Épilogue
« Il y a des temps où la disgrâce est une
manière de feu qui purifie toutes les mauvaises qualités et qui
illumine toutes les bonnes. »
Cardinal de Retz
Lundi 16 octobre 1780
Le Noir venait de lui révéler l’événement.
Depuis des jours, la rumeur courait la cour et la ville.
L’avant-veille, le roi avait congédié M. de Sartine,
secrétaire d’État à la Marine. Le lieutenant général de police,
accablé, lui apprit que le ministre, prévenu par M. Amelot et
foudroyé par la nouvelle, avait aussitôt vaqué à ses préparatifs et
qu’à peine une heure après son carrosse roulait vers Paris.
Nicolas, atterré, avait marché longtemps sur les boulevards avant
de se décider à aller saluer Sartine en son hôtel situé derrière
celui de la police, rue Neuve-des-Augustins.
L’été avait été occupé par la mise en route de
Louis. Maître Vachon s’était surpassé pour lui tailler des
uniformes que, rue Montmartre, Marion et Catherine ne cessaient
d’admirer, exigeant chaque jour que le nouveau lieutenant les
revête.
Nicolas, son fils et le chef micmac avaient
quitté Paris début septembre pour Saumur où le vicomte de
Tréhiguier devait prendre son service. Avant de le quitter, le père
avait dispensé ses derniers conseils au jeune homme. Être exact,
respectueux avec ses chefs, amical avec ses camarades et
bienveillant avec la troupe devaient être ses premiers
commandements. Il veillerait aussi à ne jamais jouer, en se
souvenant des exemples qu’il lui avait mis sous les yeux. De plus
il n’oublierait pas les conseils du docteur Semacgus dans le
commerce avec le beau sexe. Il se devait persuader que ses qualités
et ses talents justifieraient, et non la seule naissance, la
position que d’incroyables circonstances lui avaient permis
d’atteindre. Enfin l’honneur ne servait qu’une fois et, perdu, il
n’y avait plus de recours. Il lui fit aussi promettre d’aller
régulièrement visiter sa tante Isabelle.
La visite du commissaire et de Naganda fut un
événement pour le couvent. Les bonnes religieuses de Fontevraud
couvrirent le chef indien de présents et de confiseries pour les
siens, tout en lui faisant décrire son pays qu’on appelait encore
dans ces murs la Nouvelle-France.
Nicolas entretint sa sœur de sa conversation avec Madame Louise et
de ce qui s’en était suivi. Il fut écouté en silence sans que les
lèvres de la religieuse se descellent ; pourtant, son frère
était persuadé qu’elle connaissait ce secret. Il pressentit un
engagement de conscience qu’elle ne pouvait rompre. Ils se
promenèrent longuement dans les jardins et potagers du couvent, et
de ces retrouvailles Nicolas éprouva une douce émotion.
Le vieux valet de Sartine l’accueillit avec
empressement, lui confiant de ne pas se tromper sur l’apparence de
son maître. Quoiqu’il semblât à son ordinaire, il était touché au
cœur. Il trouva Sartine décoiffé qui frappait du pied la
bibliothèque à perruques.
– Carogne ! Ah ! Nicolas. Voilà
que la mécanique se met elle aussi contre moi ! J’apprécie de
vous voir. Asseyez-vous. Venez-vous prendre le pouls du
malade ?
La voix était embarrassée. Il semblait qu’il eût
la gorge serrée.
– Je viens, monseigneur, sacrifier à
l’autel de la fidélité et de la reconnaissance et, si vous le
permettez, de l’amitié…
– Je le sais, hélas ! Je le
sais.
Il se mit à marcher à son habitude à travers le
bureau.
