X
Enchaînements
« Il y a des circonstances où l’on est forcé de suppléer l’ongle du lion par la queue du renard. »
Diderot
Samedi 10 juin 1780
Mouchette balançait sa petite tête triangulaire, la mine réprobatrice devant les gémissements de Pluton allongé sous la table. Il quémandait en sourdine quelques reliefs du déjeuner de Nicolas que M. de Noblecourt lui aurait volontiers disputés. Tous deux considéraient avec inquiétude les brioches que leur ami et maître engloutissait l’une après l’autre. La répétition de cette scène domestique, agréable entracte dans le quotidien de son office, remplissait le commissaire d’aise et d’oubli. Il sentait que ces instants précieux participaient sans doute d’un ordre que d’autres appelaient bonheur. La conversation reprit qui le replongea dans le diffus des affaires en cours.
– Selon ce que vous m’avez révélé, le document en question pourrait être dans la chambre de l’enfant ?
– On le peut supposer. Ce n’est pas précisé. Il paraît seulement en être le détenteur. Sait-il seulement l’importance du papier ? Allez savoir où l’esprit d’un enfant, fort mûr d’ailleurs pour son âge, peut le conduire dans cette sorte de jeu ? Le porte-t-il sur lui ? Les possibilités sont infinies et les voies de persuasion sur lui sont limitées.
– Gagnez sa confiance. Il vous faut déceler ce qui pourrait le mouvoir et l’engager à vous faire ses confidences. Dans ce domaine je ne peux qu’être avare en conseils, n’ayant pas eu la chance d’avoir un enfant.
– Hélas, j’ai connu le mien déjà grandet ! Celui-là semble presque trop attaché à sa mère.
– Alors c’est peut-être par elle que vous parviendrez à le convaincre.
– Il y a dans cette famille des secrets bien gardés et des haines rancies que l’affectation générale ne gaze qu’imparfaitement. Il était très proche de M. de Chamberlin, son grand-oncle. Ils causaient peu, semble-t-il, mais se plaisaient ensemble.
– Il existe pour les vieillards solitaires des présences qui comptent davantage que de longs discours.
Nicolas soupira, l’air rembruni.
– Je vous perce à jour, mon bon : le départ de Louis vous pèse. C’est le propre des fils de prendre un jour la route, leur route.
– Ce n’est encore qu’un enfant !
– C’est le propre des pères de voir ainsi les fils, longtemps. Songez qu’à son âge, provincial et sans beaucoup d’appuis, vous étiez sur le point d’être pré cipité dans le creuset de cette ville. Une lettre de recommandation et l’amitié d’un vieux carme. Autre chose ? Oh ! La reine. Cela lui passera. Ce sont là mécomptes de cour qui se soldent à condition de n’y point prêter attention. Les grands sont aussi girouettes que les autres. Eh, baste ! Il y a eu toujours un Ranreuil bien en cour. Et vous avez le roi ! Quant aux railleries de la reine en public, vous savez ce que j’en pense, c’est une manière d’être qui honore son esprit mais insulte son bon naturel. Et ne serait-ce votre fidélité, elle se serait fait un ennemi. Pour votre affaire, il me semble vous voir guidant un attelage de plusieurs coursiers fougueux. Trop de rênes dans deux mains seulement ! Il va falloir rassembler tout cela.
– J’attends et j’espère aujourd’hui des éléments susceptibles d’écarter le superflu pour conserver l’essentiel.
– Bien, alors je vous lâche, Nicolas. Au galop, au galop !
– Oui.
– Demeurez ce que vous êtes. Votre âme est délicate et sensible. Ne laissez pas racornir votre cœur par des attitudes ou des paroles dont il ne restera rien, sinon le remords envers ceux qui les auraient inspirés. Reverrons-nous Louis avant son départ ?
– Je le crois. Il doit s’équiper. Trousseau, armes, tenues chez maître Vachon. Cela prendra du temps. Il descendra ici et nous l’aurons quelques jours tout à nous.
Rejoignant le Châtelet, Nicolas sentit l’inquiétude le tarauder. Pourquoi Naganda n’était-il pas rentré rue Montmartre ? Avait-il été entraîné par son stratagème plus loin qu’il ne l’avait souhaité ? Pourquoi n’avait-il adressé aucun message ? Il espérait contre toute attente le retrouver au bureau de permanence, mais Bourdeau seul s’y tenait, impatient d’évidence de lui communiquer le résultat de ses propres recherches.
– Voyez cet air faraud ! dit Nicolas. Ne croirait-on pas un briquet qui vient de retrouver la voie ?
– Tu ne crois pas si bien dire. Imagine que j’ai fait comme convenu visite au vieux M. Patay.
– Le commis de M. de Chamberlin et son intime confident.
– Tout juste et plus que tu ne le penses. Après bien des détours et des propos en cul-de-sac, il a fini par déballer son paquet. Le Chamberlin était, si tu m’en crois, un vieux farceur. Lui et Patay avaient mis au point un système d’eux seuls connu, qui leur permettait, quand le premier était absent, de faire passer la consigne de telle manière que personne ne pût traverser le message. Cela, m’a-t-il avoué, était d’autant plus indispensable que les matières traitées par le contrôle général de la Marine étaient du dernier confidentiel et qu’il apparaissait que des informations filtraient par des agents corrompus. Ainsi, pour pallier l’inconvénient, étaient-ils tombés d’accord pour communiquer entre eux par la disposition des livres du bureau du contrôleur général et…
– … Ainsi aux Porcherons, dans la crainte ou la certitude de son trépas prochain, un dernier message destiné à M. Patay avait-il été abandonné à sa sagacité dans la bibliothèque.
– Tu me tires les mots de la bouche et seul M. Patay était en mesure de remarquer la chose. Toi, tu t’es rendu compte de quelque chose et as traversé le stratagème, car tu aimes les livres et leur disposition désordonnée t’a choqué. Qui d’autre l’aurait remarqué ?
– Et ce n’est pas tout. Te souviens-tu de ce papier désignant M. Patay comme exécuteur testamentaire, que tu avais découvert dans le tiroir secret du cabinet allemand ?
– Certes.
– Patay en connaissait l’existence et avait consigne de son ami de l’ouvrir coûte que coûte après la mort de M. de Chamberlin.
– Que ne nous a-t-il dévoilé tout ceci plus tôt ?
– Je lui en ai fait la remarque. L’homme est prudent, circonspect. Je crois qu’il a pris des informations sur toi. Si, après quelques réticences pour la forme, il a fini par me tout révéler, c’est qu’il était désormais en confiance. Et toi, à la cour ?
– Mon fils fort ravi. Le roi fort au fait de notre affaire. Sartine fort affaissé et inquiet de son sort. La reine fort persifleuse et Provence fort séducteur ; enfin comme le serpent fascine ses proies… Avec cela le maréchal de Richelieu fort égal à lui-même et fort contempteur du tout !
– Voilà qui résume fort bien ton escapade, dit Bourdeau hilare.
Nicolas développa par le menu ce qu’il venait de résumer. Bourdeau médita un moment.
– Selon toi, qui a tenté de te tuer ? L’un des cosignataires du fameux contrat ou l’ennemi anglais ?
