XII
Rabouine
« Si vous croyez savoir, vous ne savez
pas. »
Lao-Tseu
Il était fort tard et pourtant la conversation
allait bon train à l’hôtel de Noblecourt. Catherine s’affairait
autour du maître de maison, de Nicolas, Bourdeau et Naganda.
Semacgus était rentré à Vaugirard, non que l’envie ne le tenaillât
de les accompagner, mais la pensée d’Awa seule, sans doute inquiète
de son absence si tardive, l’avait emporté.
Les invités s’étant fait longtemps attendre, le
couvert avait été, par exception, dressé dans l’office. Ainsi
M. de Noblecourt aurait-il pu se coucher si la veille s’était
par trop prolongée. À la demande de Nicolas, Pluton avait été
gratifié d’un énorme os à moelle afin de récompenser la part qu’il
avait prise au succès du jour. Les craquements du festin se
faisaient entendre de dessous la table. Catherine, les poings sur
les hanches, vitupérait les goujats tant attendus, de l’espèce de
ceux, disait-elle, qui font tourner les sauces
et brûler les rôts.
– Allons, dit Bourdeau, au lieu d’assoter
son monde, madame Catherine ferait mieux de nous dire de quoi elle
entend nous régaler.
– De radis que Boitevin a fait pousser dans
notre botager.
– Oui-da ! De la croquille pour
lapins ! Tu nous veux affamer !
– Quel animal ! Attends, bour voir. Et
dire que je m’échine pour ce gosier-là !
– Alors, ma bonne Catherine, dit Nicolas la
prenant par la taille et lui donnant un baiser, quoi de plus et de
bon ?
– Ah, lui, il sait me brendre ! Je
consens donc à répondre. Sachant que vous seriez en retard comme de
juste et que j’aurais le temps…
– Oh ! La vilaine qui avoue sa
mauvaise foi !
– Paix ! Salivez ! Vous goûterez
ce soir une boularde roulée aux crêtes. Belle bête, mortifiée à
raison, que j’ai lardée bellement.
– Point de mon poulailler, j’espère, dit
Noblecourt. Je ne mange jamais les volailles qui m’ont été
présentées.
On rit beaucoup et l’on remplit les verres vides
d’une coulée d’un flacon de vin de Jasnières qui attendait dans son
rafraîchissoir.
– Je l’ai désossée et farzie des blancs
d’une de ses sœurs mêlés de lard et d’un peu de porc. À tout cela,
j’ai ajouté mie de bain trempée dans la crème, épices à l’ordinaire
et six œufs, les jaunes seulement, pour lier le tout. J’ai
amoureusement couché cette ponne farze sur chaque moitié de la bête
que j’avais fendue en deux, et puis roulé le tout dans une vieille
cravate d’étamine fine de monsieur après l’avoir enveloppé de
bardes, sans trop serrer car la viande gonfle en cuisson…
– Comment ! Ma cravate pour barder
votre poulaillière momie ! On me le conterait que je ne le
croirais pas !
– Elle n’avait plus l’usage. Je l’ai
ficelée, la boularde, comme une andouille.
– Point du tout, jeta Bourdeau, vous vous
mésestimez, génie des potagers !
Il reçut un coup de torchon magistralement
asséné.
– La prochaine fois le goutelas. Une bonne
braise a barachevé la chose que de ce bas je vais vous servir avec
un ragoût de crêtes.
– Tout nu ?
– Point. Avec des champignons et des
truffes et lié d’un coulis de veau. Vous ne le méritez
pas !
– Revenons à notre affaire et examinons la
cause. Vous voici avoir fait le tour du cercle, il vous faut
maintenant pénétrer au cœur de la cible, dit Noblecourt dodelinant
du chef. Vos affaires sont liées les unes aux autres par un seul
élément, ce fameux document détenu par feu M. de Chamberlin.
Reste que rien, sauf de fortes présomptions, ne prouve la véracité
d’un éventuel meurtre et que, pour Tiburce, aucune piste ne conduit
à la précédente affaire.
– C’est pourquoi le retour de Rabouine nous
tarde tant. Ce sont les informations qu’il nous apportera qui
permettront, je l’espère, un rebond fécond dans un sens ou dans un
autre.
– C’est bégaiement d’essayer d’en dire plus
long, la matière nous manque.
Le vieux magistrat secoua la tête.
– Peuh ! C’est souvent le vide qui
appelle le plein et il n’est rien qui ne se règle par l’usage de
l’inac tion. Laissez venir à vous la vérité. C’est un limaçon qui
ne montre ses cornes que tranquille ou affamé.
– Affamé, je le suis, gronda Bourdeau,
au-delà de toute mesure.
Catherine découpait la poularde d’où s’exhalait
un appétissant fumet de truffes.
– Ah ! dit Noblecourt. Je vais
profiter de l’absence de la Faculté.
Il tendit son assiette.
– Comment ! Point du tout. Je n’aurai
pas le remords d’une crise que la richesse de mon plat
déclencherait. Pour vous, une tranche du talon, croustilleuse, fine
et sans farce. Cela suffira à vous donner l’idée de la chose.
– Voyez comme on me traite ! Je vais
être contraint d’aller mendier une soupe au regrattier.
– Plus tendre que tendre ! Ce
moelleux ! Et ces crêtes ! Saisies juste à point !
soupirait Bourdeau s’empiffrant.
