III
Singularités
« Est-ce quelque dédale où ta raison
perdue
ne se retrouve pas ? »
Malherbe
À La Grande Pinte,
qui ressemblait à s’y méprendre au Tambour
royal, Ramponeau les accueillit comme de vieilles
connaissances. La salle était comble, mais il fit installer un
petit guéridon autour duquel ils s’installèrent. Il prit aussitôt
la parole avec sa gouaille coutumière.
– Quel bon vent vous conduit ici ?
J’avais l’habitude de vous traiter à la Courtille. En fait on ne
m’y voit plus guère, c’est mon fils qui tient le Tambour royal. Mais j’ai repris ici. À tout
commerce nouveau il faut donner l’éclat, pas vrai ? Et quoi de
plus éclatant que Ramponeau ? Pour sûr, le Tambour ça avait tout une histoire. À vous je peux
bien le dire, du mauvais vin, du ginguet à petit prix. Enfin,
mauvais, point pour tout le monde. On réservait, n’est-ce pas, la
qualité pour les amis. C’est qu’j’avais du beau monde et du plus
relevé. Grandes dames, hauts seigneurs, la cour et la ville
affluaient chez moi.
Il s’adressa soudain à une serveuse en cotte
rouge qui passait près d’eux, portant des plats fumants.
– Hé, la Mariette, un grand pichet de vin
de Suresnes de ma réserve, hein ! Pour des amis. Et vite, il
fait soif. Où en étais-je ? Et quoi de mieux qu’un beau petit
scandale pour vous mettre au premier plan ? Y a déjà vingt
ans, un certain Gaudon, qui me prenait pour une quille, ne v’là t-y
pas qui m’veut faire monter sur une scène comme à la foire
Saint-Laurent ! Au début je calcule que ça me ramènera de la
pratique, puis je réfléchis qu’il fera rire de moi. J’avais tout à
risquer dans cette aventure qui m’abandonnerait aux moqueries du
parterre. Pommes pourries et trognons de choux ! Vous me direz
que j’avais signé un marché, mais comme j’le jugeais injuste, pas
de raison de l’honorer. M’produire ainsi sur le rempart du
boulevert11 comme
Arlequin ? Suis-je-t-y une bête curieuse ? Le bougre a
vite senti ce que l’on doit à un cabaretier. Un comme ego qui donne à boire à petit prix à un peuple très
inflammable pour le calmer. La police devrait me
remercier !
Il eut un clin d’œil éloquent vers les
policiers.
– Ces brocardeurs que vous voyez tout
autour de nous viennent chez moi sanctifier les jours de salut et
de miséricorde. S’empiffrent comme des gorets et s’arrosent en
proportion. Pour sûr, je donne à travailler aux médecins de ceux
qui abusent et ruinent leur santé. J’avions ma part aux progrès du
siècle. J’participe à la prospérité du royaume. Le vieux Fritz à
Berlin gargouille, selon la Gazette, qu’un royaume est tant riche
que par les hommes. Ici c’est-y-pas un temple de la fécondité
heureuse ? Les filles qui en veulent, et même les autres,
peuvent-elles pas y trouver le plus grand choix de vigoureux
gaillards ? C’que Bacchus détruit d’un côté, Vénus l’rétablit
de l’autre, et hop ! Grâce à qui ? À Ramponeau, un vrai
fil en trop !
– J’ai toujours considéré que vous étiez en
effet un philanthrope, dit Nicolas,
écrasant le pied de l’inspecteur écarlate de rire contenu. Et
êtes-vous satisfait de La Grande
Pinte ?
– Peuh ! C’est selon, ça bat d’une
aile. La Grande Pinte, j’en voulais
faire un autre Tambour, mais les temps
et la clientèle ont changé. Des beuveries le dimanche et même le
lundi, des goûters de commis, des soupers de petits marchands et
quelques parties carrées, quelques festins de noces, c’est bien le
bout ! La concurrence est rude ; désormais la recette du
Ramponeau est connue. J’ai donné le la
et les mauvais crincrins ont vite compris la musique. Les boutiques
de marchands de vins s’multiplient. J’vas encore être obligé de
baisser les prix et, ma foi, la qualité s’en ressentira… Reste la
matelote, ma reine ! Là, j’ai point de rivaux.
Il agitait une chevelure léonine et empoissée.
Son visage violacé à la bouche de travers et aux petits yeux sans
cesse en mouvement ne plaidait pas en faveur de l’aménité de son
caractère. Avant de s’éloigner, il cingla de la main le haut de la
jupe de la servante accourue avec la boisson.
– Grouille, ma jolie garce, tu vois ces
beaux messieurs, ce sont des amis. Le meilleur pour eux. Je vous
laisse, la pratique veut me parler. Ramponeau n’est pas comédien,
mais toujours sous les feux de la rampe !
– Que nous proposez-vous, jeune
fille ? dit Nicolas souriant.
– Ben, en v’là un qu’est honnête au moins,
et joli garçon en plus ! dit-elle, se campant les mains sur
les hanches en lorgnant le commissaire. J’vas vous faire une
faveur ; l’lundi faut prendre garde, on sert les restes du
dimanche. Comme y fait bien lourd, ils tournent ! Aussi comme
vous êtes, à c’qui paraît, des amis du Jean et bien aimables de
surcroît, j’vous conseille la matelote de cervelle de bœuf et une
flopée de mauviettes à la broche avec une salade de pissenlits. Y a
point de risques avec cette mangeaille-là !
– Détaille-nous un peu la chose, on aime le
déconfit des plats, demanda Bourdeau,
l’œil émerillonné de convoitise.
– Bon, v’là aut’chose ! Dieu merci,
sont pas tous comme vous. La cervelle bien dégorgée et désaignée et un peu marinée dans l’vin blanc. Une
fois blanchie dans l’eau bouillante, tu la langes comme un poupon
de bardes de lard avec sel, poivre, persil, ciboules, tranches de
citron, thym, laurier, basilic et gousses d’ail. Tu fais dorer à la
braise blanche. Pour la sauce, reste à faire cuire de petits
oignons grelots dans du vin blanc et du coulis, à réduction. La
cervelle toute grésillante s’ra coupée en tranches et
arrosée.
– Les matelotes de Ramponeau tiennent leurs
promesses ! Et les mauviettes ?
– Oh ! Il attige, çui-là ! J’te
dirais une belle nichée d’oisillons, eux aussi bardés, à la broche.
La sauce, combinée de leur dégout12 et du
verjus à la bigarade, mouille des rôties. Et la salade d’pissenlits
à l’ail pour vous rafraîchir la dalle.
Plus de questions, car j’n’y répondrions point. J’entends le vieux
qui me quérit.
Le vin était frais, clair et léger ; l’hôte
ne les avait pas trompés.
– M. de Gévigland est bien aimable,
remarqua Bourdeau.
– Et sans lui, ce crime risquait fort de
passer inaperçu. Comment envisager la suite ?
– M’est avis que cette famille dissimule
bien des choses. Les haines et les trames s’y entrecroisent.
– De fait ils sont tous suspects, car ils
ont tous sans exception intérêt à la mort de M. de Chamberlin.
La nièce hérite de sa fortune, le mari mettra ascendant à tout, le
fils aîné verra sans doute ses dettes éteintes, et la belle-mère de
Mme de Ravillois détestait le vieil homme.