– L’un ou l’autre, ou même les deux. L’un des signataires peut avoir partie liée avec Londres. Les services de lord Aschbury sont en quête du papier. Antoinette me l’assure dans un message que le roi m’a remis. On affirme outre-Manche que je constitue l’obstacle principal aux tentatives de le récupérer. Observe que les participants de cette espèce de tontine ne peuvent plus toucher les intérêts de leurs placements.
– Et donc c’est sur eux un moyen de pression dont l’Anglais joue sans risque. Il peut faire miroiter à ces alouettes la perspective de récupérer les sommes investies. C’est donnant, donnant ! Mais quel lien avec l’assassinat probable de M. de Chamberlin ?
– Y en a-t-il un ? Sans doute, car le vieil homme était resté détenteur de l’original, en fait du seul exemplaire du contrat passé sous son seing entre le notaire Gondrillard et M. de Sainte-James. Il fallait s’en emparer.
– Reste que si la pièce était rendue publique, ses signataires seraient déshonorés et voués à la vindicte publique. En temps de guerre…
– La chose est plus complexe. Sartine estime que le contrat pourrait avoir été si habilement modifié qu’il n’y parût que sa seule signature !
– Il me tarde que Rabouine revienne… Et Naganda ? À quoi a servi notre stratagème ? La ruse a-t-elle été féconde ?
– Il n’était pas rentré hier soir. Cela ne laisse pas de m’inquiéter.
– Nicolas, je crois qu’il faut aviser. C’est périlleux de mépriser un adversaire qui a failli vous tuer !
– Tu as raison. J’essayais de me persuader qu’il allait reparaître ou qu’il serait ici. Lui serait-il survenu…
– Qu’entends-je ? s’écria la forte voix de Semacgus entrant dans le bureau. Naganda en danger ?
– C’est, hélas, à redouter ! Avant-hier, il a pris ma place dans une voiture censée être suivie tandis que je m’échappais de l’hôtel de Noblecourt déguisé en garçon boulanger.
– Quelle affaire, Carnaval est pourtant passé et le bœuf gras dévoré depuis longtemps !
Nicolas s’en voulait d’avoir tant tardé. Il rassembla des feuilles de papier que, fébrilement, il coupait en quatre.
– Que fais-tu là ? demanda Bourdeau, intrigué.
– J’entends mobiliser tous nos moyens et rendre efficient ce réseau qui par nos soins, je veux dire la police, enserre cette capitale de ses rets invisibles. Guillaume, voulez-vous nous aider ?
– Bien volontiers. J’allais au jardin du roi, mais la chose peut être remise. Et il fait si chaud ! En quoi puis-je vous aider ?
– Nous allons écrire des billets avec la description de notre ami et les faire tenir à qui de droit. Pierre, intime au père Marie de rassembler des vas-y-dire qui porteront nos poulets.
Semacgus s’essuya le front, enleva sa perruque, tomba son habit de basin grège et s’assit à la table. Il apprêta un encrier et se mit à tailler une plume d’un petit canif sorti de son gilet.
– Bon, reprit Nicolas. Comment présenter la chose ? Il faut être précis et saisissant pour frapper l’attention de nos correspondants. On recherche un fiacre transportant un naturel d’Amérique portant tatouages et cicatrices sur le visage. A quitté le jeudi 7 juin dans l’après-midi la rue Montmartre, hauteur de l’impasse Saint-Eustache, vers une destination inconnue.
– Ajoute, dit Bourdeau revenu, que l’homme portait un habit noir et que tout renseignement doit être porté au Grand Châtelet, aux bons soins du sieur Marie, huissier. À qui vas-tu adresser cela ? On n’est pas rendus, cela va prendre pot-bouille !
– À tous les commissaires et inspecteurs de la ville et de la généralité qui feront suivre à l’ensemble de nos informateurs. Les basses mouches qui rôdent par les rues, jardins, promenades, devant les maisons de jeu, couvents et casernes. À tous ceux aussi qui, mauvais sujets plus ou moins repentis, hantent le pavé, avides de la tolérance de la justice, aux maquerelles et filles galantes du dernier ordre toujours soucieuses de notre indulgence.
– Belle engeance en vérité ! éclata Bourdeau. Une lie qu’on est obligé de remuer, d’une espèce qui abuse de tout et ne respecte rien, plus malfaisante encore que ceux qu’elle est chargée de dénoncer. Tu sais bien que tous ces espions, mouchards et autres vermines produisent les désordres les plus accablants pour le pauvre peuple, leur principale victime. Nous constatons chaque jour des abus commis sur dénonciation de ces honteux satellites. Les vois-tu sacrifiant l’innocence et la justice à l’appât du gain et aux viles passions qui les tourmentent ?
Nicolas, qui était accoutumé aux sorties de son ami, accueillit le propos en riant.
– Écoutez-le ! Ne dirait-on pas qu’il parle comme on écrit dans certains libelles ? Comment, cela fait bien trente ans que tu uses et abuses de ce système qui fait la réputation de notre police et te voilà jetant l’interdit sur ces pratiques ? Sartine répétait à satiété que lorsque trois Parisiens bavardent deux sont à lui. T’en es-tu jamais plaint ?
– Le bel honneur que voilà ! On ne s’étonne plus que la Sémiramis du nord et la satrapine de Vienne nous envient ce système ! Il les autorise à étrangler la liberté de leurs peuples.
– Il t’en a bien fallu, ingrat, pour pouvoir faire filer au mieux les suspects. Livrés à ces mouches, ils ont beau alors modérer l’allure ou l’accélérer, un œil sûr et infatigable, certes mercenaire je te l’accorde, les envisage et ne les abandonne point. Ils sont reconduits là où ils logent. Quelquefois, pour se dérober, le suspect disparaît sous une porte cochère. En sort-il ? Il voit un homme qui rentre. Croit-il avoir mis en défaut nos mouches ? Il en a six au lieu d’une à ses basques !
Haussant les épaules, l’inspecteur marmonna. Nicolas comprit soudain que ces éclats, mettant au jour de vraies convictions, visaient à masquer l’inquiétude qui l’avait saisi quant au sort de Naganda. Il lui en fut reconnaissant.
– Lorsque viendra le règne de la vertu, ces vils outils disparaîtront d’eux-mêmes. Qui toucheras-tu d’autre comme informateurs ?
– La demande irriguera nos sources habituelles, mendiants patentés, Tirepot et tous ceux qui, déguisés en mitrons, en garçons perruquiers ou en porteurs d’eau, s’échinent à notre service. On fera prévenir Mme Pignau, femme de cocher, qui fera passer le message à la corporation. Tu la connais, cette grosse gaguie ? Devant la Samaritaine, elle exerce son magistère sur toutes les revendeuses de fripes des quais. Aucune qui oserait lui désobéir. Le guet, la garde de Paris et les gardes-françaises en seront avertis. La marmaille à gages s’éparpillera et, en jouant, resserrera la trame de cette toile.
– Beau royaume en vérité, où l’on voit sans rechigner de petits drôles à peine sortis du maillot déjà espions et délateurs !
Nicolas fit mine de ne pas répondre.
– Pour couronner le tout, nous ferons savoir qu’une gratification sera allouée pour toute information utile. Enfin, fais-moi chercher Baptiste Grémillon, sergent de la compagnie du guet, au quartier du Pont-Neuf. J’ai eu l’occasion de juger son savoir-faire et sa fidélité.

