X
Enchaînements
« Il y a des circonstances où l’on est forcé
de suppléer l’ongle du lion par la queue du renard. »
Diderot
Samedi 10 juin 1780
Mouchette balançait sa petite tête
triangulaire, la mine réprobatrice devant les gémissements de
Pluton allongé sous la table. Il quémandait en sourdine quelques
reliefs du déjeuner de Nicolas que M. de Noblecourt lui aurait
volontiers disputés. Tous deux considéraient avec inquiétude les
brioches que leur ami et maître engloutissait l’une après l’autre.
La répétition de cette scène domestique, agréable entracte dans le
quotidien de son office, remplissait le commissaire d’aise et
d’oubli. Il sentait que ces instants précieux participaient sans
doute d’un ordre que d’autres appelaient bonheur. La conversation
reprit qui le replongea dans le diffus des affaires en cours.
– Selon ce que vous m’avez révélé, le
document en question pourrait être dans la chambre de
l’enfant ?
– On le peut supposer. Ce n’est pas
précisé. Il paraît seulement en être le détenteur. Sait-il
seulement l’importance du papier ? Allez savoir où l’esprit
d’un enfant, fort mûr d’ailleurs pour son âge, peut le conduire
dans cette sorte de jeu ? Le porte-t-il sur lui ? Les
possibilités sont infinies et les voies de persuasion sur lui sont
limitées.
– Gagnez sa confiance. Il vous faut
déceler ce qui pourrait le mouvoir et l’engager à vous faire ses
confidences. Dans ce domaine je ne peux qu’être avare en conseils,
n’ayant pas eu la chance d’avoir un enfant.
– Hélas, j’ai connu le mien déjà
grandet ! Celui-là semble presque trop attaché à sa
mère.
– Alors c’est peut-être par elle que vous
parviendrez à le convaincre.
– Il y a dans cette famille des secrets
bien gardés et des haines rancies que l’affectation générale ne
gaze qu’imparfaitement. Il était très proche de M. de
Chamberlin, son grand-oncle. Ils causaient peu, semble-t-il, mais
se plaisaient ensemble.
– Il existe pour les vieillards
solitaires des présences qui comptent davantage que de longs
discours.
Nicolas soupira, l’air rembruni.
– Je vous perce à jour, mon bon : le
départ de Louis vous pèse. C’est le propre des fils de prendre un
jour la route, leur route.
– Ce n’est encore qu’un
enfant !
– C’est le propre des pères de voir ainsi
les fils, longtemps. Songez qu’à son âge, provincial et sans
beaucoup d’appuis, vous étiez sur le point d’être pré cipité dans
le creuset de cette ville. Une lettre de recommandation et l’amitié
d’un vieux carme. Autre chose ? Oh ! La reine. Cela lui
passera. Ce sont là mécomptes de cour qui se soldent à condition de
n’y point prêter attention. Les grands sont aussi girouettes que
les autres. Eh, baste ! Il y a eu toujours un Ranreuil bien en
cour. Et vous avez le roi ! Quant aux railleries de la reine
en public, vous savez ce que j’en pense, c’est une manière d’être
qui honore son esprit mais insulte son bon naturel. Et ne serait-ce
votre fidélité, elle se serait fait un ennemi. Pour votre affaire,
il me semble vous voir guidant un attelage de plusieurs coursiers
fougueux. Trop de rênes dans deux mains seulement ! Il va
falloir rassembler tout cela.
– J’attends et j’espère aujourd’hui des
éléments susceptibles d’écarter le superflu pour conserver
l’essentiel.
– Bien, alors je vous lâche, Nicolas. Au
galop, au galop !
– Oui.
– Demeurez ce que vous êtes. Votre âme
est délicate et sensible. Ne laissez pas racornir votre cœur par
des attitudes ou des paroles dont il ne restera rien, sinon le
remords envers ceux qui les auraient inspirés. Reverrons-nous Louis
avant son départ ?
– Je le crois. Il doit s’équiper.
Trousseau, armes, tenues chez maître Vachon. Cela prendra du temps.
Il descendra ici et nous l’aurons quelques jours tout à nous.
Rejoignant le Châtelet, Nicolas sentit
l’inquiétude le tarauder. Pourquoi Naganda n’était-il pas rentré
rue Montmartre ? Avait-il été entraîné par son stratagème plus
loin qu’il ne l’avait souhaité ? Pourquoi n’avait-il adressé
aucun message ? Il espérait contre toute attente le retrouver
au bureau de permanence, mais Bourdeau seul s’y tenait, impatient
d’évidence de lui communiquer le résultat de ses propres
recherches.
– Voyez cet air faraud ! dit
Nicolas. Ne croirait-on pas un briquet qui vient de retrouver la
voie ?
– Tu ne crois pas si bien dire. Imagine
que j’ai fait comme convenu visite au vieux M. Patay.
– Le commis de M. de Chamberlin et
son intime confident.
– Tout juste et plus que tu ne le penses.
Après bien des détours et des propos en cul-de-sac, il a fini par
déballer son paquet. Le Chamberlin était, si tu m’en crois, un
vieux farceur. Lui et Patay avaient mis au point un système d’eux
seuls connu, qui leur permettait, quand le premier était absent, de
faire passer la consigne de telle manière que personne ne pût
traverser le message. Cela, m’a-t-il avoué, était d’autant plus
indispensable que les matières traitées par le contrôle général de
la Marine étaient du dernier confidentiel et qu’il apparaissait que
des informations filtraient par des agents corrompus. Ainsi, pour
pallier l’inconvénient, étaient-ils tombés d’accord pour
communiquer entre eux par la disposition des livres du bureau du
contrôleur général et…
– … Ainsi aux Porcherons, dans la crainte
ou la certitude de son trépas prochain, un dernier message destiné
à M. Patay avait-il été abandonné à sa sagacité dans la
bibliothèque.
– Tu me tires les mots de la bouche et
seul M. Patay était en mesure de remarquer la chose. Toi, tu
t’es rendu compte de quelque chose et as traversé le stratagème,
car tu aimes les livres et leur disposition désordonnée t’a choqué.
Qui d’autre l’aurait remarqué ?
– Et ce n’est pas tout. Te souviens-tu de
ce papier désignant M. Patay comme exécuteur testamentaire,
que tu avais découvert dans le tiroir secret du cabinet
allemand ?
– Certes.
– Patay en connaissait l’existence et
avait consigne de son ami de l’ouvrir coûte que coûte après la mort
de M. de Chamberlin.
– Que ne nous a-t-il dévoilé tout ceci
plus tôt ?
– Je lui en ai fait la remarque. L’homme
est prudent, circonspect. Je crois qu’il a pris des informations
sur toi. Si, après quelques réticences pour la forme, il a fini par
me tout révéler, c’est qu’il était désormais en confiance. Et toi,
à la cour ?
– Mon fils fort ravi. Le roi fort
au fait de notre affaire. Sartine fort
affaissé et inquiet de son sort. La reine fort persifleuse et Provence fort séducteur ; enfin comme le serpent
fascine ses proies… Avec cela le maréchal de Richelieu fort égal à lui-même et fort contempteur du tout !
– Voilà qui résume fort bien ton escapade, dit Bourdeau hilare.
Nicolas développa par le menu ce qu’il venait
de résumer. Bourdeau médita un moment.
– Selon toi, qui a tenté de te
tuer ? L’un des cosignataires du fameux contrat ou l’ennemi
anglais ?
– L’un ou l’autre, ou même les deux. L’un
des signataires peut avoir partie liée avec Londres. Les services
de lord Aschbury sont en quête du papier. Antoinette me l’assure
dans un message que le roi m’a remis. On affirme outre-Manche que
je constitue l’obstacle principal aux tentatives de le récupérer.