– Le maréchal de Richelieu vous adresse ses
bons sentiments.
Noblecourt se haussa et, toisant la compagnie,
s’adressa à Nicolas.
– Voyez, messieurs, notre ami Nicolas. Il
croit que je ne lis pas dans ses pensées. Quand je parle du duc il
m’estime, si, si, ne vous en défaussez pas, saisi d’une crise de
vanité que la fréquentation d’un grand susciterait chez moi. Et, en
général, j’ajoute pour le mieux confirmer dans ses certitudes et,
messieurs, du ton le plus dévotieux possible, l’un des quarante de l’Académie française.
Ils riaient tous à gorge déployée de cette
facétieuse sortie, hormis Nicolas un peu confus.
– On ne saurait résister à votre
perspicacité non moins qu’à votre mauvaise foi, subtil disciple du
président de Saujac. Car, messieurs, certains propos de notre ami
et la répétition de la montre de cette
relation révoquent la sincérité de sa présente sortie.
– Ne vous ai-je point dit, garnement,
gronda Noblecourt s’étranglant de rire, que je n’étais pas dupe des
raisons de cette amitié-là ? Car il vous faut comprendre une
chose. M. le duc de Richelieu appartient à notre haute
noblesse, mais par raccroc !
– Par raccroc ?
– Pardi ! Il descend d’un
M. Vignerot qui a eu l’honneur de marier une sœur du cardinal,
celui-là la fierté de la famille et à l’origine de sa prodigieuse
ascension. Aussi est-il est d’autant plus grand seigneur qu’il ne
l’est pas ! Il n’est que toléré chez les ducs et pairs !
D’où par ailleurs sa morgue et sa volonté ancrée de ne point
déroger.
Nicolas, qui avait entendu vingt fois son père
rapporter qu’un baron de Ranreuil avait combattu en 1242 à la
droite de Saint Louis à la bataille de Taillebourg, eut un
mouvement d’orgueil, dont il s’accusa aussitôt.
– Avec moi, il n’a point à user de ces
pinceuses-là et nous causons, sans qu’il s’en rende compte
vraiment, de Vignerot à Noblecourt ! Qui est dupe selon
vous ?
– Ainsi, conclut Nicolas levant son verre,
c’est le plein qui est vide.
Lundi 12 juin 1780
Après avoir salué Naganda, désormais dans
l’urgente obligation de parfaire ses connaissances en cartographie,
Nicolas gagna le Grand Châtelet. Il y trouva Bourdeau causant avec
Rabouine, mal rasé et la mine have, mais dont les yeux brillaient
d’excitation.
– Ah, t’avons-nous attendu !
J’espère que tu nous rapportes de quoi nous mettre sous la
dent ?
– Tu seras satisfait, car je pense que
j’ai ramené un coupable.
– Il serait temps ! Je
t’écoute.
– Sur ton ordre, je suis parti à la
poursuite du cortège funèbre de M. de Chamberlin. Après
plusieurs aventures de route que je te passe, j’ai rallié Sézanne
où la famille et leurs gens venaient d’arriver.
– Et sur place, comment as-tu
procédé ?
– En ne faisant rien, justement. J’ai
musé, flairé, regardé, écouté. J’ai avancé pas à pas dans les
bonnes grâces du domestique.
– Et parmi eux, quelque accorte
suivante ?
Rabouine prit un air innocent.
– Comment l’as-tu deviné ?
– Je te connais trop bien. Mais poursuis
sinon nous n’arriverons pas au port.
– Elle me vint visiter dans l’auberge où
je créchais et dès le premier coup… de matines, elle se mit à
jaser. Oh ! me dit-elle, c’est une drôle de famille. Il ne
fallait pas être grand sorcier pour le comprendre. Chacun mène sa
vie de son côté. Monsieur ne fréquente pas la chambre de madame
qui, elle… mais, là, elle a refusé de m’en dire davantage, j’ai dû
lui chanter toute ma collection de rapsodies et, ce faisant, je
l’ai acculée à…
– Passe, passe, nous te croyons sur
parole. Tu t’es donné bien de la peine ! Et alors, elle s’est
abonnie ?
– Hé ! Entre deux carillons, elle
m’a parlé du fils aîné, un escogriffe qui l’avait poursuivie sans
qu’elle s’en laissât conter…
– Tu as eu de la veine qu’elle ne rôtisse
point le balai, dit Bourdeau sarcastique, le godelureau est
poivré !
– J’espère que la garce ne m’a point
menti sur sa résistance. Enfin, elle n’a pas laissé de me
surprendre en me livrant ses soupçons sur Merlot, le commis homme
de confiance de M. de Ravillois. Ce gueux lui avait manqué.
Poussée dans ses retranchements, elle m’avoua, encore marrie,
qu’elle avait le béguin pour lui, mais qu’il l’avait dédaignée
quelles que fussent les avances qu’elle avait multipliées à son
égard.
– Le dépit chez une femme peut conduire à
la haine.
– Certes ! Mais elle a continué à
dauber sur la chose, jusqu’à suggérer que Mme de Ravillois
ferait la cabriole avec le susdit commis. Et les détails ont
suivi !
– À ce point.
– J’ai beaucoup donné de moi-même.
