée avec M. Tiburce.
– Tu devras attendre quelques jours. Le
serviteur fidèle se devait d’accompagner le corps de son maître à
sa dernière demeure. Et itou de toute la famille. Depuis ce matin
la maison est close et abandonnée pour quelques jours. Le
domestique est de la partie. Le château
de Sézanne étant rarement occupé, toute cette séquelle devra y
loger un jour ou deux, de là une présence nécessaire de leurs
gens.
– Je tente de rassembler ces données
échevelées et de mettre un peu de raison dans ce fatras. Nous
sommes en présence de deux énigmes : un obscur drame familial
pétri de haines et d’intérêts et une affaire d’État. En raison de
ses fonctions, M. de Chamberlin demeure le lien entre les
deux. Était-il d’ailleurs irréprochable dans le maniement des
deniers publics ? De nos jours, qui sort les mains nettes de
certains emplois ?
– Ou qu’il ait détenu une pièce
compromettante. Et à partir de ce constat, les hypothèses se
dédoublent et se multiplient à l’envi ! Trouvons le point de
section entre les deux cas. En existe-t-il un
d’ailleurs ?
– En tout état de cause, la prochaine
victime pourrait bien être Sartine.
– Tu veux dire qu’on tenterait quelque
menée homicide contre lui ?
– Ce qu’à Dieu ne plaise ! Mais il y
a d’autres moyens de détruire un homme comme lui. La disgrâce,
l’exil, le déshonneur…
Nicolas se concentrait, derechef, sur son
petit carnet.
– Il me vient une idée. Tu vas la
condamner et sans doute auras-tu raison. Elle sort, je t’en
préviens, des sentiers battus. Te souviens-tu de cette équipée
nocturne à l’hôtel de Rieussec32 ?
– Et comment ! Une escalade suivie
d’une effraction ! Je revois l’aventure comme j’y étais, le
vertige avec.
– Eh bien ! Je souhaite répéter la
chose à l’hôtel de Ravillois. Une visite discrète, méthodique et
sans risques qui nous permettra de parfaire notre connaissance de
la maison et de ses habitants.
– Sans risques, c’est un peu vite dit et
avancer un fait sans en être assuré. Je crois revoir la loge d’un
portier.
– Tu viens de m’assurer que la maison
serait vide.
– C’est vrai. Mais j’envisage une issue,
car l’une de nos mouches a lié amitié avec l’homme, un peu porté
sur le flacon. Je crois aisé qu’il puisse le distraire suffisamment
pendant notre expédition. À nous de lui en indiquer l’horaire.
Quelle alléchante perspective ! Mais tu sembles oublier que ce
soir…
– … nous sommes conviés à souper chez
Semacgus. Cela s’accordera parfaitement. Nous quitterons Vaugirard
fort tard. Noblecourt a prévu de dormir sur place. Pour rejoindre
les Porcherons nous prendrons hors les murs. Naganda, qui sera de
la partie, nous accompagnera. Il est de bonne compagnie dans une
pareille conjoncture. Je le préviendrai des tenants de
l’équipée.
Bourdeau ne répondit pas, l’air bougon. Les
bouffées de fumée s’accélérèrent. L’inspecteur se garda pourtant
d’élever la moindre objection sous le regard amusé de Nicolas qui
lisait en lui à livre ouvert.
– En attendant, reprit-il, il nous faut
poursuivre l’enquête auprès des participants de la soirée à l’hôtel
de Ravillois. Nous n’avons pas encore entendu M. de
Sainte-James. Je présume, te connaissant comme un autre
moi-même…
Bourdeau rougit de plaisir. Ah ! songea
Nicolas, comme il était aisé de jouer sur les faiblesses humaines.
Il s’en voulut un peu de cette ruse innocente.
– … que tu as lancé des recherches sur la
coquine protégée par M. Tiburce ?
– Nous saurons tout, et vite. Son train
et ce qu’il dilapide pour elle.
– Les passions des vieillards sont les
pires.
Dans la voiture qui les conduisait au bois de
Boulogne vers la folie du financier, Nicolas méditait. De quelle
manière user pour aborder le trésorier général de la Marine ?
