XI
Branle-bas
« Pour discerner en connaissance de cause le
faux du vrai, il faut quitter la pensée que l’on détient la
vérité. »
Saint Augustin
Le temps qui s’écoula fut long pour Nicolas. Il
considéra Gremillon. Celui-ci approchait de la trentaine. Ses
cheveux naturels châtain foncé encadraient un visage ouvert,
éclairé par des yeux gris rieurs. Son teint hâlé indiquait une vie
au grand air. L’uniforme améliorait une silhouette un peu lourde
mais non dénuée de cette allure qui fonde les séductions
naturelles. C’était une qualité essentielle pour qui devait
affronter des foules populaires aux réactions incertaines et en
imposer sans effort. Nicolas, qui la possédait au plus haut niveau,
avait encore naguère vérifié son importance face au peuple indigné
du cimetière des Innocents.
Il en profita pour interroger Gremillon sur le
moral des hommes du guet, leurs missions, les rela tions avec les
diverses forces qui assuraient la sûreté de la capitale du royaume.
Il apprécia le bon sens et l’intelligence des réponses que lui fit
le jeune homme, qui s’était naguère proposé pour travailler dans la
police. Son ambition demeurait la même. Il avoua être las des
servitudes et aléas de son état. Le guet était sans cesse en butte
aux railleries du populaire ; les hommes traités de
lapins ferrés, de tristes à pattes, de pousse-culs ! Il ne comptait plus ses
camarades rossés par des domestiques, des compagnons ou des
gagne-deniers. Ils devaient faire face à des rébellions
caractérisées et en retour se justifier de prétendues
brutalités.
Nicolas avait éludé une réponse qui ne dépendait
pas de lui. Pourtant, aujourd’hui plus qu’à un autre moment, il
éprouvait la nécessité de renforcer un service que l’état de guerre
contraignait à multiplier ses actions. Cependant il n’en ferait
rien sans consulter Bourdeau qui paraissait avoir heureusement pris
le sergent sous son aile. C’est ainsi qu’il devrait procéder pour
ne pas heurter sa sensible susceptibilité. Du reste, l’inspecteur,
père d’une famille nombreuse nichée dans une maison du Faubourg
Saint-Marcel, s’en était un jour gentiment ouvert au commissaire.
Il déplorait n’avoir pu depuis des années faire retour à Chinon. Il
possédait à Cravant un petit clos, L’Étournière, qu’un sien cousin
cultivait et qui lui donnait, bon an mal an, quelques centaines de
bouteilles. Nicolas en avait tâté à l’occasion de ce resbaudissant breuvage, surpris par une fraîcheur
de pierre à fusil à laquelle s’ajoutait un arôme de cassis et de
fourrure sauvage. Cet appariement rustique l’avait tant séduit
qu’il avait bu plus que de raison. Ravi, Bourdeau avait fait porter
aussitôt une bourriche de bouteilles chez Noblecourt. Il s’agirait
donc d’offrir un adjoint à l’inspecteur en le chargeant de la
responsabilité de le former. Ainsi serait habilement évité un
éventuel rejet de l’inspecteur au cas où il aurait le sentiment que
sa place auprès de Nicolas et dans son amitié risquait d’être
compromise, sinon menacée.
Le père Marie leur apporta un réconfort tout
droit venu de la taverne amie de la rue du Pied-de-Bœuf. Les
oreilles de cochon grillées étaient croquantes à souhait et une
salade de pissenlits aux œufs durs rafraîchissait l’ensemble arrosé
d’une bouteille d’un vin léger.
Nicolas continuait d’interroger Gremillon en
douceur. Il apprit ainsi que sa famille, originaire d’Origny, en
Lorraine, était parisienne depuis deux générations. Sa mère était
morte, mais son père, graveur sur pierres fines, tenait toujours
boutique rue du Temple et s’était fait une spécialité de la gravure
sur camées qu’il fixait ensuite sur des bagues, des fermoirs, des
agrafes ou des broches. Gremillon lui montra une petite tabatière
d’argent où se distinguait en relief le profil du roi. Interrogé
sur les raisons de ne s’être point engagé à la suite de son père,
le sergent avoua, en rougissant, que la perspective de travailler
assis avec une mauvaise lumière l’avait rebuté et que l’esprit
d’aventure, sa force physique et son habileté révélée aux armes
l’avaient tout naturellement dirigé vers le guet. Restait que,
désormais il avait fait le tour de cette activité, qu’elle lui
paraissait, en dépit des surprises quotidiennes, un peu routinière
et qu’il aspirait avec force à conjuguer un jour l’activité
physique à celle de l’intelligence des situations criminelles où
l’agilité de l’esprit prévalait sans pour autant contraindre celui
qui s’y consacrait à la seule obscurité d’une tâche assise.
Deux heures s’étaient écoulées quand Bourdeau
revint.
– Tu as la mine affriandée de quelqu’un qui
a découvert ce qu’il cherchait !
– Certes. Ce fut malaisé car les bureaux
étaient fermés et j’ai dû aller quérir M. Jouanet dans son
logis qui heureusement n’est guère éloigné, boulevard de la
Madeleine. Tout grommelant, il est venu m’ouvrir ses
tiroirs !
– Et quelle récolte ?
– En un mot comme en cent, tu avais visé au
cœur de la cible. C’est un notaire qui a acquis la pleine propriété
du terrain où se tenaient les combats de bêtes féroces. Il a même
ouvert une requête en vue de se conformer aux nouvelles règles
régissant l’alignement des immeubles…
– La beauté de la ville en dépend…
– Et sa sûreté, ajouta Gremillon.
– Et sa salubrité.
– Et, reprit Bourdeau, ces autorisations
sont partagées entre la police, le bureau de la ville et celui des
finances. Le dernier donne en ultime ressort la permission de
construire. Pour faire court, car je vous sens sur les charbons, il
s’avère que le susdit notaire qui a déposé les plans des immeubles
en projet se nomme Gondrillard et tient étude place Dauphine.
– Je le présumais ! dit Nicolas d’un
ton farouche.
– Et tu ignores encore ce qui apporte
davantage de ragoût à la chose. Nos bureaux, qui sont des modèles
d’organisation et qui autorisent nombre de recoupements, colligent
à tout hasard tout ce qui concerne les requérants. Et qu’ai-je
appris dans une de ces notules ? Que ce personnage est réputé
cor rompu, trafiquant à toutes mains dans des imbroglios
financiers…
– On pouvait s’en douter !
– Et qu’il a partie liée avec les traitants
les moins sûrs de la place. Il y a plus grave encore. Le doyen de
la compagnie vient d’adresser au Magistrat une lettre dans laquelle
sont révélées des présomptions de détournements de fonds confiés au
dit notaire par plusieurs familles distinguées du royaume. Il sera
sous peu convoqué devant ses pairs pour s’en expliquer.
– Jésus, Marie, Joseph ! s’écria le
commissaire. J’irai porter un gros cierge à la Chapelle57 à mon saint patron Nicolas qui est également
celui des notaires ! Nous tenons cette canaille. Encore
faut-il être assuré que…
– Que se passera-t-il, demanda Gremillon,
une fois que nous aurons signifié à ceux qui nous guettent que nous
sommes disposés à l’échange ?
Bourdeau approuva, ce que nota Nicolas.
– Reprenons notre plan, dit-il, là où nous
l’avions laissé. Plusieurs interrogations. Pourquoi nos adversaires
sont-ils assurés que nous détenons le document en
question ?
– Je pense, murmura Bourdeau après un temps
de réflexion, que ton départ précipité de Versailles, et cela en
dépit des précautions prises, n’est pas passé inaperçu et que des
conclusions hâtives en furent tirées qui ont accéléré le
mouvement.
– Cela me paraît insensé de leur part. Si
nous détenions le papier, nous n’en disposerions plus, l’ayant
remis à qui de droit !