L’attente fut longue et cruelle pour Nicolas qui s’accusait d’avoir accepté la proposition de Naganda et de l’avoir ainsi précipité dans une opération hasardeuse où il risquait sa vie. Puis, peu à peu, la machine policière se mit en branle et les réponses affluèrent. Au fur et à mesure de leur arrivée chacune était triée et analysée. Le sergent Gremillon les avait rejoints et s’était mis lui aussi à la tâche. Son visage ouvert et sa gentillesse avaient conquis chacun, même Bourdeau toujours suspicieux et fermé à l’égard de ceux qui approchaient le commissaire. Le silence monacal du bureau de permanence n’était troublé que par les entrées du père Marie apportant les derniers messages parvenus.
– Mes amis, dit Nicolas levant la tête du papier qu’il venait de noircir, je crois qu’il est temps de rassembler nos premières informations et d’essayer de nous former une opinion sur le parcours du fiacre qui a emmené Naganda.
– Si je puis me permettre, murmura Gremillon, peut-être serait-il efficient de rapporter sur un plan de la ville le trajet de la voiture ? Cela faciliterait l’image que nous souhaitons nous faire de la direction prise.
– J’approuve cette proposition, dit Bourdeau, montant sur un escabeau, tirant de dessus un vieux placard un ramas de vieilles planches imprimées qui avaient beaucoup servi.
– Nous avons là un exemplaire du plan de Paris de Bretez51.
Il commença à secouer les feuilles, déclenchant un nuage de poussière.
– Il date un peu, certes, et la ville change à vue d’œil, mais il possède des avantages que d’autres n’ont pas. L’auteur, muni d’un laissez-passer, dessina îlot après îlot, façades, jardins et rues et cela dans le détail le plus minutieux.
– J’en ai souvent parlé avec le duc de Croÿ qui se veut aussi un éminent cartographe. Ce plan est magnifique et son relief étonnant. Pourtant…
– Il dore la pilule du vrai de la ville, dit Bourdeau. Je préfère celui plus récent de l’abbé Delagrive.
– Vous avez le mot juste, Pierre. Son graveur donne une idée fausse. Elle prend des licences avec les perspectives. Tout semble neuf et propre, achevé et solidement construit. La ville devient un havre de paix, fruit d’une illusion voulue et commandée par le prévôt des marchands.
– Reste, interrompit Nicolas qui estimait que le temps pressait, qu’il sera assez bon pour suivre un trajet et que nous allons nous mettre à l’ouvrage aussitôt.
On reconstitua sur la table l’immense plan qui débordait un peu et Nicolas entreprit de lire la litanie des informations.
– Mathias, perruquier, rue Pavée, affirme avoir failli être renversé par un fiacre roulant à une allure effrayante.
– Cela signifie, remarqua Bourdeau, que la voiture a tourné à main droite rue Tiquetonne, quittant ainsi la rue Montmartre.
– Je poursuis… Notez le trajet à la mine de plomb. Mme Popinot, rentière rue Pavée…
– Encore un détour.
– … a été relevée par le guet. Elle a rapporté avoir été saisie par la vision d’un visage effrayant à la glace d’un fiacre.
– Pauvre Naganda et ses tatouages !
– Le Tavelé, mouche à gages réguliers, a vu la voiture tanguer au risque de verser à l’angle de la rue du Petit Lion qui fait suite à la rue Pavée, avant d’emprunter la rue Saint-Denis où un prêtre de la paroisse Saint-Leu et Saint-Gilles l’a vu passer.
– Était-ce la même ?
– La suite le dira.
Il manipula ses papiers dont certains étaient fort mal écrits.
– Voilà ! Rue Sainte-Apolline, Julie Brivolette, fille galante, est heurtée par un cavalier qui, lui, suivait une voiture ayant le feu au cul. Elle est allée se plaindre à la patrouille. Nouveau signalement devant Saint-Jacques le Majeur. Maître Boudelas, marchand peaussier, observe le train d’enfer d’une voiture dont il a supposé que le cheval avait pris le mors aux dents.
– Cela pourrait indiquer, dit le sergent Gremillon, que la poursuite a continué rue Saint-Denis avant que le fiacre emprunte la rue de la Heaumerie.
– Hypothèse confirmée. Dufraysse, marchand forain, a son étal de fruits renversé rue Planche Mibray.
– Il va passer le fleuve.
– Il le passe en effet, poursuivit Nicolas brandissant une notule. La dame Pignau, qui a mobilisé l’ensemble des dames fripières des quais, indique à notre confrère l’inspecteur Noblet qu’une de ses femmes a vu le fiacre avec un occupant à la figure de démon s’engager pont Notre-Dame et…
Nicolas s’arrêta. Bourdeau, inquiet, remarqua sa soudaine pâleur.
– Qu’as-tu, Nicolas ?
– … Elle ajoute que Bardet, c’est le nom du cocher de notre voiture, n’a pas rejoint son domicile depuis jeudi, que sa femme éplorée s’en est ouverte auprès d’elle pour prendre conseil, ne sachant pas à quel saint se vouer. Elle loge dans une maison où elle est portière près du couvent des Bernardines du Précieux Sang, rue de Vaugirard.
Cette nouvelle effara Nicolas. Ainsi depuis jeudi, Naganda n’avait donné aucun signe ni adressé de message et, de surcroît, son cocher, attiré dans cette dangereuse équipée, avait lui aussi disparu. Se pouvait-il qu’ils aient été entraînés plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité ? Il se reprit pourtant et réfléchit un long moment sous le regard de ses amis dont l’inquiétude n’était pas moindre que la sienne.
Il frappa la table de ses deux mains.
– À bien y songer, il faut se mettre dans la tête de ce bon Bardet. Voilà un cocher à qui l’on prescrit de mener grand train sans lui donner de destination. Que peut-il se passer dans son esprit ? Je vous le demande ?
Tous se regardèrent, perplexes.
– Il est dans l’obligation de diriger son attelage dans les rues qui se présentent à lui, certes. Mais peu à peu il oriente ce trajet et, d’une manière consciente ou non, reprend le chemin que lui et son cheval connaissent le mieux, la direction de son logis rue de Vaugirard. Considérez qu’il a commencé son parcours par l’opposé, mais rapidement engagé une boucle qui le ramène au fleuve et sur la rive gauche.
– Diantre, dit Bourdeau sceptique, quel raisonnement labyrinthique.
– Il ne faut point oublier, dit Semacgus souriant, que notre ami, loyoliste de formation, sait alambiquer sa raison y compris dans les étonnants laby rinthes où elle se veut perdre. Mais je dirais que le passé étaie cette idée qui, à la réflexion, ne manque pas de finesse et plaide en faveur d’une subtilité dont il nous a donné tant de preuves.
À ce moment le père Marie apporta un nouveau message qu’il tendit à Gremillon.
– Je crains, dit-il après y avoir jeté les yeux, que le commissaire n’ait raison. Une patrouille du guet vient de découvrir un fiacre à l’abandon, cheval disparu, à la renverse au bout de la rue des Vieilles Tuileries et…
– Et ? demanda Nicolas, pris d’angoisse.
– Et j’ai le regret de vous informer que la caisse et la banquette sont maculées de sang. Tout laisse supposer des événements violents.

Le pire était donc arrivé. Un froid de glace saisit Nicolas. Ses amis, médusés, se taisaient. On entendait dans le lointain l’huissier qui toussait et se grattait la gorge.