– Tu oublies Tiburce, le valet.
Nicolas eut un triste sourire.
– J’ai du mal à l’imaginer en
assassin ; il ressemble trop au chanoine Le Floch.
– Foin du sentiment ! Il bénéficie
largement du testament. Et tu omets l’exécuteur
testamentaire ; son profit n’est point négligeable.
Un vielleux entama une allègre ritournelle. Un
groupe de jeunes gens se mit à danser en mesure, puis l’homme passa
dans les rangées de tables tendant son chapeau où les
liards13 tombaient peu à peu. Nicolas avait
souvent croisé cette figure parisienne qui arpentait les quartiers
sans relâche.
– Je ne l’oublie pas. Mais si je reprends
point par point ce que nous avons relevé jusqu’à présent, une
impression d’inachevé me submerge.
– Mon maître disait…
– Ton maître ? Tu as un maître ?
Toi !
– Jean-Jacques14. Il
prétendait que l’art d’interroger n’est pas si facile qu’on pense.
Il faut avoir déjà beaucoup appris pour savoir demander ce qu’on ne
sait pas.
– Il m’ôte les mots de la bouche. Rabouine
doit être envoyé rue des Mathurins. Qu’il consulte le voisinage et
fasse parler les domestiques. Il faut découvrir les dessous cachés
et ce qu’on s’évertue à nous celer. Nous verrons l’exécuteur
testamentaire et les invités…
– Le marquis de Ranreuil les
connaît-il ?
– Le comte de Besenval, je l’ai croisé
plusieurs fois chez la reine. Il fait partie de la petite bande de
Trianon. Proche de Choiseul, il fut naguère inspecteur général des
Suisses et des Grisons. Fort riche au demeurant. Quant à
Sainte-James, il est célèbre par la folie fastueuse qu’il édifie au bois de
Boulogne.
– Cela me revient : n’est-ce pas lui
qui a fait venir de Fontainebleau des pierres titanesques par des
charrois de quarante chevaux ?
– Si fait. Le roi, quand on l’évoque devant
lui, l’appelle l’homme au rocher.
La servante déposa sur le guéridon le plat de
matelote tout fumant. Ils s’empressèrent d’y faire honneur et pour
un temps le silence prévalut.
– J’adore les bardes de lard grillé qui
croustillent et préparent au moelleux des abats.
– Et ces épices et cet arrière-goût de
marinade qui relèvent ce que le plat pourrait avoir de fade.
Ramponeau surgit, l’air inquiet.
– Alors, cette matelote ? Elle
convient à messeigneurs ?
– C’est d’anthologie, laissa échapper
Nicolas non sans arrière-pensées.
– Dante ? Au logis ? Quès
aco ? J’connais point ce particulier-là. S’aviserait-il de
faire la matelote mieux que Ramponeau ?
– Point du tout, Maître Jean. Je signifie
par là que la vôtre mériterait de paraître en bonne place dans un
de ces manuels de cuisine qui se multiplient et rassemblent les
meilleures recettes du temps.
– Ah ! J’aimions mieux cela ! À
la bonne santé, messieurs. Je vous fais porter sur mon compte un
petit vin de ma vigne sur le mont des Martyrs, vous en clabauderez
de bonheur ! Quant aux cloupiaux
que vous allez croquer, j’les garantis plumés ce matin même de ma
main. C’est dire !
Il s’éloigna bougonnant, Dante au logis, a-ton idée !
– Tu te paies sa tête, dit Bourdeau.
– Je parfais juste son éducation. Pour
revenir à notre affaire. Pléthore de suspects et de points obscurs.
Ces plis qui ont disparu. Tu as observé que je ne m’en suis pas
enquis dans les interrogatoires.
– Tu ne voulais pas donner l’éveil.
– D’autant plus que les précautions prises
par M. de Chamberlin indiquaient qu’il soupçonnait des menées.
Lesquelles ?
– Il ne mesurait pas sa confiance à
l’exécuteur testamentaire pour ne le point changer dans son
deuxième testament. Pourquoi tous ces plis dispersés ?
Nicolas paraissait méditer. On apporta les
mauviettes et le vin annoncé. D’enthousiasme ils se jetèrent sur
les volatiles.
– Attention, dit Nicolas amusé de la
voracité de Bourdeau qui les croquait à belles dents, Semacgus m’a
souvent conseillé de prendre garde aux petits os de ces oiseaux.
Ils se brisent en esquilles comme ceux du conin15 et risquent de se ficher dans les intestins.
Il les répute plus dangereux que les arêtes.
– Oh ! J’ai presque toutes mes dents
et je veille à bien mâcher.
– Pourquoi s’emparer de plis sur la
tablette de la cheminée et ne pas dissimuler le piège du baldaquin
en replaçant le cordon à son attache habituelle ? Hein !
Peux-tu me le dire ?
– Tu veux suggérer que celui, ou celle, qui
a dérobé les plis, ignorait que la mort de M. de Chamberlin
était machinée ?
– C’est une première hypothèse.
– Tu en as une autre ?
– Réfléchis. Rétablir le cordon c’est
confirmer, prouver même que le voleur de plis est aussi l’assassin.
Or la mort a été découverte au petit matin, donc le coupable, pour
les plis, ne peut être qu’un membre de la famille ou du domestique.
Là, un doute subsiste car on a pu faire le même raisonnement pour
mieux fausser la piste. Je tourne en rond. Enfin, j’en reviens
encore au cœur d’un mystère encore plus épais.
– Pour le coup, je ne forlonge plus, tes
brisées disparaissent !
– L’échelle, ou plutôt l’absence
d’échelle…
– Et la bille aussi ?
– Aussi, mais peut-être accessoire. Mais
l’échelle, l’échelle… Dans ce bel hôtel, ton avis sur la hauteur
des plafonds ?
– Je dirais quelques toises16 … trois, ou un peu plus.
– Tu vois juste. Et l’attache de la
sonnette ?
– Un peu moins, deux toises et demie sous
la corniche.
– Inaccessible donc sans
échelle ?
Bourdeau se frappa la tête.
– Tu as raison. Je n’y avais pas songé.
Alors, si le voleur de plis n’a pas été en mesure d’effacer les
traces de la machination, c’est qu’il ne disposait pas, ou plus,
des moyens de s’élever à hauteur de le faire.
– Ou qu’il n’en était pas l’auteur. Or il a
bien fallu mettre en place ce piège diabolique. Qui, quand,
comment ? Nous avons surgi sur un terrain que chacun avait
piétiné. Le valet qui découvre le corps de son maître, les cris,
les appels, l’éveil des autres, les domestiques affolés qui se
croisent, les maîtres qui accourent dans la chambre. On se
précipite vers le lit, pas tous.
– Pas tous ?
– L’un, plus attentif que les autres,
parcourt la pièce du regard, remarque les deux plis et discrètement
s’en empare. Est-ce l’assassin ? Rien ne le prouve. Nous
arrivons plusieurs heures après. Gévigland a-t-il tout
observé ? Sa vigilance a pu être trompée, mais je ne le crois
pas. C’est au moment du constat de l’accident et de la mort de
M. de Chamberlin que s’est effectué le vol des papiers. Et
nous voici face à un trompe-l’œil d’illusions. La réalité se
manifeste drapée d’oripeaux de théâtre. Elle nous abuse et ses
apparences nous tiennent lieu de vérités.