– Ou alors ils parient sur la chose et,
détenant des prisonniers, ils en usent et escomptent notre
faiblesse. Or notre force réside dans le fait qu’ils igno rent que
Naganda et le cocher ont été libérés. Tant que cette ignorance
persistera, nous l’emportons sur eux.
– Viendra pourtant le moment de l’échange.
C’est bien là le hic ! Et pour eux, et pour nous !
– J’en viens à penser que rien ne peut se
préparer à l’avance et que c’est au fur et à mesure du déploiement
des faits que notre action pourra être envisagée. Reste que toutes
les précautions doivent être prises. Renforcement invisible autour
du Combat du Taureau.
– Et même place du Châtelet. Elle n’est
point si grande qu’on ne puisse repérer qui lorgnera la croisée.
Peuplons-la de mouches en quantité et de malins vas-y-dire. Surveillance permanente de l’étude de
maître Gondrillard, place Dauphine, encore que je ne le vois pas
pousser la maladresse jusqu’à risquer qu’un de ses sicaires nous
conduise jusqu’à lui.
– Un homme à une croisée avec une lunette
d’approche réduirait à quia toutes ces belles
précautions !
– Pierre, tu as raison. Et d’ailleurs,
ont-ils vraiment l’intention de nous rendre les otages ? Ils
les ont abandonnés, blessé pour l’un, sans eau ni nourriture depuis
trois jours. Veut-on que nous les retrouvions trépassés ?
Grâce à Pluton, ils sont saufs !
– Nous voilà tournant en rond comme toupies
cinglées par le fouet. Point d’a priori. Fions-nous à notre bonne
étoile. Persuadons-nous que leurs incertitudes sont encore plus
grandes que les nôtres. Sergent, merci de votre aide. Soyez encore
avec nous demain, dès sept heures.
Gremillon salua les deux policiers et sortit du
bureau de permanence. Nicolas demeurait silencieux. Il avait ouvert
la main courante et, d’une plume alerte, il consignait un bref
compte rendu des événements de la journée.
– Le sergent nous a été fort utile, dit
Bourdeau. L’homme est décidé, ouvert. Tu avais déjà éprouvé ses
qualités.
– Certes, à deux reprises. Il les gâche un
peu dans sa patrouille et semble s’y ennuyer. Il en déplore la
routine.
– Il me vient une idée. Demandons à
M. Le Noir d’écrire au lieutenant du guet de l’affecter au
service des affaires extraordinaires.
Bourdeau parlait les yeux baissés, sans regarder
Nicolas.
– C’est une idée… Il serait ton adjoint.
Cela te libérerait un peu de ce temps que tu regrettes ne pouvoir
consacrer à ta famille.
– Il me semble en effet que nous pourrions
lui donner sa chance. Cependant je t’abandonne la chose.
– Voyez donc le matois ! s’écria
Bourdeau qui depuis un moment se contenait difficilement.
– Que veux-tu dire ? dit Nicolas qui
feignait de se consacrer à son travail avec d’autant plus
d’attention qu’il s’égarait sur la réaction de son ami.
– Voyez le fin jouteur qui fait
l’ignorant ! Oui, la belle éducation reçue chez tes jésuites
de Vannes ! Elles sont admirables, les voies détournées
empruntées pour faire passer ce que tu supposes insoutenable. Et
comment peux-tu imaginer que je prendrais ombrage de cette
recrue-là ? Si quelquefois je puis offrir l’extérieur de la
défiance vis-à-vis de ceux qui t’approchent, c’est que tu ne te
méfies pas toujours assez, bienveillant de prime abord que tu
es.
Chez Nicolas, la satisfaction de voir la pente
prise par cette affaire le disputait au désagrément d’avoir été
traversé dans son innocente manœuvre.
– Ma prudence, dit-il, en prenant Bourdeau
par les épaules, est à la mesure de l’amitié qui nous lie. De fait,
rien ne me déplaît plus que de te savoir contrarié et je comprends
plus que tu ne l’imagines les raisons qui inspirent, je ne l’ai que
trop souvent vérifié, ta sollicitude à mon égard. Gremillon
complétera le service. Nous avons constaté ces derniers jours la
faiblesse de notre dispositif. Et encore nous avions Naganda !
Je te le confie.
Ils se quittèrent après avoir minutieusement mis
au point les dispositifs de surveillance qui dès l’aube
environneraient les lieux décisifs de l’enquête en cours. Nicolas
eut l’espoir de voir les choses bouger du côté de Rabouine dont on
pouvait espérer qu’il reviendrait de Champagne en ayant recueilli
de nouveaux éléments. Enfin il s’inquiéta de l’amant de la Lofaque.
Il souhaitait en effet l’interroger sur Tiburce et sa vie
cachée.
Dans le fiacre le ramenant rue Montmartre,
Nicolas repassait dans sa tête les événements de la journée.
Concernant Gremillon, il se rendit compte soudain que jamais
auparavant il n’avait prêté attention à quelqu’un de plus jeune que
lui et souhaité user de son entregent pour faciliter une carrière
ou favoriser son ambition. Lui-même avait bénéficié de cette
bienveillance, que ce soit auprès de Sartine, de Le Noir, du duc de
la Vrillière. Était-ce encore un signe parmi d’autres qu’il
abordait une nouvelle étape de sa vie ? La différence d’âge
avec le sergent devait être la même qu’entre lui et les deux
lieutenants généraux de police sous l’autorité desquels il avait
servi. Sartine n’avait que onze ans de plus que lui et Le Noir
huit.
Il y avait sans doute un moment où l’esprit et
le cœur étaient soudain moins pleins des seules considérations
personnelles. Les yeux s’ouvraient alors plus perspicaces sur ceux
qui vous entouraient et entrevoyaient des situations qui,
auparavant, fussent demeurées insoupçonnées. Alors l’ambition
satisfaite faisait céder un égoïsme jusqu’alors sourd et aveugle et
favorisait une bienveillance naturelle disposée sans aucun calcul à
se déployer. Cette découverte de lui-même émut le commissaire
qu’elle attrista et consola à la fois. Il exhala un long soupir et
évoqua le visage d’Aimée. Comme il eût voulu la tenir dans ses bras
et s’enivrer de son parfum de jasmin… Elle aussi demeurait le
symbole ambigu d’un état qui soulevait de plus en plus souvent son
angoisse : celle d’une jeunesse révolue et d’une maturité qui
s’ancrait trop vite.
Allons ! songea-t-il, foin de ces vieilles
lanternes, je ne les connais que trop bien, il me les faut
éteindre. Me voilà retombant dans les travers de jadis, quand
chaque événement suscitait en moi débats et cas de conscience.
Quoi ! Comment quelques cheveux gris, une quarantaine sonnante
et une aménité dont j’ai au fond toujours fait preuve, peuvent-ils
me conduire à d’aussi tristes pensées ? Il s’accusa aussitôt
de s’écouter avec trop d’indulgence. Puis lui revinrent à l’esprit
l’entretien avec Madame Louise, la mort à laquelle il avait échappé
et le prochain départ de Louis. Il soupira derechef. L’enquête
était là qui nécessitait son entière énergie. Il aurait bien loisir
après sa conclusion de bayer à ces corneilles-là !
Rue Montmartre Catherine l’accueillit, encore
ébahie de l’appétit dévorant de Naganda. Une miche de pain et un
lapereau en gelée avaient à peine calmé une invraisemblable
fringale. Pour lors, il dormait ainsi que Noblecourt qui, dans le
cas contraire, eût frappé le plancher d’une canne impatiente.
Mouchette s’étirait sur le carrelage frais en se pourléchant d’un
air coupable. Qu’avait-elle dérobé ? Il se coucha aussitôt,
mais ne trouva le sommeil qu’aux premières lueurs de l’aube.
Catherine monta le réveiller de ce bref mais lourd
assoupissement.
