I
Danse macabre
« C’étaient trois morts de vers mangés
Laids et défigurés de corps. »
Baudouin de Condé
Mardi 6 juin 1780
Qu’on vînt d’aussi bon matin le chercher en tout hâte de la part du lieutenant général de police marquait la gravité de l’affaire qui justifiait ce traitement. Et de surcroît le carrosse de M. Le Noir ! Peste ! Voilà qui changeait de la routine et de la monotonie des semaines précédentes. Sûreté de la famille royale, traque habituelle et vaine des libelles dont le nombre ne faisait que croître, surveillance des étrangers et poursuites contre les menées des espions anglais, avaient également partagé son temps. Il est vrai qu’il sortait d’une enquête qui avait défrayé la longue séquelle des services ordinaires.
Depuis 1778, un étranger, jeune encore qu’on ignorât son âge réel, alimentait les conjectures. À la ville et à la cour, il était l’objet de toutes les conversations. Pour les uns, c’était un intrigant, laissant volontairement planer le doute sur ses origines illustres, pour les autres un bâtard d’un comte de Paradès, grand d’Espagne mort au service de la France. Il avait surgi à Versailles et, on ne savait par quel entregent, était entré dans la confiance de Sartine. Chargé de recueillir des informations concernant les mouvements des ports, il s’était rendu à plusieurs reprises en Angleterre et en Irlande. Depuis il bataillait dans les conseils de guerre, soutenant l’idée d’une descente sur Plymouth présenté comme le port le plus vulnérable à une attaque française.
Pour confiant qu’il fût dans la rectitude du personnage à qui il avait confié des sommes considérables au détriment du budget de son département, le ministre, méfiant par nature, avait, malgré cet enthousiasme, chargé Nicolas d’enquêter secrètement sur le héros du jour. Par les voies détournées, en fait des navires de commerce hollandais, Nicolas maintenait ses contacts avec Antoinette2 dont la mission essentielle était de renseigner Sartine sur les mouvements de la croisière anglaise. Ce qui transpira de son enquête ne laissa pas d’inquiéter le roi à qui ces informations navales étaient portées chaque semaine par son premier valet de chambre et homme de confiance. Une conférence dans son cabinet réunit Sartine, Nicolas et Thierry de Ville d’Avray.
À leur grande surprise et bientôt inquiétude, il apparut que les renseignements fournis par le comte de Paradès ne correspondaient d’aucune manière à ceux procurés par la vaillante Antoinette. Elle en fut dûment informée et, bien placée auprès de lord Aschbury, chef des services anglais, finit par découvrir que l’intéressé jouait double jeu dans l’unique sens des intérêts ennemis dont il était l’instrument docile chargé d’engager les Français dans des voies erronées et périlleuses pour leurs armées.
La révélation fut amère et malaisée à avaler. Non seulement l’homme bénéficiait de l’appui de Sartine, mais il venait d’être nommé colonel, avait été présenté au roi et montait dans les voitures de la cour. Il avait captivé à tel point le comte d’Aranda, ambassadeur d’Espagne, que celui-ci ne jurait que par lui et envisageait de le pousser à la grandesse. S’entretenant avec le prince de Croÿ, connu au chevet de Louis XV à l’agonie, Nicolas avait été édifié de son enthousiasme pour l’intrigant. Paradès, disait-il, avait du charme, s’exprimait avec modestie et netteté. Un panégyrique en règle avait suivi sur un homme extraordinaire qui excitait la plus grande curiosité et presque la haine publique parce qu’il prônait des expéditions hardies auxquelles la Marine ne répondait pas.
Nicolas poussa son enquête et constata que le comte avait monté une maison immense et qu’il se mettait sur le pied d’acheter une terre. De surcroît il s’avérait être le fils d’un pâtissier de Phalsbourg. Les messages de plus en plus pressants et circonstanciés d’Antoinette se multipliant, il était temps de conclure une comédie qui menaçait les intérêts du royaume. Comment démasquer le traître ? Sur la proposition de Nicolas, la teneur fausse d’un secret d’État serait confiée au comte de Paradès. Il suffisait d’attendre. Une interception de paquets confirma le bien-fondé des soupçons. Informé, le roi s’exclama, s’adressant à Sartine : Il n’y a que moi, vous, Thierry et Ranreuil qui avons pu le laisser transpirer, autant dire les muets du sérail ! Les conséquences étaient aisées à tirer.
Début avril, accompagné du prévôt de l’Hôtel, Nicolas, en robe de magistrat, arrêtait M. de Paradès à son domicile rue de l’Estrapade et le conduisait aussitôt à la Bastille. La perquisition qui suivit permit de mettre la main sur plus d’un million de livres d’argent et d’effets. M. Le Noir vint longuement l’interroger. Criant à l’injustice3, Paradès s’en tint à un système de dénégations. Soupçonné d’avoir trahi l’État, il fut mis au secret. Sur la demande de Sartine, marri de la confiance accordée au héros et soucieux d’éviter les rumeurs qui ne manqueraient pas de rejaillir sur sa réputation, les ténèbres les plus épaisses environnèrent le dénouement de cette affaire. Le ministre plaça son espoir dans la légèreté d’une opinion chez qui un événement chassait l’autre. En vain, comme une traînée de poudre la nouvelle courut Paris et Versailles. Trop de situations étaient intéressées à son maintien ou à sa disgrâce. Cela le contrista étrangement, d’autant plus que sa gestion de la Marine continuait à faire l’objet des suspicions et des critiques de Necker, directeur général des finances.

Le carrosse entra en fracas dans la cour de l’hôtel de police, rue Neuve-des-Capucines. Nicolas gagna quatre à quatre le cabinet du lieutenant général. Avant qu’il y pénètre, le vieux valet de connaissance avec qui il entretenait une cordiale connivence lui fit un signe éloquent de la main.
– Oh ! Monsieur Nicolas, monseigneur ne sait plus où donner de la tête ! Faites court avec lui. Il m’inquiète. Vous savez son âme sensible et l’aménité de son esprit, le caractère le plus doux et le plus aimable qu’on puisse trouver. Il se tue à la tâche. Je redoute pour sa santé tout ce qui le contrarie.
Prévenu, Nicolas se vit ouvrir la porte. Au premier coup d’œil il jugea la situation. M. Le Noir en chemise, le foulard de cravate dénoué, disparaissait derrière des piles de papier qu’il parcourait agacé et signait d’une plume crissante, avant de les jeter à terre pour désencombrer son bureau. La perruque de travers, son bon visage empourpré et presque violacé, tout en lui trahissait une humeur bouleversée. Les yeux qu’il jeta enfin sur son visiteur étaient injectés de sommeil en retard ou de lectures trop prolongées à la faible lueur des bougies.
– Ah ! C’est vous, mon cher. Voyez l’état où j’en suis. Tout s’accumule.
– Il faut, monseigneur, prendre le temps de la relâche. Les affaires paraissent ensuite plus aisées. Vos amis vous le conseillent, le service du roi l’exige !
Le Noir hocha la tête d’un air farouche.
– Nous sommes en guerre, chacun se doit de monter à la tranchée. Et puis je serais bien ingrat si je ne consacrais pas chaque instant de ma vie à servir et soulager ce pauvre peuple qui me témoigne tant d’affection et de confiance. Qu’on me donne le temps d’agir et son sort sera amélioré comme jamais ! Hélas ! Outre mille papiers soumis à ma judiciaire, ceux que je dois signer, ceux que je dois lire, les rapports de la cour, ceux de la ville, la nécessité de tout savoir à tout moment et les allées et venues de Paris à Versailles, tout m’obsède et tout me nuit… Parfois le labeur m’excède.
Nicolas songea que tout Le Noir se résumait dans ces quelques plaintes. Ses scrupules, son côté laborieux et parfois son incapacité, par souci de perfection, d’aller à l’essentiel. Ce qu’à cette même place savait si bien faire Sartine avec sa légèreté affichée, son ironie et aussi son cynisme. Pourtant l’un et l’autre remplissaient leurs charges par des voies différentes. Seulement Le Noir avait souci par tempérament d’écarter de son ministère toute rigueur excessive, à la dissemblance de son prédécesseur que nul état d’âme ne tempérait.
– Monseigneur m’a fait chercher…, murmura Nicolas, rappelant à propos que tout laissait supposer qu’une question urgente était pendante.
