IV
Monsieur Necker
« Ne soyez à la cour, si vous voulez y plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en normand. »
La Fontaine
Ses réflexions l’avaient mené jusqu’à la place du Grand Châtelet où le marché battait son plein. Les parasols effrangés aux couleurs passées protégeaient les fruits et les légumes qu’en ce début d’été les maraîchers des faubourgs apportaient de leurs jardins. Mille cris émaillaient ce joyeux rassemblement de marchands, bourgeois, domestiques, gagne-deniers, portefaix, curieux et mendiants de tout poil. Les appels connus se répondaient en échos stridents : « Mon écuellée de lait caillé ! Mon beurre de Vanvres bien frais, bien jaune ! La paire de mes gors pigeons tout dodus, tout tendres ! Le chapon pailler ! La poule poulardeuse ! Miel fondant, miel fondu ! Mon vinaigre bon et biau ! Verjus de grains à faire aillée ! Amandes vertes de Millau, du velours ! La noix en coque pour six sols ! Maïs, millet, haricots, cormes20, nèfles ! Bigarreau, mon bigarreau bien rouge ! Framboise velue, en v’là ! » Un petit attroupement s’était formé devant l’étal d’un boucher en plein air. Une altercation montait entre un bourgeois bien vêtu qui frappait le sol de sa canne et un gros homme rougeaud qui agitait un long eustache ensanglanté.
– Et moi, boucher, disait le premier, j’affirme que la longe de veau prétendument de lait n’était que viandasse malsaine de broutard élevé au son et à l’eau blanche. Et d’ailleurs vous n’avez pas le droit de vendre sur cette place ! Les ordonnances…
– Si vous goûtez point mes viandes, allez chez mes confrères. Ils vous en donneront pour votre argent, vieux grigou !
La querelle risquait de dégénérer, d’autant que des parties étrangères au débat s’y invitaient, s’empressant de prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des protagonistes. La présence du commissaire, que chacun connaissait, fit tourner court l’algarade et l’on se dispersa en commentant l’incident. Une jolie fille, qui guettait toujours les allées et venues de Nicolas, lui tendit, l’air aguichant, une poignée de cerises qu’il reçut dans son chapeau, remerciant l’attention d’un sourire.
Sous le porche il jeta les rênes au vas-y-dire de service qu’il découvrit bien grandi et déjà fier jeune homme. Dans l’escalier, les scènes entrevues sur le marché lui rappelaient que ce peuple pouvait être, selon sa réputation, le plus aimable de l’univers ou le plus redoutable. Restait qu’on ne savait jamais, ou alors à contretemps, comment il allait se conduire. Versatile ? Ombrageux ? En pénétrer l’esprit était malaisé et le préjugé gâtait la tentative. Certains le méprisaient, lui supposant de l’imbécillité, d’autres fondaient d’utopiques espoirs sur sa transformation et lui réputaient, peut-être, trop de finesse. Il lui paraissait que la vérité était dans l’entre-deux et que retentissait en chaque homme le débat de tout un peuple. Il avait un jour entendu le roi en parler d’une manière qui l’avait ému. Selon Louis XVI, un souverain ne saurait rien faire de plus utile que d’inspirer à la nation une grande idée d’elle-même ; pour pallier ses divisions, il fallait que le peuple s’attachât d’orgueil à la patrie.
Il entra dans le bureau de permanence où Bourdeau, hilare, lui tendit une assiette de cerises.
– Il semble, Nicolas, que nous sommes rivaux dans les attentions de la jouvencelle !
Nicolas ne gazait à Bourdeau que ce qui alimentait sa fièvre philosophique ; il résuma donc, sans insister sur l’irritation de Le Noir, la teneur de son audience. À sa grande surprise, l’inspecteur s’employa à justifier l’intervention de Sartine. Son animosité à l’égard des gens de finances, à l’exception notoire de La Borde, l’emportait sur ce qui, dans d’autres circonstances, l’aurait conduit à d’amères considérations sur les déplorables habitudes du despotisme.
– Il y a, conclut-il, trop de secrets honteux et de combinaisons dissimulées chez ces gens d’argent qui aiguisent en permanence le soupçon. Cela dit, par où commençons-nous ?
Nicolas souhaita tempérer le débat.
– Tu parles du neveu qui est fermier général, mais M. de Chamberlin était précisément un de ces officiers de la couronne chargés de contrôler l’usage des fonds du trésor royal. Pour te répondre, nous débuterons nos recherches chez ce M. Patay, l’exé cuteur du premier testament. Il paraît avoir bénéficié de la confiance et de l’amitié du testateur, si j’en juge par la nature et l’importance de ce qui lui est légué. Il serait utile de l’entendre, en particulier dans ce qu’il peut nous dire du défunt.
– Et où se tient-il, ce M. Patay ?
Nicolas consulta son petit carnet noir, puis un exemplaire de l’Almanach royal pour 1780.
– Rue Plâtrière, à l’angle de la rue Montmartre.
– C’est à quelques pas de chez toi, près des Filles Sainte-Agnès.
– Prends une voiture. Je mène Sémillante à l’écurie. On se retrouve dans un gros quart d’heure au coin des deux rues.

À l’hôtel de Noblecourt, Sémillante fut confiée à Poitevin. Nicolas remonta la rue Montmartre et retrouva Bourdeau au coin de la rue Plâtrière dans laquelle tout n’était que fange et tumulte. Il fit observer au commissaire que Jean-Jacques avait logé là, méditant dans les hurlements et jurons des forts des Halles et les glapissements des crieuses de vieux chapeaux. La première maison fut la bonne et une portière, pour une fois aimable – avait-elle reconnu Nicolas si populaire dans le quartier ? –, leur indiqua que le sieur Patay habitait au premier. L’escalier, d’un bel envol, sentait le ragoût et les herbes bouillies. Dans les angles salpêtrés, une insupportable odeur d’urine dominait, rappelant les temples d’abomination de certaines pièces de Versailles où les crevasses des cloisons laissaient échapper leurs abjectes puanteurs. Ils soulevèrent le marteau. Des pas traînants se firent entendre et l’huis s’ouvrit lentement, découvrant un vieil homme aussi chauve que M. de Chamberlin, qui tentait sans y parvenir d’ajuster une antique perruque. Des yeux bleus de porcelaine, un peu éteints, les fixaient avec inquiétude.
– Messieurs ?
– Monsieur Patay ?
– Je suis cet homme-là, en effet. Qui me demande ?
– Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet, et Pierre Bourdeau, inspecteur.
– Mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec d’aussi puissants personnages ?
L’ironie pimentait la feinte révérence.
– Nous serions heureux de parler avec vous de M. de Chamberlin.
– M. de Chamberlin ? interrogea-t-il d’un ton révérencieux. Et que ne vous adressez-vous à lui ? Il serait mieux à même de vous répondre. Sauf que, le connaissant de près, je l’imagine peu enchanté de votre visite.
– Monsieur, vous ignorez, je le pressens, que M. de Chamberlin est mort.
Le vieil homme chancela et Bourdeau dut le retenir d’un bras secourable.
– Mort ? Mort ! Hé ! Que dites-vous-là ? Je le savais fort déclinant, mais toujours rebondissant… Je n’aurais jamais imaginé que sa fin fût si proche.
– L’aviez-vous rencontré récemment ?
– Messieurs, entrez je vous prie. Je dois m’asseoir.
Il les guida dans un corridor obscur où un gros matou apeuré fila entre leurs jambes.
– Le cardinal n’aime point les étrangers. Excusez-le !
Ils pénétrèrent dans une grande pièce qui donnait par deux croisées sur la rue Montmartre. Les meubles, d’un autre siècle, n’auraient pas dépareillé la chambre de M. de Chamberlin. Il les fit asseoir sur deux fauteuils de cuir de Cordoue qui perdaient leur crin. Des piles de papiers et de livres encombraient l’espace. Le vieil homme les désigna.
