IV
Monsieur Necker
« Ne soyez à la cour, si vous voulez y
plaire,
Ni fade adulateur, ni parleur trop sincère,
Et tâchez quelquefois de répondre en
normand. »
La Fontaine
Ses réflexions l’avaient mené jusqu’à la place
du Grand Châtelet où le marché battait son plein. Les parasols
effrangés aux couleurs passées protégeaient les fruits et les
légumes qu’en ce début d’été les maraîchers des faubourgs
apportaient de leurs jardins. Mille cris émaillaient ce joyeux
rassemblement de marchands, bourgeois, domestiques, gagne-deniers,
portefaix, curieux et mendiants de tout poil. Les appels connus se
répondaient en échos stridents : « Mon écuellée de lait
caillé ! Mon beurre de Vanvres bien frais, bien jaune !
La paire de mes gors pigeons tout
dodus, tout tendres ! Le chapon pailler ! La poule poulardeuse ! Miel
fondant, miel fondu ! Mon vinaigre bon et biau ! Verjus de grains à faire aillée ! Amandes vertes de Millau, du
velours ! La noix en coque pour six sols ! Maïs, millet,
haricots, cormes20,
nèfles ! Bigarreau, mon bigarreau bien rouge ! Framboise
velue, en v’là ! » Un petit attroupement s’était formé
devant l’étal d’un boucher en plein air. Une altercation montait
entre un bourgeois bien vêtu qui frappait le sol de sa canne et un
gros homme rougeaud qui agitait un long eustache ensanglanté.
– Et moi, boucher, disait le premier,
j’affirme que la longe de veau prétendument de lait n’était que
viandasse malsaine de broutard élevé au son et à l’eau blanche. Et
d’ailleurs vous n’avez pas le droit de vendre sur cette
place ! Les ordonnances…
– Si vous goûtez point mes viandes, allez
chez mes confrères. Ils vous en donneront pour votre argent, vieux
grigou !
La querelle risquait de dégénérer, d’autant que
des parties étrangères au débat s’y invitaient, s’empressant de
prendre fait et cause pour l’un ou l’autre des protagonistes. La
présence du commissaire, que chacun connaissait, fit tourner court
l’algarade et l’on se dispersa en commentant l’incident. Une jolie
fille, qui guettait toujours les allées et venues de Nicolas, lui
tendit, l’air aguichant, une poignée de cerises qu’il reçut dans
son chapeau, remerciant l’attention d’un sourire.
Sous le porche il jeta les rênes au vas-y-dire de service qu’il découvrit bien grandi
et déjà fier jeune homme. Dans l’escalier, les scènes entrevues sur
le marché lui rappelaient que ce peuple pouvait être, selon sa
réputation, le plus aimable de l’univers ou le plus redoutable.
Restait qu’on ne savait jamais, ou alors à contretemps, comment il
allait se conduire. Versatile ? Ombrageux ? En pénétrer
l’esprit était malaisé et le préjugé gâtait la tentative. Certains
le méprisaient, lui supposant de l’imbécillité, d’autres fondaient
d’utopiques espoirs sur sa transformation et lui réputaient,
peut-être, trop de finesse. Il lui paraissait que la vérité était
dans l’entre-deux et que retentissait en chaque homme le débat de
tout un peuple. Il avait un jour entendu le roi en parler d’une
manière qui l’avait ému. Selon Louis XVI, un souverain ne
saurait rien faire de plus utile que d’inspirer à la nation une
grande idée d’elle-même ; pour pallier ses divisions, il
fallait que le peuple s’attachât d’orgueil à la patrie.
Il entra dans le bureau de permanence où
Bourdeau, hilare, lui tendit une assiette de cerises.
– Il semble, Nicolas, que nous sommes
rivaux dans les attentions de la jouvencelle !
Nicolas ne gazait à Bourdeau que ce qui
alimentait sa fièvre philosophique ; il résuma donc, sans
insister sur l’irritation de Le Noir, la teneur de son audience. À
sa grande surprise, l’inspecteur s’employa à justifier
l’intervention de Sartine. Son animosité à l’égard des gens de
finances, à l’exception notoire de La Borde, l’emportait sur ce
qui, dans d’autres circonstances, l’aurait conduit à d’amères
considérations sur les déplorables habitudes du despotisme.
– Il y a, conclut-il, trop de secrets
honteux et de combinaisons dissimulées chez ces gens d’argent qui
aiguisent en permanence le soupçon. Cela dit, par où
commençons-nous ?
Nicolas souhaita tempérer le débat.
– Tu parles du neveu qui est fermier
général, mais M. de Chamberlin était précisément un de ces
officiers de la couronne chargés de contrôler l’usage des fonds du
trésor royal. Pour te répondre, nous débuterons nos recherches chez
ce M. Patay, l’exé cuteur du premier testament. Il paraît
avoir bénéficié de la confiance et de l’amitié du testateur, si
j’en juge par la nature et l’importance de ce qui lui est légué. Il
serait utile de l’entendre, en particulier dans ce qu’il peut nous
dire du défunt.
– Et où se tient-il, ce
M. Patay ?
Nicolas consulta son petit carnet noir, puis un
exemplaire de l’Almanach royal pour
1780.
– Rue Plâtrière, à l’angle de la rue
Montmartre.
– C’est à quelques pas de chez toi, près
des Filles Sainte-Agnès.
– Prends une voiture. Je mène Sémillante à
l’écurie. On se retrouve dans un gros quart d’heure au coin des
deux rues.
À l’hôtel de Noblecourt, Sémillante fut confiée
à Poitevin. Nicolas remonta la rue Montmartre et retrouva Bourdeau
au coin de la rue Plâtrière dans laquelle tout n’était que fange et
tumulte. Il fit observer au commissaire que Jean-Jacques avait logé
là, méditant dans les hurlements et jurons des forts des Halles et
les glapissements des crieuses de vieux chapeaux. La première
maison fut la bonne et une portière, pour une fois aimable –
avait-elle reconnu Nicolas si populaire dans le quartier ? –,
leur indiqua que le sieur Patay habitait au premier. L’escalier,
d’un bel envol, sentait le ragoût et les herbes bouillies. Dans les
angles salpêtrés, une insupportable odeur d’urine dominait,
rappelant les temples d’abomination de certaines pièces de
Versailles où les crevasses des cloisons laissaient échapper leurs
abjectes puanteurs. Ils soulevèrent le marteau. Des pas traînants
se firent entendre et l’huis s’ouvrit lentement, découvrant un
vieil homme aussi chauve que M. de Chamberlin, qui tentait
sans y parvenir d’ajuster une antique perruque. Des yeux bleus de
porcelaine, un peu éteints, les fixaient avec inquiétude.
– Messieurs ?
– Monsieur Patay ?
– Je suis cet homme-là, en effet. Qui me
demande ?
– Nicolas Le Floch, commissaire au
Châtelet, et Pierre Bourdeau, inspecteur.
– Mon Dieu ! Qu’ai-je à faire avec
d’aussi puissants personnages ?
L’ironie pimentait la feinte révérence.
– Nous serions heureux de parler avec vous
de M. de Chamberlin.
– M. de Chamberlin ?
interrogea-t-il d’un ton révérencieux. Et que ne vous adressez-vous
à lui ? Il serait mieux à même de vous répondre. Sauf que, le
connaissant de près, je l’imagine peu enchanté de votre
visite.
– Monsieur, vous ignorez, je le pressens,
que M. de Chamberlin est mort.
Le vieil homme chancela et Bourdeau dut le
retenir d’un bras secourable.
– Mort ? Mort ! Hé ! Que
dites-vous-là ? Je le savais fort déclinant, mais toujours
rebondissant… Je n’aurais jamais imaginé que sa fin fût si
proche.
– L’aviez-vous rencontré
récemment ?
– Messieurs, entrez je vous prie. Je dois
m’asseoir.
Il les guida dans un corridor obscur où un gros
matou apeuré fila entre leurs jambes.
– Le cardinal n’aime point les étrangers.
Excusez-le !
Ils pénétrèrent dans une grande pièce qui
donnait par deux croisées sur la rue Montmartre. Les meubles, d’un
autre siècle, n’auraient pas dépareillé la chambre de M. de
Chamberlin. Il les fit asseoir sur deux fauteuils de cuir de
Cordoue qui perdaient leur crin. Des piles de papiers et de livres
encombraient l’espace. Le vieil homme les désigna.