– Certes, certes, et pour du mauvais… Tout Paris va me tomber sur le dos. Imaginez-vous que tout s’effondre au cimetière des Innocents ! Vous connaissez mieux que d’autres une situation que vous m’avez souvent rapportée. Les chats-fourrés du Parlement vont sortir leurs griffes. Il ne manquera plus qu’eux. L’auguste assemblée a par trois fois dans le siècle appelé à des mesures de suppression des cimetières et de l’inhumation dans les églises. À raison !
– Où l’on respire un air méphitique, en particulier l’été.
– La Reynie, mon plus illustre prédécesseur, avait demandé par testament n’être point inhumé à l’intérieur d’aucune chapelle pour éviter, disait-il, de continuer par la pourriture de son corps à la corruption et infection dans les lieux où les Saints Mystères sont célébrés et où les serviteurs du Seigneur passent la plus grande partie de leur vie.
– D’aucuns moins scrupuleux continuent à s’opposer à cet assainissement.
– Pardi ! Et pour cause. Pensez-vous que ce progrès arrangera les prêtres, qui ne sont pas moins avides que les financiers ? L’honneur de pourrir dans leurs églises leur rapporte des sommes considérables. Mais je m’égare. Il se passe d’étranges choses aux Innocents.
– Il y règne en permanence une atmosphère irrespirable. J’ai peine à imaginer comment les écrivains publics qui travaillent dans les galeries avec au-dessus d’eux les greniers où pourrissent des milliers de têtes, peuvent y tenir.
– Et où nos coquettes vont prendre la mesure de leurs pompons et autres colifichets.
– Et donc ?
– Justement il y a apparence que les morts ensevelis envahissent une maison du côté de la rue de la Lingerie. Le lait se gâte, le bouillon tourne, tout s’aigrit en peu d’heures dans les rues voisines du cimetière. Soutiré, le vin même se couvre de mères ! Que sais-je encore ? Bref le peuple gronde, on s’assemble, on jacasse. Le Parlement va y ajouter son tracassin, je le pressens. Je veux le rapport d’un homme froid sur la question. Allez, mon ami, courez et revenez vite m’informer. Gardez ma voiture.
La bénignité du ton ne démentait pas l’énergie de l’exorde. Nicolas sourit, salua. M. Le Noir se replongea dans ses papiers en soupirant.

Le carrosse rejoignit la rue Saint-Honoré, voie la plus directe pour gagner le cimetière des Innocents. À l’angle des rues de la Ferronnerie et de la Lingerie, l’équipage fut arrêté par une foule bruyante. Des femmes de la halle voisine, véritables harpies, l’interpellèrent, le verbe haut. Les propos tenus étaient rudes, haineux. Nicolas savait à quel point le peuple le plus policé de l’univers pouvait l’instant d’après faire faillir sa réputation et se transformer en une masse cruelle et vociférante. Des êtres d’habitude aimables et bénins n’entendaient plus que leurs fureurs et frénésies. Ces sentiments extrêmes pouvaient conduire à d’insupportables violences. Nicolas enfila sa robe noire de magistrat et, brandissant sa baguette d’ivoire, symbole de son autorité, se campa sur le marchepied du carrosse.
Il fallait sans barguigner reprendre les choses en main et ne laisser paraître aucune faiblesse. Par expérience, il savait que pour se faire entendre, sinon écouter, il devait dans cette foule choisir à qui il s’adresserait. Sa force de conviction s’appuierait sur un visage. On suivrait leur dialogue et la tension baisserait. Il eut vite fait son choix. Une gaguie, son visage replet plissé par les glapissements qu’elle poussait à l’unisson, lui sembla la proie favorable à son dessein.
Combien de fois n’avait-il pas affronté de pareilles émotions ? Restait qu’elles se multipliaient au fur et à mesure que grandissait l’afflux des désœuvrés venus des provinces pour chercher meilleur sort dans la capitale du royaume. La richesse côtoyait la plus atroce misère. La ville tentatrice aspirait une population attirée par la rumeur qu’on y engageait sans compter des domestiques. Le prestige de la livrée et les perspectives d’une vie oisive entraînaient une foule de paysans ou d’ouvriers des provinces. Le cruel tourniquet de la chance en décevait beaucoup. Le nombre de ceux qui cherchaient à se placer en condition excédait la demande tant la hausse des prix, notamment des subsistances, engageait les maîtres à réduire leur train domestique.
La foule continuait à gronder, grand fauve incertain. Chacun mêlait sa parole à celle des autres. Expressions du scandale, conseils hurlés, interrogations répétées de ceux qui, venant d’arriver, s’inquiétaient du tumulte, tout concourait à cette cacophonie. Parfois le cri d’une femme, comme prise de folie, ou celui d’un nourrisson que le bruit et la poussière soulevée par cette foule piétinante effrayaient, s’élevaient stridents. Chacun voulait se faire entendre, vociférait des paroles, haussant son registre dans l’espoir de dominer celui des autres et d’attirer l’attention. Les injures, les questions, les exclamations fusaient de toutes parts. Parfois, sans que rien ne les justifiât, des appels au meurtre éclataient dont on ne savait qui les prononçait.
Impassible, Nicolas contemplait la cohue sans perdre de vue la femme à qui il allait s’adresser. Il leva sa baguette d’ivoire et en frappa plusieurs coups sur la portière du carrosse. Son geste, plus que le son qui en émana, fut perçu par la masse hurlante. D’abord les premiers rangs se turent, ce qui entraîna, de proche en proche, les suivants à faire silence. Un calme relatif s’établit. Il ôta son tricorne et lentement salua à la ronde, geste dont la courtoisie fut ressentie et qu’un murmure flatteur approuva. Il désigna la grosse femme choisie pour entamer le dialogue avec le peuple. L’expérience lui avait appris à toujours répondre aux questions informulées que toute émotion populaire signifiait.
– Allons, ma commère, pourquoi tant de bruit ? Vous me paraissez femme de sens rassis. Expliquez-moi, je vous en prie, le pourquoi de ce désordre ?
La foule s’écarta d’elle et, attentive, fit cercle. Elle rougit, esquissa une révérence gauche et, l’émotion lui coupant le souffle, répondit à Nicolas.
– Sauf vot’respect, monsieur le commissaire, y a point d’années qu’on n’a houspillé pour voir cesser cette infection. On souffre, on est malade, nos enfants crèvent. On a crié sous le feu roi, on nous a point répondu. On nous oublie !
Le tumulte reprit avec des cris d’approbation.
– Foutu gueux ! Coquin ! On te va casser les reins, cria une voix lointaine.
– Mes amis, mes amis, reprit Nicolas, ignorant les menaces, pourquoi croyez-vous que je suis devant vous ? C’est votre magistrat, M. Le Noir, lieutenant général de police de Sa Majesté, qui m’a chargé moi, commissaire au Châtelet, de venir enquêter et vous entendre. Allons, vous savez quel souci il a du bonheur du peuple.
Des vivats éclatèrent, les visages s’éclairèrent. Comme ce peuple était versatile, qu’une parole dont il éprouvait la sincérité et le respect l’apaisât. Nicolas l’avait souvent constaté. Le contraire, hélas, était aussi vrai.
– Nous soyons bien aise de vos bonnes paroles, reprit la commère, mais…
– Oui, oui, cria une voix d’homme. Tu te fais baiser par la pousse, grosse vache ! C’te pourrie, c’te raccrocheuse !
Furieuse elle se retourna, se rebéquant les mains sur les hanches.
– C’est point malin de baliverner ainsi et de se gausser d’une pauvre femme qui cause pour vous et vos petiots. Moi je dis que notre commissaire a l’air bien honnête et que nous avons tout lieu d’être content de ce qu’il jase.
Et elle ajouta, méprisante.
– Encore un qu’a trop chopiné ! Et ça fait du carillon ? Jaboteur, va !
Il y eut des rires et des battements de mains. Nicolas saisit l’occasion d’assener son message.
– Je vais de ce pas visiter la maison concernée. Je constaterai les faits, j’en rendrai compte à M. Le Noir. Des médecins, des architectes, des physiciens seront consultés et je vous rends parole que tout le nécessaire sera fait tant Sa Majesté entend qu’il soit mis fin aux incommodités qui assaillent les peuples de Sa bonne ville de Paris.
– Vive le roi ! Vive monsieur Le Noir ! Vive le commissaire ! cria la foule.
