VI
Brouillement
« L’issue en est douteuse et le péril
certain. »
Corneille
Les petits yeux de la Paulet s’adoucirent en
considérant Nicolas. Peste, d’évidence le temps n’était plus aux
vaches maigres ! Ses affaires paraissaient enfin rétablies.
Enveloppée d’une chenille chamarrée, elle trônait dans sa bergère,
souriant d’aise, devant son guéridon couvert des lames du tarot.
Son négoce nouveau, la vente éloquente d’un à
venir incertain, avait transformé sa vie. La finesse
apportée à ficeler ses prédictions, à
les envelopper de certitudes issues d’une longue expérience des
grandeurs et des turpitudes de l’âme humaine, lui avait acquis une
pratique fidèle et de plus en plus nombreuse. Et d’ailleurs
n’avait-elle pas prouvé, une fois du moins, une apparence de
don ? Dans les salons, l’adresse de la consultation se passait
en discrétion. Le rez-de-chaussée du Dauphin
couronné profitait de cette nouvelle noto riété et son
décor, jusque-là vieilli et fatigué, accumulait, au goût du jour,
laques et porcelaines montées, paravents et miroirs, qui ajoutaient
encore au mystère de la pythonisse.
Nicolas s’interrogeait. Il calcula qu’en 1760, à
son arrivée à Paris, elle devait avoir dans les quarante-cinq ans,
tout au plus. La soixantaine avait donc largement sonné. Son
nouveau commerce paraissait l’avoir rajeunie. Se frottant au beau
monde, elle en avait pris les allures. Son maquillage, moins
appuyé, ne participait plus de cette débâcle de céruse et de rouge
à laquelle elle l’avait accoutumé. Restait que sa défroque de
devineresse – elle ne pouvait le leurrer sur ce point – gazait
d’autres activités jamais vraiment délaissées. Les étages de la
maison abritaient de discrètes tables de pharaon et, dans les
chambrettes des combles, quelques filles de premier choix
récupéraient les louis gagnés aux cartes.
L’ensemble était discret, élégant, de bon aloi,
et la Paulet continuait à faire en sorte de protéger son commerce.
Comme jadis ses consœurs en Vénus, la Gourdan, la Mûle, la Bissault
ou la Paris, la maîtresse de ce temple de luxure, grimée en
Cassandre, s’attachait sans relâche à alimenter l’inspecteur chargé
des mœurs d’informations et de signalements. Le commissaire était
bien placé pour savoir que la police, dans l’impossibilité de tarir
la débauche, cherchait, du moins, à en tirer les avantages qu’elle
lui procurait en faveur du bien public ou de la sûreté du royaume.
Qui fréquentait ce lieu pouvait être assuré d’être reconnu,
espionné et désigné à qui de droit. Il frémit à la pensée que
Louis, aujourd’hui page de la grande écurie, avait été l’enfant
chéri de la maison. Quels souvenirs en conservait-il ? Il n’en
parlait jamais. Là comme ailleurs l’innocence avait côtoyé le
vice.
Nicolas observa avec amusement la mantille noire
qui voilait, à la Maintenon, la
perruque de sa vieille amie. La lueur tamisée de lumignons destinés
à créer les mystérieux émois de la transe la transformait en une
sorte d’idole. Il imagina un tableau de genre, en clair-obscur, qui
aurait pu s’intituler La Dévote aux
chandelles. Seule, l’inimitable manière de parler de la
vieille maquerelle n’avait pas changé, quoi qu’elle en eût, et son
ratafia avait retrouvé ses qualités. Elle guignait Bourdeau qui
s’en délectait en connaisseur.
– En v’là un qui lape de si bon cœur qu’à
coup sûr il n’a point l’âme mauvaise !
Elle prit un ton lamentable.
– Que me veux-tu, mon Nicolas ? J’aime
point trop tes visites intrompues. On
sait jamais ce qui en ressort. Ne te fausse pas, je suis toujours
heureuse de te voir…
– Je constate que votre situation paraît
complètement rétablie.
– Eh ! Le Bonjean, en me quittant avec
la gourgandine, m’a rendu un fier service. C’est un bienfait, le
retrait d’un guenilleux comme lui, même s’il détale avec tes
jaunets. Tu l’aurais vu, allant et venant chez moi comme un furet,
tout attaché à brouiller mes vues. Sans compter qu’il me battait
comme plâtre sans m’en offrir jamais l’honnête compensation qu’il
réservait à d’autres. Après il dégoisait à plus savoir à qui
voulait l’entendre. Si je m’étais crue, comme j’aurais foutu de la
bouillie de rat à cette salope d’engeance ! Une maison de
qualité comme la mienne exige calme, paix et discrétion. Quand
raison dort, justice est mal gardée… Mais quoi ? J’ai repris
quille et me voilà flottant.
L’image plaisante de cette masse au fil de l’eau
fit sourire Nicolas.
– Quelle prospère navigation ! Au
fait, vous imaginez bien que j’ai quelques questions à vous
poser.
– Ça ! Je m’y attendais. J’étions bien
convoiteuse, comme de bien entendu, de la voir jaillir, ta
question ! Tu ne changeras jamais. Ne peux-tu point venir
seulement pour m’embrasser, non ? Fichtre, à laver la tête
d’un âne, on perd sa vessie. On a raison de le dire et…
– Lessive !
– Quoi, lessive ?
– On perd sa lessive.
– Tu m’entêtes. Méfie-toi ! À trop
piquer la bête, on la fait rétive, muette, et tu la trouveras
froide comme glace.
– Une si belle personne ! murmura
Bourdeau.
– Et galant, ton inspecteur, en
plus !
– Paix, dit Nicolas, ne faites pas votre
mauvaise ; on se connaît depuis trop longtemps. Auriez-vous
entendu parler, par hasard, d’un jeune homme de bonne famille,
joueur maladroit, qui perd et ne paye pas ?
Elle ricana.
– C’est de la moitié de Paris dont tu
causes. Et tu voudrais que je l’ai r’gistré ? Qui ne compte
perd ses pas. Ta question est un peu vaguette. Ils sont tous comme
tu le décris, ces vermisseaux.
– Il a pour nom Bougard de Ravillois,
Armand. Fort jeune.
– Inconnu, le bourriquet à rallonges.
Encore un qui fait feu des cinq membres et ne gagne point son
avoine.
– Bon ! Autre chose. Une fille, c’est
davantage votre partie, non ? Vous connaissez depuis longtemps
tous les sérails de Paris.
– Pas de cajolerie. Comment qu’on la nomme,
ta gredine ?
– Henriette Burraud, dite la Lofaque.
– La
Lofaque ? Eh, eh ! La petite garce qui loge à la
Chaussée d’Antin au-dessus de la boutique d’un parfumeur à
l’enseigne bien nommée des Senteurs du
Harem ? J’te la déconseille, c’est une croqueuse, et de
l’espèce la plus goulue. Encore une, vu son minois, que j’aurions
bien voulu atteler. Elle prit pour argent comptant les compliments
que je lui dévidais. À chaque douceur de plus, elle allongeait en
moue son bougre de museau et rondissait les yeux comme une chatte
qui chie dans la braise. Peine perdue ! On n’a pas fait
affaire, comme tu peux le voir.
– C’est tout ?
– Point. M’est revenu qu’elle est
entretenue par un vieux domestique qui n’a du cerf que la coiffure
et lorgne, dit-on, les ébats de la belle quand elle s’agite avec
ses greluchons. En pure perte ! Je pense que rien, même une
coquine aussi dévergondée – et elle a du métier ! –, ne peut
ravigoter sa paillardise, à ce vieux-là. L’a-t-il jamais f…, cette
belle jument ?
Tout en parlant, elle n’avait pas cessé de mêler
son jeu, le coupant et le recoupant, et d’en étaler les lames.
Soudain, son attitude changea, elle pâlit, se mit à trembler,
renversa la tête en arrière et glapit sur un ton
lamentable :
– L’ermite, la
roue… une chute… Nicolas, des périls…
L’arcane sans nom. Une révélation
attendue depuis longtemps. Nuit et tempête… Est-elle morte ?