– À dire vrai, je poursuis mon travail, tout honoraire que je suis, comme M. de Chamberlin d’ailleurs. Bon ! Quelle nouvelle !
Il s’éclaircit la voix.
– La vieillesse est d’autant plus lourde qu’elle nous prive peu à peu de tous nos amis. Avec qui désormais évoquerai-je les souvenirs d’antan ? Il ne me reste plus qu’à m’enfoncer dans le silence. Et quand je dis amis…
Un moment les policiers respectèrent sa réflexion.
– Mais, messieurs, comment se fait-il que ce soit vous qui m’apportiez cette funeste annonce ? Y a-t-il un lien entre vos fonctions et la mort de M. de Chamberlin ?
– Je vois, monsieur, que votre esprit est demeuré fort vif ! J’ai le regret de vous dire qu’il y a apparence et soupçon que ce décès soit le triste résultat de manœuvres meurtrières dont nous sommes chargés de démêler les trames.
– Je n’en crois pas mes oreilles. Comme cela s’est-il fait ?
– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?
– Quel jour sommes-nous ?
– Mercredi, septième de juin, dit Bourdeau.
Patay compta sur ses doigts et réfléchit.
– Cela est net. Il y a tout juste une semaine.
Le chat apparut et se frotta à Nicolas, en poussant des petits cris amoureux.
– Cardinal ! Vous oubliez vos vœux. Monsieur, je suppose que vous possédez une chatte ? Notre prélat vous traite avec tant d’affection.
– C’est la vérité. Et cette dernière rencontre ?
– Il était semblable à lui-même. Un peu fatigué, certes, mais toujours dominant le sujet de cet esprit caustique dont il détenait l’original. Il critiquait le siècle sur tout et rien. En vérité, il fallait avoir commerce avec lui depuis longtemps pour déceler le fond de bonté qu’il pouvait réserver à certains… dont j’avais, je crois, l’honneur d’être… C’est pourquoi j’ose user du mot ami que je n’aurais pas osé hasarder en sa présence.
– Et selon vous, à qui réservait-il ses affections, pour dissimulées qu’elles fussent ?
Il les interrogea du regard.
– Vous connaissez sans doute sa famille ? Un ensemble bien désordonné ! Il aimait sa nièce, tout en déplorant sans relâche son peu de caractère… Il aurait souhaité qu’elle montrât plus de fermeté à l’égard d’un mari volage et dispendieux. Surtout, il adorait Charles, son petit-neveu. L’enfant est la tête de turc de sa grand-mère qui le houspille sans cesse, de son aîné qui le bouscule et de son père qui ne lui marque qu’indifférence et éloignement. Et il y avait Tiburce aussi…
– Des raisons pour justifier cette curieuse conduite à l’égard du cadet ?
– Il est un peu contrefait et chétif, une gêne à la hanche. Pourtant je le juge délicat et intelligent. M. de Chamberlin en jugeait ainsi, ne cessant de s’étonner de sa maturité et de sa curiosité. Cet enfant passait une partie de son temps dans la chambre de son grand-oncle. Reste… Non, rien. Une impression…
– Êtes-vous informé du contenu du testament de votre ami ?
– Oh ! Ami ? Vous savez ce qu’il faut en penser. Bien qu’à peine plus jeune que lui, il m’avait fait l’honneur et la confiance de me désigner comme son exécuteur testamentaire. Pour le détail de la chose, je l’ignorais et ne m’en souciais guère.
– En espériez-vous quelque chose ?
– Point du tout ! Je n’ai pas de famille et peu de besoins. C’est sans doute pourquoi il m’avait choisi.
– A-t-il depuis évoqué avec vous ce testament ?
– Rien pendant des années. Toutefois il est exact que, la semaine passée, il a évoqué sa volonté d’en modifier la teneur. Pour la première fois, j’ai appris que sa nièce devait hériter de sa fortune, mais…
– Mais ?
– … que, las de la faiblesse de celle-ci, il penchait pour tout laisser à son petit-neveu.
– Cela changeait-il quelque chose ?
– Mais tout ! Dans le premier cas, M. de Ravillois se saisirait aussi de la gestion de l’héritage de sa femme comme il l’avait fait pour celui des beaux-parents. Dans le second cas, M. de Chamberlin prenait les précautions nécessaires pour que ce legs soit protégé des convoitises du Ravillois aussi longtemps que la majorité de Charles ne l’aurait pas mis en état d’en jouir et d’en user directement.
– Voilà qui est du dernier intéressant. Monsieur, encore un mot. Vous seul pouvez répondre à ma question en raison de votre longue présence aux côtés de M. de Chamberlin. Détenait-il des secrets, j’entends par là des documents mettant en cause des tiers et qui auraient pu expliquer son assassinat ?
– Monsieur le commissaire, que me demandez-vous là ? Un contrôleur général de la Marine, des secrets ? Il les voit défiler comme grenadiers à la parade ! Il en a tant passé que nous les examinions pour les mieux oublier aussitôt. Il demeure que M. de Chamberlin conservait par-devers lui certains documents qu’il ne me montrait pas.
– Il les dissimulait ?
– Un jour il a tapoté un petit papier devant moi, disant tout en ricanements qu’il s’agissait d’une assurance pour l’avenir. Que puis-je vous dire de plus ? Ne m’interrogez pas davantage sur la nature de ce document, je ne saurais vous répondre.
Pourquoi Nicolas avait-il la certitude du contraire ? Il laissa se prolonger un silence qu’à tout le moins une reprise du propos devrait bien finir par rompre.
– Toutefois, reprit Patay l’air mystérieux, connaissant bien les habitudes du contrôleur général, je vais vous donner un conseil dont vous serez bien avisé de faire votre profit. Ne vous fiez en rien aux apparences de ce qu’il a pu laisser et que vous ne comprendriez pas. Sa causticité de caractère se mêlait dans un mélange dissonant à une alacrité moqueuse qui pouvait lui faire user de bouffonneries de foire. Il pouvait être artificieux et je le crains capable, hélas, de… Mais je m’entends. Je n’en ai que trop dit. Bien habile qui pourrait me traverser sur ce point. Sachez pour conclusion qu’il savait tracer sa route par astuce, à des fins qu’il dissimulait avec soin.
– Nous avons trouvé une bille d’agate sous son lit…
– Soit Charles l’a perdue, répondit-il vivement, soit M. de Chamberlin l’a volontairement placée là. Que vous dire de plus ? Mais, au fait, comment est-il mort ?
Il était temps qu’il posât la question.
– D’un accident de bois de lit, dit Bourdeau, lui expliquant la chose.
– Curieux, très curieux ! La dernière fois que je l’ai vu, il se plaignait d’être constamment dérangé par d’étranges craquements qu’il mettait au compte du bois trop vert utilisé dans ce bâtiment neuf.
Au passage dans le corridor, l’un des objets posés sur une petite commode attira soudain l’attention du commissaire.
– Monsieur Patay, vous avez là un bien joli petit vase.
L’intéressé se retourna et suivit le regard de Nicolas.
– Oh ! Un vase ? Non, un céladon chinois fort précieux. Ce porte-pinceaux en forme de bambou orné de feuilles est un présent de M. de Chamberlin. Une de ces rares attentions qui me persuadent qu’il éprouvait pour moi un peu d’amitié.
Il saisit l’objet qu’il éleva comme un ciboire, avec une sorte de jubilation rentrée.
– C’est l’un des deux exemplaires d’une paire que, d’ordinaire, on ne sépare jamais car c’est lui ôter toute valeur… Il avait conservé l’autre dont il usait pour ses plumes. Il avait cœur à dire qu’un présent devait être une séparation douloureuse pour avoir du prix. Me pressant d’emporter le vase, il m’avait marmonné, lui si avare de sentiments : Quand je verrai l’un, je songerai à vous et vous, pour l’autre, peut-être aussi… Rien de plus, mais c’était beaucoup. Ce fut d’ailleurs un prétexte de querelle avec M. de Ravillois qui soutenait que ces deux paires relevaient de l’héritage de sa femme.