Observe que les participants de cette espèce de tontine ne peuvent
plus toucher les intérêts de leurs placements.
– Et donc c’est sur eux un moyen de
pression dont l’Anglais joue sans risque. Il peut faire miroiter à
ces alouettes la perspective de récupérer les sommes investies.
C’est donnant, donnant ! Mais quel lien avec l’assassinat
probable de M. de Chamberlin ?
– Y en a-t-il un ? Sans doute, car
le vieil homme était resté détenteur de l’original, en fait du seul
exemplaire du contrat passé sous son seing entre le notaire
Gondrillard et M. de Sainte-James. Il fallait s’en
emparer.
– Reste que si la pièce était rendue
publique, ses signataires seraient déshonorés et voués à la
vindicte publique. En temps de guerre…
– La chose est plus complexe. Sartine
estime que le contrat pourrait avoir été si habilement modifié
qu’il n’y parût que sa seule signature !
– Il me tarde que Rabouine revienne… Et
Naganda ? À quoi a servi notre stratagème ? La ruse
a-t-elle été féconde ?
– Il n’était pas rentré hier soir. Cela
ne laisse pas de m’inquiéter.
– Nicolas, je crois qu’il faut aviser.
C’est périlleux de mépriser un adversaire qui a failli vous
tuer !
– Tu as raison. J’essayais de me
persuader qu’il allait reparaître ou qu’il serait ici. Lui
serait-il survenu…
– Qu’entends-je ? s’écria la forte
voix de Semacgus entrant dans le bureau. Naganda en
danger ?
– C’est, hélas, à redouter !
Avant-hier, il a pris ma place dans une voiture censée être suivie
tandis que je m’échappais de l’hôtel de Noblecourt déguisé en
garçon boulanger.
– Quelle affaire, Carnaval est pourtant
passé et le bœuf gras dévoré depuis longtemps !
Nicolas s’en voulait d’avoir tant tardé. Il
rassembla des feuilles de papier que, fébrilement, il coupait en
quatre.
– Que fais-tu là ? demanda Bourdeau,
intrigué.
– J’entends mobiliser tous nos moyens et
rendre efficient ce réseau qui par nos soins, je veux dire la
police, enserre cette capitale de ses rets invisibles. Guillaume,
voulez-vous nous aider ?
– Bien volontiers. J’allais au jardin du
roi, mais la chose peut être remise. Et il fait si chaud ! En
quoi puis-je vous aider ?
– Nous allons écrire des billets avec la
description de notre ami et les faire tenir à qui de droit. Pierre,
intime au père Marie de rassembler des vas-y-dire qui porteront nos poulets.
Semacgus s’essuya le front, enleva sa
perruque, tomba son habit de basin grège et s’assit à la table. Il
apprêta un encrier et se mit à tailler une plume d’un petit canif
sorti de son gilet.
– Bon, reprit Nicolas. Comment présenter
la chose ? Il faut être précis et saisissant pour frapper
l’attention de nos correspondants. On
recherche un fiacre transportant un naturel d’Amérique portant
tatouages et cicatrices sur le visage. A quitté le jeudi
7 juin dans l’après-midi la rue Montmartre, hauteur de
l’impasse Saint-Eustache, vers une destination
inconnue.
– Ajoute, dit Bourdeau revenu, que
l’homme portait un habit noir et que tout renseignement doit être
porté au Grand Châtelet, aux bons soins du sieur Marie, huissier. À
qui vas-tu adresser cela ? On n’est pas rendus, cela va
prendre pot-bouille !
– À tous les commissaires et inspecteurs
de la ville et de la généralité qui feront suivre à l’ensemble de
nos informateurs. Les basses mouches qui rôdent par les rues,
jardins, promenades, devant les maisons de jeu, couvents et
casernes. À tous ceux aussi qui, mauvais sujets plus ou moins
repentis, hantent le pavé, avides de la tolérance de la justice,
aux maquerelles et filles galantes du dernier ordre toujours
soucieuses de notre indulgence.
– Belle engeance en vérité ! éclata
Bourdeau. Une lie qu’on est obligé de remuer, d’une espèce qui
abuse de tout et ne respecte rien, plus malfaisante encore que ceux
qu’elle est chargée de dénoncer. Tu sais bien que tous ces espions,
mouchards et autres vermines produisent les désordres les plus
accablants pour le pauvre peuple, leur principale victime. Nous
constatons chaque jour des abus commis sur dénonciation de ces
honteux satellites. Les vois-tu sacrifiant l’innocence et la
justice à l’appât du gain et aux viles passions qui les
tourmentent ?
Nicolas, qui était accoutumé aux sorties de
son ami, accueillit le propos en riant.
– Écoutez-le ! Ne dirait-on pas
qu’il parle comme on écrit dans certains libelles ? Comment,
cela fait bien trente ans que tu uses et abuses de ce système qui
fait la réputation de notre police et te voilà jetant l’interdit
sur ces pratiques ? Sartine répétait à satiété que
lorsque trois Parisiens bavardent deux sont à
lui. T’en es-tu jamais plaint ?
– Le bel honneur que voilà ! On ne
s’étonne plus que la Sémiramis du nord
et la satrapine de Vienne nous envient
ce système ! Il les autorise à étrangler la liberté de leurs
peuples.
– Il t’en a bien fallu, ingrat, pour
pouvoir faire filer au mieux les suspects. Livrés à ces mouches,
ils ont beau alors modérer l’allure ou l’accélérer, un œil sûr et
infatigable, certes mercenaire je te l’accorde, les envisage et ne
les abandonne point. Ils sont reconduits là où ils logent.
Quelquefois, pour se dérober, le suspect disparaît sous une porte
cochère. En sort-il ? Il voit un homme qui rentre. Croit-il
avoir mis en défaut nos mouches ? Il en a six au lieu d’une à
ses basques !
Haussant les épaules, l’inspecteur marmonna.
Nicolas comprit soudain que ces éclats, mettant au jour de vraies
convictions, visaient à masquer l’inquiétude qui l’avait saisi
quant au sort de Naganda. Il lui en fut reconnaissant.
– Lorsque viendra le règne de la vertu,
ces vils outils disparaîtront d’eux-mêmes. Qui toucheras-tu d’autre
comme informateurs ?
– La demande irriguera nos sources
habituelles, mendiants patentés, Tirepot et tous ceux qui, déguisés
en mitrons, en garçons perruquiers ou en porteurs d’eau, s’échinent
à notre service. On fera prévenir Mme Pignau, femme de cocher,
qui fera passer le message à la corporation. Tu la connais, cette
grosse gaguie ? Devant la Samaritaine, elle exerce son
magistère sur toutes les revendeuses de fripes des quais. Aucune
qui oserait lui désobéir. Le guet, la garde de Paris et les
gardes-françaises en seront avertis. La marmaille à gages
s’éparpillera et, en jouant, resserrera la trame de cette
toile.
– Beau royaume en vérité, où l’on voit
sans rechigner de petits drôles à peine sortis du maillot déjà
espions et délateurs !
Nicolas fit mine de ne pas répondre.
– Pour couronner le tout, nous ferons
savoir qu’une gratification sera allouée pour toute information
utile. Enfin, fais-moi chercher Baptiste Grémillon, sergent de la
compagnie du guet, au quartier du Pont-Neuf. J’ai eu l’occasion de
juger son savoir-faire et sa fidélité.