– Nous voyons ! Mais tout cela ne
met point de foin dans nos bottes, marmonna Bourdeau dont
l’impatience croissait au fur et à mesure du dialogue et du
récit.
– Il fallait bien dresser le
tableau ! Pour le reste, j’ai obtenu par de nombreuses
questions posées à bon escient aux cochers et aux valets des
précisions qui m’ont conduit à d’intéressantes découvertes.
Lesquelles j’ai recoupées dans les relais de poste du chemin.
– Il était folâtre, le voici
compendieux ! Au fait, au fait !
– Mais, monsieur l’inspecteur, si je vais
au fait vous ne comprendrez rien et vous savez bien l’intérêt que
Nicolas attache aux détails. Je reprends donc. Tiburce, le valet de
M. de Chamberlin, avait accompagné le cortège dans une voiture
séparée appartenant à son maître. Au premier relais, il constate un
essieu rompu, je le dis avec un clin d’œil. Ne voulant pas
abandonner la voiture il laisse partir la famille, déclarant qu’il
la rejoindrait le lendemain. Mais à peine a-t-elle le dos tourné
qu’il en profite pour louer un cabriolet et rejoindre Paris.
– Bon. Premier point qui recoupe nos
propres constatations.
– On ne le reverra pas, et pour
cause ! Quant au fils Ravillois, il avait la veille annoncé
son intention de se rendre chez sa fiancée Yvonne de Malairie, à
des lieues de là. Il disparaît lui aussi à ce même relais et ne
fait retour que sur la route de Sézanne. J’ai enquêté sur cette
équipée. Il n’a été vu chez sa promise qu’au petit matin. Il aurait
déferré et sa monture blessée aurait été incapable de poursuivre.
Il m’a affirmé avoir passé la nuit dans une ferme.
– Les essieux se brisent, les montures
perdent le fer et deviennent bancroches. Quelle suite de
circonstances et de coïncidences !
Nicolas paraissait perplexe.
– Je n’aime point ces recoupures-là.
Quelle était la robe de cette monture ?
– Blanche. Je l’ai vue dans les écuries
du château des Malairie. À Sézanne il avait un hongre
isabelle.
– Cela ne signifie rien…, murmura le
commissaire se parlant à lui-même. Ensuite ?
– Il me fallait voir les choses de plus
près. Avec l’aide de ma coquine, j’ai pu pénétrer dans le lieu et
fouiller en détail les appartements du château de famille. Je
profitai des soupers pour le faire. Je ne trouvai rien qui nous fût
utile, quand…
– Tu découvris quelque chose !
– Point si vite ! Un soir, alors que
je lutinais ma belle dans les écuries, mon attention fut attirée
par la selle et les sacoches d’Armand de Ravillois. Ah ! Du
meilleur cuir. Au luxe de ses accessoires, on voit bien une famille
de qualité ! Pris de je ne sais quelle curiosité, je
m’approchai et fouillai les dites sacoches. Soigneusement
dissimulés sous des chiffons tassés, je tombai sur deux papiers que
voici et sur un petit vase.
Sorti de son habit, il le brandit
triomphalement et tendit deux plis froissés que Nicolas ouvrit avec
fièvre.
– Alors, dit Bourdeau, c’est ce que nous
cherchons ?
– Point, hélas ! Il s’agit du
dernier testament de feu M. de Chamberlin et du double du
document désignant M. Patay, son ami, comme exécuteur
testamentaire. Quant au vase c’est le céladon manquant.
– Rien qui nous puisse aider !
– Si fait ! Le nom de
l’héritier.
– Qui est ?
– Charles de Ravillois, le fils cadet et
le petit-neveu préféré de M. de Chamberlin.
– Que nous apporte cette information,
selon toi ?
– Elle nous interroge. Pour quelles
raisons M. de Chamberlin a-t-il modifié ses dernières volontés
et privé sa nièce du bénéfice de son héritage ? Il faudra
trouver une réponse à cette question-là.
– Et ?
– Cette modification, si soudainement
suivie par son trépas, en a-t-elle été la cause ?
– Bon. Et que fis-tu ensuite ?
Rabouine prit un air faraud.
– Je l’ai arrêté et ramené à Paris. J’ai
usé du blanc-seing que tu m’avais confié. Armand de Ravillois est
ici dans une cellule aux bons soins du père Marie qui l’a
recommandé au geôlier pour les précautions d’usage.
L’image d’un vieux soldat de Fontenoy jadis
trouvé pendu dans sa cellule passa comme un fantôme.
– Alors, qu’attendons-nous pour le faire
monter ?
Pensif, Nicolas regarda Rabouine sortir du
bureau. Il l’avait connu fort jeune à son arrivée à Paris. Ce monde
était par trop injuste qui laissait un enquêteur de cette qualité
végéter en tant que mouche. Ses talents eussent mérité un autre
sort. L’exemple de Gremillon lui revint en mémoire. Leur situation
était pourtant très différente. Il se promit d’y réfléchir et de
prendre conseil auprès de Bourdeau.
Armand Bougard de Ravillois entra. Son
arrestation et la cellule du Châtelet n’avaient en rien abattu la
morgue du jeune homme. Cheveux châtain tirant sur le blond, les
traits fins et le teint pâle, il se tenait droit devant les
policiers, les mains serrant le revers de sa redingote de piqué
vert amande. Nicolas jeta un regard circonspect sur les hautes
bottes de cavalier que le jeune homme tendait ostensiblement aux
regards.