Dimanche 11 juin 1780
Dans l’office Catherine fouettait le chocolat
fumant et Naganda, parfaitement remis de son épreuve, dévorait une
corbeille de brioches. Le Micmac fut mis au courant des dernières
péripéties de l’enquête.
– Nicolas, je crains que votre affaire
soit mal engagée. Aucune des parties en présence ne dispose des
atouts qu’elle prétend ou qu’on la suppose détenir. Point de
document du nôtre, plus d’otages du leur. Voilà une conjoncture
lourde de périls… Qu’en sortira-t-il ?
– Je ne démentirai pas. Il faut nous en
remettre au hasard qui parfois favorise les plans les plus
aventureux. Je l’ai cent fois constaté.
Naganda paraissait absent, les yeux fermés. Il
oscillait un peu sur lui-même. Nicolas respecta sa méditation. Il
avait toujours respecté cette part mystérieuse chez son ami.
– La vertu la plus
ferme évite les hasards, et il n’y a point de fatalité à
laquelle on ne se puisse soustraire. Ainsi, je crois, reprit
Naganda, avoir trouvé le moyen de remettre la chance de notre côté.
Le projet est audacieux, mais c’est sans doute l’unique
issue.
– Tu me vois impatient d’entendre ton
idée.
– Le placard sera exposé à la croisée de
la façade comme exigé. Il est probable que nos adversaires, d’une
manière ou d’une autre, souhaiteront récupérer les prisonniers
avant de procéder à l’échange envisagé. Celui-ci suppose un minimum
d’apparence et de débouchés. Le lieu où nous étions retenus ne
paraît guère convenir à ce passage de gages.
– Alors ?
– Ils iront chercher les otages dès le
signal arboré. Aussi bien, pour nous donner le temps d’agir,
celui-ci ne sera-t-il en place que quelques minutes avant
midi.
– Agir ? Et dans quel
sens ?
– Nous tendrons un piège. Installons dans
la fosse du Combat du Taureau ceux qui sont censés y être
encore.
– Comment cela ? Y être
encore ?
– Moi en tout cas, car nul ne peut jouer
mon rôle ! Pour le cocher, bien grimé, le sergent qui me
semble un homme avisé et hardi pourrait sans risque le figurer. Du
sang pris chez un boucher voisin. Les habits du cocher. Et de plus
nous serons bâillonnés et masqués.
– Je ne peux autoriser cela.
– C’est le seul moyen de parvenir
jusqu’aux organisateurs de ce complot. Les liens seront apprêtés de
manière que l’on puisse se libérer en un tournemain. Nous serons
armés. À l’arrivée nous leur sauterons sur le râble et vous serez
là pour nous prêter main-forte. Ergo glu
capiuntur aves, ainsi les oiseaux seront pris par la
glu !
– Je frémis à penser à tout ce qui
pourrait survenir.
– C’est que déjà tu acceptes l’idée.
L’essentiel résidera dans l’efficacité de la filature et la
soudaineté de l’attaque.
– Je m’en chargerai moi-même. Probable
que nous aurons affaire aux mêmes sicaires qui vous ont
enlevés.
Catherine regimba quand elle constata qu’on
lui enlevait l’habit de Nicolas, qu’elle s’était mise en devoir de
dégraisser, pour le traîner dans la poussière de la cour. Il lui
fut recommandé de ne point alarmer M. de Noblecourt, de le
laisser paisiblement assister à la messe du dimanche à
Saint-Eustache et de lui confirmer simplement qu’ils seraient tous
deux de retour dans la soirée pour un souper qui pourrait, au vu
des événements, se transformer en médianoche. Ils décidèrent de se
retrouver au Grand Châtelet. Nicolas sortit par la rue Montmartre
tandis que Naganda faisait le mur au fond du jardin pour rejoindre,
circuit déjà éprouvé par le commissaire, la rue Plâtrière par les
jardins du couvent des Filles de Sainte-Agnès.
L’inspecteur et Gremillon l’attendaient à
l’heure dite. Le sergent, les yeux brillants, serra avec force la
main de Nicolas qui comprit que la grande nouvelle avait été
dévoilée. Ainsi Bourdeau avait-il pris au sérieux la responsabilité
à lui confiée… N’était-ce pas préférable ainsi ? Naganda,
disert et précis, présenta son plan qui reçut l’approbation du
conseil après un débat animé sur les avantages et dangers de
l’opération. Elle impliquait d’ailleurs de mobiliser des forces
qu’il fallait rassembler avant midi. Pendant que le sergent
s’attachait à prévenir le guet, Bourdeau s’affairait de son côté à
faire quérir exempts et mouches disponibles. Nicolas les pria de
prévoir les véhicules et les relais nécessaires. On envoya chercher
les hardes du cocher Bardet dont se revêtirait Gremillon qui avait
accepté d’enthousiasme la dan gereuse mission d’accompagner Naganda
dans son rôle d’appât. Un émissaire fut dépêché auprès des deux
hommes qui surveillaient le Combat du Taureau. Ils avaient
instruction de continuer à se dissimuler sans intervenir après que
le piège aurait été tendu. Dans ces affairements, le temps s’écoula
vite. Curieux de demeurer acteur de la suite de l’affaire, Semacgus
surgit et fut mis au fait du plan ; il obtint, malgré les
réticences de Nicolas, soucieux de sa sécurité, de les
accompagner.
Vers onze heures un placard blanc fut accroché
à la croisée au-dessus du porche de la vieille forteresse. On
laissa s’écouler une demi-heure et, par des voies parallèles mais
convergentes, des voitures de police s’acheminèrent vers la
barrière de Vaugirard. À destination, seul le fiacre de Nicolas
approcha du site en ruine. Il convenait de procéder avec rapidité
de manière à n’être point surpris. La troupe s’était munie d’une
échelle afin de faciliter l’installation des prétendus otages dans
la fosse où ils iraient croupir dans des conditions identiques à
celles constatées lors de la libération de Naganda et de Bardet.
Gremillon était déguisé à s’y méprendre. Soudain Bourdeau s’arrêta
et retint d’un bras Nicolas qui s’élançait déjà, en lui désignant
la palissade.
– Halte ! murmura-t-il, elle est
ouverte. Ce n’est pas normal et nous n’avons plus le temps de
consulter nos gens. Ils appliquent à la lettre les consignes.
À peine ces mots prononcés deux hommes
sortaient de l’enclos. Ils aperçurent aussitôt les arrivants de
l’autre côté de la rue. L’un deux, sans hésiter un instant, leva
l’arme qu’il portait à la main et, sans viser, tira sur le groupe.
La cagoule dont était affublé Gremillon s’envola. L’acolyte à son
tour brandit un pistolet. Nicolas hurla à ses amis de se jeter à
terre. Le temps de toucher le sol, Naganda avait lancé un poignard
qui vint se ficher dans la poitrine de l’assaillant qui s’effondra.
Son compagnon ayant rechargé son arme allait de nouveau faire feu.
Nicolas sans l’ajuster, mais dans un réflexe de chasseur, tira au
jugé et lui fit sauter la cervelle. L’homme s’effondra dans un flot
de sang.
Dans la fumée et l’odeur de la poudre un grand
silence suivit, bientôt rompu par les cris du voisinage alerté et
par les fiacres de police qui se rameutaient à grand bruit. Nicolas
se releva et secoua les pans souillés de son habit. Il contempla le
désastre. Deux morts, et les fils d’une possible remontée vers les
responsables rompus. Il se retourna et découvrit Gremillon assis,
tenant dans ses mains un visage ruisselant de sang. Il se
précipita, mais le sergent, devinant son inquiétude, fit un grand
geste de dénégation.
– Ce n’est rien, la balle m’a effleuré.
Une égratignure.
Semacgus s’empressa auprès de lui, mais
Naganda, plus vif, avait sorti d’autour de son cou un petit sac de
cuir dans lequel il préleva une sorte d’étoupe blanchâtre dont il
appliqua une partie sur l’égratignure. Le médecin de marine
constata avec surprise l’efficacité du traitement. L’écoulement de
sang se tarit aussitôt.