L’attente fut longue et cruelle pour Nicolas
qui s’accusait d’avoir accepté la proposition de Naganda et de
l’avoir ainsi précipité dans une opération hasardeuse où il
risquait sa vie. Puis, peu à peu, la machine policière se mit en
branle et les réponses affluèrent. Au fur et à mesure de leur
arrivée chacune était triée et analysée. Le sergent Gremillon les
avait rejoints et s’était mis lui aussi à la tâche. Son visage
ouvert et sa gentillesse avaient conquis chacun, même Bourdeau
toujours suspicieux et fermé à l’égard de ceux qui approchaient le
commissaire. Le silence monacal du bureau de permanence n’était
troublé que par les entrées du père Marie apportant les derniers
messages parvenus.
– Mes amis, dit Nicolas levant la tête du
papier qu’il venait de noircir, je crois qu’il est temps de
rassembler nos premières informations et d’essayer de nous former
une opinion sur le parcours du fiacre qui a emmené Naganda.
– Si je puis me permettre, murmura
Gremillon, peut-être serait-il efficient de rapporter sur un plan
de la ville le trajet de la voiture ? Cela faciliterait
l’image que nous souhaitons nous faire de la direction prise.
– J’approuve cette proposition, dit
Bourdeau, montant sur un escabeau, tirant de dessus un vieux
placard un ramas de vieilles planches imprimées qui avaient
beaucoup servi.
– Nous avons là un exemplaire du plan de
Paris de Bretez51.
Il commença à secouer les feuilles,
déclenchant un nuage de poussière.
– Il date un peu, certes, et la ville
change à vue d’œil, mais il possède des avantages que d’autres
n’ont pas. L’auteur, muni d’un laissez-passer, dessina îlot après
îlot, façades, jardins et rues et cela dans le détail le plus
minutieux.
– J’en ai souvent parlé avec le duc de
Croÿ qui se veut aussi un éminent cartographe. Ce plan est
magnifique et son relief étonnant. Pourtant…
– Il dore la pilule du vrai de la ville,
dit Bourdeau. Je préfère celui plus récent de l’abbé
Delagrive.
– Vous avez le mot juste, Pierre. Son
graveur donne une idée fausse. Elle prend des licences avec les
perspectives. Tout semble neuf et propre, achevé et solidement
construit. La ville devient un havre de paix, fruit d’une illusion
voulue et commandée par le prévôt des marchands.
– Reste, interrompit Nicolas qui estimait
que le temps pressait, qu’il sera assez bon pour suivre un trajet
et que nous allons nous mettre à l’ouvrage aussitôt.
On reconstitua sur la table l’immense plan qui
débordait un peu et Nicolas entreprit de lire la litanie des
informations.
– Mathias, perruquier, rue Pavée, affirme
avoir failli être renversé par un fiacre roulant à une allure
effrayante.
– Cela signifie, remarqua Bourdeau, que
la voiture a tourné à main droite rue Tiquetonne, quittant ainsi la
rue Montmartre.
– Je poursuis… Notez le trajet à la mine
de plomb. Mme Popinot, rentière rue Pavée…
– Encore un détour.
– … a été relevée par le guet. Elle a
rapporté avoir été saisie par la vision d’un visage effrayant à la
glace d’un fiacre.
– Pauvre Naganda et ses
tatouages !
– Le Tavelé, mouche à gages réguliers, a
vu la voiture tanguer au risque de verser à l’angle de la rue du
Petit Lion qui fait suite à la rue Pavée, avant d’emprunter la rue
Saint-Denis où un prêtre de la paroisse Saint-Leu et Saint-Gilles
l’a vu passer.
– Était-ce la même ?
– La suite le dira.
Il manipula ses papiers dont certains étaient
fort mal écrits.
– Voilà ! Rue Sainte-Apolline, Julie
Brivolette, fille galante, est heurtée par un cavalier qui, lui,
suivait une voiture ayant le feu au
cul. Elle est allée se plaindre à la patrouille. Nouveau
signalement devant Saint-Jacques le Majeur. Maître Boudelas,
marchand peaussier, observe le train d’enfer d’une voiture dont il
a supposé que le cheval avait pris le mors aux dents.
– Cela pourrait indiquer, dit le sergent
Gremillon, que la poursuite a continué rue Saint-Denis avant que le
fiacre emprunte la rue de la Heaumerie.
– Hypothèse confirmée. Dufraysse,
marchand forain, a son étal de fruits renversé rue Planche
Mibray.
– Il va passer le fleuve.
– Il le passe en effet, poursuivit
Nicolas brandissant une notule. La dame Pignau, qui a mobilisé
l’ensemble des dames fripières des quais, indique à notre confrère
l’inspecteur Noblet qu’une de ses femmes a vu le fiacre avec un
occupant à la figure de démon s’engager
pont Notre-Dame et…
Nicolas s’arrêta. Bourdeau, inquiet, remarqua
sa soudaine pâleur.
– Qu’as-tu, Nicolas ?
– … Elle ajoute que Bardet, c’est le nom
du cocher de notre voiture, n’a pas rejoint son domicile depuis
jeudi, que sa femme éplorée s’en est ouverte auprès d’elle pour
prendre conseil, ne sachant pas à quel saint se vouer. Elle loge
dans une maison où elle est portière près du couvent des
Bernardines du Précieux Sang, rue de Vaugirard.
Cette nouvelle effara Nicolas. Ainsi depuis
jeudi, Naganda n’avait donné aucun signe ni adressé de message et,
de surcroît, son cocher, attiré dans cette dangereuse équipée,
avait lui aussi disparu. Se pouvait-il qu’ils aient été entraînés
plus loin qu’ils ne l’auraient souhaité ? Il se reprit
pourtant et réfléchit un long moment sous le regard de ses amis
dont l’inquiétude n’était pas moindre que la sienne.
Il frappa la table de ses deux mains.
– À bien y songer, il faut se mettre dans
la tête de ce bon Bardet. Voilà un cocher à qui l’on prescrit de
mener grand train sans lui donner de destination. Que peut-il se
passer dans son esprit ? Je vous le demande ?
Tous se regardèrent, perplexes.
– Il est dans l’obligation de diriger son
attelage dans les rues qui se présentent à lui, certes. Mais peu à
peu il oriente ce trajet et, d’une manière consciente ou non,
reprend le chemin que lui et son cheval connaissent le mieux, la
direction de son logis rue de Vaugirard. Considérez qu’il a
commencé son parcours par l’opposé, mais rapidement engagé une
boucle qui le ramène au fleuve et sur la rive gauche.
– Diantre, dit Bourdeau sceptique, quel
raisonnement labyrinthique.
– Il ne faut point oublier, dit Semacgus
souriant, que notre ami, loyoliste de formation, sait alambiquer sa
raison y compris dans les étonnants laby rinthes où elle se veut
perdre. Mais je dirais que le passé étaie cette idée qui, à la
réflexion, ne manque pas de finesse et plaide en faveur d’une
subtilité dont il nous a donné tant de preuves.
À ce moment le père Marie apporta un nouveau
message qu’il tendit à Gremillon.
– Je crains, dit-il après y avoir jeté
les yeux, que le commissaire n’ait raison. Une patrouille du guet
vient de découvrir un fiacre à l’abandon, cheval disparu, à la
renverse au bout de la rue des Vieilles Tuileries et…
– Et ? demanda Nicolas, pris
d’angoisse.
– Et j’ai le regret de vous informer que
la caisse et la banquette sont maculées de sang. Tout laisse
supposer des événements violents.
Le pire était donc arrivé. Un froid de glace
saisit Nicolas. Ses amis, médusés, se taisaient. On entendait dans
le lointain l’huissier qui toussait et se grattait la gorge.