– Qu’ils n’aient garde d’y manquer ! hurla une gagne-denier dépoitraillée dont la sombre physionomie au premier rang avait frappé Nicolas. Il fut surpris de sa manière de parler qui ne correspondait en rien à son apparence.

Il descendit du carrosse. On s’écarta avec respect devant lui. Chacun le félicitait, lui tapait dans le dos. Il nota bien çà et là des regards menaçants, mais dans l’ensemble l’émotion se calmait. On le conduisit en cortège rue de la Lingerie jusqu’à l’échoppe d’un cordonnier où la catastrophe s’était produite. Le maître, Luc Cotinet, conta son affaire au commissaire. Travaillant fort tôt en ce début d’été, il était descendu chercher du cuir dans sa cave. Une horrible puanteur l’avait saisi au point de n’avoir pu dépasser le pied de son échelle. Affolé, il s’était précipité chez ses voisins pour les éveiller. L’un d’eux, un cabaretier, plus hardi que d’autres ou plus animé de courage par l’eau-de-vie, s’était aventuré au milieu de la cave et avait découvert avec horreur que le mur mitoyen avec le cimetière des Innocents avait cédé sous la pression des terres et que des cadavres infects avaient envahi le sous-sol. Il n’y avait là rien d’étonnant. Une de ses voisines, Mme Gravelot, était tombée gravement malade. Des tonneliers qui s’étaient hasardés dans un cellier proche avaient éprouvé d’étranges malaises, tremblements, vertiges et suffocations. Nicolas décida d’aller constater la chose de visu. Le cordonnier tenta de l’en dissuader et, faute d’y réussir, le persuada d’user d’un chiffon imprégné d’esprit de vin pour se protéger, en lui recommandant de remonter bien vite au moindre désordre ressenti.
En dépit de cette précaution, une épouvantable odeur saisit Nicolas à l’ouverture de la trappe qui donnait accès à la cave. Il descendit l’échelle de meunier. Quand il se retourna et que la lumière de sa lanterne balaya le fond de la pièce, ce qu’il vit le fit frémir jusqu’au tréfonds de lui-même. Pourtant, depuis son entrée dans la police du roi, il avait contemplé de terribles spectacles, mais jamais aussi effrayants que celui qu’il avait sous les yeux.
L’observateur en lui résistait, maîtrisant l’émotion ressentie. Il se raccrochait à une question, savoir ce qui était le plus effarant, l’ensemble ou les détails qui le composaient. Le premier présentait – il se murmurait des termes neutres pour banaliser l’épouvante qui en émanait – un pan de muraille écroulé dont les débris couverts de plâtre gisaient à terre. Il laissait paraître des tranches de terre dans lesquelles se distinguaient des têtes et des corps écrasés entre des traces de chaux. Cependant le mouvement du terrain effondré avait compressé cette masse de telle sorte que les cadavres décomposés ou, pour certains, presque intacts, semblaient vouloir s’échapper. Des mains et des pieds jaillissaient et des crânes aux mâchoires décrochées lançaient à pleins gosiers des hurlements silencieux. Une tête aux traits encore conservés le frappa ; elle le fixait, semblant ricaner. Nul sentiment de repos dans ce théâtre de corruption, mais plutôt, figés dans l’horreur d’un irrémédiable délabrement, des écrasements en déséquilibre qu’il craignait de voir poursuivre leur mouvement. Des miasmes putrides atteignaient Nicolas qui crut un moment suffoquer. Il s’empressa de remonter. Des visages effarés le dévisageaient et des bras tremblants l’aidèrent à reprendre pied dans l’échoppe. La trappe fut vivement rabattue. Un verre de vin tendu fut bu d’un trait au risque de s’étouffer. On le força à s’asseoir ; il reprit souffle. Il se sentait souillé, demanda de l’eau, se lava dans un seau et se sécha le visage et les mains d’un vieux chiffon. Il n’avait pourtant rien frôlé des pourritures du dessous.
– Que faire ? dit Cotinet, l’air hagard.
– Monsieur, ne vous mettez pas martel en tête. Je vais suggérer au Magistrat d’immédiates mesures. D’abord condamner votre cave. C’est malheureusement nécessaire.
– Et mes cuirs ? se lamenta l’artisan, qui me les paiera ?
– Retirez-les sur-le-champ, avec précaution, avant que tout soit bouché.
» Ensuite, ainsi que je l’ai déjà promis, des savants seront commis pour étudier la question. J’ose dire dès à présent que si nous ne voulons pas voir le drame se développer, il faut arrêter les inhumations, fermer le cimetière et désinfecter l’enclos et les sous-sols contaminés.
Les assistants approuvèrent ses propos d’un long murmure. Il sortit dans la rue, suivi d’une cohorte révérencieuse et satisfaite. Il entra dans plusieurs maisons voisines, descendit dans les caves, constata partout les mêmes émanations. Il y avait urgence à sauver tous ces pauvres gens de cet air empoisonné et de ces effondrements. La foule entre-temps s’était dispersée, heureuse d’avoir grondé, hurlé, applaudi et, au bout du compte, assurée d’avoir été entendue.

Nicolas se dirigea vers l’enclos des Innocents, le contempla un long moment. Du côté du charnier où travaillaient toujours les écrivains publics on apercevait en surplomb les croisées des maisons voisines. Il se demanda combien de corps avaient trouvé là leur dernière demeure depuis tant de siècles ? Le fossoyeur, interrogé un jour par curiosité, lui avait affirmé en avoir enterré quatre-vingt-dix mille depuis le jour, une trentaine d’années auparavant, où il était entré en fonction. À main gauche du charnier, au-dessus des fosses communes, il reconnut les murs aveugles qui marquaient les demeures de la rue de la Lingerie. Le sol du cimetière était exhaussé d’au moins huit pieds au-dessus du niveau des rues voisines. Il approcha du charnier dont les combles sous la toiture servaient d’abri à des milliers de crânes. Au-dessous, dans le passage derrière les stalles des écrivains, on décelait encore la fresque de la vieille danse macabre du xve siècle où les morts serraient les vivants, n’épargnant ni les puissants ni les misérables. Une vieille sentence le rappelait : Telz comme vous un temps nous fumes, telz serès-vous comme nous sommes.
Il médita un moment ces phrases qui, devant la catastrophe du jour, résonnaient comme un menaçant écho. Leur froide constatation valait sagesse. Le moyen de lutter contre tant d’arguments, sinon n’y point penser ? Son regard soucieux fixait sans les voir les monuments, les chapelles, les pierres tombales, les croix et les lanternes des morts qui parsemaient le champ du repos, la plupart à moitié écroulés. Il rejoignit son carrosse et se divertit un instant à la vue de gamins qui jouaient aux billes sous la caisse. Il montait dans la voiture quand un homme s’approcha, tira son chapeau et le salua.
– Monsieur, dit-il en s’inclinant.
– Monsieur le commissaire, vous ne me connaissez point et pourtant moi je sais qui vous êtes. Nous avons un ami commun.
– Vraiment ?
Il n’appréciait guère ces mystérieuses entrées en matière. Pourtant l’inconnu n’était pas déplaisant. De belles proportions, il portait la tête avec dignité, les joues pleines, le nez spirituel, l’œil vif et le regard doucement incisif. La grâce et l’ironie paraient son visage. L’abord inspirait confiance. Nicolas qui aimait collectionner les âmes le rangea dans la catégorie des curieux bienveillants. L’homme ne manquait en tout cas pas de sagacité, car il lui sembla qu’il devinait le chemin emprunté par sa réflexion.
– Ah ! Il semble à vous voir que le policier ne dort que d’un œil. Rassurez-vous, je suis un ami de M. Restif, le Hibou, qui vous tient en grande estime.
– Je le tiens aussi…, murmura Nicolas avec un rire contenu.
– Nous sommes deux piétons de Paris, lui de nuit, moi de jour ! Je marche, observe, écoute, interroge, note, jubile, rage, approuve, m’indigne – et j’en passe.
– Bigre, monsieur, comme vous y allez ! Cependant, je ne vous connais point comme mouche. Où cela nous mène-t-il ?
– Monsieur le commissaire, je dois avouer…
– C’est sagesse, il vous en sera tenu compte.
– Plaisantez ! Un jour peut-être vous m’arrêterez.
Nicolas fronça les sourcils, le regard interrogateur.