– À dire vrai, je poursuis mon travail,
tout honoraire que je suis, comme M. de Chamberlin d’ailleurs.
Bon ! Quelle nouvelle !
Il s’éclaircit la voix.
– La vieillesse est d’autant plus lourde
qu’elle nous prive peu à peu de tous nos amis. Avec qui désormais
évoquerai-je les souvenirs d’antan ? Il ne me reste plus qu’à
m’enfoncer dans le silence. Et quand je dis amis…
Un moment les policiers respectèrent sa
réflexion.
– Mais, messieurs, comment se fait-il que
ce soit vous qui m’apportiez cette funeste annonce ? Y a-t-il
un lien entre vos fonctions et la mort de M. de
Chamberlin ?
– Je vois, monsieur, que votre esprit est
demeuré fort vif ! J’ai le regret de vous dire qu’il y a
apparence et soupçon que ce décès soit le triste résultat de
manœuvres meurtrières dont nous sommes chargés de démêler les
trames.
– Je n’en crois pas mes oreilles. Comme
cela s’est-il fait ?
– Quand l’avez-vous vu pour la dernière
fois ?
– Quel jour sommes-nous ?
– Mercredi, septième de juin, dit
Bourdeau.
Patay compta sur ses doigts et réfléchit.
– Cela est net. Il y a tout juste une
semaine.
Le chat apparut et se frotta à Nicolas, en
poussant des petits cris amoureux.
– Cardinal ! Vous oubliez vos vœux.
Monsieur, je suppose que vous possédez une chatte ? Notre
prélat vous traite avec tant d’affection.
– C’est la vérité. Et cette dernière
rencontre ?
– Il était semblable à lui-même. Un peu
fatigué, certes, mais toujours dominant le sujet de cet esprit
caustique dont il détenait l’original. Il critiquait le siècle sur
tout et rien. En vérité, il fallait avoir commerce avec lui depuis
longtemps pour déceler le fond de bonté qu’il pouvait réserver à
certains… dont j’avais, je crois, l’honneur d’être… C’est pourquoi
j’ose user du mot ami que je n’aurais pas osé hasarder en sa
présence.
– Et selon vous, à qui réservait-il ses
affections, pour dissimulées qu’elles fussent ?
Il les interrogea du regard.
– Vous connaissez sans doute sa
famille ? Un ensemble bien désordonné ! Il aimait sa
nièce, tout en déplorant sans relâche son peu de caractère… Il
aurait souhaité qu’elle montrât plus de fermeté à l’égard d’un mari
volage et dispendieux. Surtout, il adorait Charles, son
petit-neveu. L’enfant est la tête de turc de sa grand-mère qui le
houspille sans cesse, de son aîné qui le bouscule et de son père
qui ne lui marque qu’indifférence et éloignement. Et il y avait
Tiburce aussi…
– Des raisons pour justifier cette curieuse
conduite à l’égard du cadet ?
– Il est un peu contrefait et chétif, une
gêne à la hanche. Pourtant je le juge délicat et intelligent.
M. de Chamberlin en jugeait ainsi, ne cessant de s’étonner de
sa maturité et de sa curiosité. Cet enfant passait une partie de
son temps dans la chambre de son grand-oncle. Reste… Non, rien. Une
impression…
– Êtes-vous informé du contenu du testament
de votre ami ?
– Oh ! Ami ? Vous savez ce qu’il
faut en penser. Bien qu’à peine plus jeune que lui, il m’avait fait
l’honneur et la confiance de me désigner comme son exécuteur
testamentaire. Pour le détail de la chose, je l’ignorais et ne m’en
souciais guère.
– En espériez-vous quelque
chose ?
– Point du tout ! Je n’ai pas de
famille et peu de besoins. C’est sans doute pourquoi il m’avait
choisi.
– A-t-il depuis évoqué avec vous ce
testament ?
– Rien pendant des années. Toutefois il est
exact que, la semaine passée, il a évoqué sa volonté d’en modifier
la teneur. Pour la première fois, j’ai appris que sa nièce devait
hériter de sa fortune, mais…
– Mais ?
– … que, las de la faiblesse de celle-ci,
il penchait pour tout laisser à son petit-neveu.
– Cela changeait-il quelque
chose ?
– Mais tout ! Dans le premier cas,
M. de Ravillois se saisirait aussi de la gestion de l’héritage
de sa femme comme il l’avait fait pour celui des beaux-parents.
Dans le second cas, M. de Chamberlin prenait les précautions
nécessaires pour que ce legs soit protégé des convoitises du
Ravillois aussi longtemps que la majorité de Charles ne l’aurait
pas mis en état d’en jouir et d’en user directement.
– Voilà qui est du dernier intéressant.
Monsieur, encore un mot. Vous seul pouvez répondre à ma question en
raison de votre longue présence aux côtés de M. de Chamberlin.
Détenait-il des secrets, j’entends par là des documents mettant en
cause des tiers et qui auraient pu expliquer son
assassinat ?
– Monsieur le commissaire, que me
demandez-vous là ? Un contrôleur général de la Marine, des
secrets ? Il les voit défiler comme grenadiers à la
parade ! Il en a tant passé que nous les examinions pour les
mieux oublier aussitôt. Il demeure que M. de Chamberlin
conservait par-devers lui certains documents qu’il ne me montrait
pas.
– Il les dissimulait ?
– Un jour il a tapoté un petit papier
devant moi, disant tout en ricanements qu’il s’agissait d’une
assurance pour l’avenir. Que puis-je vous dire de plus ? Ne
m’interrogez pas davantage sur la nature de ce document, je ne
saurais vous répondre.
Pourquoi Nicolas avait-il la certitude du
contraire ? Il laissa se prolonger un silence qu’à tout le
moins une reprise du propos devrait bien finir par rompre.
– Toutefois, reprit Patay l’air mystérieux,
connaissant bien les habitudes du contrôleur général, je vais vous
donner un conseil dont vous serez bien avisé de faire votre profit.
Ne vous fiez en rien aux apparences de ce qu’il a pu laisser et que
vous ne comprendriez pas. Sa causticité de caractère se mêlait dans
un mélange dissonant à une alacrité moqueuse qui pouvait lui faire
user de bouffonneries de foire. Il pouvait être artificieux et je
le crains capable, hélas, de… Mais je m’entends. Je n’en ai que
trop dit. Bien habile qui pourrait me traverser sur ce point.
Sachez pour conclusion qu’il savait tracer sa route par astuce, à
des fins qu’il dissimulait avec soin.
– Nous avons trouvé une bille d’agate sous
son lit…
– Soit Charles l’a perdue, répondit-il
vivement, soit M. de Chamberlin l’a volontairement placée là.
Que vous dire de plus ? Mais, au fait, comment est-il
mort ?
Il était temps qu’il posât la question.
– D’un accident de bois de lit, dit
Bourdeau, lui expliquant la chose.
– Curieux, très curieux ! La dernière
fois que je l’ai vu, il se plaignait d’être constamment dérangé par
d’étranges craquements qu’il mettait au compte du bois trop vert
utilisé dans ce bâtiment neuf.
Au passage dans le corridor, l’un des objets
posés sur une petite commode attira soudain l’attention du
commissaire.
– Monsieur Patay, vous avez là un bien joli
petit vase.
L’intéressé se retourna et suivit le regard de
Nicolas.
– Oh ! Un vase ? Non, un céladon
chinois fort précieux. Ce porte-pinceaux en forme de bambou orné de
feuilles est un présent de M. de Chamberlin. Une de ces rares
attentions qui me persuadent qu’il éprouvait pour moi un peu
d’amitié.
Il saisit l’objet qu’il éleva comme un ciboire,
avec une sorte de jubilation rentrée.
– C’est l’un des deux exemplaires d’une
paire que, d’ordinaire, on ne sépare jamais car c’est lui ôter
toute valeur… Il avait conservé l’autre dont il usait pour ses
plumes. Il avait cœur à dire qu’un présent devait être une
séparation douloureuse pour avoir du prix. Me pressant d’emporter
le vase, il m’avait marmonné, lui si avare de sentiments :
Quand je verrai l’un, je songerai à vous et
vous, pour l’autre, peut-être aussi… Rien de plus, mais
c’était beaucoup. Ce fut d’ailleurs un prétexte de querelle avec
M. de Ravillois qui soutenait que ces deux paires relevaient
de l’héritage de sa femme.