– Allons, dit Bourdeau, ne présumons rien
des apparences. Il n’y a jamais de certitude hors la réalité.
Poursuivons nos recherches. Je conçois ce que cette information
peut laisser présager. Ne baissons point la garde.
– Des traces de sang, remarqua Semacgus,
n’ont jamais signifié le pire. Vous savez combien par exemple
s’épanchent les blessures à la tête.
Après un temps d’accablement, Nicolas releva
la tête.
– Nous n’allons pas rester ici. Il faut
agir. Que les recherches se poursuivent sans que soit levé le
dispositif mis en place.
– La ville est grande, dit Semacgus. Un
chien n’y retrouverait pas son os.
Cette phrase sans conséquence, qui ne visait
dans l’esprit de son auteur qu’à meubler un silence qui menaçait de
retomber, fut un trait de lumière pour le commissaire. Il entrevit
soudain une issue à une tentative qui s’avérait désormais
vaine.
– Pardonnez-moi, dit Gremillon, si l’on
avait attenté à la vie de M. Naganda ou de son cocher, les
corps auraient été laissés en l’état et leurs présumés assassins
n’auraient pas pris la peine de les emporter. M’est avis qu’il
s’agit davantage d’un enlèvement que d’un assassinat. Certes, me
direz-vous, il y a du sang, mais sans doute que l’on s’est défendu.
Peut- être même est-ce celui des agresseurs et non celui des
victimes de l’attaque qui a été ainsi répandu.
– Voilà qui est bien dit. Il y a espoir
et je m’en veux persuader. Toutefois Semacgus vient de dire une
chose qui m’a ouvert l’esprit et qui va ordonner les actions à
venir. Un chien et son os, avez-vous suggéré, cher Guillaume. Oui,
un chien, un animal doué du plus grand flair, accoutumé à trouver
et suivre les traces. Je crois que l’un de mes amis va nous aider
dans cette quête. Pierre, je te demanderai de demeurer ici pour
recueillir les informations, les trier, nous faire parvenir celles
que tu jugeras opportun de porter à notre connaissance. Tu seras
notre quartier général et l’homme qui tiendra en mains l’ensemble
des fils de cette opération.
Bourdeau esquissa une grimace, mais un regard
suppliant et la main de Nicolas sur son épaule réduisirent à quia
les objections peu fondées qui lui étaient venues à l’esprit. Il se
persuada de l’importance et de la nécessité du rôle qui lui était
imparti.
– Le sergent, Semacgus et moi-même nous
rendrons rue Montmartre pour y prendre Pluton. Oui, c’est à lui que
je songe comme le recours le plus utile dans cette occurrence. Il
sera le plus prompt à retrouver la trace de Naganda. Pierre,
distribuez des pistolets à ces messieurs. Nous pouvons avoir
affaire à forte partie. Soyons sur nos gardes. La nuit désormais
est tombée. Sergent, vous allez prendre une voiture et réunir sans
attendre à l’entrée de la rue Montmartre, près Saint-Eustache,
quatre hommes solides et d’une sûreté à toute épreuve. Je pars
moi-même avec Semacgus.
Rue Montmartre, on s’évertua à ne pas déranger
M. de Noblecourt, que cette équipée contrarierait au risque
d’une crise de goutte auquel il n’était que trop sujet. Pluton
manifesta sa joie de cette sortie inattendue et se prêta de bonne
grâce à un reniflage en règle des
hardes de Naganda. Il était inutile de refaire le trajet que tant
de témoignages recoupés avaient dessiné. Ils retrouvèrent Gremillon
et ses hommes dont la voiture suivit celle de Nicolas. Il
s’agissait de se rendre à l’endroit où se trouvait la caisse du
fiacre et à partir de là de demander à l’ancien pensionnaire de la
louveterie de France de prendre le vent et de les conduire vers
Naganda.
Au grand trot des équipages, ils franchirent
le Pont-au-Change, entrèrent dans la Cité, longèrent le quai de
l’Horloge pour passer le Pont-Neuf. De là, ils enfilèrent les rues
Dauphine, de Buci, du Four pour déboucher au carrefour de la
Croix-Rouge dans la rue du Cherche-Midi qui se transformait à
hauteur de celle du Regard en Vieilles-Tuileries. C’est là qu’ils
découvrirent la caisse du fiacre, versé dans un fossé du remblai
qui faisait frontière entre la ville et la campagne des faubourgs,
vers l’extrémité de la rue de Vaugirard. La monture, comme indiqué,
avait disparu ou s’était enfuie et des mains avides avaient
commencé à dépouiller la voiture d’une porte et de deux de ses
roues. Avant de lâcher Pluton qui gémissait et bavait d’impatience
en grattant la porte du fiacre, Nicolas et Semacgus, bientôt
rejoint par Gremillon, examinèrent avec attention les traces dont
ils espéraient tirer d’utiles indices. Ainsi observèrent-ils que
les glaces avaient été brisées. Était-ce au cours d’une attaque ou
lors du versement de la voiture ? Il était difficile de le
dire.
L’intérieur du fiacre était lacéré, des
lambeaux d’étoffe et de bourre du capiton jonchaient le
plancher.
– Tout laisse à penser qu’on s’est battu
à l’arme blanche, et violemment.
– Je crois, sergent, que Naganda ne
portait point d’épée au départ de la rue Montmartre. Reste qu’il ne
se sépare jamais d’un poignard à lame qu’il appelle fer d’étoile et dont la couleur noire m’a toujours
intrigué.
Semacgus sursauta.
– Diable ! Il m’en a parlé à
Vaugirard, souhaitant mon avis. La lame entamait des roches dures
sans que son fil s’ébréchât. Je lui ai montré un exemplaire de même
nature acheté à Batavia au cours d’une escale. Le Chinois qui me
l’avait vendu m’assura qu’il venait du Siam et que sa fonte
provenait d’un minerai tombé du ciel qu’on découvrait fort aisément
dans ce royaume.
– Considérez, monsieur Nicolas, reprit
Gremillon, les entailles profondes que porte ce châssis. Ce n’est
pas une épée qui a pu faire cela ! Une hache ? Ou,
peut-être, le poignard dont parle le docteur.
– Que de sang ! murmura Nicolas,
derechef saisi par le doute.
La queue agitée de tremblements, Pluton avait
sauté dans la caisse et reniflait en tous sens. Un moment il gratta
le capiton de la banquette puis, après un dernier examen, sauta à
terre, regarda son maître, poussa un bref aboiement et s’avança
vers la rue de Vaugirard, tout proche. Quelques toises plus loin,
il revint vers Nicolas et lui gratta la jambe avec force mimiques
comme pour l’engager à le suivre.
– Je vois que notre limier a flairé une
piste. Fions-nous à lui et suivons-le.
D’une manière étrange le molosse changea tout
à coup de direction et après quelques tours sur lui-même fila vers
la rue des Vieilles-Tuileries où il s’engagea à vive allure. La
troupe le suivit en courant, sauf Semacgus à qui sa corpulence
interdisait cet exercice. Pluton, indécis, s’arrêta à nouveau et
décrivit des cercles de plus en plus étroits avant de se précipiter
dans la petite rue de Bagneux qui débouchait à son autre extrémité
sur celle de Vaugirard. À peine y étaient-ils entrés à sa suite
qu’il rebroussa chemin et reprit celui parcouru jusqu’à la rue de
la Barouillère au coin de laquelle il tomba en arrêt près de
Semacgus qui se félicita in petto de ne
s’être point pressé.