– Allons, dit Bourdeau, ne présumons rien des apparences. Il n’y a jamais de certitude hors la réalité. Poursuivons nos recherches. Je conçois ce que cette information peut laisser présager. Ne baissons point la garde.
– Des traces de sang, remarqua Semacgus, n’ont jamais signifié le pire. Vous savez combien par exemple s’épanchent les blessures à la tête.
Après un temps d’accablement, Nicolas releva la tête.
– Nous n’allons pas rester ici. Il faut agir. Que les recherches se poursuivent sans que soit levé le dispositif mis en place.
– La ville est grande, dit Semacgus. Un chien n’y retrouverait pas son os.
Cette phrase sans conséquence, qui ne visait dans l’esprit de son auteur qu’à meubler un silence qui menaçait de retomber, fut un trait de lumière pour le commissaire. Il entrevit soudain une issue à une tentative qui s’avérait désormais vaine.
– Pardonnez-moi, dit Gremillon, si l’on avait attenté à la vie de M. Naganda ou de son cocher, les corps auraient été laissés en l’état et leurs présumés assassins n’auraient pas pris la peine de les emporter. M’est avis qu’il s’agit davantage d’un enlèvement que d’un assassinat. Certes, me direz-vous, il y a du sang, mais sans doute que l’on s’est défendu. Peut- être même est-ce celui des agresseurs et non celui des victimes de l’attaque qui a été ainsi répandu.
– Voilà qui est bien dit. Il y a espoir et je m’en veux persuader. Toutefois Semacgus vient de dire une chose qui m’a ouvert l’esprit et qui va ordonner les actions à venir. Un chien et son os, avez-vous suggéré, cher Guillaume. Oui, un chien, un animal doué du plus grand flair, accoutumé à trouver et suivre les traces. Je crois que l’un de mes amis va nous aider dans cette quête. Pierre, je te demanderai de demeurer ici pour recueillir les informations, les trier, nous faire parvenir celles que tu jugeras opportun de porter à notre connaissance. Tu seras notre quartier général et l’homme qui tiendra en mains l’ensemble des fils de cette opération.
Bourdeau esquissa une grimace, mais un regard suppliant et la main de Nicolas sur son épaule réduisirent à quia les objections peu fondées qui lui étaient venues à l’esprit. Il se persuada de l’importance et de la nécessité du rôle qui lui était imparti.
– Le sergent, Semacgus et moi-même nous rendrons rue Montmartre pour y prendre Pluton. Oui, c’est à lui que je songe comme le recours le plus utile dans cette occurrence. Il sera le plus prompt à retrouver la trace de Naganda. Pierre, distribuez des pistolets à ces messieurs. Nous pouvons avoir affaire à forte partie. Soyons sur nos gardes. La nuit désormais est tombée. Sergent, vous allez prendre une voiture et réunir sans attendre à l’entrée de la rue Montmartre, près Saint-Eustache, quatre hommes solides et d’une sûreté à toute épreuve. Je pars moi-même avec Semacgus.
Rue Montmartre, on s’évertua à ne pas déranger M. de Noblecourt, que cette équipée contrarierait au risque d’une crise de goutte auquel il n’était que trop sujet. Pluton manifesta sa joie de cette sortie inattendue et se prêta de bonne grâce à un reniflage en règle des hardes de Naganda. Il était inutile de refaire le trajet que tant de témoignages recoupés avaient dessiné. Ils retrouvèrent Gremillon et ses hommes dont la voiture suivit celle de Nicolas. Il s’agissait de se rendre à l’endroit où se trouvait la caisse du fiacre et à partir de là de demander à l’ancien pensionnaire de la louveterie de France de prendre le vent et de les conduire vers Naganda.
Au grand trot des équipages, ils franchirent le Pont-au-Change, entrèrent dans la Cité, longèrent le quai de l’Horloge pour passer le Pont-Neuf. De là, ils enfilèrent les rues Dauphine, de Buci, du Four pour déboucher au carrefour de la Croix-Rouge dans la rue du Cherche-Midi qui se transformait à hauteur de celle du Regard en Vieilles-Tuileries. C’est là qu’ils découvrirent la caisse du fiacre, versé dans un fossé du remblai qui faisait frontière entre la ville et la campagne des faubourgs, vers l’extrémité de la rue de Vaugirard. La monture, comme indiqué, avait disparu ou s’était enfuie et des mains avides avaient commencé à dépouiller la voiture d’une porte et de deux de ses roues. Avant de lâcher Pluton qui gémissait et bavait d’impatience en grattant la porte du fiacre, Nicolas et Semacgus, bientôt rejoint par Gremillon, examinèrent avec attention les traces dont ils espéraient tirer d’utiles indices. Ainsi observèrent-ils que les glaces avaient été brisées. Était-ce au cours d’une attaque ou lors du versement de la voiture ? Il était difficile de le dire.
L’intérieur du fiacre était lacéré, des lambeaux d’étoffe et de bourre du capiton jonchaient le plancher.
– Tout laisse à penser qu’on s’est battu à l’arme blanche, et violemment.
– Je crois, sergent, que Naganda ne portait point d’épée au départ de la rue Montmartre. Reste qu’il ne se sépare jamais d’un poignard à lame qu’il appelle fer d’étoile et dont la couleur noire m’a toujours intrigué.
Semacgus sursauta.
– Diable ! Il m’en a parlé à Vaugirard, souhaitant mon avis. La lame entamait des roches dures sans que son fil s’ébréchât. Je lui ai montré un exemplaire de même nature acheté à Batavia au cours d’une escale. Le Chinois qui me l’avait vendu m’assura qu’il venait du Siam et que sa fonte provenait d’un minerai tombé du ciel qu’on découvrait fort aisément dans ce royaume.
– Considérez, monsieur Nicolas, reprit Gremillon, les entailles profondes que porte ce châssis. Ce n’est pas une épée qui a pu faire cela ! Une hache ? Ou, peut-être, le poignard dont parle le docteur.
– Que de sang ! murmura Nicolas, derechef saisi par le doute.
La queue agitée de tremblements, Pluton avait sauté dans la caisse et reniflait en tous sens. Un moment il gratta le capiton de la banquette puis, après un dernier examen, sauta à terre, regarda son maître, poussa un bref aboiement et s’avança vers la rue de Vaugirard, tout proche. Quelques toises plus loin, il revint vers Nicolas et lui gratta la jambe avec force mimiques comme pour l’engager à le suivre.
– Je vois que notre limier a flairé une piste. Fions-nous à lui et suivons-le.
D’une manière étrange le molosse changea tout à coup de direction et après quelques tours sur lui-même fila vers la rue des Vieilles-Tuileries où il s’engagea à vive allure. La troupe le suivit en courant, sauf Semacgus à qui sa corpulence interdisait cet exercice. Pluton, indécis, s’arrêta à nouveau et décrivit des cercles de plus en plus étroits avant de se précipiter dans la petite rue de Bagneux qui débouchait à son autre extrémité sur celle de Vaugirard. À peine y étaient-ils entrés à sa suite qu’il rebroussa chemin et reprit celui parcouru jusqu’à la rue de la Barouillère au coin de laquelle il tomba en arrêt près de Semacgus qui se félicita in petto de ne s’être point pressé.
– Il s’est égaré… C’est… un échec, dit Nicolas, la voix hachée par l’essoufflement de la course.