Ah, oui ! La pierre qui pleure ! Une pierre… Changement,
changement… Ah ! Des morts… Une deuxième fois elle donne la
vie…
Sa manière de vaticination achevée, elle
s’effondra et parut perdre connaissance. Bourdeau et Nicolas se
précipitèrent pour la soutenir et lui faire avaler un peu de
ratafia, ce qui eut pour effet de la faire aussitôt revenir.
Étonnée, elle les considéra.
– Vous êtes encore là, mes mignons ?
Je vous croyais partis et m’être endormie.
À la sortie du Dauphin
couronné, Nicolas sembla bien assombri à Bourdeau.
– Tu ne vas tout de même pas croire les
contes bleus de cette vieille machine ? Elle a trop longtemps
fait jouer la comédie pour ne pas savoir tirer sur certaines
ficelles !
– Et pour quelles raisons nous la
chanterait-elle ainsi ?
– Pardieu ! Pour la seule satisfaction
de nous tromper. Cela fait cinquante ans qu’elle manipule les
hommes comme des pantins de l’ancienne foire Saint-Ovide. Ne donne
pas dans le panneau, la trame est transparente.
– C’est, reprit Nicolas toujours soucieux,
qu’elle m’a naguère fourni des raisons de ne pas mépriser ses
avertissements. Te souviens-tu de mon affaire de la
Samaritaine ? Elle m’avait mis en garde par des détails qui ne
s’inventent pas.
– Allons, le Breton transparaît sous le
commissaire ! Nous sommes à Paris, que diable ! La raison
y domine et les lumières président à nos travaux.
Reprends-toi ! Qu’y a-t-il à tirer de son galimatias ?
Autant régler sa vie sur l’Almanach de
Liège et concevoir un présage assuré de mauvais accident du
bruit que font tes dents.
Malgré lui Nicolas se mit à rire de cette
philippique.
– Tu as raison. Note que je t’envie
d’opposer au destin un mur impénétrable. Heureux homme que le doute
ne taraude jamais. Moi, je galope toujours dans l’immensité des
possibles. Vois-tu, l’océan, au voisinage duquel je suis né, m’y
incline… Qu’allons-nous faire maintenant ?
– Je propose de visiter le boudoir de la
Lofaque. À cette heure-ci, les belles se lèvent et vaquent à leur
toilette.
Ils la trouvèrent en effet dans son entresol
coquet de la Chaussée d’Antin, à peine vêtue d’un peignoir.
Effrayée au début par leur arrivée, elle s’enveloppa aussitôt d’un
air enfantin, minaudant à l’excès. Les diverses questions que
Nicolas lui posait sur ses relations avec Tiburce Mauras, elle les
éluda tout d’abord. Elle les divertit ensuite en multipliant les
assurances de sa reconnaissance pour ce vieil oncle d’adoption, si généreux, qui l’avait tant
aidée, qu’elle aimait comme un parent et à qui elle apportait les
douceurs d’un foyer. Il venait parfois souper avec elle en famille.
À la question de savoir si celle-ci était réduite à l’oncle et à la
nièce, elle hésita un moment pour reconnaître finalement que,
parfois, un ami participait à ces agapes. Comment
s’appelait-il ? Jacques Meulière. Que faisait-il ? Il
était apprenti tabletier au faubourg Saint-Marcel. Elle dévida,
avec l’enthousiasme d’une passion réelle ou feinte, un discours sur
les avantages et les activités du greluchon. Il fabriquait des
trou-madame, petit jeu en ébène composé
de treize arcades dans lesquelles on s’efforçait de faire entrer
des billes. Ce dernier détail accrocha Nicolas qui demanda à la
donzelle si elle possédait un exemplaire de ce jeu. C’était le cas
et elle lui présenta l’objet. Nicolas constata benoîtement qu’il
manquait des billes. Elle pensait qu’elles étaient tombées et
avaient roulé sous les meubles. Il fit constater à l’inspecteur que
ces billes, des agates, étaient semblables à celle découverte sous
le lit de M. de Chamberlin.
La belle semblait à peu près sincère et, n’eût
été le portrait brossé par la Paulet, elle aurait pu emporter la
conviction des deux policiers. Cependant, leur expérience les
incitait à penser qu’elle coupait la vérité de beaucoup
d’à-peu-près. Elle estimait sans doute qu’en lâcher une petite part
l’exonérait d’en dire plus long et de décrire par le menu toute la
crudité de ses relations avec M. Tiburce. Ils la quittèrent
sans insister. Elle pouvait croire à une visite de routine et elle
les raccompagna à la porte, sans rien laisser ignorer de ses
charmes.
– Serions-nous restés un moment de plus,
dit Bourdeau goguenard, que nous aurions bénéficié du principal et
des intérêts !
– Gast ! Je pense qu’elle nous croyait
intéressés et venus prélever la dîme et la gabelle que récoltent,
plus souvent qu’à leur tour, certains de nos confrères chez ces
filles-là.
– Ils déshonorent notre maison et
mériteraient la mort.
– Te voilà bien sanguinaire !
s’exclama Nicolas, surpris de cette véhémence et de l’air farouche
qui l’accompagnait. La mort, sans doute pas. Mais le poivre souvent
les assaisonne !
– Pour moi, point d’alternative à la vertu.
Que dis-tu de la belle ?
– Que nous en avons connu du même acabit et
qu’elle n’est ni pire ni meilleure que les autres. Fais enquêter
sur le tabletier, son logis, sa dépense. Reste aussi à interroger
Tiburce.
– Celui-là, comment pouvait-il concilier sa
double vie avec ses fonctions auprès de M. de
Chamberlin ?
– Prends en considération qu’à onze heures
du soir, le vieux monsieur n’avait plus besoin de son valet et que,
par conséquent, celui-ci était libre de ses mouvements. Il avait la
nuit pour les médianoches et les crapuleries, réjouissances qui, vu
son âge, n’étaient sans doute pas approfondies ni
quotidiennes.
– À bien considérer, c’est en effet
vraisemblable. On met tout ce beau monde sous surveillance.
Ils rejoignirent le Grand Châtelet afin
d’organiser leur expédition de la nuit. Rabouine fut chargé de
donner à son homme les instructions en vue d’occuper le portier de
l’hôtel de Ravillois et, pour ce faire, l’attirer dans un estaminet
voisin afin de l’abrutir de beuverie et de tabagie. En cas
d’insuccès, il faudrait tenter de l’enivrer dans sa loge et, dans
ce cas, signaler à qui de droit cette situation pour n’être point
surpris au moment de l’action. Les préparatifs devaient être
affûtés, tout pouvant survenir. Les lieux seraient environnés de
mouches qui ne devraient quitter leur poste sous aucun prétexte et
être prêts à toute éventualité. Bourdeau aurait ses pistolets de
manche, version nouvelle du pistolet dans l’aile du tricorne dont
usait Nicolas. Ils préparèrent aussi des rossignols destinés à
forcer les serrures, des lanternes sourdes, une corde, des loups en
velours noir et des poignards, au nombre de trois car Naganda les
accompagnerait. L’habit noir serait de rigueur et Bourdeau
repasserait chez lui se changer avant le souper chez Semacgus. Il
reviendrait prendre Nicolas rue Montmartre dans la voiture,
toujours disponible, de Le Noir.
Comme prévu les invités se retrouvèrent à neuf
heures de relevée dans la demeure de Semacgus à Vaugirard. La
douceur de la nuit tombante avait permis d’installer une table sur
la terrasse qui, de quelques degrés, dominait le verger. Des
flambeaux éclairaient gaiement une table décorée des fleurs du
jardin. En raison de son âge Marion était restée rue Montmartre,
gardée par Catherine et Pluton. Poitevin avait conduit Noblecourt
et Naganda. Il aiderait Awa qui virevoltait, éclatante dans sa robe
brodée, et servirait à table. Chacun s’égailla au milieu des cris
et des rires des retrouvailles. Noblecourt accapara Naganda et,
appuyé sur son bras, l’entraîna dans les allées pendant que les
autres rejoignaient Semacgus qui officiait en cuisine.
– La chose est délicate, marmonnait-il,
l’habit tombé et le visage congestionné d’attention. Il va falloir
réussir sans déchirer… Point trop épaisse, point trop fine…
Les visages intrigués de ses trois amis se
penchèrent sur la table de l’office.
– Est-ce une ouverture ? Va-t-il
manier le scalpel ? plaisanta Bourdeau.