– Pour votre début au service des
affaires extraordinaires, voilà un beau baptême du feu. Vous êtes
doublement des nôtres, s’exclama Bourdeau claudiquant, sa jambe
s’étant portée sur un caillou lorsqu’il s’était jeté à terre.
– Et soigné d’étrange manière par un
seigneur algonquin !
– Rien d’autre, monsieur le chirurgien,
que le produit cotonneux d’une plante de nos prairies qui possède
la propriété d’arrêter les épanchements de sang et de soigner les
blessures.
– Peste, messieurs, s’écria Nicolas dont
l’humeur inhabituelle les frappa tous, il n’est point temps de
parler botanique. Qu’allons-nous faire maintenant ?
– Il est ainsi, souffla Bourdeau à
l’oreille de Semacgus, chaque fois qu’il est contraint de tuer des
malfaisants. Toujours pour sauver sa vie ou celles de ses
amis…
L’attitude de Nicolas étonnait. Il se
précipita soudain vers les deux corps allongés. Il se pencha et,
sortant de sa poche un petit miroir, constata en hochant la tête
que Naganda et lui-même avaient fait mouche. Pourtant il se dressa
et cria à haute voix, si fort que tous furent surpris, que l’un des
assaillants était vivant et qu’on eût à le porter au Châtelet où
des soins lui seraient donnés. Semacgus qui, à son tour, était venu
examiner les corps, lui signala à l’oreille sa méprise ; rue
de Sèvres il n’y avait plus que deux cadavres.
– Taisez-vous ! On peut nous
observer. Feignez d’examiner celui qui fut touché par Naganda.
L’autre, hélas, n’est plus en état ! Confirmez à voix
intelligible qu’il est encore vivant. Puis nous le relèverons et le
conduirons, serré et maintenu entre nous, jusqu’au Grand Châtelet.
Me suivez-vous ?
– Hum ! Je crois comprendre, même si
je ne suis pas jusqu’au bout votre raisonnement.
En dépit de sa corpulence, Semacgus
s’agenouilla et se coucha presque sur le cadavre auquel il fit
subir l’examen pratiqué dans des circonstances semblables.
Il se remit debout aidé par Nicolas.
– Fichtre ! Ce brigand a eu de la
chance, lança-t-il de sa voix de basse. La lame s’est plantée entre
deux côtes sans toucher aucun organe noble. Et l’émotion a fait
défaillir notre homme. Il faudrait le panser.
Il retira la lame avant de placer un mouchoir
en tampon sur la plaie.
– Qu’on approche la voiture, cria
Nicolas. L’un d’eux en a réchappé. Pierre, Naganda, venez nous
aider.
Intrigué, le Micmac morgua le corps. Il allait
parler quand le commissaire, le fixant avec insistance, lui intima
d’un signe le silence. On porta donc le corps dans la voiture de
Nicolas. Placé au milieu de la banquette il serait soutenu par deux
des occupants. Avant de lever le camp, on examina avec soin la
voiture des deux sicaires retrouvée quelques toises plus loin. Les
rideaux des portières avaient été soigneusement tirés de manière à
ce que les occupants ne puissent être aperçus de l’extérieur. Aucun
indice particulier ne fut relevé susceptible d’apporter des
indications sur son propriétaire. L’autre cadavre fut jeté dans la
voiture des exempts avec ordre de le mener à la basse-geôle du
Grand Châtelet. Le cortège de retour prit un aspect funèbre. Entre
Bourdeau et Nicolas la tête du mort brinquebalait. Le commissaire
songea au départ nocturne de la momie de Voltaire deux années
auparavant. Aucune parole ne fut échangée tant cette présence en
imposait et tant chacun était perdu dans ses pensées. Arrivés à
destination, le père Marie, que rien depuis des lustres n’étonnait,
fut requis de faire porter les corps dans la salle des ouvertures.
En l’absence de Sanson et vu l’urgence, Semacgus se proposa
d’officier seul, ce qui fut d’emblée accepté.
Quel qu’eût été le péril imminent qui avait
déclenché la riposte de Nicolas, la confrontation avec ce corps au
crâne fracassé fut une épreuve. L’émotion de Bourdeau se mesurait à
la cadence des bouffées qu’il tirait de sa pipe. Semacgus, habit
bas, s’affairait à la lumière tremblante des torches assisté par
Gremillon et par un aide de Sanson venu leur prêter main-forte. Le
premier cadavre examiné fut celui abattu par Nicolas. On lui retira
ses hardes qui furent tendues à Bourdeau pour leur fouille
efficace. Il fut ensuite lavé à grande eau. Nicolas admira le calme
et l’apparente insensibilité de Gremillon, qui procédait sans
hésitation et obéissait aux injonctions du chirurgien de
Marine.
– Quel tir ! Entre les deux yeux. On
ne peut guère mieux viser.
– Je n’ai pas visé, dit Nicolas
sourdement.
Maintenant Semacgus considérait, l’air
intrigué, le côté droit du cadavre. Il fit approcher une torche,
tapota les chairs, se redressa et, après un moment de réflexion,
frappa dans ses mains.
– Je crois, messieurs, que la révélation
que je vais avoir l’honneur de vous faire va vous édifier. Ce
cadavre porte encore les stigmates de plusieurs blessures
récentes.
– De quelles apparences ? Sont-elles
à ce point éloquentes ?
– Voyez vous-même ! Sur ce bras
droit, des coupures encore presque fraîches et même infectées, se
refermant mal par ce temps orageux. Très superficielles, elles
correspondent, j’en suis persuadé, aux coups de poignard que
Naganda avait multipliés sans succès au moment de son enlèvement à
la barrière de Vaugirard.
– Cela n’ajoute rien à ce que nous
savions déjà.
– Peut-être, si ces blessures étaient
uniques, mais il y a davantage. Je relève la trace d’un coup d’épée
récent qui a traversé les chairs sur le flanc gauche. Cela ne vous
rappelle rien ?
– Ma foi, dit Bourdeau qui secouait la
culotte du mort, le sang répandu aux Porcherons. Il y avait celui
de l’agent de Sartine et d’autres traces qui provenaient, elles, de
son assassin. À coup sûr !
– Ainsi tout se tient, se lie et prend
place dans une longue suite d’événements logiques. L’affaire des
Porcherons et l’enlèvement de Naganda sont le fait d’une même
engeance.
– Et sans doute aussi l’attentat contre
toi rue Scipion, à la sortie de la boutique de Rodollet.
– Rien de particulier dans sa
vêture ?
– Rien que de très banal. Un mouchoir,
des allumettes, une mine de plomb. Du mauvais papier. Un écu,
quelques liards et… un morceau de lard rance.
– Bon, dit Nicolas, passons au suivant.
Inutile d’ouvrir ; ces morts et leurs causes ne font pas de
doute.
– Oh ! Il est vrai que le travail
est simplifié, quand on tue soi-même le client ! plaisanta
Semacgus sous le regard noir de Nicolas.
Le corps qui venait d’être examiné fut replacé
sur un brancard et porté à la basse-geôle où plusieurs pelletées de
gros sel lui furent jetées. Le même protocole présida aux
recherches sur le second cadavre. Bourdeau le considéra avec
attention, regarda l’intérieur de la bouche, les cheveux, le cou
et, enfin, l’ensemble des parties du corps. Ils allaient ouvrir la
bouche quand Bourdeau, qui fouillait les vêtements, le
précéda.
Il brandissait une petite feuille de
papier.
– Un papier plié soigneusement, portant
au crayon la mention : Eau antivénérienne
de Querton et Audoucet, rue de Sartine, n° 52 à la nouvelle
Halle. Un flacon de la mixture à moitié vide.