– Vous avez dit deux paires ?
– Oui, car il y en avait une autre dont les montures de bronze doré sont différentes, d’un autre style. Elle flanquait sur son bureau celui, désormais unique, où Tiburce plaçait les plumes.
– Et celui-ci, quand vous l’avait-il donné ?
– Il y a quelques mois, après le déménagement rue des Mathurins, aux Porcherons.
– Vous affirmez, remarqua Bourdeau, que l’autre paire est toujours sur le bureau ?
– Elle s’y trouvait la dernière fois que j’ai vu le contrôleur général. Il était obsédé de symétrie. Tout devait toujours aller par trois. Est-ce pour cela qu’il m’a offert ce porte-pinceaux ?
– Un homme de strictes habitudes. Vous semble-t-il possible que M. de Chamberlin eût pu tolérer que les livres de sa bibliothèque demeurassent en désordre ?
– Impossible, monsieur le commissaire, impossible ! Il n’y supportait aucun dérangement. Parfois il se plaignait que son petit-neveu n’ait pas toujours à ce sujet les égards indispensables pour ses vieux compagnons.

Lorsqu’ils se retrouvèrent rue Montmartre, ils demeurèrent un moment sans parler à digérer tout ce qu’ils venaient d’entendre.
– Ma foi, dit Bourdeau. Cela se résume en une phrase. Un vieil homme atrabilaire, détenteur de secrets, haï par une partie de sa famille et qui aimait la symétrie.
– Voilà qui est bien dit ! Il y a aussi un désordre de livres inexpliqué et il nous manque deux vases.
– Voilà qui est parler vrai. Il nous faudra les retrouver. Nous n’avons pas remarqué cela hier. Que sont-ils devenus ?
– Sans doute enlevés comme les papiers qui se trouvaient sur la cheminée. Pourtant point de traces sur le bureau. Les avait-on effacées ?
– Tu as examiné le théâtre comme moi. Nous avions noté l’absence de poussière. Attention ! Prends garde !
Une voiture les frôla au grand galop. Au passage, le cocher lança une injure en faisant claquer son fouet.
– Encore un de ces écraseurs à armoiries timbrées ! s’exclama Bourdeau, pâle de fureur.
– Allons Pierre, comme si tu n’y étais pas accoutumé ! Nos rues sont périlleuses et les équipages des plus arrogants. Soudain j’y songe… Mais oui ! Si nous n’avons pas trouvé de traces des deux vases sur la cheminée c’est sans doute qu’ils servaient à maintenir les deux documents volés. Des presse-papiers en quelque sorte ! Ainsi seules les empreintes de ces derniers demeuraient visibles. C’est l’évidence.
– Tu as raison. Mais qui les a dérobés ? S’agit-il de la même personne que pour les papiers ?
Ils avançaient avec prudence, réfugiés le long des maisons de la rue Montmartre. Nicolas consulta sa montre.
– Il faudra y réfléchir. Trouvons vite une voiture. Nous allons faire visite à M. de Besenval. Peut-être en apprendrons-nous davantage de ce témoin. Il était présent au souper de la rue des Mathurins.
D’un cri Bourdeau arrêta un berlingot21 en maraude. Ils s’y installèrent.
– Rue de Grenelle, à l’ancien hôtel Chanac de Pompadour22, et au plus vite.
– On s’y efforcera, monsieur, si l’embarras n’est point trop grand pour traverser la rivière.
– J’admire ta science, dit Bourdeau. Tu as toutes les adresses en tête ?
– Peuh ! C’est notoire ! Besenval est célèbre pour avoir acquis cet hôtel où il a bâti et rebâti pour pou voir installer sa collection de tableaux. M. de La Borde m’en a souvent parlé. Notre Patay s’est retenu sur Tiburce, au point de s’en mordre les lèvres. Étrange !

La traversée du Pont-au-Change fut laborieuse, mais une fois sur la rive opposée le parcours fut plus aisé. À l’hôtel de Besenval, un laquais en livrée et perruque poudrée les accueillit avec une politesse glacée. On les fit attendre un long moment. Ils furent enfin conduits dans un salon de compagnie où un homme de haute taille, portant beau, accoudé à une cheminée de marbre brèche, les regarda entrer sans un mouvement. La pièce meublée de bergères et de fauteuils surprenait par ses murailles revêtues du sol au plafond de dizaines de tableaux richement encadrés que Nicolas, amateur à sa façon, jugea appartenir aux écoles flamande, italienne et française. L’hôte s’inclina avec courtoisie.
– Monsieur le marquis, je suis heureux de vous revoir. Je croise souvent chez la reine le petit Ranreuil, le second. Je vous en fais mon compliment. Comme vous-même d’ailleurs, il me fait souvenir de votre père. Belle lignée !
Nicolas s’inclina et présenta Bourdeau. Le baron s’installa dans une bergère, lissa son justaucorps grenat et sa culotte de satin gris, et les invita à s’asseoir.
– M. de La Borde, notre ami commun, m’a souvent conté vos mérites et vos glorieuses aventures… sur terre et sur mer. L’art nous a rapprochés. Il nourrit pour vous une véritable dévotion qui vous honore tous les deux. Quel est l’objet de votre visite ? Connaissant vos talents, je présume qu’elle a un lien avec eux.
Nicolas exposa les raisons de leur venue.
– Vous êtes, conclut-il, l’un des invités de ce souper et, si vous en êtes d’accord, j’aimerais solliciter votre mémoire sur le déroulement de la soirée.
– Comme il vous plaira.
– Rien d’inhabituel ne vous a frappé durant ce souper ?
Le baron se mit à rire.
– Chère peu remarquable, vins médiocres et maîtresse de maison silencieuse et fermée. Il est vrai que je suis bavard et que je conversai avec le maître de maison. Vous connaissez ma passion…
Il fit un geste circulaire, embrassant les peintures et les objets du salon.
– Cette famille possède de remarquables exemplaires de porcelaines venus de l’orient lointain, en particulier des céladons, des peau de pêche, des sang de bœuf, ces pièces qu’étudie notre ami La Borde. Il y a longtemps que nous sommes en négociation, M. de Ravillois et moi. Nous en discutions et M. de Sainte-James, lui aussi présent, amoureux des belles choses ou…
Il eut un petit rire.
– … de celles qui sont les plus dispendieuses, ajoutait parfois son grain de sel au débat.
– Rien de particulier, donc ? Personne n’est sorti de table, par exemple ?
– Non… Je suis parfois distrait. Au fait, vous avez raison, le jeune Ravillois, peu aimable et l’air sournois… mais je m’égare. Ce garçon a quitté la table à la demande de son père qui souhaitait qu’il allât chercher une paire de porte-pinceaux du plus beau céladon. Leur forme de bambous est originale.
– Pourriez-vous me préciser, autant que faire se peut, l’heure approximative de cette sortie de table ?
– Je dirais que le souper était achevé. Après dix heures et avant minuit. Nous nous sommes perdus dans une longue conversation sur les chinoiseries. Je ne peux guère en conscience être plus exact.
– Absence de peu de durée, je suppose ?
– En effet, quelques minutes. Le jeune homme est revenu avec un seul vase.
– N’était-ce point d’une paire qu’il s’agissait ?
– Certes ! Et comprenez d’une vraie paire, deux objets qui s’opposent en symétrie ! Il a indiqué qu’il avait préféré n’en prendre qu’un, de peur de les briser, et cela d’autant plus que l’autre contenait des plumes. En outre, les objets étant dans la chambre de son grand-oncle, celui-ci, indisposé, dormait ; il craignait de le réveiller.
– Vous n’en avez pas été contrarié ?
– Une paire est une paire. Nous n’en étions pas encore à conclure, car j’avais cru discerner que cette vente posait problème. M. de Ravillois m’avait confié qu’une contestation l’opposait à son oncle par alliance sur la propriété de ces objets qu’il disait appartenir à sa femme et dont il se prétendait autorisé par elle à disposer.
– Mme de Ravillois n’est point intervenue ?