– Et la bille ?
– Oh ! La bille… Cette agate a pu
rouler… Mais elle a pu aussi être égarée après être tombée de la
poche du petit-neveu. Que faisait-il sous le lit ? A-t-il
surpris quelque chose ? Il m’a semblé bien effrayé lors de
notre entretien avec sa mère. L’as-tu bien observé quand la bille
lui fut tendue ?
– Je considérais son étrange mère.
– Moi, je l’ai bien regardé. Plusieurs
expressions ont passé dans son regard : surprise, crainte et
volonté de résister à toute velléité de réaction et, surtout, de ne
pas faire le geste de reprendre son bien.
– Et de cela tu déduis ?
– Juste un petit mouvement de l’enfant lors
de la découverte du corps de son grand-oncle. Imagine : le
tumulte est grand. Sa chambre est sans doute proche. Il s’éveille,
s’habille à la hâte. Il se glisse parmi les adultes groupés autour
du lit. Tous les regards sont fixés sur l’enchevêtrement du ciel de
lit tombé. Qui alors le remarque ? Qui peut se douter qu’il va
s’emparer des plis ?
– Le fait-il, si ton idée correspond à la
vérité, parce qu’on le lui a demandé ?
– Dans la conjoncture que l’on sait, plutôt
de son propre chef. La boule a heurté un bord mais sans pourtant
atteindre l’autre…
Il demeurait pensif sous le regard inquiet de
Bourdeau.
– Pour revenir à la bille, dit ce dernier,
il y a une autre possibilité.
– Je t’écoute.
– S’il n’a pas repris son bien avec
simplicité, c’est qu’il sait où tu l’as retrouvée et qu’il ne veut
pas avouer avoir été sous le lit de M. de Chamberlin. Une
attitude que Tiburce nous a révélée. Sans doute a-t-il assisté à un
entretien et entendu ce qu’il n’aurait pas dû entendre. N’est-ce
pas plausible ?
– Nous aurons du pain sur la planche
demain. Une nouvelle visite s’impose rue des Mathurins, d’autant
que nous n’avons pas interrogé le fils aîné et les
domestiques.
– Je connais ta préférence sur la question.
Il n’est pas mauvais de laisser planer le doute et la crainte. Ces
gens vont s’agiter entre eux…
Ramponeau revint les entêter. Ils durent subir
son amphigouri, puis il tint à diable à leur faire goûter un marc
de sa façon, distillé de ses vins. La nuit était tombée et le
faubourg avait retrouvé son calme. Çà et là, des groupes d’ivrognes
titubant beuglaient à la lune. Bourdeau, qui habitait au faubourg
Saint-Marcel, déposa Nicolas rue Montmartre.
La porte cochère franchie, Nicolas perçut le
bruit léger d’une galopade. Une ombre surgit de l’obscurité de la
cour, deux pattes s’appuyèrent sur ses épaules et une langue
râpeuse lui balaya le visage.
– Allons Pluton, oui, oui, bonne bête…
Allez ! Couché !
Il lui flattait le col et le chien gémissait et
bavait de plaisir.
De l’écurie provenaient des hennissements joyeux
et des bruits de sabots. Sémillante, finalement acquise par
Nicolas, et le cheval de Noblecourt manifestaient ensemble leur
présence, saluant tout à la fois Nicolas et rappelant à eux leur
compagnon. Pluton, récupéré naguère sanglant au Grand Commun17, avait
acquis ses grandes entrées chez l’ancien procureur. Cette amicale
liaison était tolérée par Mouchette, qui avait conclu une paix sans
condition avec le mâtin. Il fallait les voir reposer ensemble pour
comprendre que les clauses n’avaient pas été trop rudes. Une pensée
serra le cœur de Nicolas. Le pauvre Cyrus, au bout de son âge, les
avait quittés l’hiver dernier. On l’avait enterré au bout du
jardin ; un rosier en marquait l’emplacement. Son
exceptionnelle longévité avait laissé espérer qu’il échappe rait
encore un peu à la loi commune. Comme tout son entourage, le vieux
magistrat en avait éprouvé un vif chagrin. Mais la gentillesse
pataude de Pluton, sans faire oublier Cyrus, s’était peu à peu
imposée. Mouchette et lui se relayaient avec équanimité auprès de
Noblecourt et de Nicolas.
Il constata que Catherine, Marion et Poitevin
avaient rejoint leurs couches. Il avait dû en imposer à la
cuisinière alsacienne, qui prenait de l’âge elle aussi, afin
qu’elle ne l’attendît point chaque soir. Elle s’y était résignée en
regimbant pour ne pas déplaire à son idole. Elle ne tenait pas
toujours parole, trouvant souvent un prétexte plausible pour
justifier sa veille. Marion avait quant à elle atteint un palier.
Elle paraissait immuable, gardant toute sa tête, et ne laissant sa
place à personne pour une dernière patte à une sauce. Lors des grands dîners, elle
s’asseyait à l’office, surveillant étroitement les
opérations ; rien ne lui échappait.
Quant à M. de Noblecourt, Nicolas le
trouvait au mieux de sa forme. Les soins dont il était entouré, les
exercices quotidiens recommandés par Tronchin, son médecin, son
régime surveillé par Semacgus, les flots de sauge consommés, la
diversité de ses occupations où dominaient la lecture et la musique
et surtout la présence du commissaire le maintenaient en joie. Les
accès de goutte dont il était coutumier s’espaçaient. Il en
éprouvait un regain et un goût renouvelé des curiosités et des
nouvelles de la cour et de la ville, friandises qui lui revenaient
par mille canaux. Ainsi jouissait-il d’une santé d’autant plus
soutenue que son âme ironique était plus réfléchie et égale. Deux
coups de canne impérieux résonnèrent au plafond de l’office.
Nicolas sourit, son vieil ami, moins dur d’oreille qu’il ne le
feignait parfois quand un fâcheux l’agaçait, l’avait entendu
rentrer et réclamait sa présence.
Il trouva le vieux procureur plongé dans la
lecture d’un ouvrage in-quarto posé sur l’écritoire rabattue devant
son grand fauteuil. Le modèle dessiné par Semacgus, soucieux
d’éviter les douleurs que suscitait le soutien de grands livres,
avait été menuisé sur mesures par un ébéniste du faubourg
Saint-Antoine. Mouchette, espiègle, patrouillait sur le ventre du
lecteur. Il en repoussait machinalement la queue qui oscillait
devant son visage. La scène était charmante et Nicolas la contempla
un moment avant de manifester sa présence d’une toux
discrète.
– Ah ! Vous voilà, mon ami. Je
craignais que vous n’ayez pas entendu les trois coups.
– Deux seulement.
– C’est que, le premier, je me le suis
donné sur le pied.
– Constat heureux ! Point de goutte
donc !
– Taisez-vous, malheureux, la nommer c’est
l’appeler.
– Je vous vois l’air concentré sur un
passionnant ouvrage ?
– Oh ! Un essai pour un vieillard
comme je le suis.
– Tirez ! Tirez ! Je relève un
œil moqueur et la mine gaillarde d’un jeune homme.