– Peuh ! grogna Semacgus. Ce n’est
point cette potion-là qui pouvait faire soin sur un chancre aussi
bien proportionné. Bourdeau m’a ôté la révélation de la
bouche.
Il fit un grand geste et, sur un ton de
comédien, se mit à déclamer : Voici que
tu as jeté le masque pour montrer désormais le visage triomphant de
dame vérole !
– Ainsi, un mort impliqué dans trois
crimes. Son compagnon vérolé. Qu’allez-vous nous tirer de tout
cela ?
– Faire enquête chez les vendeurs de ce
spécifique. On ne sait jamais.
– Ah ! Autre chose, dit Bourdeau.
Une clé, et de belle taille. Un exemplaire forgé à rosettes. D’une
belle demeure sans doute !
Le papier qu’il tenait venait de choir.
Nicolas le ramassa et lui jeta un coup d’œil.
– Voilà qui est curieux. En retournant
ton papier, je constate qu’il s’agit d’une page arrachée de
l’Almanach d’indication. Voici la liste
des artisans gainiers… et… Tiens donc ! Une adresse soulignée…
Galuchat, quai des Morfondus.
– C’est-à-dire la suite du quai de
l’Horloge jusqu’au Pont-Neuf, précisa Gremillon.
Tous respectèrent la réflexion dans laquelle
Nicolas semblait plongé.
– Pourquoi ce forban a-t-il sur lui
l’adresse d’un marchand gainier ?
GAISNIERS GALONIERS
GAISNIERS
Les Gaisniers sont les Artisans qui
doublent & garnissent toutes sortes de boëtes, étuis,
gaines & écritoires, fourreaux d’épée, de
pistoles & autres ouvrages en étoffes, en peau de
chien de mer, cuir bouilli, & c.
Les statuts de cette Communauté sont de 1323,
par lesquels ils sont qualifiés de Maîtres Gaisniers,
Fourreliers & Ouvriers en cuir bouilli.
Chaque Maître fait choix d’un poinçon pour
marquer son ouvrage, dont l’empreinte doit être mise sur une table
de plomb qui est à la Chambre du Procureur du Roi du
Châtelet.
L’on ne reçoit point d’Apprentis de Province en
cette Communauté.
Le brevet coûte 40 livres. La matrice
600 livres & pour les fils de Maître,
200 livres.
patron, la Magdeleine & Saint
Maur
bureau, quartier Saint-Landry
Quelques-uns des plus
connus sont :
Messieurs
bailly, quai de
l’Horloge, Garnisseur
boulanger, rue de
la Tabletterie, à La Tête de Bœuf,
Garnisseur, & c
chuchon, rue de
la Huchette, au Café, un des plus habiles Garnisseurs
courtois, quai de
l’Horloge, connu pour les surtouts de montres, étuis à gorge
d’or, & c.
faquet, quai de
Gêvres, idem
GALUCHAT père, quai des
Morfondus, un des plus renommés, est celui qui le premier a
trouvé l’art d’adoucir & mettre en couleurs les peaux
de roussette, de requin, dont
on garnit les
surtouts de montres, boëtes à lancettes,
étuis à ciseaux & à rasoirs & autres
objets, qui depuis ce temps ont conservé le nom de Galuchat
galuchat fils,
quai de l’Horloge, très renommé, idem
garnusson, quai
de l’Horloge, un des plus habiles Garnisseurs
gensei, rue de la
Calandre, un des plus habiles Garnisseurs, pour tout ce qui
concerne la gainerie, & c.
geoffroi, rue de
la Coutellerie, Garnisseur, & c.
gouay, à Saint
Denys de la Chartre, Garnisseur
lanson, rue
Phelipeaux, renommé particulièrement pour les fermetures qui
concernent les objets de gainerie
– Et y aurait-il, demanda Bourdeau
tapotant sa pipe sur la paume de sa main, un rapport entre cette
mention et la clé que nous venons de découvrir ?
Semacgus se dressa sur la pointe de ses
souliers pour retomber lourdement.
– Ma foi, je vois très bien la relation
entre ces faits ! Que vous suggère le quai des
Morfondus ?
– Le vent du nord qui y souffle et
transit le chaland.
– Pas seulement. Considérez que les
maisons qui y donnent sont aussi celles de la place Dauphine. Et
qu’évoque cet endroit ?
– Le domicile et l’étude de maître
Gondrillard, notaire de feu M. de Chamberlin et successeur de
Gondrillard père, l’un des signataires du document après lequel
nous courons !
– Branle-bas ! s’écria Bourdeau. Je
crois qu’une promenade quai des Morfondus s’impose
sur-le-champ.
– La piste de l’eau
vénérienne ?
– En second recours, si notre expédition
échoue.
La fouille des vêtements du second cadavre ne
donna rien de plus que le morne étalage des objets usuels que l’on
retrouve toujours dans les poches des gens du peuple. Tous
quittèrent en hâte la basse-geôle pour gagner les voitures. En
quelques minutes, le Pont-au-Change franchi, ils abordèrent la Cité
et le quai des Morfondus. Dans une des arcades ils découvrirent la
boutique de Galuchat qui exposait ces articles si prisés des plus
riches et des étrangers. Clé en main, Nicolas examina les lieux. La
porte cochère de l’endroit ne correspondait pas, en revanche une
demi-porte fermant une ouverture qui semblait s’enfoncer dans le
sol attira son attention. Était-ce un de ces accès aux caves qui
dans les maisons bourgeoises permettaient de faire entrer les
provisions de bois ?
– Messieurs, dit-il, il faut nous diviser
pour agir. Gremillon et les hommes du guet se portent en discrétion
place Dauphine. Ils laissent pénétrer chez Gondrillard, mais que
nul ne sorte de son étude sans être aussitôt arrêté, avec tous les
égards qui s’imposent. Je vous laisse cinq minutes pour prendre
votre poste. Naganda, Bourdeau et Semacgus m’accompagneront dans
les bas de cette maison. Disposons-nous de chandelles ?
– J’ai ce qu’il faut, dit Bourdeau
frappant ses poches.
Le délai imparti écoulé, la clé ouvrit sans
peine la serrure. Quelques degrés les conduisirent dans une galerie
voûtée de calcaire brut. Sur leur droite ils découvrirent une sorte
de cellule sans ouverture qui tenait du caveau. Deux paillasses y
étaient disposées avec un cruchon empli d’eau et une miche de
pain.
– Il y a apparence, dit Bourdeau à voix
basse, qu’on attendait ici des prisonniers. Je crois que nous
touchons au but.
Ils continuèrent leur marche dans la galerie.
La lueur que donnait le trèfle ouvert dans le bois de la porte
donnant sur le quai s’était peu à peu dissipée. Nicolas allait
demander à Bourdeau d’allumer une chandelle quand il aperçut
soudain au fond de la galerie une espèce de luminescence trouble
accompagnée d’une sourde rumeur et d’éclats de voix. Plus ils s’en
approchaient, moins ils comprenaient ce vers quoi ils avançaient.
Nicolas entendit Naganda qui égrenait des formules dans sa langue.
Enfin, ils atteignirent une surface étrange qui fermait la galerie.
Rectangulaire, elle offrait l’apparence de l’opaline. Mais ce qui
les étreignit d’une crainte irraisonnée, ce furent les ombres
grises et mouvantes qui troublaient la blancheur de l’obstacle. Il
apparut à Nicolas, qui faisait tout pour conserver son sang-froid,
que cette surface ne descendait pas jusqu’au sol. Il avança d’un
pas et tendit la main. Un rebord froid et lisse, dont le contact le
glaça, courait. Ses doigts en suivaient la ligne droite qui bientôt
s’incurva. Sa main refit le chemin parcouru et il sentit alors des
objets fixés sur cette pierre. Il entendait derrière lui les
respirations oppressées de ses amis. Il tira à lui Bourdeau, colla
sa bouche à son oreille et lui demanda ses allumettes. L’inspecteur
parut inquiet de cette demande et fit un geste de dénégation, tout
en les lui passant. Nicolas voulait comprendre et pour cela mieux
voir, ne fût-ce qu’un instant. Il craqua une allumette. Le quart de
seconde où elle éclaira il put discerner ce à quoi ils étaient
confrontés. Il appela Bourdeau près de lui.