– Monsieur, nous n’avions pas eu
l’occasion de nous rencontrer aux Porcherons, je suis…
– Je sais qui vous êtes, on m’a prévenu.
J’exige de voir mon père. Il pourrait vous en cuire.
– Je doute, jeune homme, que vous soyez
en mesure d’exiger quoi que ce soit et d’user de cette hauteur de
ton. Vous êtes arrêté et au secret. De moi seul, commissaire du roi
aux affaires extraordinaires, dépendra votre sort. Vous ne sortirez
de ce cachot que coupable ou innocent.
– Mais à la fin, de quoi suis-je
accusé ?
– Nous commencerons par un interrogatoire
des plus précis. Je vous invite, si vous êtes de bonne foi, à y
répondre avec la plus grande sincérité et l’exactitude la plus
pourpensée.
– Et si je refuse ?
– L’innocent que vous prétendez être ne
saurait s’en tenir à cette attitude. Nous avons tout le temps. Vous
demeurerez emprisonné aux conditions les plus rigoureuses tant que
persistera votre silence.
Il paraissait que le jeune Ravillois accusait
le coup des propos de Nicolas.
– Monsieur, vous souvenez-vous de la
soirée durant laquelle votre grand-oncle est mort ?
– Certes.
– Il y avait grand souper auquel était
convié M. de Besenval. À un moment il a souhaité qu’on lui
présente des vases céladons de grand prix auxquels il
s’intéressait. Votre père, M. de Ravillois, vous a prié de
monter dans la chambre de M. de Chamberlin pour les prendre. À
quelle heure ?
– Il m’est impossible de le préciser.
Après dix heures peut-être ?
– Sauriez-vous être plus
précis ?
– Non ! C’est le cadet de mes soucis
de consulter l’heure à tout moment.
– C’est regrettable pour vous. Vous êtes
donc entré dans la chambre. Comment avez-vous trouvé votre
grand-oncle ?
– Il paraissait somnoler. Je n’ai pas
souhaité le déranger… D’autant plus…
– Que ?
– Que nos relations n’ont jamais été
affectionnées et qu’il ne cessait de me reprocher ce qu’il nommait
mon inconduite.
– Les courtines du lit étaient-elles
tirées ?
– Je crois.
– Alors comment avez-vous constaté qu’il
dormait ?
– Je l’ai sans doute supposé.
– Supposé ? Et pourquoi n’avoir
descendu qu’un seul des vases céladons ?
– Que sais-je ? J’avais sans doute
peur de les briser si je m’embarrassais des deux.
Nicolas lui montra le céladon.
– Est-ce celui-ci ?
– Il lui ressemble.
– Vous n’avez rien dérobé, enfin, je veux
dire, pris autre chose dans cette chambre ?
– Rien ! Que vouliez-vous que je
prenne sous le regard du vieillard ?
– Ainsi il vous pouvait voir ?
– Vous m’embrouillez. La chambre était
obscure…
– Soit. Est-ce à dire que s’il avait été
absent ou… mort, des tentations auraient pu vous
effleurer ?
– Peut-être… Voyez, je ne vous dissimule
rien. Je suis criblé de dettes… Cette situation aurait pu
justifier… Mais ce ne fut pas le cas.
Nicolas regarda Bourdeau. Ils pensaient tous
les deux la même chose de cet aveu. Soit le prévenu faisait preuve
d’une étonnante franchise ou bien cette apparence de candeur
n’était que fallace pour leur donner le change et ancrer dans leur
esprit la certitude de sa sincérité.
– Je vous prie, monsieur, de tenir votre
botte droite.
– Comment ! Et pour quelle
raison ?
– La raison que je vous le commande.
L’inspecteur va vous aider.
Armand de Ravillois s’assit sur un escabeau,
le dos à la muraille. Il leva la jambe. Bourdeau saisit le pied de
la botte et après quelques efforts la tira. Nicolas, qui avait
sorti l’empreinte recueillie dans la chambre de Tiburce, la
compara. Elle était identique.
– Que signifie ? demanda le jeune
homme.
– C’est un élément qui fonde de graves
présomptions sur la réalité de votre présence sur le lieu d’un
assassinat.
– Quel assassinat ? Il y a peu vous
me parliez de mon grand-oncle. Je connais les questions que vous
avez posées à ma famille sur les causes de sa mort. Et sachez que
le bon goût implique de ne point porter de bottes au souper.
Sa bouche se crispa dans une moue
dédaigneuse.
– Le vieux bois vermoulu du lit qui
s’effondre, ajouta-t-il. Ah ! Le bel assassin que voilà.
– Vous vous égarez. Il ne s’agit pas de
M. de Chamberlin, mais de son valet, Tiburce Mauras, assassiné
aux Porcherons.
Si la surprise du jeune Ravillois était jouée,
elle touchait à la perfection.
– Tiburce ? Comment est-ce
possible ?
– Cela vous étonne ? Vous
peine ?
– Certainement pas. Je méprisais le
bonhomme. C’est à tort que mon grand-oncle le tenait en haute
estime. S’il avait su…
– Nous vous écoutons. Quels faits
nourrissent chez vous une telle animosité ? Vous n’êtes point
pourtant du genre à porter les yeux sur le domestique.