– Peuh ! Bien plus compliqué, dit le
chirurgien qui, après avoir étendu une nappe saupoudrée aussitôt de
farine, y avait étendu un pâton que peu à peu il aplatissait avec
un rouleau pour en former une abaisse.
– Pâte brisée, évidemment ? demanda La
Borde dont la dévotion au dieu Comus était connue de tous.
– On retrouve l’habitué des petits soupers
dans les cabinets du feu roi. Plutôt une pâte aux œufs.
– Et que comptez-vous donc nous
préparer ?
– Une strouille.
– Une strouille ! s’écria en chœur l’auditoire
étonné.
– Oui, une strouille à
l’italienne car il faut varier la matérielle et ne jamais
mépriser ce qui est bon chez les nations étrangères.
– Et en quoi consiste ce mets ?
– Voyez, ma pâte est abaissée… Je vais lui
fournir de quoi la nourrir et vous satisfaire.
Il se porta vers le potager et leur montra un
plat contenant des tronçons de moelle qu’il fit prestement pocher
dans un bouillon odorant. Ensuite, il fit revenir au beurre des
oignons coupés en dés et un hachis de jambon de Westphalie. Après
quelques minutes il y ajouta de la mie de pain, du parmesan, sel,
poivre, cannelle, muscade ainsi que la moelle.
– Il faut laisser refroidir le tout et
rafraîchir le cuisinier, dit-il, en ouvrant un antique flacon.
C’est le dernier qui me reste d’une certaine expédition à Vienne.
Chère Awa, quatre verres. Tant pis pour les bavards du
jardin !
– Et pourtant, dit Nicolas, nous en avions
ramené plusieurs caisses de ce vin de Tokay-là !
– Au milieu de quels périls !
Semacgus aligna les verres, les emplit et les
tendit à ses amis.
– Quelle admirable couleur d’ambre !
dit La Borde, élevant son verre pour mirer la robe du vin.
Il le respira les yeux fermés.
– Du raisin d’hiver confit avec une légère
senteur poivrée. Une merveille ! On se félicite que vous ayez
sauvé votre bagage. Et ce petit coquin-là me paraît des plus propre
à préparer nos ventres à ce que Guillaume nous concocte, et puisque
je parle de ventres, connaissez-vous la dernière histoire qui court
la ville ?
– Je ne sais qui l’informe, dit
Nicolas ; il est plus au fait des choses qu’une mouche du
Pont-Neuf ou qu’un huissier du Palais.
– Eh bien ! Apprenez, messieurs, qu’un
certain chevalier de Modène, le nom est emprunté à coup sûr, s’est
impatronisé chez Monsieur comme gouverneur du Luxembourg. Poussé
par un lucre sordide, il a aussitôt ordonné des patrouilles sévères
dans les jardins pour soumettre à l’impôt les ventres relâchés.
Surpris dans l’attitude que vous imaginez, le quidam est aussitôt
menacé. On s’empare de son épée, de son chapeau posé à terre, on
lui crie dans les oreilles et on le force à payer une amende plus
forte que le tribut ordinaire.
Tout en parlant, il mimait la situation. Awa
interrompit l’éclat de rire qui saluait ses propos et sa
pantomime.
– Guillaume, dit-elle avec ce joli
mouvement de tête qui dévoila la nacre ébène de son épaule, le
bouillon est chaud et votre farce est froide.
Semacgus étendit avec amour les ingrédients sur
la pâte, rectifia les assaisonnements avant de la rouler en boudin
qu’il plaça dans un torchon et ficela avec soin à ses deux
extrémités.
– Nous allons le faire cuire deux bons
quarts d’heure. D’ici là je serai à table, mais la chère Awa y
pourvoira. Une fois déballé, elle le découpera en rondelles,
dressera le tout sur un plat et le recouvrira de fromage de
Parmesan et de beurre frais fondu. Avec la pelle rougie au feu,
elle fera enfin surgir un léger gratin et nous nous…
– … régalerons ! cria Bourdeau
d’enthousiasme.
Quand ils rejoignirent la terrasse, une scène
touchante les attendait. Noblecourt et Naganda étaient assis côte à
côte ; l’un babillait et l’autre, tête penchée, l’écoutait
avec respect.
– Ah ! dit le magistrat apercevant les
arrivants. Bénis soient ceux qui nous abandonnent pour une aussi
plaisante conversation. Sachez et retenez, messieurs, que chez le
peuple micmac ce sont les vieillards qui enseignent la sagesse et
le jugement aux plus jeunes. Apprenez que notre ami m’a offert une
plume d’aigle, des griffes d’ours et une dent de lion de mer pour
mon cabinet de curiosités. Cela dit, j’ai bien soif. Le temps se
fait lourd et l’orage menace.
Chacun prit place autour de la table sans
protocole.
– J’ai pensé, dit Nicolas, que la peau
d’ours dans l’atelier du roi était un présent du Nouveau
Monde.
– Tu as vu juste ; je l’ai tué près du
Cap Breton.
– Peste, dit La Borde. Quels privilégiés
que ces deux-là ! Il y en a qui se damneraient pour une minute
dans ce cabinet.
– Peuh ! dit Nicolas faussement
faraud, j’y suis demeuré une demi-heure et Naganda le triple au
moins. Un peu plus nous faisions attendre Necker.
La Borde, qui faisait face au jardin, hochait la
tête en le contemplant. Il semblait qu’il en mesurât les
perspectives.
– Mon cher Guillaume, que voilà un beau
terrain qui m’inspire et me fait rêver. Il donne matière à mon
imagination.
– Les imaginations d’un fermier
général ? Tout m’est doute et méfiance.
– Voilà bien notre réputation, mais je ne
donne pas dans la construction des nouveaux faubourgs et dans le
rachat des terrains. Rassurez-vous, c’est l’amateur de la Chine qui
s’exprime. Lorsque l’hori zon est borné, l’art des célestes
consiste à étendre les dimensions en multipliant les objets et les
représentations multiples. Artifice et trompe-l’œil alimentent
l’illusion. À notre différence, ils considèrent en particulier leur
jardin comme un peintre sa toile et groupent les arbres de la même
manière que ce dernier placerait ses figures. Ils utilisent des
vues en perspectives dissimulées par des massifs, ayant compris que
la grandeur apparente des objets diminue et que les couleurs
s’affaiblissent à mesure qu’ils s’éloignent de l’œil du spectateur.
Les formes et les couleurs des arbres varient toujours et,
lorsqu’il existe de l’eau, je vois au fond de votre jardin un petit
étang informe…
– … informe ! gronda Semacgus. Et s’il
me plaît à moi qu’il le soit, informe ?
– Plaise à vous ! Informe, je
maintiens. Romanesques, les Chinois multiplieraient les scènes
plaisantes ou horribles. Ici, des arbres difformes, des édifices en
ruine et des cavernes obscures et puis, aussitôt, en transition,
des scènes riantes. Dans votre étang, je verrais bien des rochers
aux formes usées liés entre eux par des mortiers, des retenues et
des cascades. Et des saules, oui, des saules pleureurs.
– Ne se prend-il pas pour M. de
Sainte-James, l’homme au
rocher ?
– Moi, s’exclama Bourdeau, je crois que
plus il agite sa marotte, plus l’heure du souper s’éloigne.
– Point de précipitation, dit Noblecourt se
jetant dans la bataille avec une fougue juvénile, la chose est
d’importance et messer gaster attendra.
M. de La Borde, avec qui j’aime croiser le fer, tend à
l’ordinaire à révolutionner nos habitudes et nos traditions. Et
Gluck par-ci et Gluck par-là ! Quand ce n’est pas cette
nouvelle musique, c’est la nouvelle cuisine dont il nous rebat les
papilles. Non content d’imiter l’ennemi anglais dans nos jardins,
il faudrait, à l’entendre, se livrer désormais aux imaginations
dépravées des talapoins et abandonner notre belle et admirable
raison et son ordre immuable.
– Si je puis me permettre de vous
interrompre, je vous répondrais qu’il y a quelque inconséquence de
votre part – et foin de votre belle et admirable raison – à
soutenir, dans le même temps, la dépravation jardinière des Chinois
et chanter à tout va l’intelligence et la subtilité de leur
philosophie en bon disciple de Lao Tseu. Chez vous, le vrai est-il
vraiment le contraire du faux ou votre plein n’est-il que
vide ?