– Une cheminée à la Richelieu58 ! Il y a deux vases en symétrie et une
pendule. Ces trois objets sont juste au-dessous de la limite d’un
miroir.
– Miroir ! Cette chose blanchâtre et
spectrale ?
– Pas un miroir habituel. Une glace sans
tain qui de ce côté va nous permettre de voir en vérité la nature
de ces ombres qui s’agitent derrière.
– Mais ces ombres risquent de déceler
notre présence.
– J’ai quelques lumières sur la chose, si
j’ose dire ! L’effet est à sens unique. Il convient, ce qui
est notre cas, que la pièce d’où l’on observe soit moins lumineuse
et éclairée que celle qui est observée.
Nicolas se rapprocha de la cheminée. Après
bien des tâtonnements, il finit par découvrir dans le pseudo-foyer
une tirette métallique qui devait déclencher le mécanisme tournant.
Restait à trouver les capacités de l’ensemble mobile afin qu’une
éventuelle irruption dans la pièce voisine réunisse toutes les
chances de succès. Il se mit à genoux et caressa le sol jusqu’à
trouver la jointure entre la terre battue et le métal de la
plateforme.
S’appuyant sur le marbre de la cheminée, le
menton sur l’arrondi de la pendule, il colle au miroir.
L’opalescence de la surface s’éclaircit comme dans une lunette
d’approche qu’on adapte à la distance. Il distingua un salon
richement meublé où deux hommes debout semblaient s’affronter
violemment. L’un deux était maître Gondrillard, l’autre lui était
inconnu. Il ne parvenait malheureusement pas à distinguer le sens
des paroles échangées par le miroir. À un moment l’inconnu saisit
le notaire par le col de son habit et le secoua tandis qu’il le
menaçait de son autre main. Que se passait-il donc entre ces
deux-là ?
Nicolas recula de quelques pas et appela ses
amis près de lui. Il les mit au fait de la situation et de la scène
étrange qui se déroulait au-delà du miroir. L’action était
désormais légitime puisqu’ils possédaient la preuve, la clé trouvée
sur le sicaire les ayant conduits quai des Morfondus, de
l’implication de Gondrillard dans cette affaire. Il ne s’agissait
pas de manquer son coup. Il allait donc surgir brusquement et user
de l’effet de surprise pour méduser le notaire et son visiteur.
L’un après l’autre, Bourdeau, Naganda et Semacgus tenteraient de le
suivre. Bourdeau lui fit observer que le mécanisme risquait d’être
à sens unique et qu’ils n’étaient en rien assurés que la cheminée
fonctionnerait avec plus d’une personne. Aussi serait-il sage de
renforcer le second front. Lui-même, revenant sur ses pas,
rejoindrait Gremillon place Dauphine et entrerait en force dans la
demeure du notaire. Le commissaire fut convaincu par cette
proposition de bon sens. Il indiqua à Semacgus et Naganda que tout
concourait à ce qu’il existât une tirette identique à celle
repérée, qu’il suffirait d’abaisser pour reproduire le
mouvement.
Il alla prendre place sur la plaque, tira son
épée et de la main gauche fit jouer le mécanisme. Il y eut un
claquement sec, puis un bruit de chaînes et, dans un insupportable
crissement, la plateforme se mit en mouvement et pivota lentement.
Il envisagea la scène avant même d’être aperçu. Les deux
interlocuteurs, surpris par l’événement, fixaient la cheminée
tournante, mais avec des expressions différentes. L’inconnu avec
surprise et colère, le notaire sans émotion apparente. Toutefois,
son impassibilité disparut quand il reconnut Nicolas. Pétrifié, il
ne faisait pas un geste alors que l’inconnu dégainait et, poussant
un cri sauvage, se jetait la rapière en avant sur le commissaire.
Son juron en anglais fut entendu par celui-ci qui, d’un saut de
côté, évita l’assaut et renversa un fauteuil entre eux. Cela ne
servit qu’à retarder l’estocade qu’il parvint à parer d’une quinte
inversée. Il freina alors la fougue meurtrière de son adversaire
d’un enveloppement de sa lame ménagé d’un ferme coup de poignet.
Cette riposte se compléta d’une tentative sous la poitrine. Il
entendit tinter un bouton métallique de l’habit de l’inconnu. En
face, on serrait la mesure. Nicolas se prépara au coup suivant,
attentif à anticiper son esquive. Il évita un coup de travers qui
vint décapiter un vase. Dans le même temps, d’un œil il surveillait
Gondrillard afin de n’être point surpris sur ses arrières. Le
notaire s’était précipité vers son bureau. Il fouilla un tiroir et
en sortit un sac en cuir et une liasse de papiers, puis quitta la
pièce en toute hâte.
Nicolas avait toujours affaire à forte partie.
L’Anglais l’acculait à la muraille et lui porta une botte si bien
dirigée qu’à son tour elle griffa le pourpoint de Nicolas. Il avala
l’épée de son adversaire et esquiva de côté. Maintenant l’homme
avait sorti un poignard de sa ceinture dont il usait de la main
gauche pour barrer la veine aux coups du commissaire. Mais Nicolas
avait repris l’avantage et réduisait à néant les incessantes
attaques de l’inconnu, le tenant à distance et couvrant sa lame.
L’homme buta contre un meuble au moment où la cheminée pivotait à
nouveau. Nicolas, entendant le sourd roulement grinçant, estima le
moment venu. Il fit un appel de son épée pour attirer la parade
adverse. L’adversaire haletait, laissant échapper
d’incompréhensibles injures ; d’évidence il jugeait que le
moment était venu d’en finir. Le commissaire serra la rapière
ennemie de telle sorte que sa propre épée soit en mesure de frapper
et que l’adversaire ne puisse donner un coup direct. La tentative
fut parée, mais au moment où il allait transpercer l’Anglais,
celui-ci s’effondra avec un soupir rauque.
– Ah ! s’écria Semacgus, surgissant
goguenard. On ne va pas t’abandonner à tes instincts massacreurs.
Tu es décidément par trop maussade en assassin. Rassure-toi, il
n’est qu’assommé. Dans tout cela, il n’y a que les vases qui
pâtissent.
– Bon, tu me l’as ôté de la bouche !
dit Nicolas. Grand merci, j’allais le pourfendre. Le notaire s’est
enfui. Qu’on le poursuive !
– Le notaire ? tonna la voix de
Bourdeau surgissant. Il a tenté, tête baissée et preste comme une
cavalette59, de
prendre la poudre d’escampette ! Le voilà, traitable et
repentant.
Gremillon suivait, portant plus qu’il ne le
soutenait le notaire blême et défait, pieds et poings liés. Il fut
jeté dans un fauteuil.
– Monsieur, je proteste…
– Tais-toi, dit Bourdeau en lui lançant
une bourrade, tu parleras quand on t’interrogera. Ah ! En
voilà un qui a perdu sa piaffe60 !
– Qu’on l’assoie ! Nous allons
l’interroger sur-le-champ.
Il désigna le corps inanimé de
l’Anglais.
– Conduisez celui-ci au Châtelet. Au
secret et enchaîné. Sergent, un de vos hommes peut s’en charger. Il
y a des voitures en pléthore. Et maintenant, maître, nous allons
poursuivre une petite conversation commencée il y a peu aux
Porcherons.
– C’est hors de question et j’en appelle
à certains ministres dont je fais les affaires.