– À condition qu’un valet ne se mêle pas
de mes affaires.
– Car Tiburce s’intéressait aux
vôtres ?
– S’il n’avait fait que cela !
– Alors vous allez nous conter vos
déboires avec lui par le menu. Je vous y engage.
– Au point où j’en suis… En un mot, je
joue, je perds plus souvent que je ne gagne et j’ai des dettes. Je
ne sais comment, Tiburce a appris mes difficultés et, bon apôtre,
m’a proposé son aide. Il faut croire qu’il dispose du superflu.
Bref, il m’a prêté des sommes importantes et m’a fait signer des
billets dont les délais allaient venir à expiration.
– Et que vous vous trouviez dans
l’impossibilité d’honorer ?
– Et pour cause ! C’est la raison
pour laquelle je me suis rendu chez ma fiancée. Au petit
matin…
– Pourquoi si tard ?
– Ma seconde monture a déferré, de trois
fers. Ce qui n’est pas banal, le maréchal l’a remarqué. Donc, j’ai
dormi sur place, car il faisait nuit.
– Qui s’est occupé du cheval frais au
relais ?
– Un domestique… Tiburce, je suppose. Mon
grand-oncle mort, il demeurait néanmoins au service de la famille.
C’est en tout cas lui qui m’a tenu la bride.
– Le nom de l’endroit où vous avez passé
la nuit ?
– Croyez-vous donc que j’y ai pris
garde ?
– Voilà qui est des plus commode, ma
foi !
– C’est pourtant la vérité. Au petit
matin, je me suis jeté aux pieds du père d’Yvonne pour le supplier,
en vain rassurez-vous, de venir à mon aide et de m’avancer les
sommes dues. Sinon les billets allaient être jetés au public, mes
dettes dénoncées et notre nom déshonoré.
– Que ne l’avez-vous demandé à votre
père ?
– En vérité, il est ruiné et il
n’attendait que la mort de mon grand-oncle et l’héritage dont ma
mère devrait bénéficier pour la dépouiller. Cela, et la dot de ma
future épouse, car il était entendu que j’en distrairais une part
pour aider mon père à rétablir ses affaires.
– Avez-vous lu le testament de votre
grand-oncle ?
– Non, comment aurais-je pu le
faire ?
– On l’a trouvé dans votre sacoche.
– Je m’échine à vous prétendre le
contraire ! Il était de notoriété que ma mère, adorée par son
oncle, hériterait de tous ses biens.
– Votre grand-oncle réprouvait votre
prochaine union avec Mlle de Malairie.
– Vous l’affirmez ! De fait personne
ne l’ignorait.
– Pourquoi détestez-vous votre frère
Charles ?
– Je ne le déteste pas. Il m’est
indifférent. Il s’est toujours plaint que je le maltraitais. C’est
faux. C’était pour lui manière de se faire cajoler par notre mère.
Il n’aurait tenu qu’à lui que nous soyons amis.
– Revenons aux faits. Comment se fait-il,
selon vous, qu’on ait retrouvé dans vos sacoches, outre le dernier
testament de M. de Chamberlin, un document signé de sa main et
le pendant de la paire de céladons qui se trouvait sur le bureau de
sa chambre ?
Il répondit en regardant Nicolas droit dans
les yeux. Ce n’était là, songea celui-ci, aucunement la preuve
d’une sincérité. Mille exemples prouvaient aisément le contraire.
C’était le moyen le plus en usage pour assener des faussetés.
– J’ignore tout de ce que vous avancez.
Je n’ai rien dissimulé dans mes sacoches.
– Bien. Comment se fait-il qu’on ait
trouvé dans la chambre de Tiburce des empreintes de vos
bottes ? Et d’ailleurs, où sont vos éperons ?
– On les lui a retirés à son arrivée ici,
dit Rabouine.
– Monsieur, des bottes, j’en ai des
dizaines de paires. On distribue celles qui sont usagées. Et une
botte à ma pointure, vous en découvrirez plus d’une à
Paris !
– Ainsi vous niez tout de la réalité de
ces constatations qui nourrissent contre vous bien des
présomptions.
– Bottes, papiers, vases, veaux, vaches,
cochons, couvées, je n’en ai cure. Il paraît trop évident que vos
gens ont ménagé cela contre moi pour m’impliquer dans des affaires
qui me sont étrangères.
– Vous ne savez que trop que cela est
faux.
– Monsieur, pour la dernière fois, je
vous affirme que je suis innocent de ce dont on m’accuse.
– Mais pour le moment, vous n’êtes accusé
de rien. Nous causons.
– Je vous donne ma parole de
gentilhomme…
– De gentilhomme, monsieur, dit Bourdeau.
Où avez-vous vu jouer cela ? Un fils perverti de robin
peut-être ?
Rabouine n’eut que le temps de ceinturer le
jeune homme qui s’était jeté sur l’inspecteur.
– Monsieur, reprit Nicolas, la colère
n’est pas bonne conseillère dans votre situation. Et votre attitude
ne laisse pas d’augurer les risques dans lesquels votre violence
peut vous précipiter. Reprenez votre calme. On va vous reconduire
dans votre cachot. Réfléchissez-y. Nous nous reverrons bientôt.