– Si vous le dites ! De fait, je lis
l’Essai sur les probabilités de la durée de la
vie humaine, d’où l’on déduit la manière de calculer les rentes
viagères, tant simples qu’en tontines. Par Antoine
Deparcieux. Enfin… il est mort il y a une douzaine d’années.
– Et l’intérêt de tout cela ?
– Facile à vous d’en juger ainsi, jeune
homme ! Très grand ! Considérable ! Surtout pour un
vieil lard. Ce génie a imaginé des tables qui montrent comment une
rente viagère doit croître si, au lieu de recevoir la rente à la
fin de chaque année, le rentier la laisse comme un fonds afin
d’avoir une augmentation proportionnée à l’âge où il parvient. Le
génie, je le répète, de ce mathématicien, interrogé par les
traitants, les financiers et les hommes de loi ayant à évaluer des
rentes viagères, a été de calculer la durée de la vie humaine selon
le sexe et le métier. Il a aussi dressé de prodigieuses tables de
mortalité, utilisant pour le faire les techniques d’équations
nécessaires. Et de quelles sources s’est-il servi pour ce
travail ? Hein, le savez-vous ?
– Ma langue à Mouchette.
– Fi ! L’ignorant. Certes les
investigations dans les paroisses et… le croiriez-vous ?
Ah ! Ah ! Des mouvements de la population de Paris suivis
par les commissaires de police.
– J’en suis très fier. Et quel profit en
tirez-vous ?
– Énorme ! Et double, mon cher
Nicolas. Cet écrit me confirme que l’argent n’est que la
représentation d’un bonheur en puissance qui ne devient réel que
pour ceux qui ont appris l’art d’en faire bon usage. Et encore qu’à
moi, Noblecourt, procureur retiré, il promet l’espoir d’une
longévité pour ainsi dire garantie !
– Voilà une heureuse prophétie qui remplira
d’aise vos amis.
– Vous me supporterez encore longtemps, car
je m’en irai très lentement, goutte à goutte.
L’ambigu, renouvelé souvent dans la maison,
faisait toujours son effet et secoua de rire Nicolas sous le regard
satisfait de Noblecourt.
– Et dans ce tableau, quel sort
réserve-t-on aux commissaires ? En vous
est mon espoir, mon bien, ma quiétude…
– Aux affaires ordinaires ? La même
que celui des procureurs. Aux affaires extraordinaires ? Le
tableau ne le précise pas.
– Ce petit nombre d’élus me
désespère.
– Ne jetez point les armes, devenez
procureur ! Vous bénéficierez du privilège.
Le vieux magistrat frappa de ses mains les
accoudoirs de son fauteuil.
– Pour le reste je crains que dans l’état
actuel des choses il soit impossible de fournir aux dépenses que la
guerre exige sans recours à des formes peu ordinaires et à des
emprunts. Ces engagements causent de grands maux dont l’État – et
je ne parle pas de nos rentes sur l’Hôtel de Ville – risque de se
ressentir longtemps par les dettes qu’il a contractées. Une paix
rapide ne manquerait pas d’éviter de charger le peuple d’impôts et
de laisser M. Necker suivre ses plans d’économies, les seuls
susceptibles de remettre à plat nos affaires.
La voix grondante était si véhémente de
conviction que Mouchette, indignée, s’enfuit en crachant sa
réprobation.
– Cela dit, mon cher, quid novi ? Votre journée a été longue, ce me
semble ?
Nicolas rapporta tout d’abord les événements
survenus au cimetière des Innocents et la remarquable excitation du
peuple.
– Rien n’est plus fâcheux et dangereux
qu’un coup de sang de nos Parisiens, repartit Noblecourt. Il me
revient avoir assisté naguère, à l’entrée de Saint-Eustache, à
l’arrestation d’un escroc, un certain Mareschal, s’il m’en
souvient, se prétendant chevalier et capitaine de cavalerie. Je
devrais plutôt dire à la tentative d’arrestation… Cet homme insulta
le commissaire et l’inspecteur qui l’accompagnait avec la dernière
impertinence, les abreuvant d’injures avec foule de F… et de B… Il ajouta
que M. de Sartine se mêlait de ce qui ne le regardait point et
n’avait que faire de mettre le nez dans ses papiers. Il sortit
alors un couteau, cria au vol ! et
au meurtre ! Une grande multitude
de gens menaçants s’ameuta à un point tel que votre confrère crut
devoir ordonner qu’on se retirât sans avoir rien tenté contre
l’imposteur.
– Oh ! La foule est un animal
versatile que le moindre souffle retourne. Une parole emporte
l’autre. Un mouvement chasse l’autre. En un instant on passe de la
fureur à l’allégresse. Il reste qu’entre ces deux états de
terribles violences peuvent s’échapper. Et rien n’est plus
entraînant que ces moments-là. Le choix est rude pour celui qui s’y
veut opposer. Recours à la force ou sincérité de la parole ?
Déjà sous le feu roi, lors de la guerre des farines, le pire a été
frôlé.
– Allons, rien n’est perdu. Voyez comme ce
peuple incertain a manifesté aujourd’hui, pour le Magistrat et pour
Sa Majesté, une révérence peu ménagée dès qu’une voix, la vôtre,
s’est fait entendre avec sa sincérité et raison.
– J’en ai certes éprouvé l’effet singulier,
mais il suffit de quelques mauvaises figures, comme celles
entrevues ce matin, pour souffler sur les braises d’un désespoir
légitime.
– L’horreur des événements à l’origine de
cette émotion ne pouvait déclencher que d’impérieuses passions
poussées à leur point d’incandescence. Ces pauvres gens n’avaient
que leurs cris, leur corps hurlait la détresse de leur âme, pour
clamer leur terreur et réclamer de l’aide.
Il médita un moment.
– Nous vivons, quoi qu’on dise, sous un
gouvernement paternel. Les enfants ne sont pas toujours gérés par
la raison. Du haut de mon âge, je pressens le mouvement du siècle
qui ne fait que s’accélérer… Je m’interroge. Peut-on et doit-on
maintenir le peuple dans cet état d’enfance ? Ne serait-il pas
préférable de lui procurer les outils de la raison et de
l’éducation ? Pour l’instant il semble encore écouter. Pour
combien de temps encore ? La rigueur n’est pas de mise, elle
perpétue l’injustice. Il faut arrêter le mal avant qu’il éclate et
calmer les désordres avant qu’ils ne se manifestent. Le jour où le
peuple ne craint plus le pouvoir, ou ne l’entend plus, c’est qu’il
en espère un autre.
– Mon Dieu ! s’écria Nicolas
stupéfait. Je ne vous imaginais pas si avant dans un discours qui
fait écho à celui de notre bon Bourdeau. Partagez-vous ses
rêveries ? J’ai rencontré un homme ce matin, un ami de Restif.
Il m’a tenu d’étranges propos utopiques qui ne démentaient pas les
vôtres.
– Je suis trop fol ou trop sage et trouve
mieux mon compte à ne point m’engager, réservant mes objurgations
aux quatre coins de cette chambre. Aimerais-je voir cela ?
Mieux vaudrait peut-être y échapper… Mais vous qui êtes jeune,
songez à ne pas vous placer en remorque de l’esprit du temps.