– Oh ! Le méchant loyoliste. Je ne répondrai pas à d’aussi faux
arguments fondés sur de fallacieuses prémisses. Quoi de plus beau
en effet qu’un jardin à la française ? Ses lignes droites ou
doucement courbées, cette régularité, cette écriture géométrique de
verdure et de fleurs, cette symétrie qui flatte l’œil et
l’entendement, cette nature dominée prête à entendre des vers et
des cantates. Nos jardins, monsieur, sont des alexandrins en
musique !
– Si je puis glisser le mot candide d’un
naturel des Amériques où la nature est si grande, si variée et si
nourricière que nous ne voyons plus sa beauté qui participe de
l’air que nous respirons, il me semble, avec tout le respect que je
vous dois, que l’un et l’autre vous torturez la nature, alors qu’il
la faudrait conserver telle que les dieux l’ont faite.
– Le candide tient du Salomon !
remarqua La Borde. Et il est vrai, qu’il y a quelque paradoxe à
forcer la nature pour lui rendre, par artifices, son aspect
premier.
– Et j’ajouterai, dit Noblecourt, en propos
de pure aménité, quoi de plus magnifique qu’une belle et haute
futaie de nos forêts ?
– Ou qu’une lande de chez moi en mai avec
ses ajoncs et ses genêts dorés ?
– Ou qu’un coteau de Chinon à l’automne
quand la vigne est pourpre et le raisin épais ?
Un double sentiment s’imposa à Nicolas qui le
sépara soudain des autres. Certes, il éprouvait un accès de
bonheur, c’est-à-dire un bref instant vécu sans passé ni futur, un
de ces moments fugitifs qui se reproduisait à chaque rencontre
entre Noblecourt et La Borde. De peur qu’il ne se dissipât, il en
épuisait tous les agréments dans une plénitude dont il avait déjà
éprouvé le déroulement et deviné les risques. Et de cela, un
contentement le poignait, une bouffée d’immobilité heureuse. Le
temps n’existait plus, ce qui avait eu lieu s’imposait à nouveau
avec l’espoir que ce moment, rare, reparaîtrait avec la régularité
du parcours des astres. Placé entre deux miroirs qui lui
renvoyaient son image, le temps, pour lui, n’était plus rien qu’un
moment arrêté. Cependant, en contrecoup, tout ce qu’il croyait et
ressentait défilait soudain à une vitesse folle au point qu’il crut
en entendre le sifflement. La machine se remettait en marche, le
rejetant dans la vie. De même, jadis, les gravures de son enfance
l’expulsaient après qu’il s’y fut introduit pour y vivre
d’imaginaires aventures.
Combien de fois encore Noblecourt et La Borde,
jusqu’ici immuables, répéteraient leurs joutes, ranimant ces
instants de bonheur ? Combien de temps vieilliraient-ils
indemnes ? La réponse était impossible, sinon tragique, il le
savait. Et de cette impossibilité d’y répondre l’angoisse montait
dont rien ne pouvait diminuer le poids. Il revit, au retour des
funérailles, la cape et le chapeau râpé du chanoine Le Floch pendus
à un crochet derrière la porte. Ces pauvres vestiges l’avaient
ravagé de chagrin. Il respira à longs traits l’air parfumé du soir
que le serein ne parvenait pas à rafraîchir. Il fit le vide en lui
et l’apaisement revint peu à peu.
– Voilà qui est réglé, concluait Semacgus.
Je garde mes fruitiers et j’annonce le menu. J’observerai tout
d’abord que M. de Noblecourt, mon hôte et mon patient, devra
se conformer…
– Point du tout, monsieur, point du
tout ! En rien. Je ne me conformerai en rien. M’avez-vous tiré
de ma rue Montmartre, obligé à me vêtir en freluquet, à subir comme
un jardin chinois la torture de la frisure sur mes derniers
cheveux, à me faire enfariner comme un hareng avant friture et à
supporter les cahots d’une équipée à Vaugirard pour y entendre des
propositions d’innovations condamnables et pour, en plus, devoir me
conformer… me conformer… et à quoi d’abord ? À la diète ?
À la sauge ? Au bouilli ? Aux herbes ? Ah
non !
L’éclat de rire fut général.
– Il m’aurait laissé achever qu’il se
serait évité cette tirade. Je réponds : se conformer au menu
commun, mais, sous la surveillance de ses amis, s’engager à n’en
point abuser.
– Ouf ! dit Noblecourt.
– Aussi, après une strouille à l’italienne…
Il expliqua la chose à ceux qui n’étaient pas
présents lors de sa préparation.
– … nous passerons à une terrine de
galantine de veau en gelée accompagnée d’une salade d’herbes.
– Pouah ! Encore des
herbes ?
– Vous trouverez celles-ci particulièrement
succulentes. Et pour les douceurs, outre mignardises, croquets,
macarons et croquignoles, je vous réserve une surprise. Pour
arroser tout cela…
Il plongea la main dans un rafraîchissoir pour
en sortir un flacon renflé.
– … du vin de Champagne, le plus léger pour
l’estomac et pour l’âme.
– Voilà un menu qui me complaît tout à fait
et pour lequel je n’entends pas me conformer.
Awa, chantonnant et dansant, fit apparaître le
premier plat, tout fumant. Poitevin rajeuni par la gaieté de
l’assemblée versait le vin de champagne. Aussitôt le silence
s’établit et chacun se concentra sur son assiette, puis les
félicitations fusèrent. Noblecourt résuma l’avis général.
– Voilà un plat de haut goût, raffiné,
subtil et léger qui surprend et nous ravit les sens. Nous savons
que la cuisine est un art dans lequel Semacgus excelle, mais vous
d’où tenez-vous, mon cher La Borde, cette science des
jardins ? Je vous sais une sorte de Pic de la Mirandole, mais
à ce point !
– C’est trop d’honneur que vous me
faites ! Il se trouve que le libraire Le Rouge a fait
paraître, il y quatre ans, le Traité des
édifices, meubles, habits, machines et ustensiles des
Chinois, ouvrage traduit de l’anglais. Son auteur, William
Chambers, aujourd’hui architecte réputé, a voyagé, jeune homme,
pour le compte de la Compagnie des Indes orientales. Un précédent
ouvrage, que je possède également, rassemblait le recueil de ses
dessins pris sur le vif.
– Je sais qu’il domine les mers et le
commerce, mais n’y a-t-il que l’Anglais pour nous décrire
l’univers ?
– Non, je possède également le Nouveau Voyage autour du monde d’un commerçant, La
Barbinais Le Gentil. Une mine d’informations sur la Chine.
Ainsi, voyez-vous, les livres font la science et non pas le
lecteur.
– Il paraît, dit Noblecourt souriant, que
Mme de La Borde serait appelée auprès de la reine comme
lectrice.
– Il ne bouge pas du coin de sa fenêtre et
parvient à tout savoir, dit Semacgus.
– Il feint de n’en point bouger… Il est
comme le soleil, rien n’arrête son cours ! En effet, ma femme
aura cet honneur.
– Je dispose, reprit Noblecourt, d’une
vieille mouche à la cour.
– Compte tenu de vos rayons c’est une
mouche à miel, dit La Borde sous les applaudissements et les
rires.
– Je laisse passer la
bordée, renchérit Nicolas, déclenchant de nouveaux rires.
Cette vieille mouche, votre illustre aîné, m’a prié de vous
adresser ses amitiés et doit venir sous peu vous demander un bout
de conversation.
– Ah ! dit Naganda, le héros que l’on
repère avant de le voir.
Interdits, ils regardèrent le Micmac.
– Notre ami veut signifier par là que des
senteurs aphrodisiaques précèdent le maréchal.
Ce fut un éclat général.
– J’admire notre homme, constata La Borde.
Se remarier à son âge pour la troisième fois !
– On rapporte que ce fut toute une
aventure.
– Et on dit vrai ! Au début de
l’année, le duc de Richelieu avait encore une maîtresse en titre,
Mme de Rousse. En faisant le jeune
homme, sans doute pour justifier ses senteurs, il eut un
accident et tomba sans connaissance sur le parquet. La belle crut à
une attaque à la régent et qu’il n’en
reviendrait pas. Elle fouilla en
belette, mit tout sens dessus dessous, s’empara de la
cassette, força les tiroirs pour rafler ce qu’il y avait de plus
précieux dans le cabinet. Dans les entrefaites, le maréchal était
revenu à lui sans pourtant pouvoir donner aucun signe de vie.