– Je me suis engagé dans une grande entreprise.
– Une sédition ?
– Que non point ! Ce n’est pas aussi grave, encore que cela pourrait donner des idées à certains.
– Allons, si vous m’en parlez c’est que vous brûlez de me découvrir la chose et qu’elle n’est pas si pendable.
– En effet, parce que tout ce que Restif m’a rapporté sur vous appelle de ma part la plus confiante et la plus totale ouverture.
Oh, oh ! songeait Nicolas, le Hibou s’est bien gardé de tout dire.
– Si vous conservez le moindre regret, renoncez.
– Non… Plus tard vous pourrez témoigner… Voyez-vous, je suis un vieux Parisien né quai de l’École. Mon père était marchand fourbisseur d’épées. J’ai tâté de tout, poésie, lettres, discours, contes moraux, romans à la mode orientale et même des drames. J’ai commis un écrit qu’on ne saurait baptiser de quelque genre que ce soit ; il préfigure en prémonition tout ce que Paris sera en 2440.
– C’est bien loin ! Il est peu probable que nous puissions vérifier vos dires.
– Ce que je vais dire dans mon prochain ouvrage sera contemporain. Le temps présent est gros de l’avenir et les vérités, surtout si elles s’accompagnent des commentaires conséquents, ne sont pas toujours bonnes à publier. Monsieur le commissaire, si j’osais un compliment. Vous avez su haranguer la foule avec autorité et bienveillance, j’ajouterais habileté. Et pour cela vous avez même choisi avec soin votre vis-à-vis, cette grosse réjouie.
– Monsieur, vous me percez à jour. Quelle perspicacité !
– C’est délicat le peuple, un rien le retourne. Cependant, on voit bien que tous ces pauvres gens sont des pièces égarées qui ne forment pas un tout.
– Ce qui signifie ?
– Que le maintien de cette situation impose à l’État une main de fer.
– À savoir ?
– Qu’un jour cette diversité fera corps et alors…
– Alors ? Le propos est-il si hardi qu’il me faille vous tirer les vers du nez ? plaisanta Nicolas, attentif.
– Alors, alors, Paris en 2440… J’avoue que c’est une utopie et que nous ne verrons rien de tout cela, quoique… Le Hibou dit souvent : « Souvenez-vous de la guerre des Jacques, la partie basse de la population fermente quand les autorités ne font que s’agiter en vain. » Il s’étonne, ce voyeur de l’avenir, qu’il n’en sorte pas de ces dévastations qui vous renversent et qui fassent marcher tête en bas et les pieds en haut !
– Belles et heureuses perspectives, j’en suis, à mon tour, tout renversé. J’en réclamerai à l’occasion quelques détails à Restif.
– Il demeure que vous avez su lui chanter l’air qu’il souhaitait entendre, à ce peuple-là !
– Je ne m’y suis guère efforcé. C’est le reflet de mon caractère, de ma conviction et de mon souci de magistrat au service des sujets du roi. Ce sont ses enfants, et des plus malheureux.
– Voilà bien, on les considère comme des enfants ! Quand on est marquis, la chose est méritoire à défendre !
– Puisque vous paraissez tout savoir sur moi, apprenez que je suis Le Floch tout autant que Ranreuil.
– Mon intention était tout autre.
– J’ai visité les lieux, quelle horreur !
– Votre courage de descendre dans cet enfer ! Cela aussi c’est Paris, dit l’homme avec une sorte de fièvre. Il y a des spectacles qu’on n’imagine pas. Comment peut-on rester dans ce sale repaire de tous les vices et de tous les maux, entassés les uns sur les autres, au milieu d’un air empoisonné, de mille vapeurs putrides, parmi les cimetières, les hôpitaux, les boucheries et les égouts. Dans cette continuelle fumée, ce bois brûlé en quantité incroyable, ces vapeurs arsenicales, sulfureuses, bitumeuses qui s’exhalent sans cesse des ateliers où l’on tourmente le cuivre et les métaux. Oui, comment peut-on vivre dans ce gouffre dont l’air lourd et fétide est si épais qu’on le voit et qu’on le sent à plus de trois lieues à la ronde ?
– Quelle passion ! Monsieur, dit Nicolas souriant, je comprends votre certitude d’être arrêté. Si tout est de la même veine, la censure royale…
– Monsieur, dit l’homme en soulevant son tricorne. Si je dois être poursuivi, j’ose espérer que ce ne sera pas par vous. Serviteur.
Du bras, Nicolas le retint.
– À qui ai-je l’honneur, Monsieur ?
– Sébastien Mercier. Pour vous servir.

Dans sa voiture, Nicolas s’interrogeait sur cette curieuse rencontre. Sa première impression était plutôt favorable, cette apparence bonhomme, cette franchise mêlée d’ironie… Ainsi donc ce personnage s’apprêtait à écrire un ouvrage sur Paris, un tableau de la capitale à ce qu’il avait cru comprendre. Pourtant ces guides destinés aux voyageurs ne manquaient pas. Ils se multipliaient au contraire, décrivant par le menu les curiosités de la capitale et tout ce qu’un honnête visiteur recherchait dans les commerces, les spectacles, avec un éventail d’offres pour le logis et la table.
Pourtant l’ouvrage dont parlait ce Mercier semblait d’une nature très différente, plus politique. Dans le cas contraire il se serait gardé d’évoquer, avec légèreté certes, les risques encourus en le publiant. Il serait dommage… Restif, dont il paraissait être l’intime, devait en savoir plus long et il serait bien forcé de tout dévider… Au reste d’autres moyens permettraient d’affiner la connaissance de l’homme, ce qu’il était vraiment et ce qu’on pouvait craindre de lui.
Plusieurs fois il avait eu recours aux archives secrètes de l’hôtel de police, ces registres que seuls les initiés connaissaient et dans lesquels étaient consignées par ordre du roi toutes les personnes suspectes, lorsqu’on ne pouvait inculper, faute de preuves. Le tout avec le temps était devenu un pot-pourri où l’on trouvait de tout : assassins présumés, voleurs, sodomites, mal pensants, perturbateurs de l’ordre public, rédacteurs ou distributeurs de libelles et autres cas de police. Même les prisonniers d’État au civil et au criminel y apparaissaient afin de leur faire subir la rigueur des lois s’ils étaient accusés une seconde ou troisième fois. Ces registres étaient brûlés après trente années accomplies.
Nicolas répugnait à consulter cette source dont il savait les pièces souvent erronées et sans aucun contrôle. On y trouvait aussi le vrai et le faux sur une même ligne. Ces parchemins sales menaçaient même les innocents. Il fallait prendre garde dans ces conditions à ce que l’injustice ne s’insinue pas dans une procédure confortée par de fausses informations. Il s’interrogea. Son devoir n’impliquait-il pas de faire surveiller ce Mercier ? Il faudrait y songer, encore que l’idée de profiter de confidences librement exprimées ne lui convînt guère, pour peu conforme à l’honneur tout simplement. Il repassait dans sa mémoire les propos tenus. Il y trouvait des propositions bien hardies, mais pas plus que celles que, plus souvent qu’à son tour, professait Bourdeau, pourtant fidèle serviteur du roi.
Il fit retour sur lui-même. De par ses fonctions, il était sans doute le mieux à même de pénétrer l’esprit du peuple, de mesurer la misère qui l’accablait, les injustices que l’ordre immuable de la société imposait. Témoin convaincu des souffrances du siècle, il n’en tirait pourtant nulle conclusion extrême, toujours assuré, et espérant, que le roi, les ministres, tous ceux qui détenaient le pouvoir, quelque médiocrité qu’on trouvât chez eux, fraieraient les voies à des améliorations nécessaires. Tel qu’il était, il ne pouvait imaginer autre chose et certainement pas cette vision utopique, pour lui bien floue, dont avait fait mention son interlocuteur. Au fond de lui, une petite voix lui murmurait cependant que la vie des pauvres devait être plus sacrée qu’une partie de la propriété des riches. Quelque fraternité qu’il éprouvât envers les plus humbles qui d’ailleurs le ressentaient, elle ne venait pas à bout d’une espèce de résistance à des idées nouvelles dont la logique lui paraissait bouleverser le système qu’il servait.