– Vous avez dit deux paires ?
– Oui, car il y en avait une autre dont les
montures de bronze doré sont différentes, d’un autre style. Elle
flanquait sur son bureau celui, désormais unique, où Tiburce
plaçait les plumes.
– Et celui-ci, quand vous l’avait-il
donné ?
– Il y a quelques mois, après le
déménagement rue des Mathurins, aux Porcherons.
– Vous affirmez, remarqua Bourdeau, que
l’autre paire est toujours sur le bureau ?
– Elle s’y trouvait la dernière fois que
j’ai vu le contrôleur général. Il était obsédé de symétrie. Tout
devait toujours aller par trois. Est-ce pour cela qu’il m’a offert
ce porte-pinceaux ?
– Un homme de strictes habitudes. Vous
semble-t-il possible que M. de Chamberlin eût pu tolérer que
les livres de sa bibliothèque demeurassent en désordre ?
– Impossible, monsieur le commissaire,
impossible ! Il n’y supportait aucun dérangement. Parfois il
se plaignait que son petit-neveu n’ait pas toujours à ce sujet les
égards indispensables pour ses vieux compagnons.
Lorsqu’ils se retrouvèrent rue Montmartre, ils
demeurèrent un moment sans parler à digérer tout ce qu’ils venaient
d’entendre.
– Ma foi, dit Bourdeau. Cela se résume en
une phrase. Un vieil homme atrabilaire, détenteur de secrets, haï
par une partie de sa famille et qui aimait la symétrie.
– Voilà qui est bien dit ! Il y a
aussi un désordre de livres inexpliqué et il nous manque deux
vases.
– Voilà qui est parler vrai. Il nous faudra
les retrouver. Nous n’avons pas remarqué cela hier. Que sont-ils
devenus ?
– Sans doute enlevés comme les papiers qui
se trouvaient sur la cheminée. Pourtant point de traces sur le
bureau. Les avait-on effacées ?
– Tu as examiné le théâtre comme moi. Nous
avions noté l’absence de poussière. Attention ! Prends
garde !
Une voiture les frôla au grand galop. Au
passage, le cocher lança une injure en faisant claquer son
fouet.
– Encore un de ces écraseurs à armoiries
timbrées ! s’exclama Bourdeau, pâle de fureur.
– Allons Pierre, comme si tu n’y étais pas
accoutumé ! Nos rues sont périlleuses et les équipages des
plus arrogants. Soudain j’y songe… Mais oui ! Si nous n’avons
pas trouvé de traces des deux vases sur la cheminée c’est sans
doute qu’ils servaient à maintenir les deux documents volés. Des
presse-papiers en quelque sorte ! Ainsi seules les empreintes
de ces derniers demeuraient visibles. C’est l’évidence.
– Tu as raison. Mais qui les a
dérobés ? S’agit-il de la même personne que pour les
papiers ?
Ils avançaient avec prudence, réfugiés le long
des maisons de la rue Montmartre. Nicolas consulta sa montre.
– Il faudra y réfléchir. Trouvons vite une
voiture. Nous allons faire visite à M. de Besenval. Peut-être
en apprendrons-nous davantage de ce témoin. Il était présent au
souper de la rue des Mathurins.
D’un cri Bourdeau arrêta un berlingot21 en maraude. Ils s’y installèrent.
– Rue de Grenelle, à l’ancien hôtel Chanac
de Pompadour22, et au
plus vite.
– On s’y efforcera, monsieur, si l’embarras
n’est point trop grand pour traverser la rivière.
– J’admire ta science, dit Bourdeau. Tu as
toutes les adresses en tête ?
– Peuh ! C’est notoire ! Besenval
est célèbre pour avoir acquis cet hôtel où il a bâti et rebâti pour
pou voir installer sa collection de tableaux. M. de La Borde
m’en a souvent parlé. Notre Patay s’est retenu sur Tiburce, au
point de s’en mordre les lèvres. Étrange !
La traversée du Pont-au-Change fut laborieuse,
mais une fois sur la rive opposée le parcours fut plus aisé. À
l’hôtel de Besenval, un laquais en livrée et perruque poudrée les
accueillit avec une politesse glacée. On les fit attendre un long
moment. Ils furent enfin conduits dans un salon de compagnie où un
homme de haute taille, portant beau, accoudé à une cheminée de
marbre brèche, les regarda entrer sans un mouvement. La pièce
meublée de bergères et de fauteuils surprenait par ses murailles
revêtues du sol au plafond de dizaines de tableaux richement
encadrés que Nicolas, amateur à sa façon, jugea appartenir aux
écoles flamande, italienne et française. L’hôte s’inclina avec
courtoisie.
– Monsieur le marquis, je suis heureux de
vous revoir. Je croise souvent chez la reine le petit Ranreuil, le second. Je vous en fais mon
compliment. Comme vous-même d’ailleurs, il me fait souvenir de
votre père. Belle lignée !
Nicolas s’inclina et présenta Bourdeau. Le baron
s’installa dans une bergère, lissa son justaucorps grenat et sa
culotte de satin gris, et les invita à s’asseoir.
– M. de La Borde, notre ami commun,
m’a souvent conté vos mérites et vos glorieuses aventures… sur
terre et sur mer. L’art nous a rapprochés. Il nourrit pour vous une
véritable dévotion qui vous honore tous les deux. Quel est l’objet
de votre visite ? Connaissant vos talents, je présume qu’elle
a un lien avec eux.
Nicolas exposa les raisons de leur venue.
– Vous êtes, conclut-il, l’un des invités
de ce souper et, si vous en êtes d’accord, j’aimerais solliciter
votre mémoire sur le déroulement de la soirée.
– Comme il vous plaira.
– Rien d’inhabituel ne vous a frappé durant
ce souper ?
Le baron se mit à rire.
– Chère peu remarquable, vins médiocres et
maîtresse de maison silencieuse et fermée. Il est vrai que je suis
bavard et que je conversai avec le maître de maison. Vous
connaissez ma passion…
Il fit un geste circulaire, embrassant les
peintures et les objets du salon.
– Cette famille possède de remarquables
exemplaires de porcelaines venus de l’orient lointain, en
particulier des céladons, des peau de pêche, des sang de bœuf, ces
pièces qu’étudie notre ami La Borde. Il y a longtemps que nous
sommes en négociation, M. de Ravillois et moi. Nous en
discutions et M. de Sainte-James, lui aussi présent, amoureux
des belles choses ou…
Il eut un petit rire.
– … de celles qui sont les plus
dispendieuses, ajoutait parfois son grain de sel au débat.
– Rien de particulier, donc ? Personne
n’est sorti de table, par exemple ?
– Non… Je suis parfois distrait. Au fait,
vous avez raison, le jeune Ravillois, peu aimable et l’air
sournois… mais je m’égare. Ce garçon a quitté la table à la demande
de son père qui souhaitait qu’il allât chercher une paire de
porte-pinceaux du plus beau céladon. Leur forme de bambous est
originale.
– Pourriez-vous me préciser, autant que
faire se peut, l’heure approximative de cette sortie de
table ?
– Je dirais que le souper était achevé.
Après dix heures et avant minuit. Nous nous sommes perdus dans une
longue conversation sur les chinoiseries. Je ne peux guère en
conscience être plus exact.
– Absence de peu de durée, je
suppose ?
– En effet, quelques minutes. Le jeune
homme est revenu avec un seul vase.
– N’était-ce point d’une paire qu’il
s’agissait ?
– Certes ! Et comprenez d’une vraie
paire, deux objets qui s’opposent en symétrie ! Il a indiqué
qu’il avait préféré n’en prendre qu’un, de peur de les briser, et
cela d’autant plus que l’autre contenait des plumes. En outre, les
objets étant dans la chambre de son grand-oncle, celui-ci,
indisposé, dormait ; il craignait de le réveiller.
– Vous n’en avez pas été
contrarié ?
– Une paire est une paire. Nous n’en étions
pas encore à conclure, car j’avais cru discerner que cette vente
posait problème. M. de Ravillois m’avait confié qu’une
contestation l’opposait à son oncle par alliance sur la propriété
de ces objets qu’il disait appartenir à sa femme et dont il se
prétendait autorisé par elle à disposer.