– Il s’est égaré… C’est… un échec, dit
Nicolas, la voix hachée par l’essoufflement de la course.
Le chirurgien hocha la tête.
– Je crois plutôt que celui ou que ceux
que nous cherchons ont erré quelque peu et que Pluton a reproduit
leurs mouvements successifs.
Un vieil homme coiffé d’une toque de loutre
qui ne cadrait pas avec la saison les considérait avec curiosité.
Il ôta une pipe en terre de sa bouche, cracha et fit un geste de la
tête en direction de Gremillon qu’il estima sans doute au vu de son
uniforme comme le chef de cette étrange compagnie.
– Ayez pitié d’un pauvre vieillard !
Pourrait-il avec votre aide, messeigneurs, boire ce soir sa chopine
et gagner son tabac ? Voilà bien de la secousse dans un
quartier si calme ! J’pouvions pt’être vous secourir dans vos
déambules ? On dirait des colonies de hannetons, un coup
par-ci, un coup par-là ! Ça passe et ça rapace !
– As-tu tes lunes pour parler
ainsi ? lui répondit un des hommes du guet. Garde tes joberies
pour toi ou tu le regretteras.
– Tu, tu, tu, modula Semacgus, l’air
engageant et le geste modérateur. Il faut être déférent avec les
anciens. Je suis sûr, moi, qu’il pourrait nous en conter de
belles.
Tout en parlant il avait sorti de sa poche
quelques écus qu’il faisait sonner dans sa main.
– Hé, fit l’autre. Ce gonze-là, il sait
causer avec éloquence ; on ne lui résisterait pas.
– Eh bien, l’ami, as-tu quelque chose à
confier aux hommes du roi ?
– Oh ! Le roi, le roi… Il sait point
les malheurs du peuple, le roi. Je veux bien dégoiser. Ça me
démange depuis l’avant-veille et je m’en voudrais sur ma conscience
de ne pas éventer une mèche…
– Qui pourrait intéresser le
Magistrat ? ajouta Semacgus, secouant derechef les
pièces.
– Ma foi, ça se pourrait bien. Surtout si
je prenions part à votre greli-grelo…
si vous voyez ce que je veux dire.
Il tendit une griffe dans laquelle le docteur
posa un écu sans pourtant le lâcher tout à fait malgré les efforts
du vieil homme.
– Il faut savoir délier la langue à
temps, sinon…
– Voilà, voilà, monseigneur.
Avant-hier…
– À quelle heure ?
– En fin d’après-midi. La journée avait
été fort chaude et je prenais le frais. Faut vous dire que le vent
s’était levé et soulevait la poussière si fortement que… Mais je
vous cause de cela pour que vous compreniez la suite, car il y a
des choses que l’on remarque sans les voir… Voyez ce que je veux
dire, hein ?
Il cligna de l’œil. Le sergent allait
interrompre ce qu’il considérait sans doute comme une divagation du
témoin. D’un geste Nicolas l’invita au silence. D’expérience il
savait qu’il ne fallait jamais casser le flux d’un discours qui
pouvait révéler au milieu d’inévitables scories des aperçus
éclairants.
– Lors donc, je fumaillais tout en
buvotant une chopine quand je vois passer dans la rue…
– Celle-ci ou celle de
Vaugirard ?
– Vaugirard, car ce qui m’a frappé à
c’t’heure c’est que vous et vos gens, enfin les autres, car vous,
vous ne gambadez plus, hein ? Donc les autres, comme ceux que
j’avais observés, ont emprunté le même chemin avec des allers et
des retours.
Brave Pluton, songeait Nicolas attentif aux
méandres du propos, il n’a fait que suivre les propres hésitations
de… Il ne savait comment qualifier ceux qu’il pourchassait. L’homme
continuait.
– Et chargés comme ils étaient, ce
n’était pas chose aisée.
– Ils étaient nombreux ?
– Deux cavaliers de mine basse, de
ceusses qu’on n’aurait point aimé croiser étant trop éloigné…
Il jeta un coup d’œil à Gremillon.
– … d’une patrouille du guet. Bref, des
rodomonts52 de
barrière toujours prêts à chercher cos tille53 au pauvre monde. J’avions tiré mon chapeau
sur le nez, qu’ils ne croient pas que je les mirais. Sont passés et
sont revenus. Fallait les voir, ah ! ah ! empêtrés qu’ils
étaient avec leurs montures tenues par la bride et la vieille
charrette qu’ils traînaient. Mouais ! Celle-là bien
brinquebalante. Je la connaissais, tellement vieille et usée
qu’elle avait été abandonnée sur le remblai sans que quiconque
s’avise de la saisir ! C’est point habile ces bougres-là, et
ça foutinasse54 à tirer
c’t’foutu chargement. C’est là qu’ils m’ont envisagé. Alors le vieux, me dit l’un, tu peux nous aider sans doute. Compte dessus, mon
ami, lui ai-je dit, mes douleurs ne me
permettent aucun efforcement. C’est point de ça qu’il
s’agit, qu’il me répond. Mon compère et
moi devons déposer des gravois. C’est interdit sur le remblai, on
cherche donc quelque terrain vague ou une ruine qui pourrait les
recueillir en discrétion. Je ne voulions point me mêler de
près ou de loin de leur mironton. Je fais l’idiot, donc. Cela me
vaut que l’un d’eux, peu convaincu par mes grimaces, me décoche un
coup de botte.
Il se frotta le genou d’un air misérable
tandis que son autre main se tendait vers Semacgus qui lui
abandonna l’écu.
– Grand bien vous fasse, monseigneur,
Dieu vous le rendra. C’est un petit moins pour vous et un gros plus
pour moi. Il serait bon de doubler la mise.
– C’est à voir, nous t’écoutons, mon ami,
répliqua le chirurgien en manipulant un autre écu.
– … Ouiche, un coup de botte dont je
souffre encore. Je m’apprêtais à satisfaire sa demande qu’alors ma
jugeote considérait comme innocente, quand je portions les yeux sur
la charrette de gravois recouverte de vieux sacs puants qu’on
trouve sur les ordures. Là je fis mes réflexions. Pourquoi des
cavaliers étaient-ils chargés de convoyer des gravats ?
Surtout des mines à faire un jour la grimace au Pont
Rouge55. J’me posais la question, c’est qu’elle
me chatouillait. À ce moment-là, le vent s’était levé, résultat de
la chaleur de la journée. Voilà que ses bourrasques violentes y
dérangent les sacs, les soulèvent légèrement, me donnant le temps
d’apercevoir quatre pieds qui dépassaient du chargement. J’en
tremble encore. C’était donc cela les gravois en question ?
C’est que ça changeait tout ! Un trébuchet à vous jeter dans
les bras de Monsieur de Paris56 !
Bien à contrecœur et pour m’en débarrasser, je leur indiquai la rue
de Sèvres comme étant en son bout la plus proche à trouver ce qu’il
cherchait dans les terrains ou les jardins. Et je décampions aussi
vite que le permettaient mes vieilles jambes. Ça vaut-y pas un
supplément ?
Le second écu rejoignit le premier et la
troupe s’éloigna. Pluton, que sa halte avait reposé, se remit, plus
lentement cette fois, à prendre la voie.
– Ainsi, commenta Nicolas, il n’y a plus
de doute. Ce sont des cadavres…
Ce mot si souvent prononcé lui fit soudain
horreur.
– … que ces gredins convoyaient pour s’en
débarrasser.
– Nul ne saurait en jurer, et rien ne
sera assuré que nous n’en ayons jugé par nous-mêmes sur pièces
irrécusables.
– Guillaume, rien ne sert de se voiler la
face. Considérez les faits.