Cependant, il suivait des yeux le manège et la fureur qui
s’ensuivit procura la secousse nécessaire à son salut. L’une
l’avait perdu, l’autre le secourut ! Revenu pour le coup à la
vie, il chassa sur-le-champ l’infidèle et purifia son hôtel,
expulsant les roués, les entremetteurs et les coquines dont il
était infesté. La dame eut beau pleurer, il fut impitoyable. Elle a
loué depuis aux Capucines l’ancien appartement de Mme de
Pompadour.
– À la suite de cette belle aventure,
ajouta Noblecourt, en morale conclusion, il a épousé Mme de
Roothe de Nugent, trouvant en elle l’attention et les soins qu’il
recherchait. Elle est issue d’une famille chapitrale de Lorraine et
chanoinesse de Remiremont à seize quartiers. Excusez du peu !
Quelle fin !
– Le duc de Fronsac a fort mal pris la
chose, d’autant que son père, le maréchal, a marqué vivement qu’il
était plus honnête que lui, qui ne l’avait point averti de son
mariage. Il le prévenait du sien et, aussi, que malgré ses
quatre-vingt-quatre ans, il comptait avoir un enfant dont il
espérait qu’il serait meilleur sujet que son premier-né.
– Il est vrai, reprit Noblecourt, que ce
rejeton indigne avait pris peu de soins du duc lors de l’accident
et que ce dernier en avait été indigné. Or la dame, quoique fort
pauvre, a eu l’honnêteté de n’accepter qu’un douaire de vingt-cinq
mille livres de rente pour ne pas nuire à la fortune de M. de
Fronsac. Pourtant, elle avait grandement à se plaindre d’un butor
qui ne l’avait pas épargnée.
Awa arrivait avec la galantine de veau dont les
tranches découpées reposaient sur une masse tremblante de gelée
dorée.
– Alors, s’écria Noblecourt, pour celle-là,
j’en veux connaître la recette, n’ayant pas eu la chance de percer
les secrets de votre… votre ?
– Strouille. La
base de cette galantine est une belle épaule de veau. La partie
coupée en petits morceaux est mêlée à une belle couche de godiveau
à laquelle je joins du lard, de la langue écarlate et du jambon.
Pour le principal de la pièce, il faut l’ouvrir et l’étendre, la
bien assaisonner et étaler dessus la farce que j’ai dite.
– De quelle sorte, le godiveau ?
demanda Nicolas. J’en ai rencontré de différentes manières.
– Le mien est un hachis de porc, de blancs
de poulet, de graisse de rognons de veau, de ciboulette, de persil
et d’herbes. Je pile le tout avec des jaunes d’œufs durs. Certains
y ajoutent de la farine, mais j’estime que c’est gâter la partie.
En revanche, si je dispose d’un peu de jus de viande ou d’essence
de gibier, je l’ajoute sans hésiter avec un trait
d’eau-de-vie.
– Et ce bel appareil dont nous voyons
l’achèvement, comment y parvenez-vous ?
– Je roule mon épaule et la ficelle comme
une grosse carotte de tabac.
– Ah ! dit Semacgus, que voilà une
comparaison qui plaît à un marin.
– Je place au fond de ma daubière des
couennes, des bardes, deux pieds de veau fendus, quelques os, du
bouillon et un litre de vin blanc un peu suave, sans compter les
épices. Je laisse mijoter quatre heures tout doucettement.
J’égoutte, je sors la pièce…
– Vous la déballez ?
– Point du tout, malheureux ! Vous la
voudriez répandue et molasse ? Je ne procède qu’une fois
refroidie.
– Mais cette belle gelée ?
– Dans le jus de la cuisson passé et
dégraissé, je fouette des blancs d’œufs pour le clarifier. Je porte
à ébullition, je mets à part, je place dessus un couvercle avec des
braises et cela continue à chanter un temps. Les blancs vont
absorber toutes les impuretés. Je place une chaise à l’envers sur
une table et, entre ses quatre pieds, je tends une étamine et place
une terrine en dessous pour y tamiser le tout.
– De quoi obtenir cette pureté de
topaze !
– J’admire, dit Naganda, la science des
Français et le temps qu’ils dépensent pour se nourrir. Et cela deux
fois, par le manger et le parler !
– Ne craignez-vous pas, Guillaume, que ce
plat ne soit un peu trop riche pour notre magistrat dont la santé
demeure notre souci permanent ?
– Comment, Nicolas ! rugit Noblecourt.
M’en priver ? Moi, procureur du roi ? Oubliez-vous ce que
vous devez aux magistrats que le souverain a rendus dépositaires de
son autorité, des organes de sa volonté et de ses droits ? Me
priver de galantine, c’est pire qu’une injure. Voilà un mal qui
commence à se répandre. Chaque jour, je constate que, faute de
pouvoir les récuser, on cherche en quelque sorte à les forcer à se
récuser eux-mêmes par des imputations, honteuses ou publiques,
qu’on ne craint pas de hasarder contre leur honneur et leur
intégrité !
– Oh ! Je crains, dit Semacgus, que le
sérieux ne se mêle que trop à la plaisanterie. Quelque excès de
bile, sans doute ? Raison de plus pour veiller à l’état de
notre procureur et s’attacher à lui procurer un régime sain,
composé de racines bouillies qui peuvent, sans flatter
voluptueusement son goût, épargner sa santé.
– Mais, diantre ! Que faudra-t-il leur
dire ? pouffa Noblecourt. Mesurez que vous me brisez le cœur
et songez que la bouchée que je vous demande – que dis-je ? –
que je vous supplie de m’octroyer, est un devoir d’équité que le
ciel vous impose et que le respect vous dicte.
Poitevin surgit avec un immense saladier dont le
contenu coloré intrigua l’assemblée.
– À condition d’accompagner la viande de
ses herbes, je consentirai à vous régaler, un peu.
– Soit ! Ces couleurs me mettent l’eau
à la bouche.
– Oui, c’est l’effet apéritif et
rafraîchissant d’une salade variée. Oh combien ! Elle se
présente à vous composée des trois romaines blanches, panachées et
foncées, de laitue, de chicorée et de pourpier auxquelles
l’estragon, la pimprenelle et le passe-pierre confit donneront du
goût et du caractère. Un fil d’huile d’œillet et du bon vinaigre
d’Orléans et, pour la rosace en couleurs, œuvre délicate d’Awa,
elle réunit des pétales de capucines, de mauves, de bourrache, de
pensées et de campanules.
– On se damnerait, dit Bourdeau, pour un
jardin botanique aussi ragoûtant !
– Rien ne vaut ce godiveau onctueux et
toutes ces saveurs qui parfument cette galantine, s’écria
Noblecourt, s’étouffant.
Le souper se poursuivait gaiement. Nicolas,
toujours sous l’impression de sa méditation précédente, tentait
d’en fixer les épisodes, les visages et les paroles. Soudain, il se
rendit compte que seuls le laisser-aller et l’absence
d’efforcement lui permet traient un
jour de rappeler à lui ces moments précieux. Tenter en conscience
de les imprimer sur-le-champ était une quête vaine au bout de
laquelle il perdrait sur les deux tableaux, celui du présent et
celui du souvenir.
– Dites-moi, Nicolas, la ville bruisse des
projets de M. Necker. Il voudrait vendre certains édifices
publics pour renflouer les caisses du Trésor. On prétend que la
prison du Fort-l’Évêque disparaîtrait et que le capital qui en
proviendrait suffirait à la nouvelle dépense en vue d’agrandir
l’Hôtel-Dieu ?
– Ah ! Le fermier général
entendrait-il investir ? Je crois la chose bien engagée pour
cette prison. Des frelons bourdonnent autour.
– Vous avez raison, certains pions iront à
dame et y feront leurs mains, mais pas moi. Et quid du Grand Châtelet ?
– Je puis vous assurer qu’il subsistera,
mais destiné aux seuls prisonniers en matière criminelle. On
envisage aussi de supprimer les cachots souterrains qui valent leur
pesant d’arsenic et d’arranger l’intérieur. Sa Majesté a donné des
instructions en ce sens. C’est un souci d’humanité que je partage
et qui honore M. Necker.