Le chirurgien hocha la tête.
– Je crois plutôt que celui ou que ceux que nous cherchons ont erré quelque peu et que Pluton a reproduit leurs mouvements successifs.
Un vieil homme coiffé d’une toque de loutre qui ne cadrait pas avec la saison les considérait avec curiosité. Il ôta une pipe en terre de sa bouche, cracha et fit un geste de la tête en direction de Gremillon qu’il estima sans doute au vu de son uniforme comme le chef de cette étrange compagnie.
– Ayez pitié d’un pauvre vieillard ! Pourrait-il avec votre aide, messeigneurs, boire ce soir sa chopine et gagner son tabac ? Voilà bien de la secousse dans un quartier si calme ! J’pouvions pt’être vous secourir dans vos déambules ? On dirait des colonies de hannetons, un coup par-ci, un coup par-là ! Ça passe et ça rapace !
– As-tu tes lunes pour parler ainsi ? lui répondit un des hommes du guet. Garde tes joberies pour toi ou tu le regretteras.
– Tu, tu, tu, modula Semacgus, l’air engageant et le geste modérateur. Il faut être déférent avec les anciens. Je suis sûr, moi, qu’il pourrait nous en conter de belles.
Tout en parlant il avait sorti de sa poche quelques écus qu’il faisait sonner dans sa main.
– Hé, fit l’autre. Ce gonze-là, il sait causer avec éloquence ; on ne lui résisterait pas.
– Eh bien, l’ami, as-tu quelque chose à confier aux hommes du roi ?
– Oh ! Le roi, le roi… Il sait point les malheurs du peuple, le roi. Je veux bien dégoiser. Ça me démange depuis l’avant-veille et je m’en voudrais sur ma conscience de ne pas éventer une mèche…
– Qui pourrait intéresser le Magistrat ? ajouta Semacgus, secouant derechef les pièces.
– Ma foi, ça se pourrait bien. Surtout si je prenions part à votre greli-grelo… si vous voyez ce que je veux dire.
Il tendit une griffe dans laquelle le docteur posa un écu sans pourtant le lâcher tout à fait malgré les efforts du vieil homme.
– Il faut savoir délier la langue à temps, sinon…
– Voilà, voilà, monseigneur. Avant-hier…
– À quelle heure ?
– En fin d’après-midi. La journée avait été fort chaude et je prenais le frais. Faut vous dire que le vent s’était levé et soulevait la poussière si fortement que… Mais je vous cause de cela pour que vous compreniez la suite, car il y a des choses que l’on remarque sans les voir… Voyez ce que je veux dire, hein ?
Il cligna de l’œil. Le sergent allait interrompre ce qu’il considérait sans doute comme une divagation du témoin. D’un geste Nicolas l’invita au silence. D’expérience il savait qu’il ne fallait jamais casser le flux d’un discours qui pouvait révéler au milieu d’inévitables scories des aperçus éclairants.
– Lors donc, je fumaillais tout en buvotant une chopine quand je vois passer dans la rue…
– Celle-ci ou celle de Vaugirard ?
– Vaugirard, car ce qui m’a frappé à c’t’heure c’est que vous et vos gens, enfin les autres, car vous, vous ne gambadez plus, hein ? Donc les autres, comme ceux que j’avais observés, ont emprunté le même chemin avec des allers et des retours.
Brave Pluton, songeait Nicolas attentif aux méandres du propos, il n’a fait que suivre les propres hésitations de… Il ne savait comment qualifier ceux qu’il pourchassait. L’homme continuait.
– Et chargés comme ils étaient, ce n’était pas chose aisée.
– Ils étaient nombreux ?
– Deux cavaliers de mine basse, de ceusses qu’on n’aurait point aimé croiser étant trop éloigné…
Il jeta un coup d’œil à Gremillon.
– … d’une patrouille du guet. Bref, des rodomonts52 de barrière toujours prêts à chercher cos tille53 au pauvre monde. J’avions tiré mon chapeau sur le nez, qu’ils ne croient pas que je les mirais. Sont passés et sont revenus. Fallait les voir, ah ! ah ! empêtrés qu’ils étaient avec leurs montures tenues par la bride et la vieille charrette qu’ils traînaient. Mouais ! Celle-là bien brinquebalante. Je la connaissais, tellement vieille et usée qu’elle avait été abandonnée sur le remblai sans que quiconque s’avise de la saisir ! C’est point habile ces bougres-là, et ça foutinasse54 à tirer c’t’foutu chargement. C’est là qu’ils m’ont envisagé. Alors le vieux, me dit l’un, tu peux nous aider sans doute. Compte dessus, mon ami, lui ai-je dit, mes douleurs ne me permettent aucun efforcement. C’est point de ça qu’il s’agit, qu’il me répond. Mon compère et moi devons déposer des gravois. C’est interdit sur le remblai, on cherche donc quelque terrain vague ou une ruine qui pourrait les recueillir en discrétion. Je ne voulions point me mêler de près ou de loin de leur mironton. Je fais l’idiot, donc. Cela me vaut que l’un d’eux, peu convaincu par mes grimaces, me décoche un coup de botte.
Il se frotta le genou d’un air misérable tandis que son autre main se tendait vers Semacgus qui lui abandonna l’écu.
– Grand bien vous fasse, monseigneur, Dieu vous le rendra. C’est un petit moins pour vous et un gros plus pour moi. Il serait bon de doubler la mise.
– C’est à voir, nous t’écoutons, mon ami, répliqua le chirurgien en manipulant un autre écu.
– … Ouiche, un coup de botte dont je souffre encore. Je m’apprêtais à satisfaire sa demande qu’alors ma jugeote considérait comme innocente, quand je portions les yeux sur la charrette de gravois recouverte de vieux sacs puants qu’on trouve sur les ordures. Là je fis mes réflexions. Pourquoi des cavaliers étaient-ils chargés de convoyer des gravats ? Surtout des mines à faire un jour la grimace au Pont Rouge55. J’me posais la question, c’est qu’elle me chatouillait. À ce moment-là, le vent s’était levé, résultat de la chaleur de la journée. Voilà que ses bourrasques violentes y dérangent les sacs, les soulèvent légèrement, me donnant le temps d’apercevoir quatre pieds qui dépassaient du chargement. J’en tremble encore. C’était donc cela les gravois en question ? C’est que ça changeait tout ! Un trébuchet à vous jeter dans les bras de Monsieur de Paris56 ! Bien à contrecœur et pour m’en débarrasser, je leur indiquai la rue de Sèvres comme étant en son bout la plus proche à trouver ce qu’il cherchait dans les terrains ou les jardins. Et je décampions aussi vite que le permettaient mes vieilles jambes. Ça vaut-y pas un supplément ?
Le second écu rejoignit le premier et la troupe s’éloigna. Pluton, que sa halte avait reposé, se remit, plus lentement cette fois, à prendre la voie.
– Ainsi, commenta Nicolas, il n’y a plus de doute. Ce sont des cadavres…
Ce mot si souvent prononcé lui fit soudain horreur.
– … que ces gredins convoyaient pour s’en débarrasser.
– Nul ne saurait en jurer, et rien ne sera assuré que nous n’en ayons jugé par nous-mêmes sur pièces irrécusables.
– Guillaume, rien ne sert de se voiler la face. Considérez les faits.