– Votre amitié et l’idée de l’avoir
encouragé dans cette expédition vous font perdre votre légendaire
bon sens. Écoutez-moi. Pourquoi voulez-vous, s’ils les avaient
massacrés, que ces bandits véhiculent deux morts et de-ci et de-là,
alors qu’ils pouvaient fort bien les abandonner dans le
fiacre ? Il y a là un mystère que je ne comprends pas, mais
qui devrait nous interdire toute hypothèse hasardeuse.
Enfermé dans une hantise trop alimentée par sa
fiévreuse imagination, Nicolas ne répondit pas. Pluton les entraîna
rue de Sèvres et fila vers un terrain vague empli de ronciers et de
ces plantes grisâtres qui ne semblent croître que dans les coins
les plus reculés des villes. Ils y repérèrent une voie récemment
frayée menant à une cabane en bois à moitié effondrée. Ils y
découvrirent répandues sur le sol des traces qui prouvaient sans
ambiguïté que des corps blessés y avaient séjourné. Semacgus
s’agenouilla pour observer de plus près des caillots de sang
noirci. Il y mit un doigt, le retira et le considéra avec soin,
remonta ses besicles sur le front et regarda Nicolas avec un
sourire apaisant.
– Mon cher Nicolas, apprenez qu’il est
toujours trop tôt pour se lamenter. Écoutez avec attention ce que
votre vieil ami souhaite vous dire. Ici furent apportés deux corps,
l’un était blessé, je dis bien blessé. Les traces de sang que j’ai
examinées prouvent sans conteste le fait suivant : elles ne
peuvent provenir d’un cadavre, mais bien d’un homme vivant. De
cette certitude découlent nombre de conséquences. Primo, je ne crois pas que Naganda, ni le cocher,
soient morts. Secundo, l’un d’entre eux
est blessé. Tertio, ils ont séjourné un
certain temps dans cette cabane, vraisemblablement avant d’être
transférés dans un lieu plus sûr. Il reste à démêler le sens de ce
qui apparaît clairement comme un enlèvement. Je note par ailleurs,
comme vous l’avez sans doute remarqué, que la voiture censée vous
transporter était suivie par deux sicaires et non par un seul comme
supposé. Cela explique aussi qu’ils aient réussi à maîtriser
Naganda, le cocher d’évidence ne lui ayant été d’aucun secours.
Mais voilà, je crois que Pluton se remet en route.
Suivons-le.
Le chien bondit dans la rue et s’arrêta, une
centaine de toises plus loin, devant un bâtiment à moitié démoli
dont la façade était entourée de palissades de bois. Il se mit à
gratter furieusement les planches.
– Au fait, je connais ce bâtiment, dit
Nicolas surpris. Il paraît abandonné. J’y suis venu une fois avec
le feu roi pour une course de taureaux à l’espagnole.
– Ce terrain s’appelle le Champ Clos, ou
encore Combat du Taureau. Il s’y produisait des spectacles avec des
bêtes féroces, sangliers, loups, tigres et même des lions contre
lesquels on lâchait des dogues ou des mâtins, et aussi…
Semacgus secoua la tête.
– On voit encore des placards sur les
murs annonçant ces combats avec la formule atroce :
On espère qu’ils se défendront
cruellement. N’y a-t-il point quelque inconvénient à tolérer
un spectacle qui n’est point dans nos mœurs et dont l’effet serait
d’accoutumer le peuple à voir du sang ?
– Il existe toujours, poursuivit
Gremillon. Il a été transféré à Belleville vers l’hôpital
Saint-Louis et la canaille s’y porte en foule. Quant à cet endroit,
je sais de source sûre qu’il a été acheté par un notaire pour y
construire des maisons de rapport.
– Un notaire ? demanda Nicolas, que
cette mention avait intrigué. En connaîtriez-vous le nom par
hasard ?
– Non. Il y a deux ans, pour le
transfert, des mesures de sûreté avaient été prises par le guet
pour la bonne marche de l’entreprise qui pouvait recéler des
dangers pour un peuple curieux à contempler la chose.
Nicolas ne dit mot mais Semacgus, qui le
connaissait bien, parut noter le frémissement qui le parcourut
alors. Et il était vrai qu’une idée informe venait de naître dans
l’esprit du commissaire. Son expérience lui montrait qu’une
coïncidence n’avait jamais rien de fortuit. Ainsi la conduite
inconsciente du cocher de la voiture revenant vers son logis
relevait-elle sans doute de l’ordre de la Providence. Celle-ci ne
s’était-elle pas manifestée sans équivoque en lui sauvant la vie à
la sortie de chez Rodollet ? Il ordonna aussitôt de forcer la
palissade, ce qui fut promptement exécuté par les hommes de
Gremillon. L’ancien lieu de spectacles avec ses cages et ses
tribunes n’était plus qu’un amoncellement de ruines. Pluton,
excité, fila comme une flèche et les conduisit vers un amas de
pierres qui recouvrait sans raison apparente une porte de bois à
plat sur le sol. Le chien se mit à aboyer et à gémir. Nicolas
l’attacha et le confia à Semacgus. Avec l’aide de Gremillon il
dégagea les pierres et souleva la planche. Elle laissa apparaître
un trou carré donnant sur une fosse obscure.
En dépit des conseils de prudence, Nicolas s’y
engagea, les jambes en avant. En dépit de son horreur du vide et de
l’enfermement, il se laissa tomber. À Dieu vat ! La chute fut
brève, il roula sur un sol fangeux. Il se releva et appela, rien ne
lui répondit, aucun bruit ne permettait de déceler une présence
humaine dans ce tombeau. Il cria qu’on lui jetât de quoi éclairer.
On lui fit passer des allumettes et du papier qu’il enflamma
aussitôt. Dans le court laps de temps que dura la lumière produite,
il put apercevoir, alors que le désespoir l’avait repris, deux
corps allongés dans la fange, ligotés et les têtes masquées et
bâillonnées dans des cagoules noires semblables à celles du
bourreau. Un nouvel effroi le saisit. Peut-être étaient-ils ainsi
abandonnés parce que… Il chassa de son esprit les images funestes
qui s’y pressaient. Aucune odeur de mort n’était sensible. Il
appela et demanda de l’aide. Gremillon et l’un des gardes le
rejoignirent. Ils saisirent avec précaution, après un nouvel
embrasement de papier, les deux corps qui furent portés à bout de
bras vers la surface où des mains secourables les remontèrent.
Grâce à des habits d’uniformes noués on réussit à extraire le
commissaire, le sergent et leur aide. À peine sorti, Nicolas
chercha des yeux les deux corps. Semacgus était en train de les
détacher, ôtant les bâillons et les cagoules dont ils étaient
affublés.
– Rassurez-vous, Naganda est indemne et
le cocher n’a qu’une blessure à la tête sans gravité. Je les crois
seulement assoiffés et affamés.
On s’affaira. De l’eau fut apportée d’une
maison voisine. Semacgus veilla à ce que les deux hommes la
prennent avec lenteur, leurs lèvres étant gonflées et gercées de
n’avoir point bu depuis deux jours. Une chemise fut déchirée pour
bander la tête de Bardet, le cocher, qui remerciait chacun en
pleurant. Les voitures appelées, on porta le blessé dans la
première ; Naganda, aveuglé par les derniers feux du jour,
monta dans la seconde avec Nicolas et Semacgus qui le soutenaient.