Peut-être était-il plus habile de ne pas évoquer de but en blanc la
mort de M. de Chamberlin ? S’il parvenait à persuader
Sainte-James qu’une autre affaire les conduisait jusqu’à lui, il
jetterait le trouble dans son esprit, état des plus favorable pour
faire surgir quelques vérités enterrées. Il gazerait l’affaire de
l’hôtel de Ravillois et sonderait à l’aveuglette les matières où
l’homme de finance pouvait se sentir menacé. Alors, par chance, ou
par un hasard qui, les précédents ne manquaient pas, n’était
souvent que le rapprochement fortuit entre deux éléments, la
lumière jaillirait peut-être qui indiquerait la voie à suivre. Les
confidences de Sartine lui offraient une base ferme pour bâtir sa
stratégie : demeurer évasif et se bien garder de lâcher le
morceau, en l’évoquant pourtant de telle sorte que l’homme soit
naturellement conduit à se confier plus qu’il ne l’aurait souhaité.
Il ne s’agissait pas de se hasarder sans précaution et tout perdre
au risque de s’être trop aventuré, mais d’agiter en douceur
quelques fantômes d’épouvantails.
Il s’ouvrit de son projet à Bourdeau qui
l’approuva, tout en relevant son intrépidité et les risques
encourus. N’y avait-il pas d’inconvénients à ne point interroger le
témoin sur le déroulement de la soirée et sur ses relations avec
cette famille ? Pour Nicolas, ces questionnements-là ne leur
apprendraient rien. Les précisions apportées par le baron de
Besenval étaient parfaitement limpides. Leur religion faite sur ce
point, la curiosité devait plutôt porter sur le dissimulé des liens discrets possiblement tissés et
susceptibles d’apporter une nouvelle et édifiante lueur à leur
enquête.
Dans ses bureaux, des commis leur indiquèrent
que M. de Sainte-James se trouvait à Boulogne. Sa folie donnait sur la route menant du bois à
Neuilly. Une nuée de laquais se disputèrent l’honneur de les
accueillir. Oui, monsieur était au logis. Non, point dans la
maison, mais plus sûrement dans le parc et, assurément, près du
canal supérieur. On se proposa de les y conduire. Ils pénétrèrent
dans un théâtre de verdure insoupçonnable de l’extérieur qui
rappela à Nicolas, moins le relief, le parc du duc de Chartres à
Monceau. Tout commençait à poindre, mais rien n’était encore
achevé. Un canal, avec de savants méandres, traversait le parc
coupé de ponts, de grottes, de kiosques orientaux et de toutes
sortes de pavillons de la plus gracieuse venue. Ils finirent par
découvrir le maître de ces lieux enchantés, entouré de son
architecte et d’ouvriers.
Nicolas savait comment aborder le trésorier
général de la Marine, s’y étant préparé depuis leur départ de
Paris. M. de Sainte-James rutilait au soleil, transpirant dans
un habit de satin moiré tirant sur l’orange. Sa chevelure, frisée
et poudrée, était nouée sur la nuque en catogan. L’homme, de belle
prestance, de taille moyenne, un peu corpulent, avait un visage
empli, satisfait mais sans hauteur, à qui des bajoues naissantes
offraient une sorte de majesté. Des yeux bleu-noir semblaient
appartenir à un autre homme plus renfermé, ou plus sagace,
différent de celui qu’aurait pu suggérer son aspect extérieur.
Apercevant les arrivants, il se détourna d’un plan que lui
soumettait l’homme de l’art.
– Messieurs, dit-il, touchant d’une main
le tricorne qu’il tenait serré sous son bras. À qui ai-je
l’honneur ?
– Monsieur, dit Nicolas s’inclinant, nous
sommes au désespoir de vous déranger.
– Oh ! Ce n’est rien. J’examine le
fonctionnement de mon canal. Le ruissellement des eaux de l’avenue
soulage la pompe qui alimente un réservoir niché sur cette grotte,
la gravité ne suffisant pour mes jeux d’eau. Voyez cette rocaille
adossée au mur, on croit en voir jaillir des eaux
souterraines ! Mais ma passion m’entraîne, sans égard pour mes
visiteurs.