– Votre amitié et l’idée de l’avoir encouragé dans cette expédition vous font perdre votre légendaire bon sens. Écoutez-moi. Pourquoi voulez-vous, s’ils les avaient massacrés, que ces bandits véhiculent deux morts et de-ci et de-là, alors qu’ils pouvaient fort bien les abandonner dans le fiacre ? Il y a là un mystère que je ne comprends pas, mais qui devrait nous interdire toute hypothèse hasardeuse.
Enfermé dans une hantise trop alimentée par sa fiévreuse imagination, Nicolas ne répondit pas. Pluton les entraîna rue de Sèvres et fila vers un terrain vague empli de ronciers et de ces plantes grisâtres qui ne semblent croître que dans les coins les plus reculés des villes. Ils y repérèrent une voie récemment frayée menant à une cabane en bois à moitié effondrée. Ils y découvrirent répandues sur le sol des traces qui prouvaient sans ambiguïté que des corps blessés y avaient séjourné. Semacgus s’agenouilla pour observer de plus près des caillots de sang noirci. Il y mit un doigt, le retira et le considéra avec soin, remonta ses besicles sur le front et regarda Nicolas avec un sourire apaisant.
– Mon cher Nicolas, apprenez qu’il est toujours trop tôt pour se lamenter. Écoutez avec attention ce que votre vieil ami souhaite vous dire. Ici furent apportés deux corps, l’un était blessé, je dis bien blessé. Les traces de sang que j’ai examinées prouvent sans conteste le fait suivant : elles ne peuvent provenir d’un cadavre, mais bien d’un homme vivant. De cette certitude découlent nombre de conséquences. Primo, je ne crois pas que Naganda, ni le cocher, soient morts. Secundo, l’un d’entre eux est blessé. Tertio, ils ont séjourné un certain temps dans cette cabane, vraisemblablement avant d’être transférés dans un lieu plus sûr. Il reste à démêler le sens de ce qui apparaît clairement comme un enlèvement. Je note par ailleurs, comme vous l’avez sans doute remarqué, que la voiture censée vous transporter était suivie par deux sicaires et non par un seul comme supposé. Cela explique aussi qu’ils aient réussi à maîtriser Naganda, le cocher d’évidence ne lui ayant été d’aucun secours. Mais voilà, je crois que Pluton se remet en route. Suivons-le.
Le chien bondit dans la rue et s’arrêta, une centaine de toises plus loin, devant un bâtiment à moitié démoli dont la façade était entourée de palissades de bois. Il se mit à gratter furieusement les planches.
– Au fait, je connais ce bâtiment, dit Nicolas surpris. Il paraît abandonné. J’y suis venu une fois avec le feu roi pour une course de taureaux à l’espagnole.
– Ce terrain s’appelle le Champ Clos, ou encore Combat du Taureau. Il s’y produisait des spectacles avec des bêtes féroces, sangliers, loups, tigres et même des lions contre lesquels on lâchait des dogues ou des mâtins, et aussi…
Semacgus secoua la tête.
– On voit encore des placards sur les murs annonçant ces combats avec la formule atroce : On espère qu’ils se défendront cruellement. N’y a-t-il point quelque inconvénient à tolérer un spectacle qui n’est point dans nos mœurs et dont l’effet serait d’accoutumer le peuple à voir du sang ?
– Il existe toujours, poursuivit Gremillon. Il a été transféré à Belleville vers l’hôpital Saint-Louis et la canaille s’y porte en foule. Quant à cet endroit, je sais de source sûre qu’il a été acheté par un notaire pour y construire des maisons de rapport.
– Un notaire ? demanda Nicolas, que cette mention avait intrigué. En connaîtriez-vous le nom par hasard ?
– Non. Il y a deux ans, pour le transfert, des mesures de sûreté avaient été prises par le guet pour la bonne marche de l’entreprise qui pouvait recéler des dangers pour un peuple curieux à contempler la chose.
Nicolas ne dit mot mais Semacgus, qui le connaissait bien, parut noter le frémissement qui le parcourut alors. Et il était vrai qu’une idée informe venait de naître dans l’esprit du commissaire. Son expérience lui montrait qu’une coïncidence n’avait jamais rien de fortuit. Ainsi la conduite inconsciente du cocher de la voiture revenant vers son logis relevait-elle sans doute de l’ordre de la Providence. Celle-ci ne s’était-elle pas manifestée sans équivoque en lui sauvant la vie à la sortie de chez Rodollet ? Il ordonna aussitôt de forcer la palissade, ce qui fut promptement exécuté par les hommes de Gremillon. L’ancien lieu de spectacles avec ses cages et ses tribunes n’était plus qu’un amoncellement de ruines. Pluton, excité, fila comme une flèche et les conduisit vers un amas de pierres qui recouvrait sans raison apparente une porte de bois à plat sur le sol. Le chien se mit à aboyer et à gémir. Nicolas l’attacha et le confia à Semacgus. Avec l’aide de Gremillon il dégagea les pierres et souleva la planche. Elle laissa apparaître un trou carré donnant sur une fosse obscure.
En dépit des conseils de prudence, Nicolas s’y engagea, les jambes en avant. En dépit de son horreur du vide et de l’enfermement, il se laissa tomber. À Dieu vat ! La chute fut brève, il roula sur un sol fangeux. Il se releva et appela, rien ne lui répondit, aucun bruit ne permettait de déceler une présence humaine dans ce tombeau. Il cria qu’on lui jetât de quoi éclairer. On lui fit passer des allumettes et du papier qu’il enflamma aussitôt. Dans le court laps de temps que dura la lumière produite, il put apercevoir, alors que le désespoir l’avait repris, deux corps allongés dans la fange, ligotés et les têtes masquées et bâillonnées dans des cagoules noires semblables à celles du bourreau. Un nouvel effroi le saisit. Peut-être étaient-ils ainsi abandonnés parce que… Il chassa de son esprit les images funestes qui s’y pressaient. Aucune odeur de mort n’était sensible. Il appela et demanda de l’aide. Gremillon et l’un des gardes le rejoignirent. Ils saisirent avec précaution, après un nouvel embrasement de papier, les deux corps qui furent portés à bout de bras vers la surface où des mains secourables les remontèrent. Grâce à des habits d’uniformes noués on réussit à extraire le commissaire, le sergent et leur aide. À peine sorti, Nicolas chercha des yeux les deux corps. Semacgus était en train de les détacher, ôtant les bâillons et les cagoules dont ils étaient affublés.
– Rassurez-vous, Naganda est indemne et le cocher n’a qu’une blessure à la tête sans gravité. Je les crois seulement assoiffés et affamés.