Pourtant, que de changements avait-il observés depuis que, vingt ans auparavant, il était entré dans la police. Le peuple était semblable et pourtant différent. Déjà à la fin du règne du feu roi, les signes en étaient apparents. Chaque coup de sang populaire voyait surgir des mines sombres, des silhouettes patibulaires qui par leurs attitude et propos attisaient la fermentation des esprits. Les femmes, toujours actives dans l’invective, étaient aussi de plus en plus nombreuses dans ces conflits, tout en demeurant la partie la plus aisée à apaiser. Leur émotion l’emportait sur la colère dès qu’on paraissait entendre avec un peu d’humaine attention les doléances présentées. Certains, on pouvait le redouter, viendraient à utiliser en la dévoyant la force particulière des épouses et des mères, alors… Alors il serait malaisé sinon impossible de faire face à la marée déchaînée qui déferlerait. Dernier signe qu’il avait relevé, la multiplication des placards séditieux qu’on avait la précaution d’appliquer avec de la colle forte sur des planches clouées aux murailles. Et si abominables, sur la reine en particulier, que les exempts qui en faisaient la levée se croyaient obligés de les faire couvrir de linges afin qu’on ne pût les lire plus longtemps.
Le nez à la portière, vitre descendue, il observait la rue et respirait les odeurs. Il regardait défiler les boutiques, les étals, ce mélange inouï d’opulence et de misère. Paris était à la fois un cloaque et un paradis. La mort demeurait dans ses rues, étrangement obsédante. Draperies funèbres, convois mortuaires, charrettes des croque-morts de l’Hôtel-Dieu, cadavres portés à la basse-geôle, mendiants morts la nuit gisant dans la rue sous le regard insensible des chalands, tout ce grand théâtre où le sang, la bouse, le crottin, les déjections, les ordures et la poussière se mêlaient à la terre et portaient l’infection. Il considérait les Parisiens et, parmi eux, il décelait à d’imperceptibles indices les mouches innombrables. Çà et là elles surgissaient déguisées de diverses manières, en mitrons, gagne-deniers, garçons perruquiers, innocents bourgeois, enfants même. Au vol il saisissait aussi des regards haineux montrant que d’autres n’étaient pas dupes et décelaient sous ces apparences ordinaires la main de fer qui corsetait Paris. Pourtant le peuple appréciait sa police à laquelle il faisait souvent appel. Les mouches, c’était une autre affaire, le peuple trahissant le peuple. Parfois des injures fusaient, une bagarre éclatait, la boisson jouant son rôle. Aussi fallait-il bien tenir, contenir, cet immense rassemblement d’habitants alors qu’une marée de misérables disposés à tous les débordements venait des provinces en accroître la masse désespérée.
Par hasard Nicolas était un jour tombé sur un mémoire de réformation de la sécurité d’un certain Jean-Jacques Guilloté, exempt de police. Il résumait bien la question. Il décrivait les forces de l’ordre d’une ville comme la surveillance d’un amas infini de petits objets. Pour subjuguer le peuple, il convenait de diviser et de commander. Le magistrat se devait d’être partout. Le froid libelle prônait le quadrillage de la ville en vingt quartiers, de vingt sections, de vingt maisons numérotées rue par rue, chaque étage désigné par un chiffre, chaque logement par une lettre. La police contrôlerait l’ensemble. Chaque habitant muni d’un certificat serait connu par le fisc, la voirie, la police. Une banque centrale équipée de fichiers rotatifs, que Nicolas découvrit avec amusement dessinée en style rocaille par Gabriel de Saint-Aubin4, rassemblait l’ensemble des informations. En un simple mouvement, douze commis obtiendraient l’information nécessaire à l’action. Tout ainsi était réglé, connu, compté, contrôlé, les arrivées et les départs, les bons citoyens et les méchants. Il n’y aurait de sûreté pour les indociles que dans les forêts et hors du royaume. Ce projet avait empli Nicolas de terreur. Se pouvait-il qu’un jour la société parvînt à un point tel qu’elle s’abandonnerait à être réglée comme un gigantesque mécanisme d’horlogerie, dans lequel chaque individu serait traité comme un rouage ? Ce dessein glacial et inhumain l’avait fait frissonner de dégoût.

L’aiguille de sa montre piquait onze heures quand son carrosse entra dans la cour de l’hôtel de police. À l’étage la pile des dossiers s’était encore augmentée et le signataire offrait les signes de la plus extrême fébrilité.
– Ah ! Nicolas, je vous attendais. Imaginez qu’à peine m’aviez-vous quitté… Enfin un événement qui tombe à un moment… au pire moment ! Il importe d’agir avec célérité et prudence… Oui… circonspection même. Il faut prendre en compte les circonstances et je m’attends sous peu à ce que… Aussi faut-il aller à l’essentiel.
Le flux de propos décousus s’arrêta faute de souffle.
– Monseigneur, le nécessaire a été fait pour parer au plus pressé. Cependant ne nous leurrons pas ; la situation aux Innocents est d’autant plus grave que…
– Peuh ! Il est bien question de cela ! Vous y avez sans doute pourvu avec l’habileté qui vous est coutumière. Nous convoquerons M. Cadet de Vaux5, ce pharmacien apothicaire dont les travaux à ce sujet ont attiré notre attention. Il avisera et nous soumettra…
– Le peuple…
– … est apaisé, sinon vous ne seriez pas là, rétorqua Le Noir avec une inhabituelle autorité. Il ne me plaît pas d’en entendre plus sur le sujet, ainsi donc, prêtez-moi l’oreille et chassez pour le moment cette affaire de votre esprit au profit d’une autre dont les éléments me paraissent davantage correspondre à vos talents. Une délicate question se pose à nous.
Que s’était-il donc passé en son absence pour émouvoir à ce point le lieutenant général de police ?
– Au reste, ce monsieur que vous connaissez – il fit un geste de la main vers un fauteuil dont le dossier dissimulait l’occupant – va vous dresser le récit de ce qui me préoccupe autant.
Nicolas reconnut avec surprise le visage bienveillant du visiteur.
– Monsieur de Gévigland ! Si je pouvais m’attendre…
– Eh, oui ! Monsieur, nous nous retrouvons, mais ce n’est pas la première fois depuis notre rencontre à Bicêtre !
– Au fait, au fait ! s’écria M. Le Noir que la fatigue rendait rogue et impatient. Foin de politesses ! Expliquez à notre ami ce qui justifie votre venue.
– Monseigneur, j’ai scrupule à distraire les autorités pour une impression peut-être fausse, établie sur ma seule expérience de médecin et l’acuité d’un regard auquel rien n’échappe, dit-on, capacité que je partage avec mon ami Nicolas. Or donc, ce matin, un peu après l’aube…
– C’est-à-dire ?
– Le soleil se lève à quatre heures6. Il était donc sur les cinq heures. Un jeune valet venu à cheval m’a demandé de me rendre sur-le-champ rue des Mathurins dans le nouveau faubourg qui s’étend du boulevard aux Porcherons. Un décès accidentel venait de s’y produire.
– Une question, je vous prie. C’est bien éloigné de votre cabinet et domicile ?
– Certes ! Mais il s’agit d’une famille dont je suis le médecin habituel. M. Jacques Bougard de Ravillois, fermier général, vient de faire édifier un hôtel où il demeure avec sa famille. Bref, après avoir éveillé mon cocher pour qu’il attelle et m’être apprêté, j’ai quitté le faubourg Saint-Honoré vers cinq heures trente.
– Et vous êtes arrivé à ?
– Les rues étaient désertes. Je crois vers six heures dix. Rue des Mathurins, j’ai trouvé une famille éplorée de l’événement de la nuit, enfin presque… M. de Ravillois m’a conduit au premier à l’appartement qu’occupe l’oncle de sa femme, M. de Chamberlin. Un vieux valet suspicieux m’y fit entrer et quelle ne fut pas ma surprise devant la scène qui s’offrait à mes yeux.
À ce moment Le Noir se mit à grogner indistinctement, sans doute excédé de devoir entendre à nouveau un récit qui venait de lui être dévidé.
– Et de ce théâtre, reprit Nicolas, pouvez-vous me décrire les éléments marquants et les détails, même s’ils vous paraissent de prime indifférents ?
– Un grand désordre et beaucoup de poussière répandue. En fait le ciel du lit s’était effondré, les quatre colonnes torses qui le soutenaient rompues. Le corps gisait sous les débris de bois, de courtine et de tapisseries. Après avoir soulevé une partie de cet amas, j’ai découvert M. de Chamberlin. Il avait saigné d’une plaie superficielle à la tête. Pour le reste, il m’est apparu qu’il devait avoir succombé à un étouffement et à un arrêt du cœur.