– Permettez, monsieur, de vous faire mon
compliment sur la splendeur et la variété de votre parc…
Sainte-James salua.
– Pourriez-vous nous accorder quelques
instants d’entretien ? Je suis le marquis de Ranreuil, chargé
auprès du ministre de la maison du roi d’enquêtes particulières. De
celles…
Il baissa le ton.
– … qui demandent doigté et discrétion.
Monsieur est mon adjoint.
Le trésorier général les entraîna sans
commentaire vers un petit kiosque où se dressait un banc à
l’antique, les invitant courtoisement à y prendre place.
– Monsieur, repartit Nicolas, nous sommes
en guerre et l’ennemi anglais n’a de cesse de traverser nos secrets
les mieux gardés.
– Eh ! J’en suis aussi averti que
vous-même. Que puis-je vous apporter dans un domaine pour moi si
étranger ?
– Il n’est pas de mon ressort de vous
entraîner sur ce chemin-là. Reste que l’attention portée aux
crédits de la Marine, les rumeurs qui se multiplient au moment où
le trésor est au plus bas…
Au fur et à mesure que ses paroles
s’égrenaient, il sentait son interlocuteur se tendre près de lui,
sur ses gardes.
– On y pourvoit, monsieur, on y
pourvoit.
– Cependant, ces rumeurs ?
– Des rumeurs, quelles
rumeurs ?
– Sans doute répandues par les sicaires
anglais. Il nous revient qu’ils s’intéresseraient aux conditions
dans lesquelles ces mêmes crédits sont mis en œuvre.
Nicolas s’engageait, il le savait, dans une
voie délicate et dangereuse. Sainte-James demeura un moment
silencieux.
– J’ignore, monsieur, d’où vous tenez ces
informations et ce qui vous autorise à les divulguer. Je ne peux
que les démentir.
Il parut au commissaire que cette réaction
était normale et que le trésorier ne pouvait prendre la chose
autrement.
– Mais, si par hasard, vous découvriez
une menée dangereuse au secret des pratiques de votre
administration, convenez-vous qu’il faudrait en rendre compte
aussitôt ?
– Il ne me semble pas que j’aie à
répondre de cela devant vous, mais la chose serait tellement
naturelle que mon silence vaut réponse.
– Peut-être avez-vous été informé de la
mort de M. de Chamberlin, contrôleur général de la Marine
honoraire ? Il est de vos connaissances, je crois ?
L’homme demeura sans réaction, considérant le
dôme du kiosque avec attention.
– Je dois vous confirmer, si vous ne le
saviez déjà, qu’il a été assassiné. D’aucuns s’interrogent sur le
sort de certains de ses papiers.
Pour le coup, M. de Sainte-James se
leva.
– Messieurs, je n’en ai que trop entendu.
Je crains que ma pompe ne requière toute mon attention. Je ne
saurais trop la laisser seule. Mais je pense que vous connaissez le
chemin.
De retour vers Paris, Nicolas demeura coi un
long moment, puis, à la grande surprise de Bourdeau, éclata de rire
en se frottant les mains.
– Ne crois pas que nous ayons fait chou
blanc. Il a laissé paraître plus qu’il n’en a dit. Il ne s’indigne
pas outre mesure que sa gestion soit mise en cause, mais
l’évocation des papiers de Chamberlin le met à la géhenne. Il a
tâché de se modérer, tout en se faisant violence pour ne point
éclater. Il était pourpre.
– Pour biaiseur qu’il soit, je suis de
ton avis. La touche finale l’a bellement estoqué, quoiqu’il se
tienne trop bien pour faire du carillon.
– Et encore, je n’ai pas voulu lui
indiquer d’autre endroit qui pût lui faire croire que j’en savais
plus long. Tu verras, la graine a été jetée, elle mûrira peu à peu.
Bientôt le trouble le tenaillera et pourrait bien se convertir en
imprudence. Je suis persuadé qu’un précieux papier existe et qu’il
suscite bien des inquiétudes.