– Quelques paroles de politesse et un silence assombri. Il y a dans cette demeure des querelles mal dissimulées et des différends évidents.
– Reprendrez-vous bouche avec votre hôte au sujet de cette négociation ?
Il eut un petit rire ironique.
– Après tout ce que vous m’avez conté, je l’ignore. Je pense que l’affaire suivra son cours et sera conclue si Ravillois n’abuse pas du goût qu’il me connaît pour les céladons et pour lequel je consentirais à bien des folies.
– S’il en est ainsi, monsieur le baron, puissiez-vous avoir l’obligeance de m’en faire avertir.
– Cela sera fait selon votre désir et, puisque je vous tiens, sachez que la reine demande souvent de vos nouvelles et regrette, je la cite, que le cavalier de Compiègne se fasse si rare à Trianon. C’est là, vous le savez, qu’elle rassemble sa petite cour de fidèles.
– Je vous remercie de vous faire le bienveillant messager des vœux de Sa Majesté. Ceux-ci sont des ordres. En ces temps de guerre, il est vrai que je me fais rare et ne parais à Versailles que lorsque le service du roi m’y appelle.

Le baron de Besenval se leva et Nicolas fut frappé de l’allure militaire du personnage qui n’était pas sans lui rappeler la prestance de son père, le marquis de Ranreuil.
Ils décidèrent de rentrer au Grand Châtelet. Tout en guettant une voiture, ils firent le bilan de leur dernière rencontre.
– La moisson n’est pas négligeable. Pierre, qu’as-tu relevé de cette conversation ?
– Trois choses. Le jeune homme s’est absenté à une heure où possiblement son grand-oncle était déjà mort. Aurait-il toléré qu’on prît ces vases ? Et note que le moment correspond à l’heure approximative fixée par M. de Gévigland pour le décès.
– Cela sous-entend-il qu’il savait que son grand-oncle était mort ? Dans ce cas, pourquoi ? Il n’est pas exclu qu’il crût le vieil homme vraiment endormi.
– De deux. Mais comment n’aurait-il pas remarqué la courtine effondrée ?
– L’obscurité, peut-être ?
– Et de trois, le jeune Ravillois évoque une paire dont l’un des exemplaires contenait des plumes. Or M. Patay nous a montré qu’il possédait le pendant manquant. Est-ce une erreur ? De fait, il nous manque toujours un vase.
– Deux, tu veux dire !
– Comment deux ?
– Certes ! À y bien réfléchir. Considère une paire, un porte-pinceaux retrouvé sur le bureau et l’autre chez Patay.
– Soit.
– La seconde paire, où se trouve-t-elle ? Le vase présenté par le fils, qu’est-il devenu ? Et celui qui faisait pendant et trio en symétrie sur le bureau, l’a-t-on découvert ? Je dis bien : deux vases manquent à l’appel. Mettre la main dessus devrait faire un pas important à l’enquête.
– Dans cette attente, ces disparitions complètent des mystères auxquels je n’entends rien.
Ils finirent par arrêter un fiacre. Nicolas paraissait rêveur et s’accoigna à son habitude.
– Tu connais ce puits, dit-il soudain, rue de la Grande Truanderie ? Depuis qu’une malheureuse en mal d’amour s’y est précipitée, les amoureux y font serment d’éternelle fidélité. Aimée, un jour, a voulu m’y conduire.
– Et alors ? demanda Bourdeau, surpris et toujours discret en ces matières.
– Je l’en ai dissuadée. Il y eut là motif à querelle. C’était un caprice de petite fille… Non je n’avais pas envie de jurer. Non… ce n’est point ce que tu penses… pas cela. Mais, vois-tu, plus les années passent et davantage la différence se creuse… Je ne la veux ni contraindre, ni engager… Elle demeure toujours pour moi l’apparition du bois de Fausses-Reposes. Elle a toujours dix-huit ans, mais moi j’en ai quarante désormais.
– Allons ! Que ne l’épouses-tu pas ? Louis est grand maintenant, c’est un homme.
– Elle ne l’entend pas ainsi, au grand désespoir de l’amiral d’Arranet, son père. La famille n’a pas de survivants, il n’a pas de fils. Il tiendrait à cœur que je relève le nom en épousant Aimée.
– Beau nom, pardi, répondit Bourdeau avec un rien d’ironie. Marquis de Ranreuil d’Arranet ! Et donc ?
– Elle a son caractère et se veut libre. Et moi…
– Hé ! Comment est-on libre quand on est fille d’honneur de Madame Élisabeth, sœur du roi ?
– Elle est comme chacun d’entre nous… Aux prises avec ses contradictions. Il faut souffrir qu’elle jase à son aise.
– Tu ne t’agites pas vraiment à faire un choix. Antoinette, n’est-ce pas ?
Nicolas ne répondit pas. Que signifiait ce soudain serrement de cœur qui parfois l’oppressait en pensant à Aimée ? Son visage, son corps, hantaient ses nuits avec cette impression répétée de la sentir s’échapper. Un bel oiseau qui prenait son envol alors que lui demeurait retenu sur le sol, s’évertuant lourdement. Certes la tolérance et la liberté avaient toujours présidé à leur relation. Ils étaient fidèles en esprit, sinon de corps. Pourtant il craignait de la perdre. Il se mêlait à cette hantise autre chose qu’il refusait d’admettre, qu’il chassait même de sa conscience, cette jalousie qui jadis avait fait de sa liaison avec Mme de Lastérieux un enfer quotidien. La souffrance le taraudait qui, par une intuition dont il déplorait la perspicacité, lui faisait pressentir qu’elle était dans les bras d’un autre. Que lui-même, emporté par une sensualité indulgente, se laissât aller à quelques écarts vagabonds ne lui apparaissait pourtant que véniel et il s’en absolvait aisément. La liberté d’Aimée, que son père avait pour d’autres raisons dénoncée dès l’abord, et qui se manifestait encore plus avec Nicolas, allait de pair avec l’amour d’un homme, son aîné, chez qui elle trouvait une protection assurée et, sans doute, une fragilité qui émouvait sa tendresse et ses sens. Combien de fois avait-il été sur le point de mettre un terme à cet amour torturé qu’il ne savait pas subir simplement. Il l’imaginait s’étiolant et aussitôt il renaissait plus ardent. Il croyait qu’une fois ce lien rompu, la paix en lui reviendrait. Le visage d’Antoinette apparaissait alors nimbé de douceur et de la nostalgie d’un temps plus insouciant.

Au Grand Châtelet un message les attendait. Nicolas devait se présenter au plus vite à M. Necker, en charge du trésor public. Aucun autre éclaircissement n’accompagnait cette convocation de la main même de M. Le Noir. Le commissaire n’avait approché que de loin le banquier suisse. Il abandonna donc Bourdeau sous le porche de la vieille prison et ordonna au cocher de le conduire rue Neuve-des-Petits-Champs à l’hôtel de Lionne-Pontchartrain.
Son entrée dans l’antichambre du ministre ne passa pas inaperçue de la foule des solliciteurs qui, placets à la main, espéraient une audience. Son nom chuchoté à l’huissier poussa le scandale à son comble. Il fut aussitôt dirigé vers une seconde salle déserte où il ne demeura qu’un instant, l’homme étant revenu à la suite le chercher.
M. Necker, debout derrière son bureau, l’accueillit avec une expression plus bonasse que bienveillante. Il parut à Nicolas grand et lourd avec un visage à la physionomie singulière qu’accentuait sa coiffure composée d’un toupet fort relevé et de deux grosses boucles dressées vers le haut. Il semblait qu’une gravité concentrée cherchât à en imposer, impression que redoublait un port de tête peu naturel qui se haussait comme pour prendre de la hauteur et dominer. Tout cela ne tenait pas de l’insolence polie d’un ministre homme de cour, mais plutôt d’une certaine morgue ministérielle. Il invita le visiteur à s’asseoir et le contempla un moment avec un sourire satisfait qui faisait ressortir la dissymétrie d’une bouche comme creusée sur le côté gauche sur de mauvaises dents.