– Oh ! Monsieur. Encore ? Je
crains d’avoir déjà entendu cette antienne. J’ose espérer qu’ils ne
vous ont pas confié leurs fonds ? Il est de ces connaissances
comme du temps qu’il fait. Elles varient et ne connaissent point à
la vesprée ce qu’elles adoraient le matin. Il suffit que vous ayez
des soumissions pour la malchance !
– Monsieur, vous n’imaginez pas…
– Que trop bien ! Croyez-le. Et
d’abord, qui était cet assassin anglais qui a tenté de
m’embrocher ?
– Un mien client que vous avez effrayé et
qui vous prenait pour un voleur. Étonnez-vous après qu’il ait voulu
me défendre.
– C’est pourquoi vous-même, à courage
rabattant, n’avez eu qu’une idée, celle de vous enfuir sans vous
préoccuper outre mesure du sort de votre estimé client.
– Il me fallait mettre en lieu sûr des
valeurs qui lui revenaient.
Bourdeau tendit à Nicolas les papiers et le
sac de cuir saisis sur la personne de Gondrillard. À première vue,
deux cent mille livres en lettres de change sur une banque anglaise
et le reste en pièces d’or.
– Alors ? hurla Nicolas en frappant
du poing sur la tablette du bureau. Avez-vous quelque explication à
nous fournir ?
– Je ne le puis ; il s’agit de
secrets que les usages de mon office m’interdisent de
divulguer.
– Ah ! Le bougre, enchaîna Bourdeau
il rompt les chiens. Sait-il que nous avons des moyens particuliers
pour le faire dégoiser vite et bien ?
Nicolas entra aussitôt dans le jeu de
Bourdeau.
– Je serais au désespoir d’y être
contraint. Je vous prie d’excuser l’inspecteur. Il croit encore en
certaines pratiques qui ont leur justification dans des affaires
aussi délicates. Elles ont fait leurs preuves. À tout hasard,
faites passer à Monsieur de Paris. Qu’il soit à notre disposition
ce soir au Châtelet, dans la salle ad
hoc.
– Inutile d’aller le quérir, il doit y
être encore après le rapide interrogatoire d’un des amis de
monsieur.
Une sueur d’angoisse envahit soudain le visage
du notaire dont la céruse et le carmin dégoulinaient.
– Maître, c’est la fièvre, sans
doute ? Une saignée ou l’usage de quelques instruments rougis
à blanc dans un brasero vont s’avérer nécessaires. Pour la dernière
fois, acceptez-vous de parler ?
Le silence seul répondit à la véhémence de
Nicolas.
– Soit. Je vais vous conter une histoire,
et des meilleures. Je suis, dit-on, doué autant qu’apprécié dans
cet exercice. Deux amis ont été enlevés. Un mystérieux message
m’est parvenu : ils seraient libérés contre remise d’un
certain papier. Ce papier, non seulement menace des hommes en
place, mais peut compromettre gravement les intérêts du roi dans la
présente guerre. Vous savez bien sûr de quoi je veux parler.
L’homme ne cilla pas, buté dans son
silence.
– On ne traite pas l’État ainsi,
monsieur ! Vos sicaires ont été interceptés et les otages
libérés rue de Sèvres, au Combat du Taureau… Terrain qui, au
passage, semble vous appartenir ? Non ?
Un tremblement agitait l’une des jambes du
notaire. Il baissait la tête sans répondre
– … L’un a été tué, l’autre, blessé, a
été conduit à la basse-geôle ; enfin dans une salle proche où
M. Sanson procède aux cérémonies de la question. Vous verrez,
vous l’apprécierez. C’est un honnête homme, un maître dans son art,
un artiste dans son genre. Il était disponible, voilà qui tombait à
pic ! Au troisième degré, l’homme a parlé. Ah ! Les
brodequins…
– Il ne pouvait pas me connaître !
s’esclaffa Gondrillard.
– Quel étrange aveu ! Et
ambigu ! Mordez-vous la langue, c’est un mot de trop. Que
signifie-t-il à ceux qui vous écoutent ? Que vous n’avez pas
traité d’homme à homme avec ce bandit-là ? Que vos
instructions lui ont été transmises par un tiers ? Par cet
Anglais, peut-être ? Reste à nous expliquer comment il
possédait l’adresse et la clé de votre petit caveau et à qui était
destinée la cellule à deux paillasses que nous y avons admirée. Si
vous êtes innocent comme vous osez le prétendre, quelle suite
calamiteuse de coïncidences ! Vit-on jamais agneau innocent
plus chargé de péchés ! Vous demeurez coi. Et cette cheminée
pivotante, elle sert à vos plaisirs ou bien à vos amis ? Ou
aux deux !
– Monsieur, elle me vient de famille,
jeta Gondrillard.
– Qu’est-ce à dire ?
– De l’aïeul de ma femme, conseiller au
parlement, de qui nous tenons cette demeure. Durant les troubles
civils de la Fronde et après l’arrestation de son confrère
M. Broussel, il prit la précaution de se ménager une issue
dans le cas où l’on serait en passe de l’embastiller.
– C’est de famille ! Et le pain
frais, et l’eau, ils datent du seigneur Giulio et de la reine
Anne ?
Le silence retomba. Nicolas sentit qu’il
fallait en venir aux grands moyens.
– Libre à vous, monsieur, de vous
enfermer dans le déni ou le mensonge. Ces tours de souplesse ne
vous sauveront pas. S’il s’avère impossible de vous déterrer
quelques propos, le destin va suivre son cours inexorable. Pour
commencer la Bastille, car en toute occurrence vous n’y échapperez
pas. Après tout c’est une tradition de famille ! Compte tenu
des charges, présomptions et accusations qui pèsent sur vous, à
savoir du moins au plus grave, faux, détournement de fonds confiés
à votre office, complicité de meurtre sur un agent royal assassiné
aux Porcherons en l’hôtel de Chamberlin, et tentative de meurtre
sur un commissaire de police au Châtelet. À cela s’ajouteront
enlèvement, violences et chantage. Enfin ce crime capital :
espionnage et conspiration au profit d’une cour étrangère et haute
trahison. Je vous laisse imaginer votre sort. Ouf, j’allais en
perdre le souffle !
– Représentez-vous, monsieur, ajouta
Bourdeau, suave, ce qui vous attend. Sur l’heure vous disparaissez.
Jeté dans un cul de basse-fosse, au milieu de la vermine, vous ne
pouvez espérer aucun secours. Vous serez mort au monde, mais point
à la justice du roi ! Interrogé avec les raffinements d’une
question bien conditionnée auxquels je doute que vous résistiez.
Songez à votre nom, à votre famille…
– Si vous consentez à nous aider, vos
peines, inévitables, pourront être adoucies et votre conscience
apaisée.
Un long soupir s’exhala de la poitrine du
notaire. Son attitude augurait bien ce qui allait suivre. Nicolas,
qui n’appréciait guère ces nécessaires manigances, soupira :
c’était toujours ainsi avec les coupables de peu de caractère. Il
suffisait d’agiter un peu fortement la rigueur des châtiments
auxquels ils étaient promis pour qu’ils se laissent soudain aller
et déballent leurs sales secrets. Il songea qu’il y avait quelque
ironie que ce soit lui, qui jamais n’avait eu recours à la
question, qui vînt à l’évoquer au moment où elle était en passe
d’être retirée de l’arsenal de la justice.
Il observa le notaire affaissé sur son siège.
Tout ce qui naguère ornait cette figure des mille reflets de la
fatuité avait disparu. Dégoulinants, les fards ne masquaient plus
l’âge réel de l’ancien beau. Sa tenue délabrée, le cheveu défrisé
laissant apparaître des plages de calvitie, la cravate de dentelle
sale et tourneboulée, l’habit chiffonné et boutonné à la diable,
tout offrait les signes d’une angoisse et d’un énervement que des
heures sinon des jours d’attente fiévreuse avaient exacerbés.