Bourdeau est du peuple bien plus que vous croyez en être. Il sent
les choses. Écoutez-le, même s’il s’exprime avec une âcreté qu’une
prime blessure n’a cessé d’irriter. Et ne vous effrayez pas de ses
propos. Au Palais-Royal, sous l’arbre de Cracovie18, vous en entendriez bien d’autres, et encore
plus pointues !
Il agitait un doigt sentencieux que Mouchette,
revenue de son effroi, considérait, circonspecte, sa petite tête
penchée. Du coup elle sauta sur les genoux de Nicolas, se dressant
amoureusement pour lui heurter le menton.
– Bourdeau est une sorte de Cassandre à qui
on ne prête pas suffisamment attention. Le pied dans le terreau
populaire, il pressent les choses. Le siècle file et prend le mors
aux dents. Mais les cadavres des Innocents n’ont pas occupé toute
votre journée ? Que s’est-il donc passé d’autre ?
Le récit fut long et circonstancié. M. de
Noblecourt écoutait, fermait les yeux, les ouvrait derechef. Au
bout du compte, Nicolas allait se retirer sur la pointe des pieds
quand la voix forte et claire du procureur l’arrêta, inquiétant à
nouveau la chatte qui se mit à gronder sourdement.
– Paix, ma mignonne ! Récit brillant,
vivant, orné de portraits au burin. Rien ne manque, mais qu’en
dire ? Je reprends sans les discuter vos diverses hypothèses.
M. de Chamberlin avait jadis la réputation de faire et de
défaire certaines positions. Réputé acrimonieux, pointilleux à
l’excès, sachant mieux qu’un autre trouver la perle ou le crapaud
dans le fatras des états et des chiffres. La prévarication, le
détournement et la fraude, rien n’échappait à sa sagacité. Reste
que cet acharnement ne lui a pas procuré que des amis. Des bruits
ont couru sur ce parangon de vertu. Placements incongrus, troubles
transactions, mélange redoutable d’effets privés et de papiers
publics… On a même murmuré, que dis-je soutenu, qu’il avait joué
sur des fonds anglais contre l’honneur et le salut du royaume dans
des conditions équivoques.
– Voilà qui est furieusement éclairant.
Puis-je solliciter votre si précise mémoire sur M. de
Sainte-James ?
– Notre ami La Borde vous en parlerait plus
savamment que moi ! Je crois pourtant savoir que l’homme est
intrigant à bien des égards. D’abord son nom véritable qui est
Sainte-Gemmes, autrefois Vaudésir, d’une terre acquise sur les
bords de la Loire. Son père était trésorier général des colonies.
Son fils lui succède dans cette charge à laquelle il faut ajouter
la Marine, il y a une dizaine d’années. Les deux fonctions ont été
depuis disjointes.
– Il conserve la Marine ?
– Certes, et beaucoup d’autres choses en
marge… On lui en prête en quantité… Commerce maritime,
investissements dans des fabriques, plantations aux Antilles, que
sais-je encore ?
– Sans parler de la folie du bois de Boulogne.
– Vous ignorez sans doute l’arrière-foyer
de ce théâtre-là ? L’homme n’est satisfait de rien. Il est
plus aisé de s’enrichir que de faire oublier la manière par
laquelle on y est parvenu. Il aspire à tout va à une reconnaissance
que ne justifie aucune de ses aptitudes. Et pourtant il estime y
avoir droit. Qu’il donne ses instructions à son architecte, il lui
précise de faire ce qu’il veut pourvu que ce
soit cher. Un ami, toujours à l’affût des moindres nouvelles
de la ville et de la cour, l’un des quarante de l’Académie
française…
Il se rengorgea. Le fantôme musqué du maréchal
de Richelieu flotta un moment dans la chambre.
– … m’a confié que le Crésus est l’un des
gros créanciers d’Artois, frère du roi. Or Sainte-James veut
rivaliser de splendeur avec le Bagatelle du prince. Ce dernier aurait d’ailleurs
conseillé à l’architecte Bellanger, le propos a été rapporté dans
tous les salons, de ruiner l’animal. Oui, vraiment il lui a
dit : Ruinez-le !
– M. de Sainte-James aurait-il pu
nouer des relations étroites avec M. de
Chamberlin ?
– C’est assuré ! C’est un petit monde
replié sur lui-même où chacun connaît les autres et les épie, l’œil
inquisiteur. Il est exclu qu’il n’en ait pas eu. Une autre remarque
me vient à l’esprit. Je trouve votre Chamberlin bien appliqué à
dissimuler ses secrets. Aussi devriez-vous, selon moi, renifler
deux voies parallèles, la famille et les affaires. Peut-être les
deux se mêlent-elles pour vous conduire à
l’arrêt à un seul et même entremêlis. Le compliqué réside dans le simple et
le simple dans le compliqué. Ainsi parle le tao. Avez-vous des nouvelles de votre fils ?
Il me manque. Oublierait-il la rue Montmartre ?
– Il n’en est rien et me prie de vous
assurer de ses respects chaque fois que je le croise. Le Grand
Écuyer le tient serré à la cour. Au vu de ses prouesses cavalières,
il l’a désigné pour le service à cheval. Il est très fier dans son
habit galonné d’or, veste et culotte rouge et, surtout, de ses
poches de travers.
– De travers ?
– Qui marquent son appartenance à la
grande, en livrée du roi.
– À quoi tiennent les joies
simples !
– Je le sens piaffant. C’est un Ranreuil.
L’écho des combats américains agite en lui une âme bien guerrière.
Il sert aux pages depuis des années et peut espérer une
sous-lieutenance, à moins que par extraordinaire, ou privilège que
je ne discerne pas encore, il n’obtienne une compagnie de cavalerie
et l’épée…
– Son nom, sa bonne mine, votre faveur…
Mais je soupçonne que cette perspective ne vous emplit pas d’une
joie sans mélange.
– L’ayant connu très tard, je me satisfais
mal de voir trop vite venu le moment de m’en séparer. Encore que je
sais depuis longtemps son souci de marcher sur les traces de ses
pères. Bon chien chasse de race, comme
disait le feu roi, mon maître. Pour le moment, la reine tient à
l’avoir près d’elle aussi souvent que possible.
– Cette chance ne paraît guère vous
réjouir.
– Sa Majesté, soit… Cela nous honore. Mais
son entourage de courtisans et leur influence ne sont pas les
exemples les plus appropriés que je puisse souhaiter pour former un
jeune homme… Enfin, la guerre se poursuit…
– Allons, mon ami, dans la chaleur des
conjonctures présentes, vous savez bien que rien n’empêchera
l’inéluctable. Quand on raisonne, on doit tout appréhender, surtout
les situations les plus naturelles, conséquemment les plus
possibles.
Précédée par Mouchette ronronnante qui se
retournait à chaque pas pour vérifier qu’il la suivait bien,
Nicolas gagna ses appartements. Désormais, livres et gravures
encadrées s’y accumulaient. Il éleva son bougeoir pour contempler
ces dernières. Dès son enfance solitaire, ces représentations
avaient nourri ses rêves d’évasion. Il les considérait jusqu’à
perdre la notion du réel, y pénétrait par l’esprit. Elles
devenaient le théâtre d’aventures imaginaires qui l’emportaient de
longs moments. Ses vêtements tombèrent autour de lui. Sans égards
il les écarta du pied comme des témoins trop attachés aux horreurs
de la journée. Nu, il contempla à nouveau les gravures. Il se revit
dans son innocence et ses espérances.