– Monsieur, il me plaît de constater que vous avez répondu avec tant de célérité à la demande que le lieutenant général de police a dû vous transmettre.
– Je m’en serais voulu, monsieur le directeur, de vous faire attendre et, prévenu, je suis accouru sans désemparer.
– Il me faut vous préciser que ce n’est pas moi qui ai eu l’idée de cette rencontre, mais M. de Maurepas. Nous conférions avec Sa Majesté…
La tête se dressa, retendant les plis du cou.
– … quand votre nom a surgi… Bref, je dois à la vérité de dire à votre honneur que le roi a approuvé au bond le recours qu’on suggérait.
– Le recours, monsieur ?
– Depuis quand servez-vous aux enquêtes extraordinaires ?
– Depuis 1760, et sous trois lieutenants généraux.
– Longue expérience que la vôtre ! Cela justifie la confiance de M. de Maurepas. Et de surcroît, j’ai cru comprendre que vous aviez conquis l’approbation de son épouse ?
Le ton était amer, à la limite de l’aigreur.
– … Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas des plus aisé !
– Un coup de fusil royal y a aidé naguère.
– Vraiment ?
Il épousseta l’une de ses manches.
– Oui. Petite négociation après que le chat préféré de Mme de Maurepas eut été, par mégarde, escopetté.
– Ah, ça ! Escopetté ! Je vois. Revenons à mon souci. De la police, de la justice et des prisons, rien ne vous est étranger ?
– Je possède en effet l’expérience de toutes ces années sur les mondes que vous avez cités.
– Fort bien ! Vous êtes notre homme. Sa Majesté s’intéresse à la justice qu’on rend en son nom. Cela fait honneur à son humanité. En particulier il s’inquiète que des hommes, soupçonnés à tort et reconnus ensuite innocents, puissent subir d’avance des punitions rigoureuses dans les lieux malsains que vous connaissez. Il souhaite aussi que l’État prenne à sa charge le logement, la nourriture et l’habillement des prisonniers sans recours. Il entend, enfin, que soit améliorée la situation des prisons, en procurant à ceux qui y sont enfermés la propreté et l’air nécessaire à leur existence.
– Il y a là beaucoup à faire et du plus méritoire. Mais cela prendra du temps. Pour ne pas citer le Châtelet, que je connais bien et sur lequel il y aurait beaucoup à dire, j’ai naguère approché Bicêtre. C’est, monsieur, sachez-le, un monde horrible. Prenez le pain par exemple, un médecin de mes amis y a constaté qu’il était noir et grossier comme de l’argile. Et l’écuelle de bouillon servie aux prisonniers ? Elle ressemblait moins à une décoction animale qu’à l’eau servant à nettoyer les marmites ! Les jours maigres, la viande est supprimée et un rien de beurre, rance comme du vieux lard, y est substitué. Qu’on ne s’étonne donc pas que des révoltes y éclatent, qui se soldèrent en 1771 par une vingtaine de morts.
– Nous y voilà exactement. Sa Majesté entend qu’à la lumière de votre expérience vous lui présentiez un rapport suggérant les réformes nécessaires. Mais de celles-ci découle un autre point qui m’est cher.
Le ministre croisa les mains, ferma les yeux, médita un moment avant de reprendre son propos.
– Que vous inspire, monsieur, l’usage de la question ?
– Que c’est une curieuse manière de questionner les hommes et, pour reprendre les mots de M. de Voltaire, qu’elle apparaît comme un moyen excellent de sauver un coupable robuste et de perdre un innocent trop faible.
Cette réponse péremptoire fit sourire d’aise M. Necker qui dodelinait de la tête, l’air béat.
– Voilà qui est parfait.
– Reste, monsieur, qu’il ne faut pas confondre le problème de la question préparatoire avec celle de la question préalable. La première participe de l’instruction dans l’espoir de voir le suspect confesser ses crimes. La seconde s’applique uniquement aux condamnés à mort. Fréquentant depuis longtemps le Grand Châtelet, je puis et je tiens à vous dire que la première y est tombée en désuétude depuis longtemps déjà. Mais sur ce sujet, je ne puis que vous conseiller d’entendre M. Sanson, exécuteur des hautes œuvres de la vicomté et prévôté de Paris, dont les idées recoupent d’ailleurs vos vues.
– Fi ! Le vilain. Je m’en garderai bien, jeta le ministre avec un recul de tout son corps.
– Monsieur, c’est au nom du roi qu’il remplit son office. Vous seriez surpris de l’intelligence, de la douceur emplie d’humanité et des connaissances d’un homme que vous ne devineriez pas s’il vous arrivait de le croiser dans la rue.
– Vraiment, monsieur le marquis, vous en parlez comme d’un ami !
– C’est un ami dont je m’honore. Un homme qui, jeté par sa naissance dans le plus terrible des offices, recherche sans relâche les secrets du corps humain pour mieux en user et faire souffrir moins.
– Participez-vous à ces horribles expériences d’ouvertures des corps ?
– Mes fonctions m’y obligent.
– Mais… Dans quel état sont les cadavres ?
– C’est selon. Les conditions du décès et la saison gouvernent la corruption des corps.
– D’après vous, des corps peuvent-ils être conservés ? Préservés de cette épouvantable… décomposition ?
Nicolas nota l’espèce de tremblement qui agitait le ministre.
– Sans doute, par le froid et par le sel. Ou encore momifiés à la manière des anciens Égyptiens, ou embaumés comme pour nos rois. L’alcool également conserve les pièces anatomiques des cabinets de curiosités.
– Nous verrons, dit Necker avec un mouvement d’horreur réprimée, il faudra plus pour m’en convaincre.
Commentait-il les relations de Nicolas avec Sanson ou les précisions sur les cadavres23 ?
– Ainsi nous attendrons votre rapport.
Suivit un long développement hors de propos sur le déficit de l’État et les mesures d’économie qui s’imposaient. Le tout tenait du prêche, sans nerf et sans chaleur, avec des périodes trop arrondies. L’homme parut à Nicolas assez banquier pour régir le tout-venant des finances, mais peut-être trop pour répondre à une ambition plus vaste. Il évoquait la vieille administration du royaume en étranger peu au fait de ses délicats rouages. Le flux des paroles se tarit soudain et Nicolas pensa qu’on allait lui donner congé, quand Necker souleva son grand corps et alla considérer à travers la croisée la cour du contrôle général. Il tambourinait d’une main le carreau. Cela dura un long moment et intrigua Nicolas.
– Il m’est revenu, reprit-il en se retournant, que vous enquêtez pour l’heure sur la mort… Comment dire ? Douteuse, c’est cela ? Le terme vous convient-il ? De M. de Chamberlin, contrôleur général de la Marine ?
Nicolas ne pouvait qu’acquiescer.
– Avez-vous découvert des documents chez lui ?
– La pratique veut, en effet, que les papiers de certains officiers ayant eu à traiter des affaires du royaume soient recueillis pour devenir archives de l’État. Ceux de M. de Chamberlin ne devaient pas faillir à la règle et ont été remis à M. Le Noir, lieutenant général de police.
Necker plissa son visage en une grimace dépitée.
– Je vous remercie de me rappeler le règlement, mais je ne doute pas, monsieur, que vous avez pris le temps de prendre connaissance de ces documents, avant que de les remettre à Le Noir ?
Nicolas soupira en écartant les mains comme pour dessiner le volume d’une masse considérable.
– Leur importance est telle et ma connaissance des matières traitées se réduisant à rien, mon regard sur eux fut superficiel et mon ignorance me conduisit à renoncer à pousser plus avant mon examen.
– Quelle modestie ! Ainsi vous prétendez ignorer ce qu’ils contiennent en substance ?
– Je ne le prétends pas, j’ai l’honneur de vous le confirmer. Et d’ailleurs, que devraient-ils contenir ?
– Monsieur, il ne me revient pas de vous le révéler.