– Mme de Ravillois n’est point
intervenue ?
– Quelques paroles de politesse et un
silence assombri. Il y a dans cette demeure des querelles mal
dissimulées et des différends évidents.
– Reprendrez-vous bouche avec votre hôte au
sujet de cette négociation ?
Il eut un petit rire ironique.
– Après tout ce que vous m’avez conté, je
l’ignore. Je pense que l’affaire suivra son cours et sera conclue
si Ravillois n’abuse pas du goût qu’il me connaît pour les céladons
et pour lequel je consentirais à bien des folies.
– S’il en est ainsi, monsieur le baron,
puissiez-vous avoir l’obligeance de m’en faire avertir.
– Cela sera fait selon votre désir et,
puisque je vous tiens, sachez que la reine demande souvent de vos
nouvelles et regrette, je la cite, que le
cavalier de Compiègne se fasse si rare à Trianon. C’est là,
vous le savez, qu’elle rassemble sa petite cour de fidèles.
– Je vous remercie de vous faire le
bienveillant messager des vœux de Sa Majesté. Ceux-ci sont des
ordres. En ces temps de guerre, il est vrai que je me fais rare et
ne parais à Versailles que lorsque le service du roi m’y
appelle.
Le baron de Besenval se leva et Nicolas fut
frappé de l’allure militaire du personnage qui n’était pas sans lui
rappeler la prestance de son père, le marquis de Ranreuil.
Ils décidèrent de rentrer au Grand Châtelet.
Tout en guettant une voiture, ils firent le bilan de leur dernière
rencontre.
– La moisson n’est pas négligeable. Pierre,
qu’as-tu relevé de cette conversation ?
– Trois choses. Le jeune homme s’est
absenté à une heure où possiblement son grand-oncle était déjà
mort. Aurait-il toléré qu’on prît ces vases ? Et note que le
moment correspond à l’heure approximative fixée par M. de
Gévigland pour le décès.
– Cela sous-entend-il qu’il savait que son
grand-oncle était mort ? Dans ce cas, pourquoi ? Il n’est
pas exclu qu’il crût le vieil homme vraiment endormi.
– De deux. Mais comment n’aurait-il pas
remarqué la courtine effondrée ?
– L’obscurité, peut-être ?
– Et de trois, le jeune Ravillois évoque
une paire dont l’un des exemplaires contenait des plumes. Or
M. Patay nous a montré qu’il possédait le pendant manquant.
Est-ce une erreur ? De fait, il nous manque toujours un
vase.
– Deux, tu veux dire !
– Comment deux ?
– Certes ! À y bien réfléchir.
Considère une paire, un porte-pinceaux retrouvé sur le bureau et
l’autre chez Patay.
– Soit.
– La seconde paire, où se
trouve-t-elle ? Le vase présenté par le fils, qu’est-il
devenu ? Et celui qui faisait pendant et trio en symétrie sur
le bureau, l’a-t-on découvert ? Je dis bien : deux vases
manquent à l’appel. Mettre la main dessus devrait faire un pas
important à l’enquête.
– Dans cette attente, ces disparitions
complètent des mystères auxquels je n’entends rien.
Ils finirent par arrêter un fiacre. Nicolas
paraissait rêveur et s’accoigna à son habitude.
– Tu connais ce puits, dit-il soudain, rue
de la Grande Truanderie ? Depuis qu’une malheureuse en mal
d’amour s’y est précipitée, les amoureux y font serment d’éternelle
fidélité. Aimée, un jour, a voulu m’y conduire.
– Et alors ? demanda Bourdeau, surpris
et toujours discret en ces matières.
– Je l’en ai dissuadée. Il y eut là motif à
querelle. C’était un caprice de petite fille… Non je n’avais pas
envie de jurer. Non… ce n’est point ce que tu penses… pas cela.
Mais, vois-tu, plus les années passent et davantage la différence
se creuse… Je ne la veux ni contraindre, ni engager… Elle demeure
toujours pour moi l’apparition du bois de Fausses-Reposes. Elle a
toujours dix-huit ans, mais moi j’en ai quarante désormais.
– Allons ! Que ne l’épouses-tu
pas ? Louis est grand maintenant, c’est un homme.
– Elle ne l’entend pas ainsi, au grand
désespoir de l’amiral d’Arranet, son père. La famille n’a pas de
survivants, il n’a pas de fils. Il tiendrait à cœur que je relève
le nom en épousant Aimée.
– Beau nom, pardi, répondit Bourdeau avec
un rien d’ironie. Marquis de Ranreuil d’Arranet ! Et
donc ?
– Elle a son caractère et se veut libre. Et
moi…
– Hé ! Comment est-on libre quand on
est fille d’honneur de Madame Élisabeth, sœur du roi ?
– Elle est comme chacun d’entre nous… Aux
prises avec ses contradictions. Il faut
souffrir qu’elle jase à son aise.
– Tu ne t’agites pas vraiment à faire un
choix. Antoinette, n’est-ce pas ?
Nicolas ne répondit pas. Que signifiait ce
soudain serrement de cœur qui parfois l’oppressait en pensant à
Aimée ? Son visage, son corps, hantaient ses nuits avec cette
impression répétée de la sentir s’échapper. Un bel oiseau qui
prenait son envol alors que lui demeurait retenu sur le sol,
s’évertuant lourdement. Certes la tolérance et la liberté avaient
toujours présidé à leur relation. Ils étaient fidèles en esprit,
sinon de corps. Pourtant il craignait de la perdre. Il se mêlait à
cette hantise autre chose qu’il refusait d’admettre, qu’il chassait
même de sa conscience, cette jalousie qui jadis avait fait de sa
liaison avec Mme de Lastérieux un enfer quotidien. La
souffrance le taraudait qui, par une intuition dont il déplorait la
perspicacité, lui faisait pressentir qu’elle était dans les bras
d’un autre. Que lui-même, emporté par une sensualité indulgente, se
laissât aller à quelques écarts vagabonds ne lui apparaissait
pourtant que véniel et il s’en absolvait aisément. La liberté
d’Aimée, que son père avait pour d’autres raisons dénoncée dès
l’abord, et qui se manifestait encore plus avec Nicolas, allait de
pair avec l’amour d’un homme, son aîné, chez qui elle trouvait une
protection assurée et, sans doute, une fragilité qui émouvait sa
tendresse et ses sens. Combien de fois avait-il été sur le point de
mettre un terme à cet amour torturé qu’il ne savait pas subir
simplement. Il l’imaginait s’étiolant et aussitôt il renaissait
plus ardent. Il croyait qu’une fois ce lien rompu, la paix en lui
reviendrait. Le visage d’Antoinette apparaissait alors nimbé de
douceur et de la nostalgie d’un temps plus insouciant.
Au Grand Châtelet un message les attendait.
Nicolas devait se présenter au plus vite à M. Necker, en
charge du trésor public. Aucun autre éclaircissement n’accompagnait
cette convocation de la main même de M. Le Noir. Le
commissaire n’avait approché que de loin le banquier suisse. Il
abandonna donc Bourdeau sous le porche de la vieille prison et
ordonna au cocher de le conduire rue Neuve-des-Petits-Champs à
l’hôtel de Lionne-Pontchartrain.
Son entrée dans l’antichambre du ministre ne
passa pas inaperçue de la foule des solliciteurs qui, placets à la
main, espéraient une audience. Son nom chuchoté à l’huissier poussa
le scandale à son comble. Il fut aussitôt dirigé vers une seconde
salle déserte où il ne demeura qu’un instant, l’homme étant revenu
à la suite le chercher.
M. Necker, debout derrière son bureau,
l’accueillit avec une expression plus bonasse que bienveillante. Il
parut à Nicolas grand et lourd avec un visage à la physionomie
singulière qu’accentuait sa coiffure composée d’un toupet fort
relevé et de deux grosses boucles dressées vers le haut. Il
semblait qu’une gravité concentrée cherchât à en imposer,
impression que redoublait un port de tête peu naturel qui se
haussait comme pour prendre de la hauteur et dominer. Tout cela ne
tenait pas de l’insolence polie d’un ministre homme de cour, mais
plutôt d’une certaine morgue ministérielle. Il invita le visiteur à
s’asseoir et le contempla un moment avec un sourire satisfait qui
faisait ressortir la dissymétrie d’une bouche comme creusée sur le
côté gauche sur de mauvaises dents.