On s’affaira. De l’eau fut apportée d’une maison voisine. Semacgus veilla à ce que les deux hommes la prennent avec lenteur, leurs lèvres étant gonflées et gercées de n’avoir point bu depuis deux jours. Une chemise fut déchirée pour bander la tête de Bardet, le cocher, qui remerciait chacun en pleurant. Les voitures appelées, on porta le blessé dans la première ; Naganda, aveuglé par les derniers feux du jour, monta dans la seconde avec Nicolas et Semacgus qui le soutenaient. Avant de quitter le Combat du Taureau, le commissaire ordonna de remettre tout en l’état, la porte et les pierres dessus et de rétablir la palissade dans son apparence première. Deux des hommes de Gremillon furent commis pour demeurer sur place, dissimulés au mieux, avec ordre de surprendre et d’arrêter ceux qui reviendraient visiter les lieux, suite que tout concourait à faire estimer vraisemblable. On ramena le pauvre cocher chez lui où sa femme manqua défaillir de joie en le retrouvant vivant et de désespoir en découvrant sa tête entourée de pansements. Semacgus lui prodigua les premiers soins après lui avoir fait prendre le lit et indiqua à Mme Bardet les recommandations nécessaires et les soins utiles. Le pauvre homme désormais ne songeait qu’à son cheval et à sa voiture, instruments de son unique gagne-pain. Nicolas, pour le calmer, lui jura que le Magistrat prendrait en compte l’aventure et l’aide appréciable rendue à la police du roi. Il lui garantit qu’il serait dédommagé.

Dans la voiture qui les ramenait rue Montmartre et en dépit des objurgations de Semacgus, Naganda tint à cœur de les informer de ce qui lui était survenu.
– Au départ, j’ai tout de suite remarqué un cavalier embusqué dans une rue perpendiculaire à celle dans laquelle nous avions tourné. Ce n’est que trop tard que j’ai remarqué un second cavalier. Le cocher a fait son possible, en prenant beaucoup de risques. Peine perdue ! Parvenus au bout de la rue qui mène à la barrière, le tournant a été pris trop court et, la vitesse aidant, une roue s’est soulevée et nous avons versé. Au moment où j’essayais de m’extraire de la caisse, les cavaliers nous ont rattrapés. Tandis que l’un s’en prenait au cocher, l’autre m’attaquait à l’épée. J’ai fait l’impossible avec mon poignard. Il se tenait à distance sans que je puisse l’atteindre, ou, plutôt, sans que je le blesse suffisamment, car je l’ai touché une ou deux fois. La plupart de mes coups ne portaient pas ; je ne frappais que le bois !
– Oui, nous en avons vu les traces. Comment la lutte a-t-elle pris fin ?
– L’autre cavalier, en ayant fini avec le cocher assommé, m’a surpris par-derrière. Je n’ai pu me dégager. Après, nous avons été ligotés, bâillonnés, aveuglés, allongés dans une charrette, à ce qu’il m’a semblé, et enfin recouverts de tissus puants. Le trajet a été long. Il m’a semblé qu’on empruntait des détours. À deux reprises, j’ai entendu une conversation. La première dans la rue…
– Avec notre témoin sans doute, dit Semacgus.
– Une autre plus tard… lointaine. Il semblait que des ordres étaient donnés. À quel moment ? Je ne saurais le dire. Nous étions depuis longtemps dans le premier endroit où l’on nous a jetés. En tout cas, avant d’être à nouveau transportés là où vous nous avez découverts. Mais par quel miracle ?
– Le mérite en revient à Nicolas qui a eu l’idée d’avoir recours à Pluton. La brave bête ayant senti vos hardes s’est jetée sur la voie aussitôt jusqu’à nous guider à votre cachette.
Le Micmac se pencha vers Pluton vautré sur le plancher et le caressa. À cette marque de reconnaissance il fut répondu par une patte languissamment tendue.
– Reprenons, dit Nicolas, impatient de rassembler tous les éléments que Naganda pouvait apporter. Je résume les événements. Deux cavaliers poursuivent le fiacre. Vous versez à la barrière de Vaugirard. Agression et combat. Vous êtes conduits dans une première cachette, une cabane de jardin que nous avons retrouvée, puis après un délai qu’il paraît malaisé de déterminer, acheminés là où nous vous avons découverts. Ai-je déformé les faits ?
– Point. Sauf, je le répète, qu’il m’est difficile d’inscrire le menu de cette aventure dans un cadre donné de temps.
– Bien. Quelques questions, maintenant. D’où sortaient les cordes avec lesquelles vous avez été ligotés ?
– Autant que j’ai pu le voir avant d’être bâillonné et d’avoir un bandeau sur les yeux, ils portaient ces cordages avec eux. À bien y réfléchir, cela pourrait s’expliquer…
– En effet ! Tout indique qu’il s’agissait d’un projet d’enlèvement.
– On voulait s’emparer de ta personne. J’ai bien perçu dans la première, non dans la seconde conversation, des accents colériques qui marquaient sans doute le dépit d’une affaire manquée.
– Je dois agir, dit Nicolas soucieux. Guillaume, voulez-vous reconduire notre ami et Pluton rue Montmartre, leur faire procurer les soins nécessaires et prévenir Noblecourt de cet épisode de manière que, l’apprenant résolue et nos alarmes dissipées, il n’en subisse aucune émotion ? Au préalable vous m’abandonnerez au Châtelet où je dois voir Bourdeau et prendre les dispositions qui s’imposent.
Naganda prit la main de Nicolas.
– Je te dois encore une fois la vie.
– Allons, tu oublies un certain cobra…
– Mais je n’oublie pas une certaine prison. Ma gratitude s’adresse aussi à vous, monsieur Semacgus.
– Je n’y suis pour rien, mon ami.
– Que si ! Il fut l’âme tranquille de ce sauvetage. Alors que je désespérais, il n’y avait que vous, Guillaume, qui contre toute attente prodiguiez les assurances les plus apaisantes.
– J’ai très faim, dit Naganda.
Pluton, à ce mot familier, s’ébroua et jappa joyeusement. Les trois amis éclatèrent de rire.
– Voilà un état qui va convenir à ton amie Catherine.

Au Grand Châtelet, Nicolas sauta de la caisse et, ayant salué ses amis, fit signe à Gremillon qui arrivait dans la seconde voiture de le suivre dans la vieille forteresse.
Ils trouvèrent Bourdeau inquiet et morfondu d’avoir tant attendu. Il paraissait impatient de dévoiler à Nicolas de nouvelles informations, mais il dut subir au préalable le récit circonstancié que le commissaire, parfois relayé par le sergent, lui dressa des événements de la journée. Bourdeau tenta bien de les interrompre, mais sans succès tant était éloquente, comme un soulagement, la verve qui les agitait. Enfin l’inspiration faiblit et Bourdeau se précipita pour saisir au vol une parole qui risquait de rebondir dans un nouveau flux.
– Votre récit ne m’apporte rien ! J’en connaissais depuis peu la conclusion. J’avais dépêché un émissaire pour te prévenir. Un mot est arrivé au Châtelet ce midi sans qu’on puisse déterminer qui l’avait acheminé. Dans la situation où nous nous trouvions, il m’a paru judicieux de l’ouvrir aussitôt, encore que la description t’en désignât le destinataire.
– Tu as bien fait.
– Or ce message m’a éclairé aussitôt sur ce qui avait dû advenir de Naganda. Je m’en souciais d’autant plus. Vous venez de compléter la partie manquante du conte noir que je m’en faisais !
– Et ainsi, ce poulet ?
Bourdeau lui tendit une feuille, ou plutôt un morceau de papier replié et qui portait un sceau rompu de pain à cacheter. Il était sale et chiffonné. Nicolas l’examina avec curiosité et le mira devant la chandelle en transparence.
– Un détail te frappe-t-il ?
– Non… Il me semble… Nous verrons plus tard. Que dit-il ?
Il le lut à haute voix.

Pour Sir Le Floche.