Avant de quitter le Combat du Taureau, le commissaire ordonna de
remettre tout en l’état, la porte et les pierres dessus et de
rétablir la palissade dans son apparence première. Deux des hommes
de Gremillon furent commis pour demeurer sur place, dissimulés au
mieux, avec ordre de surprendre et d’arrêter ceux qui reviendraient
visiter les lieux, suite que tout concourait à faire estimer
vraisemblable. On ramena le pauvre cocher chez lui où sa femme
manqua défaillir de joie en le retrouvant vivant et de désespoir en
découvrant sa tête entourée de pansements. Semacgus lui prodigua
les premiers soins après lui avoir fait prendre le lit et indiqua à
Mme Bardet les recommandations nécessaires et les soins
utiles. Le pauvre homme désormais ne songeait qu’à son cheval et à
sa voiture, instruments de son unique gagne-pain. Nicolas, pour le
calmer, lui jura que le Magistrat prendrait en compte l’aventure et
l’aide appréciable rendue à la police du roi. Il lui garantit qu’il
serait dédommagé.
Dans la voiture qui les ramenait rue
Montmartre et en dépit des objurgations de Semacgus, Naganda tint à
cœur de les informer de ce qui lui était survenu.
– Au départ, j’ai tout de suite remarqué
un cavalier embusqué dans une rue perpendiculaire à celle dans
laquelle nous avions tourné. Ce n’est que trop tard que j’ai
remarqué un second cavalier. Le cocher a fait son possible, en
prenant beaucoup de risques. Peine perdue ! Parvenus au bout
de la rue qui mène à la barrière, le tournant a été pris trop court
et, la vitesse aidant, une roue s’est soulevée et nous avons versé.
Au moment où j’essayais de m’extraire de la caisse, les cavaliers
nous ont rattrapés. Tandis que l’un s’en prenait au cocher, l’autre
m’attaquait à l’épée. J’ai fait l’impossible avec mon poignard. Il
se tenait à distance sans que je puisse l’atteindre, ou, plutôt,
sans que je le blesse suffisamment, car je l’ai touché une ou deux
fois. La plupart de mes coups ne portaient pas ; je ne
frappais que le bois !
– Oui, nous en avons vu les traces.
Comment la lutte a-t-elle pris fin ?
– L’autre cavalier, en ayant fini avec le
cocher assommé, m’a surpris par-derrière. Je n’ai pu me dégager.
Après, nous avons été ligotés, bâillonnés, aveuglés, allongés dans
une charrette, à ce qu’il m’a semblé, et enfin recouverts de tissus
puants. Le trajet a été long. Il m’a semblé qu’on empruntait des
détours. À deux reprises, j’ai entendu une conversation. La
première dans la rue…
– Avec notre témoin sans doute, dit
Semacgus.
– Une autre plus tard… lointaine. Il
semblait que des ordres étaient donnés. À quel moment ? Je ne
saurais le dire. Nous étions depuis longtemps dans le premier
endroit où l’on nous a jetés. En tout cas, avant d’être à nouveau
transportés là où vous nous avez découverts. Mais par quel
miracle ?
– Le mérite en revient à Nicolas qui a eu
l’idée d’avoir recours à Pluton. La brave bête ayant senti vos
hardes s’est jetée sur la voie aussitôt jusqu’à nous guider à votre
cachette.
Le Micmac se pencha vers Pluton vautré sur le
plancher et le caressa. À cette marque de reconnaissance il fut
répondu par une patte languissamment tendue.
– Reprenons, dit Nicolas, impatient de
rassembler tous les éléments que Naganda pouvait apporter. Je
résume les événements. Deux cavaliers poursuivent le fiacre. Vous
versez à la barrière de Vaugirard. Agression et combat. Vous êtes
conduits dans une première cachette, une cabane de jardin que nous
avons retrouvée, puis après un délai qu’il paraît malaisé de
déterminer, acheminés là où nous vous avons découverts. Ai-je
déformé les faits ?
– Point. Sauf, je le répète, qu’il m’est
difficile d’inscrire le menu de cette aventure dans un cadre donné
de temps.
– Bien. Quelques questions, maintenant.
D’où sortaient les cordes avec lesquelles vous avez été
ligotés ?
– Autant que j’ai pu le voir avant d’être
bâillonné et d’avoir un bandeau sur les yeux, ils portaient ces
cordages avec eux. À bien y réfléchir, cela pourrait
s’expliquer…
– En effet ! Tout indique qu’il
s’agissait d’un projet d’enlèvement.
– On voulait s’emparer de ta personne.
J’ai bien perçu dans la première, non dans la seconde conversation,
des accents colériques qui marquaient sans doute le dépit d’une
affaire manquée.
– Je dois agir, dit Nicolas soucieux.
Guillaume, voulez-vous reconduire notre ami et Pluton rue
Montmartre, leur faire procurer les soins nécessaires et prévenir
Noblecourt de cet épisode de manière que, l’apprenant résolue et
nos alarmes dissipées, il n’en subisse aucune émotion ? Au
préalable vous m’abandonnerez au Châtelet où je dois voir Bourdeau
et prendre les dispositions qui s’imposent.
Naganda prit la main de Nicolas.
– Je te dois encore une fois la
vie.
– Allons, tu oublies un certain
cobra…
– Mais je n’oublie pas une certaine
prison. Ma gratitude s’adresse aussi à vous, monsieur
Semacgus.
– Je n’y suis pour rien, mon ami.
– Que si ! Il fut l’âme tranquille
de ce sauvetage. Alors que je désespérais, il n’y avait que vous,
Guillaume, qui contre toute attente prodiguiez les assurances les
plus apaisantes.
– J’ai très faim, dit Naganda.
Pluton, à ce mot familier, s’ébroua et jappa
joyeusement. Les trois amis éclatèrent de rire.
– Voilà un état qui va convenir à ton
amie Catherine.
Au Grand Châtelet, Nicolas sauta de la caisse
et, ayant salué ses amis, fit signe à Gremillon qui arrivait dans
la seconde voiture de le suivre dans la vieille forteresse.
Ils trouvèrent Bourdeau inquiet et morfondu
d’avoir tant attendu. Il paraissait impatient de dévoiler à Nicolas
de nouvelles informations, mais il dut subir au préalable le récit
circonstancié que le commissaire, parfois relayé par le sergent,
lui dressa des événements de la journée. Bourdeau tenta bien de les
interrompre, mais sans succès tant était éloquente, comme un
soulagement, la verve qui les agitait. Enfin l’inspiration faiblit
et Bourdeau se précipita pour saisir au vol une parole qui risquait
de rebondir dans un nouveau flux.
– Votre récit ne m’apporte rien !
J’en connaissais depuis peu la conclusion. J’avais dépêché un
émissaire pour te prévenir. Un mot est arrivé au Châtelet ce midi
sans qu’on puisse déterminer qui l’avait acheminé. Dans la
situation où nous nous trouvions, il m’a paru judicieux de l’ouvrir
aussitôt, encore que la description t’en désignât le
destinataire.
– Tu as bien fait.
– Or ce message m’a éclairé aussitôt sur
ce qui avait dû advenir de Naganda. Je m’en souciais d’autant plus.
Vous venez de compléter la partie manquante du conte noir que je
m’en faisais !
– Et ainsi, ce poulet ?
Bourdeau lui tendit une feuille, ou plutôt un
morceau de papier replié et qui portait un sceau rompu de pain à
cacheter. Il était sale et chiffonné. Nicolas l’examina avec
curiosité et le mira devant la chandelle en transparence.
– Un détail te frappe-t-il ?
– Non… Il me semble… Nous verrons plus
tard. Que dit-il ?
Il le lut à haute voix.
Pour Sir Le
Floche.