Sachez cependant que nous n’avons contre vous rien de personnel et
que c’est la justice du roi qui parle par nos voix.
Nicolas et Bourdeau demeurèrent un long moment
silencieux après la sortie du jeune Ravillois.
– Quel est ton sentiment ? demanda
Nicolas après un temps.
– Un petit coq arrogant des plus crêté
qui a le toupet de nous offrir les éléments pour le
confondre.
– C’est bien là ce qui m’inquiète. Et
s’il était sincère ? Il faudrait vérifier les horaires. A-t-il
eu la possibilité de revenir aux Porcherons durant la
soirée ?
– Je ne dis pas pour les bottes, il y a
du vrai dans sa repartie, mais le testament, mais le céladon ?
Que demandes-tu de plus ? Pour le parcours on va
vérifier.
Au moment où Nicolas s’apprêtait à répondre
aux objections de l’inspecteur, le père Marie surgit, secouant la
tête d’un air incrédule. Une dame, et ce disant il pouffait,
demandait à parler sur-le-champ au commissaire, ayant de graves
révélations à lui faire. Elle était d’ailleurs, affirmait-elle,
fort connue de lui – et de tous, marmonna-t-il – et l’énoncé de son
nom suffirait à l’introduire.
– Est-ce le moment ? dit Bourdeau
grondeur.
– Et son nom ?
– Tu n’imagines pas, c’est la Paulet,
jeta l’huissier d’un ton dépréciateur.
– Que veut-elle ? Tu vas perdre ton
temps.
– J’ai quelques raisons de ne la point
congédier. C’est une vieille amie et ses avis ne sont point à
négliger. On ne doit pas faire attendre les dames et surtout
celle-ci. Fais-la monter.
Un long moment après il y eut comme une rumeur
de soufflet de forge, puis le bruit d’une démarche traînante
précédant l’apparition d’une tour de tissus. Dans cette machine ils
reconnurent l’ancienne tenancière du Dauphin
couronné, pour l’heure maîtresse des lames et des arcanes du
faubourg Saint-Honoré. Le bureau de permanence devint soudain trop
étroit. L’amoncellement de satin rose, orné de dentelles et de
fleurs brodées, entra dans un bruissement de tissus éraillés et de
baleines forcées. L’ensemble se déploya enfin dans un crépitement
d’élytres. Sa masse emplit le bureau et avec elle les remugles des
parfums composites dont elle était imprégnée à outrance. La
maquerelle reconvertie posa contre le mur une canne
enrubannée.
– Chère Paulet, dit Nicolas, lui prenant
ses deux mains boudinées pour y déposer, à la grande surprise de
Bourdeau, un baiser. Soyez la bienvenue ! Pierre, avancez une
chaise.
Elle n’avait pas repris son souffle et
poussait de petits cris ravis. Elle s’effondra sur le siège qui
craqua sous son poids.
– Ouf ! Cet escalier… euh… bien…
raide.
– Prenez votre temps.
– Tu connais quel changement a pris ma
vie. Tu sais qu’après avoir procuré les plaisirs de Vénus à la cour
et à la ville, un mystérieux mouvement m’a fait troquer cet
incertain négoce contre celui de maîtresse des oracles…
L’éloquence du ton de la Paulet ne laissait
pas de surprendre le commissaire. La fonction créait-elle
l’organe ?
– Savez-vous, dit-il, chère Paulet, que
j’ai éprouvé les effets de la sagacité de votre divination et que
je vous en sais fort gré.
– De quoi tu causes ? J’en ai point
souvenance. Dans ces moments-là, je ne suis point moi-même. J’ai
des vapeurs et des vertiges. Tu es bien mignon de me remercier.
C’est pas toujours le cas ! En v’là de la pommade !
Dans le visage mafflu, cerné d’une perruque
blonde, qui semblait posé sur cette énorme masse rose, les petits
yeux inquisiteurs fixaient Nicolas. Il se rassura, la vieille
Paulet revenait au galop à son habituel bagout.
– Voilà ce qui m’amène. M’avais-tu point
retournée de questions sur la caillette qu’on nomme la
Lofaque ?
– Oui. Tu as du neuf sur
elle ?
– Et comment ! v’là-t-y pas qu’elle
surgit hier soir à l’heure de mon ratafia pour, prétend-elle, me
consulter sur son avenir. Ton avenir, ma fille, que je me dis, tu
l’aurais devant toi si, au lieu de cracher sur mes avis et de faire
la sucée, t’les avais écoutés. Fais attention, la Paulet qu’je me
susurre. Pourquoi qu’elle me tanne et quoi qui la pousse à
m’interroger ? Hein ? On n’a jamais tripoté
ensemble.
– Et alors ?
– Alors tu me connais. Je fais la bonne
caille et prends l’air intéressé, feignant de bâiller aux
couches.
– Aux mouches.
– Tu ne changeras jamais ! Mouches,
couches, touches, je m’en fous comme de Jean de Vert ! Écoute
le principal au lieu de gober aux intérêts ! Bref, la Lofaque
me supplie de l’aider. Toute une tablature, des dents qui grincent,
des roulements d’yeux. J’lui dis Ma fille, il
faut d’abord faire reluire l’outil. Elle allonge un louis.