– Oh ! s’écria Naganda, de la neige en
couleur.
Awa apportait des coupes emplies d’une crème
colorée.
– C’est la surprise que je vous avais
promise…
– Il est expert en ce domaine, dit Nicolas.
Je me souviens d’une monstrueuse omelette soufflée qu’il nous
confectionna sur le chemin de Vienne, un soir en Champagne.
– Rabouine en reprit quatre fois. Il est
vrai que j’avais usé deux douzaines d’œufs, force sucre et un
flacon de rhum ! Aujourd’hui, je vous ferai déguster un sorbet
de griottes de mon jardin dans lequel j’ai mêlé un peu de ratafia
de cerises afin d’en relever le goût.
– Mais de la neige à Paris, en été ?
Par quel miracle ?
– Sachez qu’en profondeur d’un tertre de
mon jardin, j’ai fait creuser une fosse étanche bien tapissée de
bois avec une rigole pour écouler les eaux. En hiver, j’y recueille
la neige et la glace. Je couvre de planchettes et d’épaisseurs de
paille et dispose ainsi, toute l’année, du moyen nécessaire. Quant
à mon sorbet, la crème est placée dans un pot de fer-blanc,
lui-même plongé dans son frère plus grand, empli d’eau, de glace et
de sel. Il suffit alors de tourner régulièrement pour obtenir cette
douceur.
– À propos de vente, avez-vous vu, demanda
Bourdeau qui croquait déjà un macaron, ces annonces qui couvrent
nos murs ? L’une d’elles est particulièrement plaisante.
Écoutez…
Il sortit de sa poche un petit papier couvert de
mine de plomb.
– … Un grand et bel
appartement à vendre avec une très grande entrée, fort fréquentée
sur le devant et une porte bâtarde sur le derrière, qui l’est
presque autant. S’adresser à Mlle Rosalie, dite Le Vasseur, à
toute heure du jour en la maison rue Trousse-Vaches, qui le fera
voir avec la plus grande facilité, excepté depuis six heures du
soir jusqu’à huit, qu’elle travaille aux Tuileries.
Ils s’esclaffèrent. Il fallut dévoiler au Micmac
tout le plaisant de la chose.
– Quelle insolence ! dit La Borde.
Pour les non-initiés, la Rosalie en question se trouve être la
maîtresse du comte de Mercy-Argenteau, ambassadeur de l’Empereur et
de la reine de Hongrie. Il n’en posséderait point
l’exclusivité…
– Chez vous, dit Naganda, les absents sont
tués à coups de langue.
– Un mot de bon sens, dit Noblecourt, vaut
un siècle de raison. Voilà une parole de sagesse dont nous devrions
nous inspirer. On ne refait pas les Français et, sans toujours y
penser à mal, le persiflage est devenu trop souvent le fond et le
sel de nos conversations.
La soirée se poursuivait ; Naganda évoqua
longuement la guerre contre les habits
rouges. Désormais les siens la menaient aux côtés des colons
américains, les mêmes qui, naguère, Benjamin Franklin à leur tête,
les avaient massacrés. La fidélité des Algonquins au roi de France
demeurait inaltérée, même si l’espérance d’un retour des lys en
Nouvelle-France leur paraissait illusoire. À la demie de onze
heures, Nicolas, prétextant le respect du sommeil de M. de
Noblecourt que la meilleure chambre de la maison attendait, donna
le signal du départ. Ce fut en vain que l’intéressé protesta.
M. de La Borde repartit dans sa voiture, les policiers et
Naganda dans la leur. Ils prirent par le pont de Sèvres, évitèrent
la ville par la route de la Révolte et rejoignirent les Porcherons.
Ils s’arrêtèrent un peu avant dans une petite ruelle donnant sur la
rue de la Chaussée d’Antin pour changer de costumes, masquer leurs
visages de loups de velours et vérifier une dernière fois leurs
armes.
Au moment où ils se dirigeaient à pied vers leur
destination, un violent orage éclata. Fréquents en cette fin de
printemps, leur violence n’avait d’égale que leur soudaineté. Des
gouttes d’eau commençaient à tomber. Nicolas se félicita de la
circonstance qui dissimulerait leur approche et viderait les rues
de tout témoin importun. De violentes rafales éteignirent les
réverbères et c’est à la lueur des éclairs qu’ils atteignirent
l’hôtel de Ravillois. À son approche, ils redoublèrent de prudence.
Nicolas tentait de prêter l’oreille à l’un de ces signaux sonores,
sifflements ou cris d’oiseaux, qui d’ordinaire marquaient la
présence de Rabouine. L’endroit paraissait désert. Les mouches
postées auraient dû se manifester d’une manière ou d’une autre.
Voilà que l’inquiétude le gagnait. Il en fit part à ses compagnons
qui, impuissants, hochèrent la tête. Le guichet de la porte cochère
était entrouvert ; ils s’y glissèrent aussitôt. Plongée dans
l’obscurité la loge du portier semblait abandonnée. Naganda, dont
le regard perçait les ténèbres, pressa le bras du commissaire et
lui désigna la porte qui battait, agitée par les ressauts du vent.
Ils s’approchèrent. Bourdeau la poussa, dégagea le cache de sa
lanterne sourde et éclaira l’intérieur. Il laissa échapper une
exclamation.
– Là, un corps étendu !
Les trois hommes entrèrent et aperçurent sur le
carreau une silhouette couchée sur le ventre. Bourdeau s’accroupit
et tâtonna le corps.
– Il respire, mais paraît bien avoir été
bellement assommé. Il a une sacrée bosse à la base du crâne.
Ils se concertèrent à voix basse. Devaient-ils
poursuivre ? Ils convinrent de pousser plus avant, tout en
multipliant les précautions. L’orage se calmait peu à peu en
s’éloignant. La porte de l’hôtel donnant sur le vestibule était,
elle aussi, ouverte. Bourdeau entra le premier. Nicolas le vit
glisser et tomber en arrière sans qu’il parvînt à le retenir. Une
odeur métallique trop connue lui monta aux narines. Bourdeau se
releva en jurant. Sa lanterne tombée illuminait un sol rouge de
sang. Vers l’escalier ils aperçurent un autre corps, comme
recroquevillé sur les premiers degrés. D’évidence un combat avait
eu lieu, les marques de piétinement l’attestaient. Bourdeau
examinait le blessé. Il secoua la tête.
– Mort, d’un coup d’épée en pleine
poitrine. Il y a eu combat car il a d’autres blessures. Cela ne
remonte pas à très longtemps, il est encore chaud.
– Ferme-lui les yeux, soupira Nicolas. Non…
Attends.
Il se pencha à son tour, considérant avec
attention le visage figé dans une dernière expression de
surprise.
– Je connais cet homme-là.
Il se redressa et réfléchit un moment.
– Je l’ai croisé plusieurs fois chez
Sartine. C’est un des sbires qu’il utilise pour des opérations
contre les menées des espions anglais. De ces gens de sac et de
corde qu’il a fait recruter pour ce nouveau service dans
l’impossibilité de disposer aussi aisément des ressources de la
police.
– Nous voici en bel équipage ! dit
Bourdeau. Je présume les suites plus fâcheuses à l’événement.
Chipotier comme il est, Sartine aura beau jeu de s’abandonner à ses
saillies habituelles et de mettre à notre bon dos la responsabilité
de tout cela.
– Il n’est que trop vrai que notre présence
ici de nuit lui semblera intrigante et le poussera trop rapidement
dans des voies hasardées.
– Reste, remarqua Naganda, que vous-mêmes
pourriez légitimement vous étonner de celle de son homme, jeté en
secret par le travers d’une enquête en cours.
– Procédons avec méthode. Tout d’abord,
pour éviter de mêler nos traces avec celles révélées par le sang
répandu, ôtons nos souliers et marchons prudemment sur nos
bas.
– Nous n’aurons garde d’y manquer. Par où
commençons-nous ?
Nicolas entrevit un flambeau posé sur une
desserte.
– Faisons d’abord grand jour.
Il joignit le geste à la parole et alluma les
chandelles. La lumière accentua encore l’horreur de la scène.