Si vous voulez voir vos
amis à vif, rendez ce que de droit l’item que vous savez. Votre
accord signifié par placard blanc accroché à la croisée du Grand
Châtelet au-dessus du porche d’entrée. Avant trente de midi demain
sinon une véritable mort pour les deux. Instructions suivent
exposition du placard.
Nicolas demeura silencieux. Ce fut Gremillon
qui s’aventura à un premier commentaire.
– On croit percevoir plusieurs
voix.
– Tout juste, opina Bourdeau. J’ai
également éprouvé cela !
– Je vous suis, mes amis, sur cette
piste, c’est en effet mon impression. Il y a dans ce message des
bribes différentes, tout comme si plusieurs auteurs avaient
participé à sa confection.
– Voilà, ce sont pièces cousues
ensemble.
– Les phrases sonnent pour moi soit comme
la traduction d’un langage étranger, soit comme une tentative
maladroite de nous faire justement accroire qu’il s’agit d’un tel
recours. Et de fait cela s’apparente à du mauvais français traduit
de l’anglais. Outre cela son auteur sait user de termes précis
comme item, placard, signifier.
– Et le recours à ce placard ?
– Moyen habile de nous obliger à répondre
sans nous offrir la possibilité de trouver celui qui relèvera notre
réponse. Vu le peuple qui passe devant le Châtelet à toute heure,
le moindre chaland serait suspect !
À nouveau Nicolas retournait le papier en tous
sens.
– Comment nous est-il
parvenu ?
– À l’accoutumée, quand on ne souhaite
pas se faire connaître. Un inconnu l’a donné à un vas-y-dire qui nous l’a apporté.
– Et le gamin est-il des
nôtres ?
– Certes, mais il n’a rien pu ajouter,
sauf…
– Sauf ?
– Que l’homme portait un bras en écharpe
et un chapeau enfoncé qui dissimulait ses traits, quoique
l’étourneau en eût de les considérer.
– Quelle intéressante
observation !
– Le commissaire songe sans doute au
combat de Naganda dans le fiacre. Mais je le croyais sans suite
pour son adversaire ?
– De fait, dit Nicolas, notre ami a
reconnu avoir été tenu à distance et n’avoir frappé que du bois,
sauf à quelques rares reprises. Il est possible qu’il ait blessé
notre homme et il est vraisemblable qu’il puisse s’agir de celui
auquel eut affaire notre vas-y-dire.
– Ainsi tout se met en place, commenta
l’inspecteur. Pourtant tu t’acharnes à manger des yeux ce papier.
Te procure-t-il de nouvelles présomptions ?
– Lorgne-le avec attention. Il a été
déchiré dans une feuille beaucoup plus grande. L’effiloché de ce
papier est évident sur le côté et le bas droit du message.
– Et qu’en déduis-tu ?
– Que ce document est un morceau d’une
grande feuille double pliée en son milieu. Vois sur cette partie
mal déchirée, on aperçoit encore la pliure médiane.
– Je considère aisément ce que tu
m’indiques, mais je distingue mal les conséquences que tu sembles
en tirer.
– Hé, hé ! fit Nicolas soudain
folâtre, esquissant un pas de deux en agitant la feuille à la
surprise du sergent et de l’inspecteur. Cela sert quelquefois
d’avoir été en son jeune temps saute-ruisseau et clerc de notaire
dans notre bonne ville de Rennes. Que de contrats de mariage,
inventaires après décès, apprentissages en bonne forme. Ah !
Douaires, préciputs, testaments, donations, baux et j’en passe,
moulés d’une plume crissante Je ne suis pas fou, mes amis.
Simplement je constate que cette feuille de papier, toute simple et
tout innocente qu’elle vous paraisse, est bel et bien une partie de
cette feuille double de grand format sur laquelle les notaires,
oui, oui, les notaires dressent leurs actes en minutes. C’est un
format spécial propre aux études des officiers royaux de cette
profession. Or, si j’ajoute cette curieuse constatation d’abord à
l’usage des termes précédemment relevés et…
– Je crois qu’une idée a surgi qui te
court la caboche.
– Tu ne saurais si bien dire !
– Ce donc ?
– Je dis et prétends qu’il y a beaucoup
trop de traces de tabellion dans tout cela ! Dois-je les
récapituler ?
– M. Bourdeau ne sait pas tout,
observa Gremillon.
– Ah ! Et que ne sais-je
point ? dit Bourdeau, piqué.
– Qu’arrivant à la barrière de Vaugirard
et dans les pérégrinations qui nous ont conduits au Combat du
Taureau, j’ai appris par la voix du sergent que ce lieu désaffecté
avait été acheté par un notaire avant le transfert à Belleville des
animaux qui en faisaient l’attraction. Un notaire ! Les
constatations relevées dans le message qui m’a été transmis nous
incitent à penser qu’un homme du métier a pu y prêter la main. Deux
notaires ! Enfin nous savons.
Nicolas s’arrêta et considéra Gremillon.
Pouvait-on lui faire confiance ? Il avait naguère éprouvé sa
solidité, et ne venait-il pas de leur apporter son aide et son
énergie ? En quelques mots et sans entrer dans trop de détails
d’État, il lui résuma les données de l’affaire dans laquelle ils
étaient plongés.
– Ainsi, il y a maître Gondrillard, fils
de feu Gondrillard, au courant du papier existant. N’excluons pas
qu’il soit soumis à des pressions extérieures. Trois notaires qui,
en fait, pourraient se révéler n’en faire qu’un.
– Bon, dit Bourdeau. Résumons-nous. Nous
avons jusqu’à demain midi pour régler cette affaire. Un message
nous a été envoyé par quelqu’un qui ignorait que la cache où nos
amis étaient prisonniers avait été découverte. Nous jouons un coup
d’avance.
– Certes, mais le déplacement de nos
pièces est délicat.
– Sans risque tant que l’adversaire n’a
pas repéré notre mouvement de roque.
Examinons les possibilités. Nous obéissons à notre mystérieux
correspondant. Le placard est placé comme indiqué à la croisée de
la façade. Et nous attendons.
– Et que crois-tu qu’il adviendra
alors ?
– Nous aurons manifesté notre accord. Un
autre message devrait nous être adressé pour indiquer les
conditions de l’échange.
– Bien. Nouveau message donc qui nous
donne rendez-vous à un endroit précis. C’est ici, cher Pierre, que
les choses se compliquent. Les sicaires vont rechercher les
prisonniers. Ou nos gens leur sautent au collet, ou le stratagème
est découvert et le fil rompu ! J’aperçois en perspective un
abîme d’infinis…
– Nous les pouvons arrêter et contraindre
à parler, suggéra Gremillon.
Nicolas sourit.
– La persuasion n’aboutira pas. Et quelle
que soit la rumeur qui court, nous n’en employons pas les antiques
errements. Ces pratiques-là sont surannées. Procédons par ordre. Je
veux savoir dès maintenant qui s’est porté acquéreur de la parcelle
de la rue de Sèvres où était installé le Combat du Taureau. Cela
peut être de la dernière importance quant à la suite des
événements.
Bourdeau réfléchit un moment.
– Il me semble… La machine de M. Le
Noir fonctionne à merveille et le souci de l’alignement des
nouveaux immeubles dont la surveillance revient au magistrat impose
une surveillance accrue et pointilleuse. Et qui dit surveillance
dit…
– Paperasses et registres ! dit
Nicolas en frappant joyeusement la table de sa main.
– Si l’acquéreur de la parcelle de la rue
de Sèvres est ton homme, nous le saurons aussitôt. Enfin, dès que
je serai rentré de l’hôtel de police où sans désemparer je vais
consulter les archives.