Il se remit à songer à Louis. C’était un homme
maintenant. Il ne pourrait le retenir quand l’appel des armes
retentirait trop puissamment. Il pressentait qu’il se jetterait à
la tête de ce destin qui coïncidait par trop heureusement avec ses
vœux. Lui, Nicolas, avait été jadis lancé par hasard dans sa
carrière de policier, sans l’avoir ni voulue ni choisie. Il évoqua
la figure du marquis son père auquel Louis ressemblait tant. Il
s’en étonnait alors qu’autour de lui chacun signalait à quel point
le jeune homme faisait penser au commissaire. Certains gestes
rappelaient M. de Ranreuil, mais c’étaient ceux-là même qu’il
avait transmis à son fils. Une idée soudain le poigna : ceux
que nous avons aimés et qui sont disparus demeurent présents par
des attitudes qui se transmettent de génération en génération. Leur
mémoire demeure dans les gestes des vivants. Louis obéirait à son
destin et il l’appuierait autant qu’il le pourrait, quelles que
soient ses craintes.
Couché, il ne trouva pas le sommeil ; trop
de pensées diverses se bousculaient dans son esprit. Les images
violentes se succédaient qu’il ne parvenait pas à écarter. Il se
remémorait les propos de M. de Noblecourt, qui de plus en plus
avait le don de le surprendre. Sa curiosité d’esprit paraissait
croître avec l’âge. Non seulement il continuait à se délecter de la
sagesse des talapoins mise à la mode par les missionnaires jésuites
en Chine, mais il en tirait une philosophie toute personnelle. Il
suivait en cela l’esprit du temps qui d’Holbach à Voltaire avait
encensé Confucius. Il semblait pourtant à Nicolas que certains
idéaux ressassés par le vieux magistrat, par ailleurs fort attaché
aux habitudes et aux formes du passé tant en musique qu’en cuisine,
empruntaient des voies nouvelles et contradictoires. Il y décelait
une autre influence et cherchait à déterminer ce qu’elle pouvait
être. Certaines constatations lui revenaient en mémoire. Parfois
Noblecourt disparaissait des soirées entières. Il demeurait muet
sur ces absences tout autant que Poitevin qui le conduisait dans sa
voiture à ces rendez-vous mystérieux.
À bien y réfléchir, il lui apparut vraisemblable
que son vieil ami pût appartenir à l’une de ces loges de maçons qui
se multipliaient. Dans tous les ordres de la société beaucoup
d’esprits éclairés, et non des moindres, participaient à leurs
travaux. M. de Sartine était réputé investi d’une dignité dans
l’un de ces cercles de réflexion. Aucun doute ne subsistait quant à
l’appartenance de M. de La Borde et même de sa femme à l’une
des obédiences parisiennes. Le fermier général avait même tenu une
réunion de loge en Provence, à l’occasion de la foire de Beaucaire.
Son ancienne maîtresse, la Guimard, avait été initiée dans
l’Ordre des Chevaliers et Nymphes de la
Rose, société licencieuse créée par un proche du duc de
Chartres, lui-même grand maître du Grand Orient. Il est vrai que
les rapports de police révélaient que cette société sans rapport
avec la maçonnerie avait pour seul but d’organiser les débauches du
prince. Restait qu’il suffisait de mettre bout à bout certains
propos tenus par Noblecourt sur l’éducation, les abus du temps ou
l’économie pour relier des thèmes communs au Tao et aux sociétés de maçons.
Poursuivant sa réflexion, Nicolas mesurait sa
chance d’avoir approché tant d’hommes de qualité et de
savoir : le chanoine Le Floch, dont la connaissance étendue
des Écritures fondait la bonté et charité ; le marquis de
Ranreuil, avide des connais sances et des progrès du siècle, le feu
roi dont seuls ses proches savaient les curiosités en botanique et
en chimie, Semacgus et Samson auxquels aucun secret des corps
n’échappait, La Borde, géographe, musicien et poète, le roi enfin,
si féru de mécanique, d’horlogerie, de géographie et de sciences
navales, navigateur immobile dans son
cabinet des combles de Versailles. Tous lui avaient donné l’exemple
de la curiosité et du savoir.
Il s’inquiéta soudain et avec cette pratique de
l’examen de conscience acquise à Guérande et chez les Jésuites de
Vannes, s’interrogea sur ce que lui avaient dit et répété Mercier,
cet étrange promeneur, Bourdeau et surtout Noblecourt. Cette
réflexion recoupait en la prolongeant la méditation qui l’avait
saisi au sortir du cimetière des Innocents. Arc-bouté sur le
service du roi, était-il sourd et aveugle aux rumeurs et mouvements
du siècle ? Un taillis d’ajoncs et de genêts en fleurs, un
vieux chêne ou un vol de sauvagines sur des eaux dormantes lui
faisaient trop facilement oublier les malheurs du monde. Une petite
voix en lui s’insurgea et plaida le contraire : il voyait bien
les choses, sans réfléchir pour autant aux recettes efficaces
susceptibles de remédier à leur désordre. Le pouvoir et la
puissance ne le fascinaient que dans la mesure où ils fondaient les
fidélités à une action inscrite dans la durée et à laquelle chaque
génération apportait son ardeur. Même si une partie de lui-même
pouvait souhaiter que le temps devînt immobile, il connaissait la
vanité de cette tentation. Il se promit d’ouvrir les yeux et sur
cette pensée s’endormit.
Mercredi 7 juin 1780
Au terme d’une bonne nuit sans rêves, en tout
cas aucun dont il se souvint, il se leva frais et dispos. Sept
heures sonnaient au clocher voisin de Saint-Eustache. Le soleil
entrait à flots dans sa chambre, levant une gaze de particules en
suspension. Les moineaux nichés sur la corniche de la fenêtre
pépiaient avec entrain. Dédaignant le confort de son cabinet de
toilette, il s’enveloppa d’un drap, gagna l’office et passa en
courant devant Catherine qui tisonnait le potager et alla
bruyamment s’asperger d’eau froide à la pompe de la cour. Pluton,
que l’exercice plongeait dans une allègre folie, bondissait autour
de lui, essayant de mordre les jets d’eau. Nicolas revint s’asseoir
à la table de l’office. En un instant la cuisinière disposa devant
lui un paneton de brioches chaudes apportées de la boulangerie
voisine et un pot de chocolat fumant. Taquine, elle ébouriffa ses
cheveux dégouttant d’eau.
– Bon ! dit-elle. Que voilà une
pelle chienlit ! Aucun égard pour mon carrelage ! Tu vas
me faire le plaisir de rincer tes sales bieds !
Elle glissa sous lui une bassine d’eau. Il
obéit, étouffant un rire que le faux air scandalisé de Catherine
avait déclenché.
– Pardon, pardon. Je suis coupable.
– Hein ! Hein ! On essaye de me
corrompre bar la zéduction. Et a-t-on idée de se brésenter ainsi
drapé ? Trêve de blaisanteries, tu mériderais de basser par
les baguettes.