– Ne bougez pas ! Naganda va sortir
dans le jardin et relever jusqu’à l’entrée les indices que la pluie
n’aura pas fait disparaître. Quant à moi….
Il tira de son habit des feuilles de papier dont
il avait coutume de se munir. Bourdeau, intrigué, observait son
manège. Nicolas ôta ses souliers et se déplaça sur la pointe des
pieds sur les emplacements non souillés du travertin. Il le vit se
baisser et chercher du regard les empreintes les plus précises et
leur appliquer ses feuilles en pressant avec soin pour qu’elles
s’impriment au mieux. Il murmurait, comme se parlant à
lui-même.
– Aucune erreur possible… Deux hommes… Les
traces en témoignent. Un fort soulier clouté et une botte plus
petite à semelle lisse. Celle-ci…
Il paraissait suivre une invisible ligne.
– Celle-ci, la plus petite, appartient à
l’assassin, ou du moins à celui qui a été le vainqueur de ce combat
à mort. Donc deux protagonistes, pas plus. L’un surprend l’autre,
ils tirent l’épée. L’un est tué et le vainqueur se retire.
Avec prudence Nicolas longeait le mur. Au pied
de l’escalier, il s’accroupit et le nez au sol demeura immobile
comme à l’arrêt.
– Une piste ? demanda
l’inspecteur.
– Davantage qu’une piste, une
constatation.
– Qu’entends-tu par là ?
– Que l’homme sorti sauf du duel ne s’est
pas retiré aussitôt, mais… Oui, c’est cela !
– Eh bien ?
– Il a retiré ses bottes, car autrement
comment expliquer ces deux empreintes qui se touchent presque,
semblables à celles d’un garde-à-vous ? Il a gravi les degrés
sur ses bas. Reste qu’éclaboussé sans doute du sang de sa
victime…
Il passa son doigt sur l’une des marches.
– Ou d’une blessure reçue, des gouttelettes
ont glissé et ont taché les degrés en d’infinies proportions
pourtant encore bien visibles.
Naganda réapparut et fut aussitôt informé des
premières constatations.
– De fait, dit-il, un homme blessé est bien
sorti de l’hôtel. Dans la rue un cavalier a dû quitter les lieux
peu de temps avant nous ; il pleuvait déjà. Il tirait une
autre monture.
– Pardi ! dit Bourdeau, celle de sa
victime. Reste que je ne comprends toujours pas le pourquoi de la
disparition de nos gens.
– Nous aviserons. Et en attendant, allons
visiter la maison. Naganda demeurera ici en sentinelle. Ou plutôt
non, ne nous séparons pas et fermons les issues.
Il alluma un second flambeau et entraîna
l’inspecteur dans l’enfilade des pièces du rez-de-chaussée. Rien
n’indiquait le passage d’inconnus ; tout était en ordre. Les
clés de la porte d’entrée et de celle donnant sur les arrières
furent tournées. Ils décidèrent de fouiller le premier étage.
Nicolas les conduisit vers la chambre de M. de Chamberlin dont
la porte paraissait entrebâillée. Naganda sortit un poignard et
Bourdeau son pistolet tandis que Nicolas, plaqué le long du
chambranle, poussait l’huis d’un vigoureux coup de pied. Nulle
présence humaine ne se manifesta. En revanche, l’état de
l’appartement du défunt les stupéfia. La lumière du flambeau
éclairait un champ de ruines. Tout était sens dessus dessous. Les
meubles fracassés jonchaient les tapis lacérés. La grande table
servant de bureau gisait renversée sur le côté. Plus, le cuir du
vieux fauteuil de M. de Chamberlin avait été crevé et son
gaufrage laissait échapper la bourre et le crin. La tablette de la
cheminée descellée n’était plus que morceaux épars. Le pire, et ce
spectacle serra le cœur du commissaire, c’était le ramas de livres
aux reliures arrachées qui avaient d’évidence fait l’objet d’une
fouille minutieuse. Quant aux éléments du lit à baldaquin, eux
aussi avaient subi un examen en règle. Les deux cabinets en bois
précieux demeuraient un souvenir qu’évoquaient leurs débris tant il
semblait qu’on se fût acharné à les détruire. Dans le cabinet de
toilette, la chaise percée avait subi le même sort, son revêtement
de velours rouge pendait en lambeaux.
– Je crains, suggéra Bourdeau, qu’il n’y
ait plus rien à espérer de cette pièce.
– Pourtant ces ravages confirment
éloquemment que l’un des visiteurs de ce soir avait pour mission de
retrouver un document. Sa tentative a-t-elle été couronnée de
succès ? Je n’en suis pas sûr. En tout cas, cet acharnement
sur les livres me suggère certaines hypothèses dont je te
reparlerai.
Naganda, agenouillé, considérait ce
capharnaüm.
– Je suis sûr que le chasseur en toi tient
une piste.
– Tu as raison Nicolas. Je puis affirmer
que l’auteur de ce désastre a déjà payé de sa vie ce forfait. C’est
lui qui a tout détruit ici.
– Le cadavre du vestibule ?
– Oui, l’autre, son assassin, est monté ici
après l’avoir tué. Du sang répandu sur le dessus des débris le
prouve sans conteste.
Leurs recherches dans les appartements de
M. et de Mme Ravillois, de la veuve Bougard et du fils
aîné, demeurèrent vaines. Nul indice ne signalait qu’ils avaient
été l’objet d’une quelconque perquisition. En revanche, quelle ne
fut pas leur surprise en découvrant l’état de la chambre du fils
cadet. Tout n’y était que bouleversements et un désordre intriguant
y régnait. Tous les objets propres à l’enfance couvraient le
sol : jouets, totons, pantins, volants, une petite carte de
l’Europe, des livres. L’armoire et la commode n’avaient pas échappé
à la fouille et leur contenu se retrouvait éparpillé un peu partout
dans la pièce.
– Que pouvait-on rechercher chez cet
enfant ? murmura Nicolas.
– Hé ! Un bocal de billes. Elles se
rappellent soudain à nous. Là, sur cette planchette.
Bourdeau se haussa pour saisir l’objet qui lui
échappa des mains, tomba et se brisa, son contenu s’éparpillant sur
le sol.
Naganda commençait à ramasser les billes quand
Nicolas l’arrêta.
– Inutile. Cela ne fera qu’un désordre de
plus.
Pourtant son ami ne se relevait pas.
– Qu’as-tu trouvé ?
– Il n’y a pas que des billes…
– Comment cela ?
– Les billes ont roulé tout autour de la
pièce. Mais celles-ci sont demeurées… groupées d’étrange
manière.
Il se pencha pour mieux voir et demanda à
Bourdeau d’approcher la lanterne.
– Noyées dans ce qui
leur ressemblait, elles disparaissaient.
– Comment ?
Naganda ramassa les prétendues billes et les
tendit à Nicolas.
– Considère-les avec attention.
Bourdeau dirigea le flux de lumière sur le
commissaire qui poussa une exclamation.
– Pierre, tu as raison ! Ce ne sont
pas des billes. Sans doute des morceaux de verre taillé.
– Celui-ci ressemble bien à un diamant. Et
de quelle dimension ! D’ailleurs il est bien aisé de s’en
assurer.
Il prit la pierre, s’approcha de la croisée et
passa l’une des arêtes de la taille sur le verre. Il y eut comme un
crissement.
– Cela coupe le verre, c’est un
diamant.
– Alors, dit Nicolas. Si ce morceau est un
diamant, alors, ma foi, ceux-ci sont des rubis, des émeraudes, des
perles. Je n’en ai jamais vu de si énormes.
– Était-ce cela que recherchait celui qui a
fouillé la maison ?
– Là encore, c’est possible, mais je n’en
jurerais pas.
– Qu’allons-nous faire de ce trésor de
Golconde ?
– Le saisir. En dresser procès-verbal. Mais
nous garderons le secret de cette découverte. Je suis très curieux
de connaître les réactions de la famille et pourquoi ce trésor se
trouvait dans cette chambre. Et d’abord, en connaissait-elle
l’existence ?
Il restait un étage, celui où demeuraient les
domestiques. Selon Rabouine, aucun d’eux ne serait là pendant le
voyage en Champagne. Ils accompagnaient le convoi pour assurer leur
service habituel dans le château de la famille à Sézanne. Ils
visitèrent ainsi plusieurs galetas pauvrement meublés de couchettes
et d’armoires en bois de pin. Une nouvelle fois Nicolas s’effara
des conditions misérables de vie réservées au domestique dans
l’hôtel d’une riche famille. Une nouvelle porte fut poussée, qui
donnait sur un petit salon.