– Je sentais le coup venir. Je vous en
avais parlé en juin. Il est certain que Necker a été le premier
moteur de ce renvoi. Il va s’en flagorner ! Mais… Mais jamais
il n’eût réussi par son seul crédit. Je vois, je sais, je sens que
la reine et ses entours l’ont puissamment aidé ! Accouplement
contre-nature des Polignac et de l’homme de Genève ! Que
voulez-vous, ils en attendent des avantages… Ce sont les quatre
millions de billets lancés par Sainte-James à mon insu qui m’ont
perdu… Et peut-être a-t-on mangé le morceau sur ce traité que vous
aviez si opportunément retrouvé ? D’où l’irritation du roi, sa
colère même… Il a vu Maurepas à Paris. La vieille machine est très
affaissée. On lui donne peu à vivre. Il a été étourdi par les
arguments… Et tous ces reptiles qui grimpent et déposent leurs
ordures sur un chêne renversé !
Il prit un papier sur sa table de travail.
– Écoutez, écoutez ce que l’on chantonne à
Paris :
J’ai balayé Paris avec un
soin extrême
J’ai voulu de la mer balayer
les Anglais
Mais j’ai vendu si cher mes
malheureux balais
Que l’on m’a balayé
moi-même.
Et savez-vous ce qui était écrit à la craie ce
matin sur ma porte ?
Ô perruque, ma
mie
N’as-tu donc vécu que pour
cette infamie ?
– Allons ! N’êtes vous pas à cent
coudées au-dessus de ces bêtises ? Une défaveur de cour
n’efface pas trente ans de services.
– Ce n’est pas tant cela qui me poigne. Mon
désespoir n’est pas d’avoir perdu ma place, mais d’écouter les
motifs affreux qu’on suppose à cette disgrâce. C’est de mon honneur
qu’il s’agit ! Oui ! Entendez bien cela, de l’honneur de
Sartine ! On prétend que j’ai huit cent mille livres de rentes
et que, de mon autorité privée, j’aurais été assez criminel pour
excéder dans mes dépenses les ordres de Sa Majesté. Sachez que je
n’ai pas même vingt mille livres de rentes et, si l’on s’avise de
m’en trouver davantage, je l’abandonne de bon gré aux hôpitaux. Et
j’aurais dépensé sans justificatifs ? Calomnie !
Mensonge ! Je n’ai agi que sur les ordres du roi signés dans
ses conseils en présence de ses principaux ministres, conseils
auxquels le banquier n’a point accès et dont les délibérations sont
un secret d’État !
Maintenant il tisonnait avec violence le feu qui
crépitait.
– Alors, en aurais-je confié le détail à
Necker que, pour prix de mon indiscrétion, j’eusse été passible
pour haute trahison d’un cul de basse-fosse à la Bas tille !
Quoi, en parler à cet homme ? Lui révéler nos plans ? Un
étranger, lié de longue main à Lord Stormont, le dernier
ambassadeur anglais à Paris. Qu’est-ce au reste que ce Necker sinon
une figure de comptable assermenté nulle part, reconnu d’aucune
cour ? Il était hostile à la guerre. Qu’avait-il à faire en
effet de la grandeur de la France et de notre revanche sur
l’Angleterre ? Ah ! Choiseul…
Nicolas fut effaré de constater à quelles
extrémités le dépit et l’amertume conduisaient Sartine. Le
directeur général des Finances, un traître ? Quelle que soit
l’opinion qu’il portât sur Necker, il ne le pouvait croire. Les
mauvais succès des opérations navales tenaient-ils à l’impéritie de
leur direction ou aux trop faibles moyens que le trésor leur
allouait ? Le ministre n’avait-il pas été emporté par le
tourbillon des événements, des réformes maladroites et des
confiances mal placées ?
– Rien n’est perdu, M. de Maurepas ne
vous a-t-il pas toujours soutenu ?
– Ne vous leurrez pas ! Sa femme,
certes. Lui ? C’est une autre affaire… Il n’aspire qu’à sa
tranquillité égoïste. Il éludait mes questions et simulait un appui
qu’il m’avait déjà retiré. Un chien presque crevé au fil du courant
dominant…
– Vous verrez que l’on vous reviendra et
que vous reparaîtrez au premier rang. Le roi au fond vous
aime.
Sartine secoua la tête, puis la prit dans ses
mains.