– Monsieur, il me plaît de constater que
vous avez répondu avec tant de célérité à la demande que le
lieutenant général de police a dû vous transmettre.
– Je m’en serais voulu, monsieur le
directeur, de vous faire attendre et, prévenu, je suis accouru sans
désemparer.
– Il me faut vous préciser que ce n’est pas
moi qui ai eu l’idée de cette rencontre, mais M. de Maurepas.
Nous conférions avec Sa Majesté…
La tête se dressa, retendant les plis du
cou.
– … quand votre nom a surgi… Bref, je dois
à la vérité de dire à votre honneur que le roi a approuvé au bond
le recours qu’on suggérait.
– Le recours, monsieur ?
– Depuis quand servez-vous aux enquêtes
extraordinaires ?
– Depuis 1760, et sous trois lieutenants
généraux.
– Longue expérience que la vôtre !
Cela justifie la confiance de M. de Maurepas. Et de surcroît,
j’ai cru comprendre que vous aviez conquis l’approbation de son
épouse ?
Le ton était amer, à la limite de
l’aigreur.
– … Ce qui, vous en conviendrez, n’est pas
des plus aisé !
– Un coup de fusil royal y a aidé
naguère.
– Vraiment ?
Il épousseta l’une de ses manches.
– Oui. Petite négociation après que le chat
préféré de Mme de Maurepas eut été, par mégarde, escopetté.
– Ah, ça ! Escopetté ! Je vois. Revenons à mon souci. De
la police, de la justice et des prisons, rien ne vous est
étranger ?
– Je possède en effet l’expérience de
toutes ces années sur les mondes que vous avez cités.
– Fort bien ! Vous êtes notre homme.
Sa Majesté s’intéresse à la justice qu’on rend en son nom. Cela
fait honneur à son humanité. En particulier il s’inquiète que des
hommes, soupçonnés à tort et reconnus ensuite innocents, puissent
subir d’avance des punitions rigoureuses dans les lieux malsains
que vous connaissez. Il souhaite aussi que l’État prenne à sa
charge le logement, la nourriture et l’habillement des prisonniers
sans recours. Il entend, enfin, que soit améliorée la situation des
prisons, en procurant à ceux qui y sont enfermés la propreté et
l’air nécessaire à leur existence.
– Il y a là beaucoup à faire et du plus
méritoire. Mais cela prendra du temps. Pour ne pas citer le
Châtelet, que je connais bien et sur lequel il y aurait beaucoup à
dire, j’ai naguère approché Bicêtre. C’est, monsieur, sachez-le, un
monde horrible. Prenez le pain par exemple, un médecin de mes amis
y a constaté qu’il était noir et grossier comme de l’argile. Et
l’écuelle de bouillon servie aux prisonniers ? Elle
ressemblait moins à une décoction animale qu’à l’eau servant à
nettoyer les marmites ! Les jours maigres, la viande est
supprimée et un rien de beurre, rance comme du vieux lard, y est
substitué. Qu’on ne s’étonne donc pas que des révoltes y éclatent,
qui se soldèrent en 1771 par une vingtaine de morts.
– Nous y voilà exactement. Sa Majesté
entend qu’à la lumière de votre expérience vous lui présentiez un
rapport suggérant les réformes nécessaires. Mais de celles-ci
découle un autre point qui m’est cher.
Le ministre croisa les mains, ferma les yeux,
médita un moment avant de reprendre son propos.
– Que vous inspire, monsieur, l’usage de la
question ?
– Que c’est une curieuse manière de
questionner les hommes et, pour reprendre les mots de M. de
Voltaire, qu’elle apparaît comme un moyen
excellent de sauver un coupable robuste et de perdre un innocent
trop faible.
Cette réponse péremptoire fit sourire d’aise
M. Necker qui dodelinait de la tête, l’air béat.
– Voilà qui est parfait.
– Reste, monsieur, qu’il ne faut pas
confondre le problème de la question préparatoire avec celle de la
question préalable. La première participe de l’instruction dans
l’espoir de voir le suspect confesser ses crimes. La seconde
s’applique uniquement aux condamnés à mort. Fréquentant depuis
longtemps le Grand Châtelet, je puis et je tiens à vous dire que la
première y est tombée en désuétude depuis longtemps déjà. Mais sur
ce sujet, je ne puis que vous conseiller d’entendre M. Sanson,
exécuteur des hautes œuvres de la vicomté et prévôté de Paris, dont
les idées recoupent d’ailleurs vos vues.
– Fi ! Le vilain. Je m’en garderai
bien, jeta le ministre avec un recul de tout son corps.
– Monsieur, c’est au nom du roi qu’il
remplit son office. Vous seriez surpris de l’intelligence, de la
douceur emplie d’humanité et des connaissances d’un homme que vous
ne devineriez pas s’il vous arrivait de le croiser dans la
rue.
– Vraiment, monsieur le marquis, vous en
parlez comme d’un ami !
– C’est un ami dont je m’honore. Un homme
qui, jeté par sa naissance dans le plus terrible des offices,
recherche sans relâche les secrets du corps humain pour mieux en
user et faire souffrir moins.
– Participez-vous à ces horribles
expériences d’ouvertures des corps ?
– Mes fonctions m’y obligent.
– Mais… Dans quel état sont les
cadavres ?
– C’est selon. Les conditions du décès et
la saison gouvernent la corruption des corps.
– D’après vous, des corps peuvent-ils être
conservés ? Préservés de cette épouvantable…
décomposition ?
Nicolas nota l’espèce de tremblement qui agitait
le ministre.
– Sans doute, par le froid et par le sel.
Ou encore momifiés à la manière des anciens Égyptiens, ou embaumés
comme pour nos rois. L’alcool également conserve les pièces
anatomiques des cabinets de curiosités.
– Nous verrons, dit Necker avec un
mouvement d’horreur réprimée, il faudra plus pour m’en
convaincre.
Commentait-il les relations de Nicolas avec
Sanson ou les précisions sur les cadavres23 ?
– Ainsi nous attendrons votre
rapport.
Suivit un long développement hors de propos sur
le déficit de l’État et les mesures d’économie qui s’imposaient. Le
tout tenait du prêche, sans nerf et sans chaleur, avec des périodes
trop arrondies. L’homme parut à Nicolas assez banquier pour régir
le tout-venant des finances, mais peut-être trop pour répondre à
une ambition plus vaste. Il évoquait la vieille administration du
royaume en étranger peu au fait de ses délicats rouages. Le flux
des paroles se tarit soudain et Nicolas pensa qu’on allait lui
donner congé, quand Necker souleva son grand corps et alla
considérer à travers la croisée la cour du contrôle général. Il
tambourinait d’une main le carreau. Cela dura un long moment et
intrigua Nicolas.
– Il m’est revenu, reprit-il en se
retournant, que vous enquêtez pour l’heure sur la mort… Comment
dire ? Douteuse, c’est cela ? Le terme vous
convient-il ? De M. de Chamberlin, contrôleur général de
la Marine ?
Nicolas ne pouvait qu’acquiescer.
– Avez-vous découvert des documents chez
lui ?
– La pratique veut, en effet, que les
papiers de certains officiers ayant eu à traiter des affaires du
royaume soient recueillis pour devenir archives de l’État. Ceux de
M. de Chamberlin ne devaient pas faillir à la règle et ont été
remis à M. Le Noir, lieutenant général de police.
Necker plissa son visage en une grimace
dépitée.
– Je vous remercie de me rappeler le
règlement, mais je ne doute pas, monsieur, que vous avez pris le
temps de prendre connaissance de ces documents, avant que de les
remettre à Le Noir ?
Nicolas soupira en écartant les mains comme pour
dessiner le volume d’une masse considérable.
– Leur importance est telle et ma
connaissance des matières traitées se réduisant à rien, mon regard
sur eux fut superficiel et mon ignorance me conduisit à renoncer à
pousser plus avant mon examen.
– Quelle modestie ! Ainsi vous
prétendez ignorer ce qu’ils contiennent en substance ?
– Je ne le prétends pas, j’ai l’honneur de
vous le confirmer. Et d’ailleurs, que devraient-ils
contenir ?