– Dans ces conditions, je vous suis de peu d’utilité sur le sujet, dit Nicolas, esquissant le mouvement de se lever.
– Si fait, si fait, dit Necker, l’invitant à se rasseoir. Que sont devenus ces documents ?
– Ils sont là où je les ai fait porter.
– C’est-à-dire ?
– Chez M. Le Noir.
– Ah ! Chez Le Noir ?
– Assurément.
– Y sont-ils toujours ?
Nicolas sentit qu’on abordait là, par touches successives, des rivages dangereux. Que savait exactement le ministre ? Son attitude et ses réponses seraient désormais dictées par la prudence la plus mesurée. Sous le regard attentif qui le fixait, il réfléchissait au moyen de formuler sans mentir. Il s’agissait de paraître sincère, en disant des choses inexactes.
– Ce n’est plus de mon fait et, sans doute, M. Le Noir pourrait mieux que moi y répondre.
– À qui obéissez-vous, monsieur ?
Le ton était fort peu amène. Il suffisait pour s’en convaincre d’observer les plaques rouges qui marbraient soudain le grand visage flasque.
– C’est selon, dit Nicolas, considérant le plafond avec la jubilation de quelqu’un qui sait se conduire avec la dernière impertinence. Les affaires que je traite ne sont point, comme vous le savez, ordinaires. Ainsi j’obéis au roi directement et, accessoirement, à son ministre de la Maison et à son lieutenant général de police.
Necker s’était rassis ou plutôt laissé choir de surprise dans son fauteuil. Son habit se tendit comme si l’étoffe au lieu de le revêtir servait à retenir la débâcle du corps.
– Dois-je comprendre que si j’ordonnais vous ne m’obéiriez point ?
– Il est en effet exclu, je suis au désespoir de vous le dire, que cela se déroule ainsi. J’obéirai dans l’ordre de préséance que je viens d’énumérer. Ordonnez, et si l’une des trois autorités confirme votre souhait, je serai votre serviteur.
– C’est bien ce qu’on m’avait dit…
Le propos était éloquent et marquait un dépit.
– … Ainsi, vous êtes à Sartine ? Ne protestez pas. Cela se sait. Or, parfois, il faut savoir choisir.
– Je ne suis à personne, sinon à Sa Majesté.
Un commis, l’air affairé, entra dans la pièce avec des pièces urgentes à signer. Necker marqua de l’humeur à ce dérangement, tout en consentant à se plonger dans la lecture attentive de ce qui lui était présenté. Nicolas apprécia n’avoir point à répondre à brûle-pourpoint à une question qui ouvrait d’inquiétantes perspectives. Il était trop au fait des cabales de cour pour ignorer qui étaient les amis et les adversaires du ministre. Il lisait à livre ouvert dans les arrière-pensées de cet homme-là. Certes Necker bénéficiait du soutien des salons et bureaux d’esprit, et le peuple plaçait en lui ses espérances. À la cour il était apprécié de la reine, car il savait la circonvenir et lui céder sur ce qui n’était point essentiel. Pourtant ce n’était pas les voix qui manquaient, acharnées à le détruire dans son esprit. Une partie de l’entourage, les Polignac en particulier, le détestait. C’est qu’il avait mis en cause, ou du moins l’avait-il tenté, car sur ce point Maurepas s’était mis par son travers, les droits de mainmorte et de mainmise que certains grands continuaient d’imposer. En revanche, il contrôlait plus étroitement le versement des pensions, indemnités, gratifications légitimes ou non et les faveurs abusives répondant au flux des sollicitations, en particulier par l’intermédiaire de la reine et de ses proches. Tous ces avantages, dont certains dispensés de la main à la main, grevaient gravement le budget. Cette tentative de contrôle insupporta aussitôt et suscita de véhémentes clameurs. Ainsi les Polignac, la favorite Mme Jules et son amant M. de Vaudreuil, sa belle-sœur la comtesse Diane, les Guines, le comte d’Adhémar et Artois, frère du roi, continuaient à exiger.
Mais, à la cour, les fronts pouvaient soudain se renverser. Necker venait d’essuyer un revers apparent. Mercy-Argenteau, ambassadeur de Marie-Thérèse, que liait à Nicolas une fidélité commune à la reine, avait pris l’habitude de lui confier ses soucis. Il n’avait pas dissimulé l’irritation de Marie-Thérèse au su des grâces pécuniaires accordées aux favoris. Ainsi la petite Mlle de Polignac venait d’être gratifiée d’un don de huit cent mille livres et le comte de Vaudreuil, amant de Mme Jules de Polignac, d’une pension de trente mille livres. En apparence Necker s’y était opposé. Maurepas, pour complaire à la reine, l’aurait contraint à capituler. Cette faveur ayant transpiré faisait sensation à la cour comme à la ville. Pour l’ambassadeur d’Autriche, il y avait soupçon que venaient de se nouer entre la société de la reine et le directeur des finances une coopération effective, une sorte de traité d’alliance sans doute provisoire. À terme, pour cette coterie, Necker deviendrait, en dépit de ses habiletés, l’homme à abattre.
Il se remémora un récent souper dans l’appartement de Thierry de Ville d’Avray. Son hôte avait inventé un grand plat dont le dessus se soulevait afin de pouvoir y disposer des braises. Cette faïence résistante permettait enfin de manger chaud et de restituer toute leur saveur aux restes fastueux de la table royale. Le premier valet de chambre avait démonté à Nicolas la stratégie de Necker. Vis-à-vis de l’Église en particulier, il avait su habilement manœuvrer. Sa réserve affichée, quoi qu’il en eût, sur un éventuel édit de tolérance à l’égard de ses coreligionnaires, lui avait valu la neutralité de l’épiscopat. Prudemment il n’avait pas dévoilé son projet secret de suppression de la dîme. On l’avait même vu en compagnie de sa femme souper avec Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, chef du parti dévot. La chose avait été chansonnée :
C’est que Necker, le fait est très certain,
N’est pas janséniste… Il n’est que protestant.
Quant au roi, Thierry de Ville d’Avray avait révélé, en confidence, que celui-ci n’éprouvait à l’égard de Necker aucun élan spontané, semblable à celui qui le portait naguère vers Turgot. La raideur genevoise du ministre glaçait toute ouverture. En outre, le monarque supportait mal la suffisance d’un serviteur qui tirait par trop la couverture à lui alors qu’à tout moment une lettre, portée au petit matin par le ministre de la maison du roi, pouvait le rejeter dans le néant.
Necker était toujours plongé dans les papiers que le commis présentait à sa signature. Nicolas savait que la question posée précédemment serait répétée et qu’un nom viendrait à surgir, celui de Sartine. C’était pour l’homme des finances une obsession de chaque jour, le principal obstacle, celui dont le département ministériel compromettait son esprit d’ordre. Son principe demeurait que le trésor n’excédât jamais dans ses engagements ses facilités et ses ressources. Il considérait le secrétaire d’État à la Marine comme un incapable, lui reprochant à la fois l’insuccès des opérations de guerre et les cent millions de dépenses extraordinaires jetés tous les ans à la mer. Il le harcelait sans cesse pour l’obliger à se tenir dans les limites des capacités financières du royaume. Pour lui, du détail obscur de l’administration de la police à celle de la Marine, jamais Sartine n’avait acquis la plus légère connaissance exigée par cette grande place. Il n’était d’aucune façon l’homme indispensable à opposer à la redoutable amirauté anglaise.
Ainsi pour Necker, il fallait abattre Sartine. Restait que celui-ci était soutenu, longtemps par la reine qui s’en était peu à peu désentichée et toujours par Mme de Maurepas qui l’affectionnait furieusement avec une passion de vieille femme. Or le vieux mentor ne passerait jamais sur la volonté de son épouse qui possédait toute influence sur lui. Il fallait donc, supposait Nicolas, découvrir un moyen de perdre Sartine, mais de telle nature que rien ni personne ne saurait alors entraver la marche de cette disgrâce perpétrée.