Et voilà qu’elle ajoute Ce n’est point pour
moi, c’est pour mon amant. La Paulet qu’aime pas qu’on la
lui joue lui répond qu’elle travaille point pour les greluchons,
que ceusses qui veulent savoir n’ont qu’à se présenter. V’là-t-y
pas qu’elle se lâche en furie, sort de ses gonds et me traite d’un
veux-tu, en v’là ! Furieuse, j’étais en passe de lui foutre la
pelle au cul61 quand
elle s’effondre tout en sanglots.
Tiens, se dit Nicolas, pour le coup la rechute
est complète ! Ce mouvement de surprise n’échappa point à la
Cassandre du faubourg.
– Tu me connais. J’la requinque à traits
de bonnes paroles et de lampées de ratafia. J’la somme de
s’expliquer. La v’là qui débagoule tout, un conte dégoisé qu’une
veillée aurait avalé bouche bée ! Toujours la même histoire.
Elles s’entichent d’un greluchon pour le plaisir, pour mieux
supporter les autres, ceux du négoce quotidien. J’la dépiaute peu à
peu. Rage, pleurs. J’te regrince ! S’avère que son coquin
taillait p’têt ben sa tablette, mais point la route. Depuis des
jours il tirait sa bordée avec peine, tout démentulé qu’il était.
Elle lui lança une œillade salace.
– Bref, le trouvant décidément peu
gaillard, le soupçon la prend et la jalousie suit. Décidée à la
mettre à blanc62, je
gagne à ce qu’elle me chante le menu.
– Vous avez toujours su mettre le monde à
l’aise.
Elle eut une moue suspicieuse.
– Comment j’le prends ? Bref, elle
ne m’a pas mâché la châtaigne. Le bougre lui bouffait et le gigot
et l’os. Pour qui, pour quoi ? Elle enrage, le file,
l’espionne, le fouille, le resuit et le perd. Depuis des jours plus
de Jacques. Du coup elle se mange le sang, se pétrit d’angoisse, se
furibonde et décide de venir consulter. Bon. Là-dessus je bats mon
paquet. Tu sais, le tarot ne saurait mentir, enfin quand il veut
bien dire quelque chose. Là je ne croyais pas trop à ce qui allait
en sortir. La prédiction exige la crise.
– Tes scrupules t’honorent. Et la
suite ?
– Ne me saboule63 pas.
Elle s’adressa à Bourdeau d’une voix
mourante.
– On a beau le
prier,
On ne rencontre en lui
qu’un juge inexorable.
– Peste ! On nous a changé notre
Paulet. Où êtes-vous allé prendre cela ?
– J’aspire désormais, minauda-t-elle, à
orner mon art des formes qu’il requiert. T’as reconnu des vers du
Corbeau ?
– De Corneille, voyons !
– Voilà ! Toujours il me bafoue.
Qu’importe l’emplumé, c’est verjus et jus vert.
Elle feignit de bouder. Une larme s’échappa,
emportant mêlés du noir, du blanc et du rouge.
– Pour en finir, j’me mets en mesure.
Enfin c’te mesure pour une garce comme elle. Faut que j’aime pour
une vraie crise. Alors là je commence à palinoder. Je cause de ce qui me vient par la tête
en roulant des yeux blancs. J’entends des chevaux dans la rue. Ca
m’inspire, j’me lance : Des chevaux, des
chevaux, cheval anglais, mille cinq cents livres. Du feu ! Le
frison, il a la morve. Voleur, voleur, tu me le
paieras !
Elle lui coula un regard aiguisé.
– Ainsi, constata Nicolas, étiez-vous
bien consciente et en train d’empaumer la pauvre d’un conte de
votre invention ? Le tout, j’imagine, drapé de soupirs,
hoquets, yeux tournés et jambes trépidantes. Vous voici revenue au
bon vieux temps où vous donniez dans le théâtre.
Les bajoues de la Pythie du faubourg
remontèrent dans une grimace de dépit.
– Plains-toi ! J’aurions pu ne point
venir…
– Seulement vous êtes là ! Et
j’attends la suite de votre affaire.
– Faut que tu saches, jeta-t-elle l’air
dépité, que, pour toi, j’avais point mimé. C’était du sonnant et du
trébuchant.
– Je le sais.
– Alors ? demanda Bourdeau que cette
mine de connivence agaçait.
– Alors ? repartit la Paulet.
Qu’avais-je fait là ? Quel marmot qu’j’avais croqué ? À
m’entendre, elle se mit à pousser des cris d’or frais…
– Encore un oiseau !
– Comment ?
– Rien, poursuivez.
– Et les cris et les hurlements de
revenir. J’avais apparemment mis le doigt là où que ça faisait mal.
Je m’apitoie et, bonne fille, j’la console et la cajole. Elle finit
par m’avouer que j’avais dit la vérité, qu’elle savait bien où se
trouvait son friponneau. Qu’il avait quelque mauvaise affaire sur
le dos, rapport sans doute aux dettes qui l’accablaient, qu’il
s’était battu avec un créancier, l’avait blessé et pour l’heure
s’était réfugié dans la soupente d’une maison près du Marché aux
Chevaux à la barrière Saint-Victor. Tu comprends que les cavaleurs
entrés dans mon jeu et le sang l’ont convaincue de la vérité de mes
jasements.
– Mais, remarqua Bourdeau, que
venait-elle te demander puisqu’elle savait tout ?