– Comment ceux qui ont découvert le corps ont-ils constaté qu’il était mort, étant recouvert de débris ?
– Son valet ? La main pendait à laquelle le pouls a été pris.
– Bien, j’écoute votre récit, mon ami.
– J’étais en droit de supposer légitimement un accident. Bois vermoulu qui se rompt et ciel qui s’effondre, entraînant toute sa garniture. Un vieil homme à bout de forces y a trouvé la mort.
– Il était votre patient ?
– Je le soignais depuis l’emménagement de la famille rue des Mathurins. Je l’avais averti qu’il ne disposait que de peu à vivre et qu’il eût à prendre ses dispositions s’il en avait à parfaire. Le cœur était faible, le souffle court et la goutte menaçait de remonter à tout moment.
– Reste ?
– À vous dire vrai, la scène m’est apparue… Comment le dire ?
– Suspecte ?
– Non point ! Et pourtant… un peu surprenante. A-t-on jamais vu un lit taillé en plein chêne du temps de nos rois Valois s’effondrer de la sorte ?
– Les horlogères de la mort ?
Interloqué, Le Noir suspendit un moment son travail.
– Que dites-vous là, Nicolas ?
– Des insectes, monseigneur, qui rongent le bois, le dévorent et l’affaiblissent. Elles tirent leur surnom des bruits réguliers qu’elles produisent.
– C’est à considérer, dit Gévigland, sceptique, mais ce qui ajoute surtout à mon désarroi, c’est l’attitude du vieux valet de chambre du défunt. Il m’a confié redouter qu’on ait voulu attenter à la vie de son maître. Sur quoi se fondait cette assertion ? Je l’ignore. Dans l’expectative, j’ai refusé mon aval, le neveu s’est résigné. J’ai fermé la porte de la chambre et empoché la clef en dépit des cris de la famille, enfin de la famille… et me suis fait conduire à l’hôtel de police.
Plongé dans une profonde méditation, Nicolas ne paraissait plus rien entendre.
– Je pensais, poursuivit Gévigland, que monseigneur saurait prendre en compte mes inquiétudes et ordonner en conséquence les mesures appropriées.
– Et vous en avez agi avec raison, monsieur ! lança Le Noir, émergeant soudain de ses papiers. Rien ne nous est indifférent de tout cela et, pour tout vous dire, la nature même…
– Ainsi, dit Nicolas qui poursuivait une idée, activité qu’il savait dangereuse d’interrompre, une femme, sans doute âgée, est intervenue pour critiquer votre décision. Je puis sans doute en déduire qu’il s’agit de la mère de M. de Ravillois. Ai-je tort ?
– Mais… enfin ! balbutia Gévigland stupéfait. Comment est-ce possible ? Vous avez un don de double vue ! C’est vrai, la mère de M. de Ravillois, Mme Bougard…
– Bougard ?
– Oui, Bougard, Ravillois est le nom de famille de sa bru. Le mariage a permis au mari d’en user. Elle m’a donc très méchamment accablé, tenant des propos insultants sur le désordre que j’apportais dans une famille honorable qu’il convenait de laisser à son deuil.
– Laissez-moi, mon ami, vous éclairer la voie, car rien n’est plus simple. Il suffit d’écouter avec la plus extrême attention le menu de vos propos. Il y a des mots et des inflexions qui ne trompent pas. À deux reprises, vous avez laissé échapper des réticences. La première suggérait que toute la famille n’éprouvait pas la même appréciation de la mort subite de M. de Chamberlin, la seconde, qu’une personne s’était élevée contre vos propositions raisonnables.
– Je vous suis, mais de là à désigner…
– Prêtez-moi attention. Vous avez affirmé être le médecin de M. de Ravillois et de sa famille. J’ai sup posé que des enfants encore jeunes vivent à demeure. Ils ne sont pas d’âge à manifester leur opinion dans une affaire aussi grave. Qui restait-il ? Le domestique7 se tient coi. L’épouse, nièce du défunt, aussi ; elle suit l’opinion de son mari. Pouvait-elle s’y opposer ? Ce n’est pas impossible, mais peu probable. M. de Ravillois vient de faire édifier cet hôtel, son père doit être mort. Donc sa mère me paraît la seule personne susceptible – et capable – de parler avec autorité.
– C’est en effet d’elle qu’il s’agit. Je suis…
– Il est ainsi, dit Le Noir avec un air d’orgueil contenu. Il nous surprend toujours, notre Nicolas !
– Ce n’est rien d’autre qu’application d’une logique raisonnée à partir de l’observation des faits. Le reste vient de suite sans effort. Ainsi, mon ami… ?
– C’est vrai, la mère de M. de Ravillois m’a tympanisé de belle façon et…
– Le temps presse, s’écria soudain le lieutenant général de police. Pour des raisons que je ne puis vous dévoiler maintenant, vous prendrez, Nicolas, toutes dispositions pour déterminer les conditions de la mort de M. de Chamberlin. Lequel n’était rien moins…
Il lui tendit l’Almanach royal ouvert.
– … qu’un contrôleur général de la Marine et des colonies avec tout ce que cela sous-entend… J’ajoute que vous pratiquerez une perquisition minutieuse des papiers qu’il avait pu conserver et que, dans le cas où vous en découvririez – et vous en trouverez – qui tiendraient aux intérêts de l’État, vous les saisirez au nom du roi aux fins de me les remettre. L’inspecteur Bourdeau, que j’ai fait appeler, vous attend dans une voiture. Quant à vous, monsieur de Gévigland, poursuivez avec nous ce que vous avez si bien commencé et accompagnez nos amis.
Alors qu’ils franchissaient la porte, Le Noir appela Nicolas près de lui.
– Nicolas, dit-il à mi-voix, je ne doute pas de la discrétion de votre ami. Il vous sera de grande utilité pour confirmer les causes de la mort de M. de Chamberlin. Toutefois, je dois vous préciser en confidence que cette affaire, si l’intention criminelle prend corps, n’est pas banale…
Laquelle des enquêtes traitées par lui depuis vingt ans l’était ? songea Nicolas. Ce n’était pas pour rien qu’il était commissaire aux affaires extraordinaires.
– … L’homme a occupé naguère des fonctions très particulières à la Trésorerie générale de la Marine. Elles l’ont conduit à connaître des questions plus que secrètes, à voir passer dans ses mains des pièces qui seraient de nature à compromettre bien des gens, et des plus huppés. De fait, il est probable que sa mort rassurerait ceux dont un mot de lui ou la publication d’un papier pourrait ruiner la réputation sinon l’honneur. Ainsi Maurepas m’avait ordonné naguère d’intercepter les papiers d’un courtisan qui venait de mourir. Cet homme avait tenté de s’insinuer auprès de la personne du roi et ensuite de prendre crédit sur son esprit, d’où une correspondance suivie. Ses cartons furent saisis et présentés à Sa Majesté qui enleva lui-même les scellés avant de détruire les lettres en question. Veillez donc avec la plus grande circonspection à tout ce que vous pourrez découvrir qui s’avérerait sortir de l’ordinaire. Me suis-je bien fait entendre ?
– Certes, monseigneur.
– M. de Chamberlin appartient à cette catégorie d’hommes que leurs responsabilités… Mais je n’en ai que trop dit et je retarde une mission des plus urgentes.

Nicolas, pensif, rejoignit Gévigland, méditant les réflexions que lui inspiraient les recommandations du lieutenant général de police. Bourdeau les accueillit dans la voiture. Pour susceptible qu’il fût quant aux amitiés de Nicolas, le docteur de Gévigland parut lui plaire. Il est vrai que l’inspecteur, révérencieux de tous les talents et déférent envers les hommes de science, leur réservait toujours son abord le plus obligeant. Même en Sanson, le bourreau, il avait toujours privilégié l’honnête homme, à la culture et aux connaissances étendues. Nicolas le mit succinctement au fait du cas qui les réunissait.
Le fiacre de service – on avait rendu son carrosse à M. Le Noir – cahotait, suivi de près par la voiture du docteur. Ils quittèrent la rue Neuve-des-Capucines, traversèrent le boulevard de la Madeleine et s’engagèrent dans la rue de la Chaussée-d’Antin.