Le commis en avait achevé. Necker releva la tête. Le toupet oscillait, les yeux se fermèrent et une moue interrogative crispa la bouche.
– Alors, monsieur, je vous ai posé une question. L’auriez-vous oubliée que j’aie besoin de la répéter ?
– Mes propos précédents, si toutefois vous y avez prêté attention, y répondaient parfaitement.
La main du ministre tambourinait la marqueterie du bureau.
– Vous vous obstinez à ne pas m’entendre. Je vais par conséquent être plus clair. Votre ami le ministre de la Marine, votre protecteur, entrave par sa gestion insensée ma politique de rétablissement des finances.
Il se rengorgea, observant l’effet de cet exorde sur Nicolas.
– J’ai toutes bonnes raisons de penser que sa gestion se marque d’irrégularités. Je suis assuré que M. de Chamberlin était le mieux placé pour détenir, peut-être en l’ignorant, des pièces secrètes qui pourraient confirmer mes inquiétudes. Je suppose, monsieur, qu’en tant que magistrat vous êtes le mieux placé pour découvrir ce qu’il en est et apporter à Sa Majesté les éléments constitutifs de cette impéritie et des détournements qui s’ensuivent, que j’espère croire irresponsables plutôt que malhonnêtes. Je compte sur vous. Ma protection vous sera assurée.
Nous y voilà, songea Nicolas. Le nom est lâché et la chose dite sans excès de précautions. Il ne pouvait reprocher au ministre d’avoir gazé sa requête. Sans conteste, elle était directe et la réponse le serait aussi.
– Deux précisions, monsieur. Il y a vingt ans, M. de Sartine, à la demande du marquis de Ran reuil, mon père, m’a accueilli, aidé et formé. Je lui en ai une éternelle reconnaissance. Les affaires que depuis cette époque j’ai eues à débrouiller l’ont été d’abord sous son autorité et celle du feu duc de la Vrillière, puis de M. Le Noir et de M. Amelot.
Necker, à l’énoncé de ce dernier nom, fit une moue dubitative ; chacun connaissait le peu de poids du ministre de la maison du roi, surnommé à la cour le tiercelet de ministre.
– De ces nombreuses affaires intéressant les intérêts du royaume, il a toujours été fait rapport à Sa Majesté et à son aïeul. Dans ces conditions, comprenez que ce que vous me demandez n’est pas de mon ressort. Nombreux sont ceux qui, pénétrés de ces matières que j’ignore, s’y attelleraient avec plus de profit pour vous. Vous paraissez en effet ignorer que mon rôle principal est d’assurer la sécurité de la famille royale et de parer, dans une situation de guerre, aux menées des puissances étrangères.
– Et c’est pour cela qu’on vous dépêche chez M. de Chamberlin pour détourner secrètement ses papiers. N’y a-t-il pas là anguille sous roche ?
– Il ressort de mon office d’assurer le recueil et la sauvegarde de papiers d’État. Mon intervention s’arrête là. Comme je vous l’ai dit, ces papiers ont été remis à M. Le Noir. Ce n’est plus mon affaire !
Le ministre se leva.
– Je vois bien, monsieur, que vous ne voulez rien comprendre. Je le déplore. J’espère que les événements ne vous contraindront pas, dans des conditions moins favorables, à modifier votre attitude.

Nicolas reçut ce congé sans broncher et sortit de l’hôtel du contrôle général. Le sang lui battait les tempes. En fait la fureur le soulevait, contre lui- même et contre Necker. Le premier degré de la sagesse, principe qu’il avait jusque-là presque toujours appliqué, était de contrôler ses passions et de se taire à bon escient. Or pour une raison qu’il cherchait à démêler, sans doute antipathie instinctive contre le personnage, l’humeur avait dirigé cet entretien, son attitude et ses propos. Necker soulevait en lui des sentiments qui ne l’avaient, hélas, que trop animé. Ils appartenaient à l’ordre de la déraison et alors rien n’est supporté de celui qui suscite cet éloignement. Il s’en voulait de ne s’être point tenu dans les bornes d’une réserve sage et prudente, sans froideur ni aigreur. Avait-il même été courtois ? De fait il ne s’était pas maîtrisé et tout avait laissé transparaître ce qu’il aurait dû dissimuler. Il s’était fourvoyé dans des réponses acrimonieuses, en se perdant aux yeux d’un puissant si infatué de lui-même.
La sagesse eût été de savoir se taire, de parler peu, de modérer dans le vague ses réponses et de les orner, sans fausse honte, de ces politesses de société. Il ne s’était pas suffisamment méfié de lui-même et des mouvements d’un sang orgueilleux. Son goût de la loyauté et de la fidélité, la reconnaissance vouée à Sartine en dépit des dissensions qui avaient pu parfois les séparer, expliquaient, sans le justifier, l’accueil acerbe réservé aux inacceptables propositions du ministre. À bien y réfléchir, ce qui le heurtait le plus c’était l’image que celui-ci s’était faite d’un homme comme lui, le supposant suffisamment infâme pour rédimer, par une trahison et l’espérance d’une protection, vingt ans d’absolue droiture. En vérité certains êtres ne méritaient que le silence du mépris quand ils s’oubliaient jusqu’à perdre le respect qu’ils vous devaient. La faveur du pouvoir est un charme auquel peu résistaient. Certes, il n’avait guère été habile, mais il en arrivait à la conclusion, quelles qu’en soient les conséquences, qu’il avait fait honneur à son nom, à son passé et à cette image de lui-même qui toujours avait dirigé ses actes.
Tout à sa méditation, ses pas le portèrent sans qu’il s’en rendît compte vers l’hôtel de police tout proche. Quel était l’objectif réel de l’audience de Necker ? Il lui paraissait que le but final consistait à l’inciter ou le contraindre à se transformer en acteur de la vindicte du ministre à l’égard de Sartine. Quelle que soit la rencontre fortuite entre ses propres sentiments sur les prisons et la question et ceux de son interlocuteur, tout suggérait que la conversation n’avait été qu’un leurre et que la première partie n’avait d’autre but que de dissiper sa méfiance. Le reste avait naturellement suivi, une proposition de collaboration à la traque du ministre de la Marine sur des faits que lui-même ignorait, mais dont il supposait les noirs desseins.
Et que venait-on l’amuser avec la nécessité illusoire d’un prétendu rapport ? Necker prenait-il Nicolas pour un sot, en semblant le croire peu informé de ce qui se préparait dans ce domaine ? La décision royale était prise tant pour les maisons de force que pour la question, une déclaration solennelle serait publiée dans quelques semaines à cet effet. Et d’ailleurs il suffirait au commissaire de rassembler en une rame unique tout ce que la situation des prisons lui avait depuis longtemps inspiré pour satisfaire sa soi-disant demande. Se moquait-on de lui en lui présentant comme des projets de réforme des décisions déjà engagées dont on savait déjà l’opposition sourde qu’elles suscitaient dans une administration routinière et peu portée aux changements ? Oui, n’eût été sa capacité de traverser ces faussetés, il aurait pu être dupe des propos doucereux de Necker. Le roi, si tant est que la chose eût été évoquée devant lui, avait pu être surpris par quelque argutie de langage, n’appréciait sans doute pas qu’on usât, qu’on mésusât, d’un de ses serviteurs. Nicolas se réjouissait déjà de lui soumettre le cas, si d’aventure l’affaire tournait mal. Il ne pouvait pourtant conserver par-devers lui une telle tentative. Et à qui se confier sinon au lieutenant général de police ?

L’accablement saisit M. Le Noir au récit que lui fit Nicolas de son entretien avec le directeur du trésor. D’énervement il leva les bras et fit faire la roue à ses superbes manchettes, manie qui faisait dire en ville qu’après le collectionneur de perruques, quatre-vingts pièces au dernier état, on avait affaire à un amateur de dentelles.