– Monsieur, il ne me revient pas de vous le
révéler.
– Dans ces conditions, je vous suis de peu
d’utilité sur le sujet, dit Nicolas, esquissant le mouvement de se
lever.
– Si fait, si fait, dit Necker, l’invitant
à se rasseoir. Que sont devenus ces documents ?
– Ils sont là où je les ai fait
porter.
– C’est-à-dire ?
– Chez M. Le Noir.
– Ah ! Chez Le Noir ?
– Assurément.
– Y sont-ils toujours ?
Nicolas sentit qu’on abordait là, par touches
successives, des rivages dangereux. Que savait exactement le
ministre ? Son attitude et ses réponses seraient désormais
dictées par la prudence la plus mesurée. Sous le regard attentif
qui le fixait, il réfléchissait au moyen de formuler sans mentir.
Il s’agissait de paraître sincère, en disant des choses
inexactes.
– Ce n’est plus de mon fait et, sans doute,
M. Le Noir pourrait mieux que moi y répondre.
– À qui obéissez-vous,
monsieur ?
Le ton était fort peu amène. Il suffisait pour
s’en convaincre d’observer les plaques rouges qui marbraient
soudain le grand visage flasque.
– C’est selon, dit Nicolas, considérant le
plafond avec la jubilation de quelqu’un qui sait se conduire avec
la dernière impertinence. Les affaires que je traite ne sont point,
comme vous le savez, ordinaires. Ainsi j’obéis au roi directement
et, accessoirement, à son ministre de la Maison et à son lieutenant
général de police.
Necker s’était rassis ou plutôt laissé choir de
surprise dans son fauteuil. Son habit se tendit comme si l’étoffe
au lieu de le revêtir servait à retenir la débâcle du corps.
– Dois-je comprendre que si j’ordonnais
vous ne m’obéiriez point ?
– Il est en effet exclu, je suis au
désespoir de vous le dire, que cela se déroule ainsi. J’obéirai
dans l’ordre de préséance que je viens d’énumérer. Ordonnez, et si
l’une des trois autorités confirme votre souhait, je serai votre
serviteur.
– C’est bien ce qu’on m’avait dit…
Le propos était éloquent et marquait un
dépit.
– … Ainsi, vous êtes à Sartine ? Ne
protestez pas. Cela se sait. Or, parfois, il faut savoir
choisir.
– Je ne suis à personne, sinon à Sa
Majesté.
Un commis, l’air affairé, entra dans la pièce
avec des pièces urgentes à signer. Necker marqua de l’humeur à ce
dérangement, tout en consentant à se plonger dans la lecture
attentive de ce qui lui était présenté. Nicolas apprécia n’avoir
point à répondre à brûle-pourpoint à une question qui ouvrait
d’inquiétantes perspectives. Il était trop au fait des cabales de
cour pour ignorer qui étaient les amis et les adversaires du
ministre. Il lisait à livre ouvert dans les arrière-pensées de cet
homme-là. Certes Necker bénéficiait du soutien des salons et
bureaux d’esprit, et le peuple plaçait en lui ses espérances. À la
cour il était apprécié de la reine, car il savait la circonvenir et
lui céder sur ce qui n’était point essentiel. Pourtant ce n’était
pas les voix qui manquaient, acharnées à le détruire dans son
esprit. Une partie de l’entourage, les Polignac en particulier, le
détestait. C’est qu’il avait mis en cause, ou du moins l’avait-il
tenté, car sur ce point Maurepas s’était mis par son travers, les
droits de mainmorte et de mainmise que certains grands continuaient
d’imposer. En revanche, il contrôlait plus étroitement le versement
des pensions, indemnités, gratifications légitimes ou non et les
faveurs abusives répondant au flux des sollicitations, en
particulier par l’intermédiaire de la reine et de ses proches. Tous
ces avantages, dont certains dispensés de la main à la main,
grevaient gravement le budget. Cette tentative de contrôle
insupporta aussitôt et suscita de véhémentes clameurs. Ainsi les
Polignac, la favorite Mme Jules et son amant M. de
Vaudreuil, sa belle-sœur la comtesse Diane, les Guines, le comte
d’Adhémar et Artois, frère du roi, continuaient à exiger.
Mais, à la cour, les fronts pouvaient soudain se
renverser. Necker venait d’essuyer un revers apparent.
Mercy-Argenteau, ambassadeur de Marie-Thérèse, que liait à Nicolas
une fidélité commune à la reine, avait pris l’habitude de lui
confier ses soucis. Il n’avait pas dissimulé l’irritation de
Marie-Thérèse au su des grâces pécuniaires accordées aux favoris.
Ainsi la petite Mlle de Polignac venait d’être gratifiée d’un
don de huit cent mille livres et le comte de Vaudreuil, amant de
Mme Jules de Polignac, d’une pension de trente mille livres.
En apparence Necker s’y était opposé. Maurepas, pour complaire à la
reine, l’aurait contraint à capituler. Cette faveur ayant transpiré
faisait sensation à la cour comme à la ville. Pour l’ambassadeur
d’Autriche, il y avait soupçon que venaient de se nouer entre la
société de la reine et le directeur des finances une coopération
effective, une sorte de traité d’alliance sans doute provisoire. À
terme, pour cette coterie, Necker deviendrait, en dépit de ses
habiletés, l’homme à abattre.
Il se remémora un récent souper dans
l’appartement de Thierry de Ville d’Avray. Son hôte avait inventé
un grand plat dont le dessus se soulevait afin de pouvoir y
disposer des braises. Cette faïence résistante permettait enfin de
manger chaud et de restituer toute leur saveur aux restes fastueux
de la table royale. Le premier valet de chambre avait démonté à
Nicolas la stratégie de Necker. Vis-à-vis de l’Église en
particulier, il avait su habilement manœuvrer. Sa réserve affichée,
quoi qu’il en eût, sur un éventuel édit de tolérance à l’égard de
ses coreligionnaires, lui avait valu la neutralité de l’épiscopat.
Prudemment il n’avait pas dévoilé son projet secret de suppression
de la dîme. On l’avait même vu en compagnie de sa femme souper avec
Christophe de Beaumont, archevêque de Paris, chef du parti dévot.
La chose avait été chansonnée :
C’est que Necker, le fait
est très certain,
N’est pas janséniste… Il
n’est que protestant.
Quant au roi, Thierry de Ville d’Avray avait
révélé, en confidence, que celui-ci n’éprouvait à l’égard de Necker
aucun élan spontané, semblable à celui qui le portait naguère vers
Turgot. La raideur genevoise du ministre glaçait toute ouverture.
En outre, le monarque supportait mal la suffisance d’un serviteur
qui tirait par trop la couverture à lui alors qu’à tout moment une
lettre, portée au petit matin par le ministre de la maison du roi,
pouvait le rejeter dans le néant.
Necker était toujours plongé dans les papiers
que le commis présentait à sa signature. Nicolas savait que la
question posée précédemment serait répétée et qu’un nom viendrait à
surgir, celui de Sartine. C’était pour l’homme des finances une
obsession de chaque jour, le principal obstacle, celui dont le
département ministériel compromettait son esprit d’ordre. Son
principe demeurait que le trésor n’excédât jamais dans ses
engagements ses facilités et ses ressources. Il considérait le
secrétaire d’État à la Marine comme un incapable, lui reprochant à
la fois l’insuccès des opérations de guerre et les cent millions de
dépenses extraordinaires jetés tous les ans à la mer. Il le
harcelait sans cesse pour l’obliger à se tenir dans les limites des
capacités financières du royaume. Pour lui, du détail obscur de
l’administration de la police à celle de la Marine, jamais Sartine
n’avait acquis la plus légère connaissance exigée par cette grande
place. Il n’était d’aucune façon l’homme indispensable à opposer à
la redoutable amirauté anglaise.
Ainsi pour Necker, il fallait abattre Sartine.
Restait que celui-ci était soutenu, longtemps par la reine qui s’en
était peu à peu désentichée et toujours
par Mme de Maurepas qui l’affectionnait furieusement avec une
passion de vieille femme. Or le vieux mentor ne passerait jamais
sur la volonté de son épouse qui possédait toute influence sur lui.
Il fallait donc, supposait Nicolas, découvrir un moyen de perdre
Sartine, mais de telle nature que rien ni personne ne saurait alors
entraver la marche de cette disgrâce perpétrée.