– Combien cette banlieue a changé ! murmura Nicolas. Je l’ai connue quasi campagnarde avec des bois, des jardins maraîchers et des marais. J’y ai joyeusement chassé le canard et la sarcelle avec le feu roi !
– Hors les murs, ou plutôt au-delà des barrières, c’est partout ainsi, dit Gévigland. Depuis la paix de 1763, l’essor des constructions n’a pas cessé. De nouveaux quartiers surgissent comme champignons à l’automne, à l’ouest et au nord-ouest de notre capitale.
– Il y a du grain à moudre et certains y font leur farine, ricana Bourdeau. Aux Champs-Élysées, le surintendant des finances du comte d’Artois, Radix de Sainte-Foix, a spéculé en prête-nom avec des sous-mains. Il a acquis pour le prince, et pour lui-même, cela s’entend, d’immenses terrains. Habilement lotis, ils ont été ensuite revendus à hauts prix ; le total de l’opération n’étant pas la somme des parties…
Nicolas qui ne goûtait guère le tour que prenait la conversation ne relança pas, mais Gévigland sembla approuver les propos de Bourdeau.
– L’inspecteur parle vrai. Il y a plus d’un an que cette spéculation a débuté. Elle s’étend aussi du côté de Clichy où le prince s’est adjoint son frère Provence, des banquiers et des fermiers généraux. Je crois bien que M. de Ravillois fait partie du lot. Les sites libérés par la vente des biens monastiques, notamment ceux des Mathurins, entrent dans des combinaisons identiques. De tout cela la transformation des lieux que vous avez si justement observée, mon cher Nicolas. Les profits ont été considérables. Reste que M. de Ravillois mène grand train.
– Mais que ses revenus, comme ceux de ses semblables, ont sans doute diminué depuis qu’ont été instaurées des régies royales qui perçoivent les impôts. Le particulier le cède à l’agent du roi !
– Ne pleurez pas sur eux, dit Gévigland. Il leur reste les impôts indirects, la douane, les boissons et les droits domaniaux. Et leur influence s’étend bien au-delà de leurs dernières prérogatives.
– Et pardi ! Faites régler vos affaires par un tiers, il vous prélève sa part, grassement. Le royaume s’endette-t-il ? Il se trouve contraint d’affermer de nouveaux revenus pour obtenir de l’argent frais. Les trois coups sont frappés : le déficit entre en scène !
– Je sens dans cette voiture un vent aigre de critiques où la faculté se ligue avec le Grand Châtelet ! Mais nous voilà arrivés, je crois.
Il était un peu choqué de la glose de M. de Gévigland sur l’une de ses pratiques, tout en faisant la part des circonstances et de la confiance qui existait entre eux.
Sur les indications du médecin, le fiacre s’était arrêté à l’entrée de la rue des Mathurins devant une propriété close de hauts murs de pierre. Tout autour, la campagne d’antan disparaissait sous les gravats, les terrassements et la trace des charrois. Ils descendirent et approchèrent d’une monumentale porte cochère aux cadres et panneaux d’une irréprochable symétrie. Ses piédroits8 étaient protégés des injures des roues par des bornes et des plaques métalliques. Au-dessus de la porte, un cartouche aux deux tiers déroulés déployait des armoiries que Nicolas supposa être celles des Ravillois. Rien, pensa-t-il, n’était plus convaincant que l’ostentation gravée dans la pierre, surtout d’aussi récente extraction. L’absence de heurtoir signalait la présence d’un portier dont la loge apparaissait à gauche. Ils n’eurent qu’à pousser le guichet qui permettait d’entrer dans la cour sans avoir à en ouvrir les battants.
Au-delà, des plates-bandes peinaient à verdir dans une terre mêlée de débris au milieu desquels se dressait un vieux cerisier solitaire déjà chargé de fruits. Un chemin dallé les conduisit jusqu’au degré. La demeure de trois étages sur entresol éclatait de blancheur au soleil de mai. Les hautes croisées du rez-de-chaussée scintillaient entre leurs pilastres curvilignes. L’ensemble offrait un exemple harmonieux du nouveau goût que déployaient les architectes dans les quartiers récents. Leur arrivée déclencha une cer taine agitation. Un valet les accueillit. Apprenant qu’ils souhaitaient rencontrer son maître, il leur fit franchir un vaste vestibule de travertin au plafond de caissons crème ton sur ton, seulement meublé de dessertes portant des flambeaux. On passait de cette élégante simplicité à une antichambre puis à un salon dans lesquels insensiblement croissaient le luxe et la splendeur. Un peu trop au goût de Nicolas que frappaient le clinquant et l’excès des dorures, impression encore accentuée par le neuf du mobilier et l’odeur persistante des vernis et des peintures. La lumière de la pièce où ils attendaient était adoucie par des volets intérieurs en bois de Hollande qui, brisés, se repliaient pour être rangés, invisibles, dans les embrasures des croisées. Ainsi étaient protégées des rayons du soleil les couleurs des meubles, des tentures et des peintures. Il parut à Nicolas que la demeure s’appliquait en tous ces détails à respecter les règles nouvellement édictées de la convenance et de la bienséance pour l’arrangement proportionné des masses et des décorations.
L’apparition du maître de maison par une porte dissimulée dans un panneau confirma cette constatation. La mode de ces nouvelles bâtisses était de privilégier les passages de dégagement, de ménager des couloirs discrets et des escaliers dérobés, permettant de circuler et traverser d’un bout à l’autre le logis sans paraître dans une seule des pièces principales. Les serviteurs comme les maîtres les utilisaient à bon escient. Seuls les moralistes sévères et certains prédicateurs dénonçaient ces dérobements secrets et obscurs, fausses entrées qui masquaient les vraies sorties, labyrinthes où l’on se dissimulait pour mieux se perdre. Nicolas avait sur la question une idée personnelle ; il lui semblait que, peu à peu, la bonne société ou plutôt, la plus riche, imitait en réduction les dispositions des demeures royales qui privilégiaient ces passages parallèles aux pièces d’apparat.

M. Bougard de Ravillois portait beau. Il était vêtu d’un habit gris, gilet noir et bas blancs, la chevelure soigneusement frisée et poudrée. Un peu de carmin aux pommettes rehaussait un visage blême, aux traits délicats et à l’abord sévère. Restait que les rides autour des yeux et d’autres, plus amères autour d’une bouche mince, tempéraient l’impression de jeunesse. Elles étaient éloquentes pour Nicolas qui aimait scruter les visages afin d’y lire ce que la vie n’avait cessé d’y inscrire. Collectionneur d’âmes, les visages pour lui en étaient les reflets. Les premières impressions, même s’il s’efforçait d’en diminuer l’empire, lui enseignaient beaucoup. L’homme, autour de la cinquantaine, était de ceux qui ne pouvaient plus s’exonérer le jour des stigmates de la nuit. Son élégance, le soin porté à sa tenue, cette attitude redressée qui ne lui faisait perdre aucun pouce de hauteur, tout concourait à ne point se fier à l’image de lui-même que souhaitait imposer M. de Ravillois. Sa main droite, torturant les breloques de sa montre, démentait son impassibilité affichée. Il toisa Bourdeau, jeta un œil sans aménité sur Gévigland, fixa Nicolas et s’assit dans une bergère jonquille. Il croisa les jambes et ses mains étreignirent fortement les accoudoirs.
– Messieurs, si j’en crois la manière péremptoire dont M. de Gévigland nous a quittés après avoir constaté le décès de mon oncle, vous…
– Par alliance, je crois ? dit Nicolas.
– Si le terme ajoute à la chose et vous convient, oui, monsieur, par alliance. Monsieur ?
– Nicolas Le Floch, commissaire de police au Châtelet.
– Tiens ! La police aurait-elle donc à voir avec ce deuil familial ? Quel conte vous a rapporté M. de Gévigland que sa longue familiarité avec cette famille aurait dû incliner à plus de discrétion ?
– Y aurait-il des choses à dissimuler ?
– Vous vous méprenez sur mes propos. Je serais aise, monsieur, que vous m’indiquiez les raisons de votre visite ?
– Oh ! Bien normale et habituelle dans ces circonstances. Que voulez-vous ! C’est le tribut des familles engagées dans les affaires du roi.