– Les baguettes ?
– Oui, mauvais drôle ! Les zoldats
alignés frappent le goupable avec les tiges de fer qui servent à
bourrer leur fusil. Vlinc ! Vlanc !
Son passé de cantinière resurgissait parfois.
Nicolas dévora et monta finir ses apprêts. Il était urgent qu’il
allât rencontrer M. Le Noir pour lui rendre compte de ses
investigations aux Porcherons. Il décida de sortir Sémillante à
laquelle quelques jours d’écurie pesaient toujours et qui avait
besoin de se dégourdir les jambes. Chaque fois qu’il en avait le
loisir, il l’emmenait galoper aux Champs-Élysées. La jument
l’accueillit tendrement, allongeant son cou qu’elle posa sur
l’épaule de Nicolas en soufflant avec affection. Une fois sellée,
elle l’emporta au petit trot sous le regard admiratif d’un jeune
mitron qui la régala au passage d’une croquignole, douceur dont
elle raffolait.
À l’hôtel de police Nicolas jeta les rênes de
sa monture au palefrenier qu’elle reconnut en hennissant. Il fut
aussitôt reçu par Le Noir dont le bureau était débarrassé des
amoncellements de la veille. Il paraissait pourtant écrasé de
soucis et jeta un œil ennuyé sur le visiteur, qui d’évidence le
dérangeait.
– Monseigneur, je viens vous informer de
la situation à l’hôtel de Ravillois. La mort présumée naturelle de
M. de Chamberlin s’est révélée le résultat d’une manœuvre
criminelle. Une machination avérée a conduit à une fin tragique
et…
– Je vous demande pardon ? En
êtes-vous assuré ? dit le lieutenant général de police, son
bon visage de plus en plus assombri.
– Le doute n’est pas possible, même si
l’on n’a pas porté la main sur le contrôleur général.
– Que me dites-vous là ?
Nicolas lui rapporta par le menu le résultat
de leurs constatations et les conclusions auxquelles ils avaient
abouti. Le Noir hocha la tête, manifestement accablé par les
détails présentés. Il fut cependant soulagé de découvrir que le
commissaire n’avait prescrit aucune ouverture et qu’aucun suspect
n’avait encore été arrêté.
– Il est trop tôt pour décider des suites
à donner ; l’enquête ne fait que commencer. Bourdeau et moi
allons poursuivre nos recherches. Il conviendra ensuite de saisir
le lieutenant criminel.
Le Noir demeura un long moment
silencieux.
– Pour le moment, abstenez-vous de
prévenir quiconque. Il vous faut procéder avec la prudence la plus
ménagée. Sachez demeurer en retrait de ce que votre fougue
habituelle vous inspire. N’employez, après y avoir mûrement
réfléchi, que les menées et moyens les plus prudents et mesurez les
périls auxquels tout accomplissement peut mener.
Nicolas s’interrogea sur les raisons cachées
de ce galimatias.
– À dire vrai, monseigneur, j’entends
assez mal le sens de votre discours. Dois-je enquêter sans le faire
et aboutir sans conclure ?
– Je veux dire, reprit Le Noir, agacé,
qui tambourinait des doigts sur son cuir, ne jouez pas les
Candide et que cet accomplissement,
celui de votre devoir et celui de la loi, soit obtenu par les voies
les plus discrètes et les plus convenables sans mettre en cause les
réputations privées et le renom public. Le sage est éclairé sur ce
qu’il doit faire, le prudent sur ce qu’il doit éviter.
Il paraissait vain de pousser Le Noir dans ses
retranchements. Les propos, que Bourdeau eût qualifiés de
molinistes, cherchaient d’évidence à
dissimuler une gêne et un souci qui ne devaient pas lui appartenir
en propre et pouvaient lui avoir été imposés. Depuis trop longtemps
dans le sérail du pouvoir, Nicolas devinait ce qu’il en était. Il
en éprouva une rancœur amère. Était-ce désormais la fortune, la
position dans la société et leur influence qui dictaient et
imposaient les voies de la police et de la justice ? Cette
idée lui levait le cœur, comme l’odeur des vernis trop frais de
l’hôtel de Ravillois.
Le silence s’installa qui sembla interminable,
surtout venant d’un homme réputé pour sa parole abondante.
– Monsieur, dit Nicolas soucieux de
relancer le propos, les documents rassemblés ont-ils apporté
quelque lumière au sujet des affaires que continuait à traiter le
contrôleur général de la Marine ?
– Je l’ignore.
– Qui les doit examiner ?
Il songea soudain que sa première question
était incongrue : l’examen des papiers exigeait sans doute des
délais raisonnables.
– Ce n’est pas mon affaire. Je vous sais
gré d’avoir exécuté mes instructions et de m’avoir fait tenir ces
papiers, mais ils ne sont plus en ma possession.
– Eh ! Mon Dieu ! Où sont-ils
donc ?
– Je vous le répète : je l’ignore,
ou plutôt je le sais trop bien. Je suis comme vous, monsieur le
commissaire, j’apprends à découvrir chaque jour le peu de licence
qui me reste. J’éprouve la mesure de mon insignifiance comme celle
de mon incertitude. Vous m’adressez une pile de documents, soit. Je
les reçois. Sans que je sache qui les a informés se trouver en ma
possession, une troupe de sbires silencieux, porteurs d’un ordre
péremptoire, m’engagent à leur remettre ce dépôt et, si je ne l’ai
déjà fait, de ne le point consulter. Qu’auriez-vous voulu que je
fisse ? J’ai obtempéré, en maugréant de ces mau vaises
manières. À part moi, je me disais que le magistrat que je suis ne
pesait pas lourd dans ce royaume puisqu’on le traite en commis de
la grande poste ! Oh ! Certes ce n’est pas la première
fois que de tels coups de caveçon me sont infligés, mais pour le
coup je les trouve étrangement abusifs et cinglants et si je
n’écoutais que ma rage première, je…
Ce quos
ego19 inquiéta
Nicolas d’autant plus que le visage du lieutenant général prenait
une teinte pourpre. Il s’était dressé à demi, haletant et les yeux
troubles. Frisait-il le coup de sang ? Le commissaire courut
chercher un verre d’eau qu’il tendit à son chef en lui desserrant
d’autorité la batiste de sa cravate.
– Monseigneur, il faut se calmer et
peut-être appeler votre médecin.
– Merci, je vais mieux…
Il reprenait son souffle.
– … J’ai tort de me monter ainsi, mais
cette éruption, peu fréquente chez moi, se justifie… Enfin, oubliez
les paroles d’emportement qui m’ont échappé dans ma colère… Tant
d’ouverture et pourtant de duplicité… Je n’y peux croire…
Nicolas eut l’impression qu’il se parlait à
lui-même.
– … Tout cela me fait prononcer plus de
paroles que je n’en penserais de sang-froid. Bref, autant battre la
mer : C’est Neptune en courroux qui
gourmande les flots. Taisons nos réflexions et calmons une
humeur pleine de dépit… On peut obéir sans être obéissant… Les
sentiments ne se prescrivent pas… Suis-je un baudet qu’on force à
avancer ?
Jamais Nicolas n’avait vu M. Le Noir
saisi d’une telle irritation, lui toujours si placide. Leur
première rencontre peut-être ?