– Voilà sans doute le logement de notre
Tiburce.
Une tenture tirée séparait cette pièce de la
chambre. Ils y pénétrèrent. La lumière éclaira un lit où une forme
reposait.
– La couchette a dû être repliée, dit
Nicolas.
Il s’approcha du lit. Soudain son attention fut
attirée par des cheveux blancs qui dépassaient de la courtepointe.
Il tira sur le drap et appuya sa main sur une épaule dont le froid
le frappa au travers du tissu de la chemise de nuit.
– Tiburce, Tiburce, appela-t-il en le
secouant doucement.
Il tira sur l’épaule, le corps bascula sur le
côté, et la faible lueur de la lanterne découvrit une face au
regard trouble. Le vieux valet avait les yeux ouverts et la bouche
avalée comme contractée. Nicolas sortit de sa poche un petit miroir
qu’il approcha des lèvres de Tiburce et secoua la tête. Naganda
dansant d’un pied sur l’autre psalmodiait d’incompréhensibles
formules.
– Messieurs, dit Nicolas froidement, voilà
un de nos témoins, et non des moindres, qui nous échappe. Premières
questions, que fait-il mort dans son lit alors qu’il était censé
accompagner la dépouille de son maître ? Cette mort est-elle
naturelle ou s’agit-il d’un meurtre ? Depuis combien de temps
a-t-il cessé de vivre ? Cette mort est-elle liée aux
événements qui se sont déroulés à l’hôtel de Ravillois cette
nuit ? Appliquons nos règles habituelles.
Commença alors en silence la traque systématique
d’indices qui pourraient permettre de reconstituer les faits
survenus et leur chronologie. Nicolas se consacra au cadavre qu’il
examina avec soin, en particulier l’oreiller sur lequel la tête
était enfoncée au moment de la découverte du corps. Il le renifla à
plusieurs reprises. Avant de fermer les yeux du mort, il remarqua
l’expression générale du visage, celle d’une surprise terrifiée.
Elle lui fit souvenir de celle imprimée sur celui de M. de
Chamberlin. La victime paraissait avoir suffoqué, sa face était
congestionnée, de petites taches violacées parsemaient son visage.
Nicolas réfléchit un moment.
– Il paraît qu’on meurt très souvent
étouffé dans cette maison. L’ouverture nous en dira plus, mais je
parierais gros pour un acte criminel, même si quelqu’un a tenté de
faire accroire une autre version.
Bourdeau et Naganda s’affairaient autour d’un
petit secrétaire dont la serrure avait été forcée. L’inspecteur
feuilletait une liasse de papiers tandis qu’au sol le chef micmac
passait la main sur le parquet puis, se déplaçant à quatre pattes,
paraissait suivre les fumées d’un invisible gibier.
– Rien dans ces tiroirs… Des factures. Le
meuble ayant été forcé, on aura retiré l’essentiel. Reste que cela
renforce l’hypothèse que tu viens de soulever. Il doit bien s’agir
d’un assassinat.
– Et d’un cavalier, s’écria Naganda, se
relevant.
– Ah ! Voilà qui m’intéresse, dit
Nicolas. As-tu trouvé quelque chose qui t’engage dans cette
voie ?
– Certes ! Le meuble a été forcé et
fort méchamment, car sans doute résistait-il à l’effraction. Le
coupable s’est arc-bouté, le corps porté en arrière, pour disposer
de plus de force…
Devant le secrétaire, Naganda mimait
l’action.
– Et alors ?
– Alors ? Ses talons ont touché le
plancher ou plutôt les roulettes des éperons, dont ses bottes
devaient être munies. Vois ces piqûres profondes, elles ont
égratigné le parquet.
– Compliments ! dit Nicolas, c’est
presque un portrait que tu nous dresses là. Une question : ces
bottes appartiendraient-elles à l’inconnu qui s’est battu et qui
s’est envolé ?
– Mais, objecta Bourdeau, il a pu passer
ici après le duel du rez-de-chaussée.
– Je ne crois pas. Aucune trace de sang… Or
nous savons qu’il en a perdu en visitant le premier étage. Cela ne
concorde pas. En outre il y a beaucoup de poussière ici et à y bien
regarder on peut encore discerner la taille de la botte dont nous
allons recueillir l’empreinte. Elle ne correspond nullement avec
celles des traces du vestibule.
– Voilà un vrai argument !
Nicolas recouvrit le visage de Tiburce d’un drap
et parut s’isoler dans une profonde méditation avant de reprendre
la parole, l’air déterminé.
– Il est temps de faire le point. Notre
plan prévoyait une perquisition secrète cette nuit à l’hôtel de
Ravillois. Les occupants sur la route de la Champagne et son
portier écarté, l’endroit restait sous la surveillance de Rabouine
et de nos gens. Pour une raison inconnue qui reste à déterminer,
ils en ont été éloignés, de gré ou de force. À notre arrivée, nous
découvrons le cadavre d’un homme des services de Sartine, assassiné
ou tué dans un combat à mort. Tout laisse à penser que sa mission
consistait à fouiller la maison à la recherche d’un objet ou d’un
papier dont nous ignorons la nature et l’importance.
– Tout cela, interrompit Bourdeau, ne
laisse pas de nous procurer quelque lumière sur les causes de
l’abandon de la surveillance par nos mouches. Si le ministre de la
Marine a dépêché ici un de ses sbires sans daigner nous le faire
savoir, il a logiquement tout machiné pour écarter Rabouine. L’un
ne va pas sans l’autre !
– J’opine dans ton sens sur ce point. Mais
poursuivons. Cet homme en mission et sur ordres bouleverse
l’appartement de M. de Chamberlin et celui de son petit-neveu.
Pour le premier, on peut comprendre, mais le second ?
– Et dans quel ordre a-t-il procédé ?
ajouta Naganda. La chambre de l’enfant a allumé ma curiosité.
Pourquoi le deuxième visiteur, après son duel victorieux,
n’inspecte-t-il que la chambre de M. de Chamberlin ? Il
n’y a en effet aucune trace de sang dans celle de son petit-neveu.
Les deux mystérieux visiteurs étaient-ils animés par le même
motif ?
– Voilà une fine remarque à prendre en
compte, dit Bourdeau qui paraissait, à la grande satisfaction de
Nicolas, tenir en sympathie le chef micmac. J’avancerai que le
troisième n’avait peut-être rien à voir avec les deux autres.
– Nous ne sommes pas encore en mesure de
répondre à ces questions. Enfin Tiburce sur lequel pèsent de lourds
soupçons est trouvé mort, sans doute assassiné, en tenue de nuit
dans sa chambre. Qu’y faisait-il alors qu’il devait accompagner son
défunt maître à sa dernière demeure ? D’y penser me tourmente
furieusement la tête. Pourquoi ? Pourquoi ? Et pour
compliquer la donne son assassin paraît être un troisième larron.
Un cavalier botté et éperonné comme l’a démontré Naganda. Je
corrobore cette hypothèse. M’avez-vous vu renifler
l’oreiller ? Eh, bien ! Il pue le cheval.
– Qu’est-ce à dire ?
– Qu’on a étouffé Tiburce, l’ouverture
devrait le prouver. Son assassin s’est acharné en pesant sur
l’oreiller de tout son corps. Il devait avoir fait un long trajet à
cheval et est demeuré imprégné de l’odeur de sa monture.
– Ah ! C’est donc cela ces débris
recueillis dans les papiers.
Il les tendit à Nicolas qui les examina à l’aide
d’une petite lentille grossissante.
– Tu as tout du colporteur, les poches
pleines. À la demande,
mesdames !
– Vois-tu, ce n’est pas sans raison. Tiens
donc ! Des crins de cheval bai ! Nous reconstituons le
carton découpé33. Le
modus operandi pourrait laisser à
penser que le même homme qui a tout machiné pour faire périr
M de Chamberlin s’est évertué aussi sur Tiburce. Mais,
pourquoi Tiburce était-il couché ?
Ils furent interrompus par des coups violents et
des appels provenant du rez-de-chaussée.