– Je supposais tout cela et étais assuré que Necker n’aurait garde d’y manquer. Il déteste Sartine et n’a de cesse de le perdre. Il a supposé que vous seriez le meilleur pion pour aller à dame ! Maintenant le ministre de la Marine vous demande. J’étais sur le point de vous faire chercher. Oh ! Cela m’est présenté de suave manière, mais si la forme est agréable, le fond n’en est pas moins net. À Versailles, sur-le-champ ! Croit-il notre candeur si grande que nous n’imaginions pas de quoi il retourne ? Faute, peut-être, d’avoir découvert ce qu’il cherche dans les documents de Ravillois, il veut interroger celui qui les a recueillis. Un côté veut que vous aidiez à perdre Sartine et l’autre que vous le sauviez. Il y a des situations plus plaisantes que de se trouver sur l’enclume, pris entre deux marteaux.
– Et puis-je déjà en trancher ? Que me veut-on de l’autre bord ? Seuls les intérêts de l’État doivent me dicter mon devoir. Vous connaissez Sartine. Il ordonnera en toute amitié, comme s’il se trouvait encore au Châtelet et moi sous la férule du commissaire Lardin ! Les années ont passé, mais lui ne change pas. Il me voit toujours jeune homme… Ma reconnaissance, ma fidélité, ma loyauté lui sont acquises.
– Vous compromettriez-vous pour le tirer d’un mauvais pas ?
– Mais oui, sans hésiter. Et il en est bien persuadé… Si c’était le cas, il ne pourrait s’agir que d’une imprudence et de rien qui soit volontairement au détriment des intérêts de l’État.
– Je vous précède dans cette voie-là. Il peut compter sur nous. Je suis moi-même menacé. On parle toujours à côté de donner l’administration de la police à quatre commissaires comptables seulement à M. Necker ! Voyez où en sont venues les choses !
Ils se regardèrent, émus de ce que leurs propos révélaient. M. Le Noir se détourna et toussa.
– L’enquête sur la mort de M. de Chamberlin va en subir le contrecoup.
– Bourdeau suivra les choses. Vous connaissez mon habitude. Il n’est pas mauvais de laisser des témoins, qui peuvent être des suspects, la famille en l’occurrence, pendant quelque temps à elle-même. Il en ressort habituellement une incertitude porteuse d’angoisse qui peut mener à d’édifiantes imprudences et à de surprenants débouchés. Des faits souvent impossibles à déterrer autrement font alors quelquefois surface.
– Acceptons-en l’augure. Je m’en remets à votre expérience. Inutile de vous demander, je pense, si les dispositions ont été prises pour mettre l’hôtel de Ravillois et ses occupants sous surveillance ?
Nicolas secoua la tête en forme d’assentiment.
– Prenez une de mes voitures et conservez-la. J’espère vous revoir très vite.

Après un reposant trajet sur le chemin égal et sablé qui menait à Versailles, Nicolas ne trouva pas Sartine à l’aile des ministres ; il venait de rejoindre son bureau à l’hôtel de la Marine. Il s’y fit conduire et y trouva l’agitation des messagers et des officiers propre à un département en charge des opérations navales qui s’étendaient avec l’Angleterre. Nicolas aperçut l’amiral d’Arranet parlant à un homme en noir que Nicolas reconnut pour être l’un des membres de ce service nouvellement créé pour contrebalancer l’action des services anglais. Il attendit la fin de la conversation pour le saluer. Le visage tanné de l’amiral s’éclaira à sa vue.
– Enfin, vous voilà ! Je vois que Le Noir a réussi à faire passer la consigne. Il vous attend avec l’impatience que vous lui connaissez. Pour l’heure il reçoit.
Il appela d’un geste un jeune commis qui passait près d’eux à qui il dit quelques mots.
– Venez dans mon bureau, Nicolas, on nous préviendra quand il sera disponible.
Ils pénétrèrent dans une pièce somptueusement ornée.
– La grand’chambre est à votre goût à ce que je vois, remarqua l’amiral qui avait noté le regard admiratif du commissaire.
– Des nouvelles d’Aimée ?
– En cabotage avec Madame Élisabeth. Elles font visite à Madame Louise, sa tante, enfin Mère Marie-Thérèse de Saint-Augustin, au Carmel de Saint-Denis.
– Nous sommes bien loin de la petite fille que le feu roi surnommait « chiffe ». J’ai eu le privilège jadis de voir les trois princesses visitant leur père… Il débordait de tendresse et elles y répondaient de tout cœur. Savez-vous ce que me vaut cette convocation ?
– M. Le Noir en a-t-il marqué quelque déplaisir ?
– Ni plus, ni moins ; il est accoutumé depuis longtemps à ces manières cavalières.
L’amiral s’esclaffa.
– Bigre ! C’est que notre ministre ne s’arrange pas avec les soucis qui le minent. Il y a apparence qu’il a besoin de vos lumières. Son visage s’éclaire dès qu’on prononce votre nom.
– Voyez-vous cela ! dit Nicolas, railleur. Il est vrai que je suis un peu de la maison, en ayant porté l’uniforme.
– Peste ! Comme vous y allez. À Ouessant, sous le feu, avec gloire et courage ! Il ne l’oublie certes pas.
– Un ludion inconscient ! Je ne connaissais pas la chose…
– Au vrai, la fureur l’habite. Tout faux pas qu’on lui prête est mis à son débit, alimente la cabale contre lui et le met à la géhenne. Et à la cour, gare au roulis ! Quelle que soit l’amitié que Sa Majesté lui porte, rien n’est jamais assuré et la dunette est proche des bouteilles24. Et quel moyen de crever l’aposthume ? La haine voltige de toutes parts sans se fixer jamais.
L’amiral approcha son fauteuil et baissa le ton d’une voix que l’habitude de commandement et une dureté d’oreille avaient rendue fort haute.
– Même ceux qui refusent à Sartine le talent et l’esprit lui accordent un sens aigu du commerce des hommes. Un seul coup d’œil lui découvre le fond des âmes, nous en avons fait cent fois le constat. Un visage, une contenance, lui dévoilent un caractère, des vices, des vertus. Vous en avez connu les effets lorsqu’il était à la tête de la police. Mais parfois, et de plus en plus souvent, il se trompe et s’égare dans son jugement. Les conséquences en sont alors redoutables, surtout quand il s’agit du choix d’une personne qui lui importait le plus de connaître pour l’employer utilement.
– Serions-nous, par hasard, dans cette conjoncture ?
– Hélas, j’en dois convenir ! Et la plus mauvaise. Il avait déjà commis l’erreur de n’accorder que trop sa confiance au comte de Paradès…
– Que j’arrêtai en avril dernier et menai à la Bastille.
– … Or la même erreur vient de se renouveler. En deux mots voici l’affaire. Il y a quelques années, un négociant de Bordeaux, M. Laffon de Ladebat, arme un vaisseau destiné au commerce de l’Inde et de la Chine. Son fils fait la connaissance d’un chevalier de Saint-Lubin, hâbleur et séduisant. L’homme avait trahi Aider Ali, notre allié, et trafiqué avec l’Anglais à Madras. Revenu en France, il est arrêté et embastillé. La guerre n’ayant pas encore éclaté avec l’Angleterre, on le relâche.
– Et qu’advient-il du personnage ?
– Les Laffon le produisent à Sartine qui s’extasie devant sa connaissance de l’Inde. Il devient l’homme nécessaire, que dis-je ? Le truchement indispensable. On le dépêche sur le vaisseau baptisé Le Sartine avec des quasi-lettres de créance. Le ministre emporté d’enthousiasme consent à libérer pour six cent mille livres de fusils, canons, poudre et toutes sortes de munitions, le tout destiné à alimenter l’agitation et la résistance aux Anglais des souverains indiens.
– Et qu’arriva-t-il ? J’appréhende le pire.
– Et vous n’avez pas tort. La croisière s’engagea et bientôt Saint-Lubin dévoila son vrai visage. Il refusa toute aide aux princes nos amis. Et pour cause, il les avait précédemment trompés et volés. Il fit arrêter le capitaine…
On gratta à la porte.
– Mais le ministre lui-même vous contera la suite.