Le commis en avait achevé. Necker releva la
tête. Le toupet oscillait, les yeux se fermèrent et une moue
interrogative crispa la bouche.
– Alors, monsieur, je vous ai posé une
question. L’auriez-vous oubliée que j’aie besoin de la
répéter ?
– Mes propos précédents, si toutefois vous
y avez prêté attention, y répondaient parfaitement.
La main du ministre tambourinait la marqueterie
du bureau.
– Vous vous obstinez à ne pas m’entendre.
Je vais par conséquent être plus clair. Votre ami le ministre de la
Marine, votre protecteur, entrave par sa gestion insensée ma
politique de rétablissement des finances.
Il se rengorgea, observant l’effet de cet exorde
sur Nicolas.
– J’ai toutes bonnes raisons de penser que
sa gestion se marque d’irrégularités. Je suis assuré que M. de
Chamberlin était le mieux placé pour détenir, peut-être en
l’ignorant, des pièces secrètes qui pourraient confirmer mes
inquiétudes. Je suppose, monsieur, qu’en tant que magistrat vous
êtes le mieux placé pour découvrir ce qu’il en est et apporter à Sa
Majesté les éléments constitutifs de cette impéritie et des
détournements qui s’ensuivent, que j’espère croire irresponsables
plutôt que malhonnêtes. Je compte sur vous. Ma protection vous sera
assurée.
Nous y voilà, songea Nicolas. Le nom est lâché
et la chose dite sans excès de précautions. Il ne pouvait reprocher
au ministre d’avoir gazé sa requête. Sans conteste, elle était
directe et la réponse le serait aussi.
– Deux précisions, monsieur. Il y a vingt
ans, M. de Sartine, à la demande du marquis de Ran reuil, mon
père, m’a accueilli, aidé et formé. Je lui en ai une éternelle
reconnaissance. Les affaires que depuis cette époque j’ai eues à
débrouiller l’ont été d’abord sous son autorité et celle du feu duc
de la Vrillière, puis de M. Le Noir et de
M. Amelot.
Necker, à l’énoncé de ce dernier nom, fit une
moue dubitative ; chacun connaissait le peu de poids du
ministre de la maison du roi, surnommé à la cour le tiercelet de ministre.
– De ces nombreuses affaires intéressant
les intérêts du royaume, il a toujours été fait rapport à Sa
Majesté et à son aïeul. Dans ces conditions, comprenez que ce que
vous me demandez n’est pas de mon ressort. Nombreux sont ceux qui,
pénétrés de ces matières que j’ignore, s’y attelleraient avec plus
de profit pour vous. Vous paraissez en effet ignorer que mon rôle
principal est d’assurer la sécurité de la famille royale et de
parer, dans une situation de guerre, aux menées des puissances
étrangères.
– Et c’est pour cela qu’on vous dépêche
chez M. de Chamberlin pour détourner secrètement ses papiers.
N’y a-t-il pas là anguille sous roche ?
– Il ressort de mon office d’assurer le
recueil et la sauvegarde de papiers d’État. Mon intervention
s’arrête là. Comme je vous l’ai dit, ces papiers ont été remis à
M. Le Noir. Ce n’est plus mon affaire !
Le ministre se leva.
– Je vois bien, monsieur, que vous ne
voulez rien comprendre. Je le déplore. J’espère que les événements
ne vous contraindront pas, dans des conditions moins favorables, à
modifier votre attitude.
Nicolas reçut ce congé sans broncher et sortit
de l’hôtel du contrôle général. Le sang lui battait les tempes. En
fait la fureur le soulevait, contre lui- même et contre Necker. Le
premier degré de la sagesse, principe qu’il avait jusque-là presque
toujours appliqué, était de contrôler ses passions et de se taire à
bon escient. Or pour une raison qu’il cherchait à démêler, sans
doute antipathie instinctive contre le personnage, l’humeur avait
dirigé cet entretien, son attitude et ses propos. Necker soulevait
en lui des sentiments qui ne l’avaient, hélas, que trop animé. Ils
appartenaient à l’ordre de la déraison et alors rien n’est supporté
de celui qui suscite cet éloignement. Il s’en voulait de ne s’être
point tenu dans les bornes d’une réserve sage et prudente, sans
froideur ni aigreur. Avait-il même été courtois ? De fait il
ne s’était pas maîtrisé et tout avait laissé transparaître ce qu’il
aurait dû dissimuler. Il s’était fourvoyé dans des réponses
acrimonieuses, en se perdant aux yeux d’un puissant si infatué de
lui-même.
La sagesse eût été de savoir se taire, de parler
peu, de modérer dans le vague ses réponses et de les orner, sans
fausse honte, de ces politesses de société. Il ne s’était pas
suffisamment méfié de lui-même et des mouvements d’un sang
orgueilleux. Son goût de la loyauté et de la fidélité, la
reconnaissance vouée à Sartine en dépit des dissensions qui avaient
pu parfois les séparer, expliquaient, sans le justifier, l’accueil
acerbe réservé aux inacceptables propositions du ministre. À bien y
réfléchir, ce qui le heurtait le plus c’était l’image que celui-ci
s’était faite d’un homme comme lui, le supposant suffisamment
infâme pour rédimer, par une trahison et l’espérance d’une
protection, vingt ans d’absolue droiture. En vérité certains êtres
ne méritaient que le silence du mépris quand ils s’oubliaient
jusqu’à perdre le respect qu’ils vous devaient. La faveur du
pouvoir est un charme auquel peu résistaient. Certes, il n’avait
guère été habile, mais il en arrivait à la conclusion, quelles
qu’en soient les conséquences, qu’il avait fait honneur à son nom,
à son passé et à cette image de lui-même qui toujours avait dirigé
ses actes.
Tout à sa méditation, ses pas le portèrent sans
qu’il s’en rendît compte vers l’hôtel de police tout proche. Quel
était l’objectif réel de l’audience de Necker ? Il lui
paraissait que le but final consistait à l’inciter ou le
contraindre à se transformer en acteur de la vindicte du ministre à
l’égard de Sartine. Quelle que soit la rencontre fortuite entre ses
propres sentiments sur les prisons et la question et ceux de son
interlocuteur, tout suggérait que la conversation n’avait été qu’un
leurre et que la première partie n’avait d’autre but que de
dissiper sa méfiance. Le reste avait naturellement suivi, une
proposition de collaboration à la traque du ministre de la Marine
sur des faits que lui-même ignorait, mais dont il supposait les
noirs desseins.
Et que venait-on l’amuser avec la nécessité
illusoire d’un prétendu rapport ? Necker prenait-il Nicolas
pour un sot, en semblant le croire peu informé de ce qui se
préparait dans ce domaine ? La décision royale était prise
tant pour les maisons de force que pour la question, une
déclaration solennelle serait publiée dans quelques semaines à cet
effet. Et d’ailleurs il suffirait au commissaire de rassembler en
une rame unique tout ce que la situation des prisons lui avait
depuis longtemps inspiré pour satisfaire sa soi-disant demande. Se
moquait-on de lui en lui présentant comme des projets de réforme
des décisions déjà engagées dont on savait déjà l’opposition sourde
qu’elles suscitaient dans une administration routinière et peu
portée aux changements ? Oui, n’eût été sa capacité de
traverser ces faussetés, il aurait pu être dupe des propos
doucereux de Necker. Le roi, si tant est que la chose eût été
évoquée devant lui, avait pu être surpris par quelque argutie de
langage, n’appréciait sans doute pas qu’on usât, qu’on mésusât,
d’un de ses serviteurs. Nicolas se réjouissait déjà de lui
soumettre le cas, si d’aventure l’affaire tournait mal. Il ne
pouvait pourtant conserver par-devers lui une telle tentative. Et à
qui se confier sinon au lieutenant général de police ?
L’accablement saisit M. Le Noir au récit
que lui fit Nicolas de son entretien avec le directeur du trésor.
D’énervement il leva les bras et fit faire la roue à ses superbes
manchettes, manie qui faisait dire en ville qu’après le
collectionneur de perruques, quatre-vingts pièces au dernier état,
on avait affaire à un amateur de dentelles.