Si vous voulez voir vos amis à vif, rendez ce que de droit l’item que vous savez. Votre accord signifié par placard blanc accroché à la croisée du Grand Châtelet au-dessus du porche d’entrée. Avant trente de midi demain sinon une véritable mort pour les deux. Instructions suivent exposition du placard.
Nicolas demeura silencieux. Ce fut Gremillon qui s’aventura à un premier commentaire.
– On croit percevoir plusieurs voix.
– Tout juste, opina Bourdeau. J’ai également éprouvé cela !
– Je vous suis, mes amis, sur cette piste, c’est en effet mon impression. Il y a dans ce message des bribes différentes, tout comme si plusieurs auteurs avaient participé à sa confection.
– Voilà, ce sont pièces cousues ensemble.
– Les phrases sonnent pour moi soit comme la traduction d’un langage étranger, soit comme une tentative maladroite de nous faire justement accroire qu’il s’agit d’un tel recours. Et de fait cela s’apparente à du mauvais français traduit de l’anglais. Outre cela son auteur sait user de termes précis comme item, placard, signifier.
– Et le recours à ce placard ?
– Moyen habile de nous obliger à répondre sans nous offrir la possibilité de trouver celui qui relèvera notre réponse. Vu le peuple qui passe devant le Châtelet à toute heure, le moindre chaland serait suspect !
À nouveau Nicolas retournait le papier en tous sens.
– Comment nous est-il parvenu ?
– À l’accoutumée, quand on ne souhaite pas se faire connaître. Un inconnu l’a donné à un vas-y-dire qui nous l’a apporté.
– Et le gamin est-il des nôtres ?
– Certes, mais il n’a rien pu ajouter, sauf…
– Sauf ?
– Que l’homme portait un bras en écharpe et un chapeau enfoncé qui dissimulait ses traits, quoique l’étourneau en eût de les considérer.
– Quelle intéressante observation !
– Le commissaire songe sans doute au combat de Naganda dans le fiacre. Mais je le croyais sans suite pour son adversaire ?
– De fait, dit Nicolas, notre ami a reconnu avoir été tenu à distance et n’avoir frappé que du bois, sauf à quelques rares reprises. Il est possible qu’il ait blessé notre homme et il est vraisemblable qu’il puisse s’agir de celui auquel eut affaire notre vas-y-dire.
– Ainsi tout se met en place, commenta l’inspecteur. Pourtant tu t’acharnes à manger des yeux ce papier. Te procure-t-il de nouvelles présomptions ?
– Lorgne-le avec attention. Il a été déchiré dans une feuille beaucoup plus grande. L’effiloché de ce papier est évident sur le côté et le bas droit du message.
– Et qu’en déduis-tu ?
– Que ce document est un morceau d’une grande feuille double pliée en son milieu. Vois sur cette partie mal déchirée, on aperçoit encore la pliure médiane.
– Je considère aisément ce que tu m’indiques, mais je distingue mal les conséquences que tu sembles en tirer.
– Hé, hé ! fit Nicolas soudain folâtre, esquissant un pas de deux en agitant la feuille à la surprise du sergent et de l’inspecteur. Cela sert quelquefois d’avoir été en son jeune temps saute-ruisseau et clerc de notaire dans notre bonne ville de Rennes. Que de contrats de mariage, inventaires après décès, apprentissages en bonne forme. Ah ! Douaires, préciputs, testaments, donations, baux et j’en passe, moulés d’une plume crissante Je ne suis pas fou, mes amis. Simplement je constate que cette feuille de papier, toute simple et tout innocente qu’elle vous paraisse, est bel et bien une partie de cette feuille double de grand format sur laquelle les notaires, oui, oui, les notaires dressent leurs actes en minutes. C’est un format spécial propre aux études des officiers royaux de cette profession. Or, si j’ajoute cette curieuse constatation d’abord à l’usage des termes précédemment relevés et…
– Je crois qu’une idée a surgi qui te court la caboche.
– Tu ne saurais si bien dire !
– Ce donc ?
– Je dis et prétends qu’il y a beaucoup trop de traces de tabellion dans tout cela ! Dois-je les récapituler ?
– M. Bourdeau ne sait pas tout, observa Gremillon.
– Ah ! Et que ne sais-je point ? dit Bourdeau, piqué.
– Qu’arrivant à la barrière de Vaugirard et dans les pérégrinations qui nous ont conduits au Combat du Taureau, j’ai appris par la voix du sergent que ce lieu désaffecté avait été acheté par un notaire avant le transfert à Belleville des animaux qui en faisaient l’attraction. Un notaire ! Les constatations relevées dans le message qui m’a été transmis nous incitent à penser qu’un homme du métier a pu y prêter la main. Deux notaires ! Enfin nous savons.
Nicolas s’arrêta et considéra Gremillon. Pouvait-on lui faire confiance ? Il avait naguère éprouvé sa solidité, et ne venait-il pas de leur apporter son aide et son énergie ? En quelques mots et sans entrer dans trop de détails d’État, il lui résuma les données de l’affaire dans laquelle ils étaient plongés.
– Ainsi, il y a maître Gondrillard, fils de feu Gondrillard, au courant du papier existant. N’excluons pas qu’il soit soumis à des pressions extérieures. Trois notaires qui, en fait, pourraient se révéler n’en faire qu’un.
– Bon, dit Bourdeau. Résumons-nous. Nous avons jusqu’à demain midi pour régler cette affaire. Un message nous a été envoyé par quelqu’un qui ignorait que la cache où nos amis étaient prisonniers avait été découverte. Nous jouons un coup d’avance.
– Certes, mais le déplacement de nos pièces est délicat.
– Sans risque tant que l’adversaire n’a pas repéré notre mouvement de roque. Examinons les possibilités. Nous obéissons à notre mystérieux correspondant. Le placard est placé comme indiqué à la croisée de la façade. Et nous attendons.
– Et que crois-tu qu’il adviendra alors ?
– Nous aurons manifesté notre accord. Un autre message devrait nous être adressé pour indiquer les conditions de l’échange.
– Bien. Nouveau message donc qui nous donne rendez-vous à un endroit précis. C’est ici, cher Pierre, que les choses se compliquent. Les sicaires vont rechercher les prisonniers. Ou nos gens leur sautent au collet, ou le stratagème est découvert et le fil rompu ! J’aperçois en perspective un abîme d’infinis…
– Nous les pouvons arrêter et contraindre à parler, suggéra Gremillon.
Nicolas sourit.
– La persuasion n’aboutira pas. Et quelle que soit la rumeur qui court, nous n’en employons pas les antiques errements. Ces pratiques-là sont surannées. Procédons par ordre. Je veux savoir dès maintenant qui s’est porté acquéreur de la parcelle de la rue de Sèvres où était installé le Combat du Taureau. Cela peut être de la dernière importance quant à la suite des événements.
Bourdeau réfléchit un moment.
– Il me semble… La machine de M. Le Noir fonctionne à merveille et le souci de l’alignement des nouveaux immeubles dont la surveillance revient au magistrat impose une surveillance accrue et pointilleuse. Et qui dit surveillance dit…
– Paperasses et registres ! dit Nicolas en frappant joyeusement la table de sa main.
– Si l’acquéreur de la parcelle de la rue de Sèvres est ton homme, nous le saurons aussitôt. Enfin, dès que je serai rentré de l’hôtel de police où sans désemparer je vais consulter les archives.