Gondrillard passait sa langue sur des lèvres
desséchées. Nicolas saisit une carafe et versa de l’eau dans un
gobelet qu’il lui tendit. L’homme s’en empara après que Bourdeau
lui eut délié les poings et l’avala si vite qu’il en renversa la
moitié sur son habit.
– Alors, monsieur, nous vous
écoutons.
– Monsieur le commissaire, je suis un
honnête homme…
– Voyez le bel apôtre ! dit
Bourdeau. Honnête homme nonobstant un certain nombre de
crimes !
– Je suis, je vous l’affirme, plus
victime que coupable et aucun crime ne peut m’être imputé. Et je
suis effaré, monsieur le commissaire, qu’on me traite comme un
criminel d’État.
– Tout concourt, monsieur, à vous
considérer comme tel.
– Si j’ai usé de dissimulation malgré un
caractère qui est tout à l’opposé, c’est le fait de mon
inexpérience dans des matières que je connaissais mal. Je pense que
vous devez arrêter votre jugement sur moi en tenant compte de toute
la délicatesse de mon cœur.
– Délicatesse du plomb et de l’acier de
vos affidés !
– On fait fausse route de m’imaginer
capable d’une bassesse de mon plein gré.
– Soit, monsieur ! Alors nous vous
serions reconnaissants d’aller au fait sans barguigner et de nous
dire qui vous contraint, de mauvais gré.
– Messieurs, peu avant la mort de mon
père, j’ai reçu de sa bouche de graves confidences concernant un
traité secret auquel il était partie. Cet accord intéressait les
intérêts du royaume en ce qu’il autorisait des demandes
susceptibles d’accroître les ressources de l’État. Mon père ayant
vécu très vieux et n’ayant jamais souhaité dételer, il m’avait
toujours écarté des affaires de son office. Lui disparu, je me suis
trouvé dans l’obligation de faire face aux obligations nouvelles de
ma charge. J’ai dès l’abord, je dois l’avouer, commis nombre de
maladresses qui, peu à peu, ont creusé un déficit dans mes affaires
tel que jamais je n’aurais pu le surmonter si…
– Si ?
– Si des appuis généreux n’étaient
intervenus sans que je puisse apprendre d’où provenait cette aide
mystérieuse.
– Généreux ! Vous usez du mot juste.
Et cette manne tombée du ciel, vous l’avez acceptée sans
broncher ?
– Que vouliez-vous que je fasse ?
Mes maladresses n’avaient pas cessé pour autant. C’était une course
incessante entre mon crédit et mon déficit.
– Un petit royaume à vous tout
seul ! ricana Bourdeau que le propos du notaire paraissait
excéder.
– Je souhaiterais comprendre, ajouta
Nicolas. Au cours de ces années durant lesquelles ces sub sides
affluèrent, rien ne vous fut demandé en échange ?
– Monsieur, pour qui me
prenez-vous ?
– N’inversez pas les rôles, je vous en
prie. Je vous prends pour ce que vous êtes, hélas ! Alors,
rien en échange ?
– Rien de plus que ce qui est d’usage
dans ces sortes de tractations. Quelques signatures en reçu.
– Rien de moins, en effet. Et l’origine
de ces fonds ?
Il y eut un temps de silence.
– Des subsides anglais.
– Et cette affaire a débuté à quelle
époque ?
– Peu de temps après la mort de mon
père.
– Vous n’avez pas perdu de temps !
Votre père est mort en ?
– En septembre 1776.
– Et en échange de ces subsides, rien ne
fut exigé de ceux qui vous les cédaient ?
– Rien avant la mort de M. de
Chamberlin, mon client. Alors tout s’est précipité. Des émissaires
nouveaux se sont présentés, m’enjoignant avec des menaces de tout
faire pour récupérer le seul exemplaire utilisable du traité en
question.
– Utilisable ? Il y a là un mystère
que je n’entends pas. Il n’y a qu’un seul exemplaire du traité
signé. Les Anglais n’auraient-ils pas disposé d’une preuve de
l’engagement de traitants français dans cette affaire
financière ?
– Je vous reprends. Lorsque l’accord
s’est conclu jadis, le seul papier qui fut signé par une autorité
du royaume était détenu par M. de Chamberlin. Les financiers
anglais ne disposaient que d’un document seulement paraphé par mon
père, M. de Chamberlin et M. de Sainte-James. Celui que
conservait le contrôleur général de la Marine garantissait les
financiers du côté français.
– Ainsi Londres exigeait l’unique papier
utile ? Et vous, sujet du roi, vous avez obéi à ces
instances-là ?
– Croyez qu’elles étaient menaçantes.
J’étais leur prisonnier et il était nécessaire que je leur
démontrasse mon empressement pour pouvoir endormir leur
méfiance.
– Et dénoncer la chose aux gens du
roi ? L’idée ne vous a pas effleuré, honnête homme que vous
prétendez être ?
– Rien, monsieur, ne vous permet
d’affirmer que je me lâchai à trahir mon pays et favoriser
l’Angleterre, ne connaissant d’autre roi à obéir que le nôtre, ni
d’autre parti à servir que la France.
Bourdeau applaudit lentement.
– Ne rêvons pas ! Que vous fut-il
demandé ?
– De récupérer le document qui permettait
de lancer la manœuvre afin de compromettre un ministre important.
Je m’en suis prudemment et sans succès ouvert à Tiburce Mauras, le
fidèle valet de M. de Chamberlin. J’imaginai que, son maître
mort, une honnête rétribution écarterait tout scrupule de sa
part.
– Vous avez un usage exclusif et
particulier du mot honnête. Ensuite ?
– Le reste ne fut pas de mon fait.
– Comment vous croire ? Qui est venu
de nuit, ou plutôt qui a envoyé aux Porcherons fouiller la maison
Ravillois, assassinant au passage un homme du roi ? Qui a fait
agresser un commissaire de police dans une ruelle ? Qui a
tenté de l’enlever ? Qui possède le Combat du Taureau ?
Qui avait préparé une cellule pour recevoir des otages dans sa
demeure de la place Dauphine, avec son entrée discrète et sou
terraine, quai des Morfondus ? Enfin, avec qui étiez-vous en
conférence lorsque j’ai surgi dans votre bureau ? Nul doute,
soyez-en assuré, que celui-là aussi, comme l’autre,
parlera !
– Ce ne sont là que des facilités et
moyens que je fus contraint de mettre à disposition de ceux qui
avaient la main sur moi.
– Dans cette perspective, la mort de
M. de Chamberlin est survenue fort à propos. Aurait-on
accéléré la chose ?
– La maladie qui devait emporter le
contrôleur général était connue. Il suffisait d’attendre. Ceux qui
m’activaient ne souhaitaient nullement attirer l’attention de ce
côté-là. En revanche, ils estimaient que, dans le désordre qui
suivrait sa mort, tout serait facilité pour récupérer le
traité.
– Comme tout cela est simple et plaisant
à entendre. Comment vous en vouloir ? Cela se résume ainsi. Un
pauvre notaire inexpérimenté joue avec les deniers de ses mandants.
Il se ruine. Le limier anglais, attiré par cette odeur faisandée,
s’approche et propose des services aussitôt acceptés. On offre
ainsi à l’ennemi les moyens et occasions de récupérer un papier qui
menace au plus haut les intérêts du royaume. Ne croyez pas,
monsieur, vous en tirer à bon compte. Point d’indulgence pour les
ennemis de la patrie et les traîtres. Et concevez bien que vous
serez jugé secrètement. Allez, qu’on l’emmène, ôtez-le de ma
vue.
Nicolas sortit de son habit une de ces lettres
de cachet déjà signées auxquelles il suffisait d’ajouter la date et
un nom.
– À la Bastille et au secret.
Gremillon lia derechef les poings du
prisonnier et le prenant aux épaules le poussa vers la porte.
– Voilà une affaire rondement menée, dit
Bourdeau.
– Reste que le document demeure
introuvable et tant qu’il le sera, la menace pèsera de le voir
resurgir.