– Justement, elle voulait s’en tirer et
me venait demander protection. Elle était lasse de cette vie-là.
Elle avait entendu d’anciennes pensionnaires à moi parler de la vie
douce que je leur menais. Moi, qu’je lui ai dit, j’ne suis plus au
service.
– Presque plus.
– Non, non ! Mon nouveau négoce
suffit à ma peine. Je refuse les demandes. Son godelureau hors
d’état et menacé et son vieux dont elle est sans nouvelles, tout
cela la révolutionne.
– Et que lui avez-vous
conseillé ?
– De partir loin, de quitter Paris. De se
refaire une position à Brest, à Lorient, à Cherbourg où la guerre
conduit les officiers. Avec son minois et un peu d’habileté, elle
trouvera vite chaussure à son pied.
– C’est raison de lui tenir ce
langage-là. Vous a-t-elle donné des précisions sur l’endroit où gît
le lièvre ?
– Je comprends, dit-elle avec un fin
sourire, ce n’est plus des oiseaux, c’est du gibier pour
l’heure ! La maison contre le pavillon qu’ton Sartine avait
fait bâtir pour la police du Marché aux Chevaux, dans la rue qu’on
nomme maintenant, tout change, rue du Jardin du Roi.
La Paulet fut remerciée et conduite avec tous
les égards vers un fiacre qu’un vas-y-dire était allé quérir. Bourdeau et Nicolas
confrontèrent leurs sentiments. Rien ne devait être laissé de côté,
non que l’amant de la Lofaque soit en rien impliqué dans les
enquêtes en cours, mais il n’en demeurait pas moins qu’il était
l’acteur principal des séances vicieuses que l’honorable Tiburce
organisait avec sa maîtresse. Son témoignage pouvait apporter des
lumières inattendues sur la vie secrète du valet de feu M. de
Chamberlin. Il fut décidé de pratiquer avec prudence. Tirepot,
toujours présent dans les ruelles qui entouraient le Grand
Châtelet, serait envoyé en enfant perdu afin de vérifier avec ses
moyens propres si le garçon tabletier était toujours dans sa
cachette. La ville n’était pas si calme qu’on pût sans dommage
déclencher des opérations de police dans les quartiers populaires
où l’émotion pouvait éclater brutalement. L’exaspération suscitée
par les événements du cimetière des Innocents retombait peu à peu.
Il convenait de ne point ranimer des braises encore chaudes.
Bourdeau, Rabouine et Gremillon, secondés par des exempts, se
chargeraient de surprendre l’intéressé et de le ramener sans tapage
au bureau de permanence où son interrogatoire commencerait sans
désemparer.
Bourdeau alla trouver Tirepot, laissant
Nicolas seul et songeur. Il se mit à réfléchir au destin étonnant
de la Paulet. Il la connaissait depuis toujours. Elle se confondait
avec beaucoup d’aspects d’une ville qu’il aimait, y compris dans
ses difformités. La première fois qu’il l’avait croisée,
pouvait-elle avoir cinquante ans ? Qui le savait ?
Peut-être pas elle-même. Aujourd’hui elle paraissait tutoyer la
vieillesse dont elle présentait depuis longtemps déjà, en dépit des
artifices, le visage. Comment la considérait-il ? Il l’imagina
jeune fille jetée dans le creuset de la ville et parcourant la
carrière de la galanterie. Comment et au prix de quels efforts
avait-elle guidé sa barque jusqu’à la possession du Dauphin couronné ? Toujours en deçà de ce qui
aurait pu la conduire dans les maisons de force ou à Bicêtre,
entretenant avec la police ces relations obligées et ambiguës,
tempérées avec lui par l’absence de contreparties et de corruption,
elle s’était maintenue coûte que coûte. Elle appartenait à ces
portées malsaines qu’engendrait la capitale du royaume, ce
léviathan insatiable. Y survivre équivalait à pactiser avec le
diable, un peu, beaucoup, par accès… Et peut-être lui-même aussi…
Elle ne s’en était pas si mal sortie ! Maligne, habile à
tisser sa pelote, image du vice tempéré par des qualités de
compassion et de bonté dont elle usait à bon escient… Les filles
qui avaient subi sa direction experte étaient sorties de ses mains
avec regret. À sa manière et contrairement à beaucoup de ses
semblables à Paris, la Paulet avait été presque maternelle avec
elles.
Nicolas était loin d’oublier son affection
fidèle pour la Satin et pour Louis. Il mesurait sa force de
fidélité et de droiture. Cette femme, réceptacle de tant de secrets
honteux, avait tenu à honneur, le mot n’était pas trop fort, de se
taire, de sceller ses lèvres à tout jamais, de garder comme un
sacrement les circonstances de la naissance de son fils.
Les déboires amoureux qui l’avaient agitée sur
le tard apportaient encore une touche d’humanité à celle qui, comme
tant d’autres, n’avait pas été épargnée par le siècle. La pensée de
la vieille Émilie lui traversa l’esprit. Enfin ses multiples
tentatives pour échapper à la malédiction de sa condition et le
rôle étrange, et d’évidence bénéfique, que le destin lui avait
depuis peu départi, ne laissaient pas d’interroger sur la nature
profonde de la Paulet. Qui pouvait lui jeter la première
pierre ? Au fait, elle méritait bien un peu qu’on lui baisât
les mains.