M. de Ravillois releva la tête et l’agita de droite à gauche comme s’il niait ce qui venait d’être avancé.
– M. de Chamberlin, oncle de votre épouse, n’a-t-il pas longtemps occupé des fonctions importantes dont d’ailleurs il n’était pas déchargé, détenteur de son office ?
– Certes ! Cela est notoire. Mais je ne vois pas ce qui justifie une démarche aussi extraordinaire que celle que vous imposez ?
– Justement, monsieur, justement. Extraordinaire, vous avez mis le doigt dessus. Car c’est bien d’extraordinaire qu’il s’agit !
Les jambes se décroisèrent et l’on s’agita.
– Je suis au désespoir, monsieur, d’avoir à vous rappeler que M. de Chamberlin est contrôleur général de la Marine, des galères, fortifications et réparations des ports, havres et places maritimes, et des colonies françaises dans l’Amérique. Même si son état ne lui permettait plus d’exercer, il demeurait en fonction d’une charge sans survivance.
– Je sais tout cela mieux que quiconque, monsieur le commissaire, mais je n’entends toujours pas le lien qui existe entre l’état de mon oncle, sa mort et votre présence.
– Oh ! Rien d’autre que le souci des deniers royaux. Les documents et liasses que détenait votre oncle sont propriétés de la Couronne. Nul doute qu’ils renferment des pièces particulières qui doivent faire retour dans les archives de Sa Majesté. J’ai donc mission d’en examiner le détail et de retirer des papiers de votre oncle par alliance, ceux qui me paraîtraient appartenir à la catégorie en cause.
– Et pour cela vous avez besoin d’affidés, de comparses ?
Du regard il mesurait Bourdeau de bas en haut.
– Monsieur est mon adjoint, qui me prêtera son aide.
– Et M. de Gévigland ?
– M. de Gévigland ? Il a été désigné par le lieutenant général de police comme témoin de la perquisition. Il n’a en effet nul intérêt direct ou personnel.
Il prenait sur lui cette entorse nécessaire à la vérité. Ravillois ferma les yeux et soupira. Ces précisions lui paraissaient-elles incongrues ?
– Je constate, monsieur le commissaire, que vous avez réponse à tout.
– Pouvait-on s’attendre à un trépas si soudain ?
– Il était fort souffrant et depuis longtemps. Mais c’est un accident qui n’a que préludé à une fin que chacun pensait proche.
– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
Une moue, dissimulée aussitôt par un accès de toux, déforma le visage du fermier général. Il toisa Nicolas.
– Cette question a-t-elle une relation, je n’en vois guère, avec les papiers que vous prétendez examiner ?
– Les questions ne répondent pas aux questions. Mais à ce jour je vous demanderais si pour une raison particulière celle-ci vous dérange ?
– Certes non ! Simplement elle me déplaît, ne la trouvant pas en accord avec les justifications avancées de votre présence ici. Soit, je vous dirai que je n’ai pas vu M. de Chamberlin depuis plusieurs jours. Malade et atrabilaire en diable, son commerce ne m’était guère agréable. Il ne sortait presque plus de ses appartements. De fait nos relations étaient très refroidies, comme d’aucuns vous le confirmeront si vous grattez un peu dans ce sens.
Nicolas nota le sourire ironique qui soulignait un propos un rien provocant. Au moins il ne dissimulait rien de ses sentiments à l’égard de son oncle. Soudain un piétinement de talons se fit entendre. Une femme âgée en robe de soie grise, avec une traîne ourlée d’un ruché, large jupe rembourrée aux hanches et manteau de soie noire orné d’une bordure mouchetée, entra dans la pièce appuyée sur une haute canne. D’où sortait-elle ? Les gants qu’elle portait laissaient supposer qu’elle rentrait de promenade. Cependant elle devait écouter la conversation depuis un moment ; l’irritation marquée d’un visage ridé, que ne dissimulait nul fard, ne pouvait avoir d’autre cause.
– Ne dites rien, mon fils, que vous pourriez ensuite regretter. Ceux-là…
Elle désigna de sa canne les visiteurs.
– … n’ont aucune autorité ici. Ne savent-ils pas que…
Ravillois leva la main. Était-ce pour la faire taire ?
– Ma mère, votre passion vous égare. Veuillez, messieurs, lui pardonner. Elle a toujours eu le sang vif et la patience un peu courte.
– Taisez-vous, malheureux ! Comment osez-vous ? Ainsi vous tolérez qu’on pénètre votre intérieur, que ceux-là s’autorisent à faire injure au deuil qui frappe cette famille ? Quel sang, mon fils, coule dans vos veines ? Que lui avez-vous concédé ?
Nicolas en conclut que la bonne dame était un peu sourde ou qu’elle n’avait pas tout entendu de leur échange. M. de Ravillois prit avec fermeté le bras de sa mère dont la fureur avait dérangé la coiffure sous le grand nœud de taffetas noir, et l’entraîna.
– Elle ne s’améliore pas avec l’âge, dit Gévigland, et multiplie les esclandres. C’est une harpie que je veille à éviter.
Ravillois reparut qui se confondit en regrets.
– Nous sommes accoutumés à ces sortes de crises, remarqua Nicolas, dès que nous paraissons sur le théâtre d’un… d’une enquête.
Son hésitation était volontaire, mais son interlocuteur ne releva pas.
– M. de Gévigland va nous mener à la chambre de votre oncle et nous procéderons. Il serait utile, si vous y consentez, de nous réunir à l’issue de notre travail. Quelques questions encore à vous poser, sans doute.

Ils traversèrent à nouveau l’enfilade des pièces alors qu’un domestique s’évertuait à voiler les miroirs. Dans l’antichambre, un enfant d’une dizaine d’années s’enfuit à leur vue en clopinant. Écoutait-il lui aussi la conversation ? Cette maison était décidément pleine d’inattendus. Ce n’était pas cet aspect qui oppressait Nicolas, mais son atmosphère. Où avait-il ressenti cette même impression ? Il se revit enfant, descendu dans l’obscurité d’un dolmen au lieu dit la Fosse-aux-loups. Un malaise l’avait saisi, le sentiment d’une menace qui lui avait fait prendre les jambes à son cou. Était-ce ici l’odeur écœurante des peintures, du plâtre et des vernis encore frais, cette humidité de l’air des bâtisses récentes, ou plutôt ce recul toujours ressenti dans les édifices trop neufs ? Son enfance s’était déroulée dans l’antique maison du chanoine Le Floch, son tuteur, et au château de Ranreuil, motte féodale, à peine mise au goût du siècle par le marquis son père. À Rennes, clerc de notaire, il avait occupé la soupente d’une vieille maison à colombages. Et que dire de l’hôtel de Noblecourt aux murailles pentues et aux planchers inégaux. Pour lui une demeure était un être vivant qui devait posséder son histoire, un passé, des ombres et des lumières. L’éclatante blancheur de l’hôtel de Ravillois, son éclat artificiel et son ostentation aggravaient encore cette défavorable impression.
Un vieux valet qu’il supposa être celui du défunt les conduisit à sa chambre. Gévigland ouvrit la porte avec la clé qu’il avait conservée. La surprise du commissaire fut grande de découvrir le décor dans lequel avait choisi de vivre M. de Chamberlin. Il arrêta ses compagnons sur le seuil. Bourdeau sourit, habitué aux pratiques de son chef qui aimait toujours prendre une vue générale d’un lieu avant de se consacrer à l’examen des détails. La chambre, de grandes dimensions, s’étendait devant eux. De la porte on envisageait à gauche une double croisée dont les volets intérieurs étaient à demi dépliés, laissant pénétrer suffisamment de lumière pour distinguer tous les éléments de la pièce. Devant cette croisée, il découvrit un fauteuil à haut dossier recouvert de cuir gaufré et une grande table de bois massif tenant lieu de bureau, à en juger par les papiers qui s’y amoncelaient. Au fond, face à la porte d’entrée, une cheminée de marbre de Rance, rouge mêlé de veines bleues et blanches, montrait un âtre encore propre. De chaque côté, de hautes bibliothèques croulaient sous les livres, les tablettes les plus basses alignaient les in-folio. Nicolas avança d’un pas pour élargir sa vision. À sa droite, il aperçut le lit à baldaquin. Ce n’était plus que désordre et effondrement. Le ciel tombé recouvrait de guingois un entremêlement de bois rompus et de draperies. Seul un bras, pendant du linge d’une manche, signalait la présence du cadavre.