– Je supposais tout cela et étais assuré
que Necker n’aurait garde d’y manquer. Il déteste Sartine et n’a de
cesse de le perdre. Il a supposé que vous seriez le meilleur pion
pour aller à dame ! Maintenant le ministre de la Marine vous
demande. J’étais sur le point de vous faire chercher. Oh !
Cela m’est présenté de suave manière, mais si la forme est
agréable, le fond n’en est pas moins net. À Versailles,
sur-le-champ ! Croit-il notre candeur si grande que nous
n’imaginions pas de quoi il retourne ? Faute, peut-être,
d’avoir découvert ce qu’il cherche dans les documents de Ravillois,
il veut interroger celui qui les a recueillis. Un côté veut que
vous aidiez à perdre Sartine et l’autre que vous le sauviez. Il y a
des situations plus plaisantes que de se trouver sur l’enclume,
pris entre deux marteaux.
– Et puis-je déjà en trancher ? Que me
veut-on de l’autre bord ? Seuls les intérêts de l’État doivent
me dicter mon devoir. Vous connaissez Sartine. Il ordonnera en
toute amitié, comme s’il se trouvait encore au Châtelet et moi sous
la férule du commissaire Lardin ! Les années ont passé, mais
lui ne change pas. Il me voit toujours jeune homme… Ma
reconnaissance, ma fidélité, ma loyauté lui sont acquises.
– Vous compromettriez-vous pour le tirer
d’un mauvais pas ?
– Mais oui, sans hésiter. Et il en est bien
persuadé… Si c’était le cas, il ne pourrait s’agir que d’une
imprudence et de rien qui soit volontairement au détriment des
intérêts de l’État.
– Je vous précède dans cette voie-là. Il
peut compter sur nous. Je suis moi-même menacé. On parle toujours à
côté de donner l’administration de la police à quatre commissaires
comptables seulement à M. Necker ! Voyez où en sont
venues les choses !
Ils se regardèrent, émus de ce que leurs propos
révélaient. M. Le Noir se détourna et toussa.
– L’enquête sur la mort de M. de
Chamberlin va en subir le contrecoup.
– Bourdeau suivra les choses. Vous
connaissez mon habitude. Il n’est pas mauvais de laisser des
témoins, qui peuvent être des suspects, la famille en l’occurrence,
pendant quelque temps à elle-même. Il en ressort habituellement une
incertitude porteuse d’angoisse qui peut mener à d’édifiantes
imprudences et à de surprenants débouchés. Des faits souvent
impossibles à déterrer autrement font alors quelquefois
surface.
– Acceptons-en l’augure. Je m’en remets à
votre expérience. Inutile de vous demander, je pense, si les
dispositions ont été prises pour mettre l’hôtel de Ravillois et ses
occupants sous surveillance ?
Nicolas secoua la tête en forme
d’assentiment.
– Prenez une de mes voitures et
conservez-la. J’espère vous revoir très vite.
Après un reposant trajet sur le chemin égal et
sablé qui menait à Versailles, Nicolas ne trouva pas Sartine à
l’aile des ministres ; il venait de rejoindre son bureau à
l’hôtel de la Marine. Il s’y fit conduire et y trouva l’agitation
des messagers et des officiers propre à un département en charge
des opérations navales qui s’étendaient avec l’Angleterre. Nicolas
aperçut l’amiral d’Arranet parlant à un homme en noir que Nicolas
reconnut pour être l’un des membres de ce service nouvellement créé
pour contrebalancer l’action des services anglais. Il attendit la
fin de la conversation pour le saluer. Le visage tanné de l’amiral
s’éclaira à sa vue.
– Enfin, vous voilà ! Je vois que Le
Noir a réussi à faire passer la consigne. Il vous attend avec
l’impatience que vous lui connaissez. Pour l’heure il reçoit.
Il appela d’un geste un jeune commis qui passait
près d’eux à qui il dit quelques mots.
– Venez dans mon bureau, Nicolas, on nous
préviendra quand il sera disponible.
Ils pénétrèrent dans une pièce somptueusement
ornée.
– La grand’chambre est à votre goût à ce
que je vois, remarqua l’amiral qui avait noté le regard admiratif
du commissaire.
– Des nouvelles d’Aimée ?
– En cabotage avec Madame Élisabeth.
Elles font visite à Madame Louise, sa tante, enfin Mère
Marie-Thérèse de Saint-Augustin, au Carmel de Saint-Denis.
– Nous sommes bien loin de la petite fille
que le feu roi surnommait « chiffe ». J’ai eu le privilège jadis de voir
les trois princesses visitant leur père… Il débordait de tendresse
et elles y répondaient de tout cœur. Savez-vous ce que me vaut
cette convocation ?
– M. Le Noir en a-t-il marqué quelque
déplaisir ?
– Ni plus, ni moins ; il est accoutumé
depuis longtemps à ces manières cavalières.
L’amiral s’esclaffa.
– Bigre ! C’est que notre ministre ne
s’arrange pas avec les soucis qui le minent. Il y a apparence qu’il
a besoin de vos lumières. Son visage s’éclaire dès qu’on prononce
votre nom.
– Voyez-vous cela ! dit Nicolas,
railleur. Il est vrai que je suis un peu de la maison, en ayant
porté l’uniforme.
– Peste ! Comme vous y allez. À
Ouessant, sous le feu, avec gloire et courage ! Il ne l’oublie
certes pas.
– Un ludion inconscient ! Je ne
connaissais pas la chose…
– Au vrai, la fureur l’habite. Tout faux
pas qu’on lui prête est mis à son débit, alimente la cabale contre
lui et le met à la géhenne. Et à la cour, gare au roulis !
Quelle que soit l’amitié que Sa Majesté lui porte, rien n’est
jamais assuré et la dunette est proche des bouteilles24. Et quel moyen de crever l’aposthume ?
La haine voltige de toutes parts sans se fixer jamais.
L’amiral approcha son fauteuil et baissa le ton
d’une voix que l’habitude de commandement et une dureté d’oreille
avaient rendue fort haute.
– Même ceux qui refusent à Sartine le
talent et l’esprit lui accordent un sens aigu du commerce des
hommes. Un seul coup d’œil lui découvre le fond des âmes, nous en
avons fait cent fois le constat. Un visage, une contenance, lui
dévoilent un caractère, des vices, des vertus. Vous en avez connu
les effets lorsqu’il était à la tête de la police. Mais parfois, et
de plus en plus souvent, il se trompe et s’égare dans son jugement.
Les conséquences en sont alors redoutables, surtout quand il s’agit
du choix d’une personne qui lui importait le plus de connaître pour
l’employer utilement.
– Serions-nous, par hasard, dans cette
conjoncture ?
– Hélas, j’en dois convenir ! Et la
plus mauvaise. Il avait déjà commis l’erreur de n’accorder que trop
sa confiance au comte de Paradès…
– Que j’arrêtai en avril dernier et menai à
la Bastille.
– … Or la même erreur vient de se
renouveler. En deux mots voici l’affaire. Il y a quelques années,
un négociant de Bordeaux, M. Laffon de Ladebat, arme un
vaisseau destiné au commerce de l’Inde et de la Chine. Son fils
fait la connaissance d’un chevalier de Saint-Lubin, hâbleur et
séduisant. L’homme avait trahi Aider Ali, notre allié, et trafiqué
avec l’Anglais à Madras. Revenu en France, il est arrêté et
embastillé. La guerre n’ayant pas encore éclaté avec l’Angleterre,
on le relâche.
– Et qu’advient-il du
personnage ?
– Les Laffon le produisent à Sartine qui
s’extasie devant sa connaissance de l’Inde. Il devient l’homme
nécessaire, que dis-je ? Le truchement indispensable. On le
dépêche sur le vaisseau baptisé Le
Sartine avec des quasi-lettres de créance. Le ministre
emporté d’enthousiasme consent à libérer pour six cent mille livres
de fusils, canons, poudre et toutes sortes de munitions, le tout
destiné à alimenter l’agitation et la résistance aux Anglais des
souverains indiens.
– Et qu’arriva-t-il ? J’appréhende le
pire.
– Et vous n’avez pas tort. La croisière
s’engagea et bientôt Saint-Lubin dévoila son vrai visage. Il refusa
toute aide aux princes nos amis. Et pour cause, il les avait
précédemment trompés et volés. Il fit arrêter le capitaine…
On gratta à la porte.
– Mais le ministre lui-même vous contera la
suite.