– C’est un amour assassin ! Ma fin a
commencé à la mort de Louis XV. J’aurais dû m’imposer. Je fus
pourtant le premier à parler à Sa Majesté. Il eût suffi d’un mot,
de le presser un peu…
Il semblait qu’il se parlât à lui-même.
– Et puis non. À quoi bon ? Le
résultat serait le même… Le roi ? Il n’y a rien à faire avec
cet homme-là ; il y a deux êtres en lui, celui qui connaît et
celui qui veut et ils ne sont jamais en accord. Son aïeul laissait
faire, lui il empêche ! Et tout s’en va… Agir ? Avec
quoi ? La seule issue est dans l’emprunt. Comment au bout du
compte soldera-t-on le déficit ? Et quelle politique mener
sans moyens ?
À ce moment précis la bibliothèque à perruques
émit une sorte de gémissement, puis un long claquement comme un
ressort qui lâche et se dévide. Dans un bel ensemble, tous les
tiroirs jaillirent, l’air fut environné de poudre et un air
guilleret éclata, jouant sur un rythme échevelé et faux.
– Tout se détraque ce soir ! Tiens,
c’est du Balbastre, votre ami !
Il donna à nouveau un coup de pied dans le
meuble, ce qui lança le mécanisme à jeter deux notes ultimes.
– Monseigneur, dit Nicolas après un temps
d’hésitation, laissez-moi vous dire que…
– Ne dites rien. Durant toutes ces années
vous avez été… le meilleur… celui qui… proche et j’ai… quelque
peine à…
La voix était à peine audible.
– … le sentiment de n’avoir pas toujours
répondu à… à…
Il se retourna vers la muraille.
–… Allez, monsieur le marquis, serviteur. Nous
nous reverrons sans doute.
Nicolas se retira en silence après un dernier
regard ; il ne vit dans la grande pièce où le crépuscule
jetait ses lueurs qu’une silhouette voûtée qui se découpait comme
une ombre sur la lueur du foyer. Le cœur serré, il marcha longtemps
dans les rues, puis sur les rives du fleuve. Il s’y revit vingt ans
auparavant dans la joie d’une faveur et d’une carrière à ses
prémices. Ce jour-là, il avait appris de la bouche du roi qu’il
était le fils du marquis de Ranreuil. Aujourd’hui il se sentait à
nouveau orphelin et mesura tout ce que, dans la balance du destin,
il devait à Gabriel de Sartine. Un vent mauvais se levait, faisant
tourbillonner les feuilles mortes. Sans les voir, il entendait
crier les corbeaux de la terrasse des Tuileries. Une averse éclata,
brutale.
De retour rue Montmartre, la bonne odeur qui
sortait de la boulangerie le rasséréna. Havre de paix, l’hôtel de
Noblecourt l’accueillit. Marion sommeillait près de l’âtre,
Mouchette sur ses genoux, Poitevin transvasait des bouteilles de
vin et Catherine surveillait un poêlon sur son potager. On
entendait au premier une allègre mélodie jouée à la flûte à
laquelle se mêlait, par instants, le bourdon d’un aboiement de
Pluton.
La cuisinière le regarda avec attention et, lui
trouvant sans doute cet air désespéré qu’elle avait observé chez
tant de soldats les soirs de bataille perdue, le poussa par les
épaules sur une chaise, s’agenouilla pour lui tirer ses bottes. La
chose faite, elle emplit un bol du bouillon qui réduisait à petit
feu et lui tendit. Il leva les yeux vers les siens et ce qu’il y
lut le réchauffa avant même que le liquide n’incendie sa poitrine.
Sa pensée vola vers ceux qu’il aimait, Louis rendu à lui-même,
Antoinette au milieu des périls, Naganda en fortune de mer et Aimée
à la fois si proche et pourtant si insaisissable. Le bonheur
n’était-il donc que quelques instants dérobés à
l’absence ?
La porte de l’office gémit sous les coups de la
bourrasque d’automne. À l’écurie les chevaux inquiets s’ébrouèrent.
Au-dehors la nuit comme le siècle se faisait menaçante.
La Bretesche –
Bissao
Octobre 2009-Avril 2010
Octobre 2009-Avril 2010