– Tout cela m’accable…
Il reprit ses lamentations. Fallait-il que
l’injure fût grave ! Les phrases entrecoupées de reprises de
respiration s’enchaînaient les unes aux autres. Sans doute
convenait-il de le laisser vider son sac, cela calmerait l’excès de
bile accumulée.
– Allons, monseigneur, il ne sert à rien
de se mettre martel en tête. Ce qui est fait est fait, considérez
le présent l’âme sereine.
Il regretta aussitôt ce conseil qui ranima
l’irritation qui tendait à s’apaiser.
– Ah, oui ! Vraiment ? Oublions
le passé. Voilà un beau conseil, monsieur Le Floch. Oui, un beau
conseil en vérité ! Oublions, et répétons le mot comme un
lamento d’opéra. Quoi ! Des années
de soumission et d’obéissance aveugle. Et selon vous, combien de
couleuvres avalées ? Faut-il qu’il m’en veuille d’occuper ce
siège qu’il a eu tant de mal à quitter, que dis-je, qu’il n’a
jamais cessé d’occuper ! Il ne cesse d’intervenir à tout
propos, prolongeant dans sa charge actuelle les habitudes de la
précédente.
Nicolas soupçonna aussitôt le responsable de
l’état de M. Le Noir.
– Je devine soudain beaucoup de choses et
je comprends votre dépit. Il faut tâcher de modérer un déportement
si contraire à votre santé. Vous savez le goût du secret, et il
faut bien le dire, la prétention de M. de Sartine de tout
apprendre avant chacun. Ne soupçonnez pas d’autres motifs à cette
méchante manière, que ceux chargés de l’exécution ont dû outrer à
l’ordinaire.
– Hum !
– Ce qui compte et subsiste est au-dessus
de cette péripétie. Considérez un lien qu’aucun événement, même
votre fâcheuse situation après la guerre des farines, n’a pu
distendre ni compromettre, qu’aucun vent mauvais de la cour ou de
la ville n’a jamais rompu. Le ministre a une telle confiance en
vous qu’il ne soupçonne même pas les tourments qu’il lui arrive de
vous infliger. Il agit ainsi avec tous ses amis. Je puis vous en
conter de belles là-dessus, ayant été maintes fois la triste
victime de ce travers. Et d’ailleurs vous n’ignorez point qu’il
tire souvent sur la corde de la fidélité pour mieux s’assurer de sa
solidité, sans égard pour les dégâts qu’il suscite.
– Cela est furieusement vrai !
– Il faut le comprendre, placé où il est,
aux confluents tourmentés de courants contraires, accablé de
critiques incessantes et de calomnies répétées, soucieux nuit et
jour de la fortune de notre Marine, en guerre sur tant de fronts
divers. Suppose-t-il dans l’affaire qui nous occupe, et plus
précisément dans les papiers de M. de Chamberlin, un point
capital intéressant la sûreté du royaume et l’honneur de Sa
Majesté ? En bons serviteurs du roi, l’incertitude nous
gouverne et nous n’y pouvons rien !
Au fur et à mesure que se déployait l’habile
casuistique de Nicolas, M. Le Noir se rassérénait. Il eut un
soupir tremblé comme si on lui ôtait un poids pesant sur la
poitrine. Il secoua la tête.
– Quel avocat vous faites ! Tout
cela, croyez bien que je me le suis dit et répété. Merci de me le
rappeler. M. de Sartine est bien rude avec ses amis. Ainsi le
chagrin peut parfois l’emporter… Il reste que dans cette affaire il
s’est conduit fort mal et, n’écouterais-je que…
– Ne l’écoutez point. Chacun vous aime et
lui le premier.
Nicolas quitta Le Noir avec la satisfaction
d’avoir adouci son ressentiment. L’accablement de cet homme de
bien, l’un des plus anciens fidèles de Sartine, ne l’étonnait pas.
Pour l’avoir souvent éprouvée, il connaissait la brutalité
coutumière de son ancien chef. Elle survenait toujours dans les
moments difficiles, faisant resurgir des traits d’un caractère
impatient et péremptoire. Alors aucun obstacle ne l’arrêtait, il
faisait fi des susceptibilités personnelles qu’il bousculait sans
scrupule. Le monde, disait-il, était plein de ces fausses entraves
qu’il dédaignait. Pour être juste, Nicolas ne sous-estimait pas la
montée des critiques. Le ministre constituait une cible de choix
pour les cabales de tous ordres, une proie potentielle pour tous
ceux que le pouvoir fascinait et qui ambitionnaient des places.
C’est que son départ éventuel des conseils ne laisserait pas de
frayer la voie aux plus hardis de la meute. Et ce n’était pas un
Maurepas perclus et uniquement soucieux de son propre maintien qui
serait de moindre recours pour un ministre, même aimé du roi, qu’il
avait pourtant de longue main soutenu. Quant à la reine, sa faveur
papillonnait ; elle s’était peu à peu éloignée de Sartine,
pourtant réputé ami de Choiseul.
Derrière ces menées se profilait la lourde et
matoise silhouette de Necker, directeur des finances, auquel sa
religion interdisait de porter le titre de contrôleur général. Son
souci d’économies et de réformes l’érigeait en principal adversaire
de Sartine à qui la Marine en guerre demandait toujours davantage.
Ce dernier tenait désormais de la bête traquée, aveugle et
dangereuse, sourde à toute autre chose que le soupçon, l’attaque ou
la fuite. Malheur à qui passait par son travers !
Cependant, pourquoi les documents recueillis
chez M. de Chamberlin, comme c’était souvent le cas chez ceux
qui avaient occupé des fonctions d’État, avaient-ils tant
d’importance pour Sartine ? Se pourrait-il que l’homme, qui
pendant tant d’années avait contrôlé la Marine, détînt des secrets
si lourds qu’il fallût au plus tôt s’en emparer et les mettre à
l’abri ? M. de Chamberlin, il est vrai, avait tout
organisé pour semer des indices intrigants. Son secret
intéressait-il les affaires de l’État ou la situation familiale par
rapport à ses intentions testamentaires ? Il s’interrogea.
Devait-il s’en ouvrir au ministre, au risque assuré d’affronter sa
colère sans pour autant obtenir rien de concret et, même, cela
s’était vu, de subir toutes sortes de manœuvres pour être écarté de
l’affaire ? Oh ! Cela se pratiquait d’habile façon.
Soudain, d’autres questions plus urgentes les unes que les autres
se bousculaient dans lesquelles le commissaire était jeté dans la
presse. De longues et difficultueuses démarches le promenaient d’un
bout à l’autre de Paris, usant sa patience et son temps, le
détournant en astuces et développements variés de son enquête
initiale.
Pour le coup, le fruit n’était pas mûr quant à
risquer cela. L’affaire débutait. Il fallait aller à la tranchée
avant d’attaquer la redoute, creuser au fond ce qu’on avait déjà
découvert, traquer la mine adverse dans toutes les directions.
Trouverait-il quelque chose ? Dans les relations entre les
membres de la famille Bougard ? Dans le passé du défunt ?
Dans le crible des fortunes et des intérêts ? Chez les
domestiques ? Les amis et les proches ?
Ailleurs ?