XIII
Justice
« On n’est pas moins injuste en faisant ce
qu’on doit faire, qu’en faisant ce qu’on ne doit pas
faire. »
Marc Aurèle
Nicolas, à qui l’attente pesait et qui
souhaitait mettre ses réflexions en branle par une bonne marche,
sortit du Grand Châtelet. Il se sentait soulagé de n’avoir plus à
appréhender des menaces que la mise hors d’état de nuire du notaire
et de ses complices avait sans aucun doute dissipées. Guilleret, il
traversa la rue de la Triperie et enfila celle de la Joaillerie. La
perspective de Saint-Jacques-la Boucherie lui donna l’idée de
monter dans le clocher, exercice qui lui permettait d’échapper aux
miasmes des rues et de dominer la ville. À son entrée dans
l’église, deux impressions contraires s’emparèrent de lui, la
fraîcheur du lieu mais surtout la puissance des émanations
méphitiques qui montaient du sol. On continuait à enterrer dans
l’église même et les nombreuses corporations qui y possédaient une
chapelle tenaient à honneur que leurs membres fussent portés en
terre dans la crypte. Pour l’avoir maintes fois visitée, il
connaissait la porte qui permettait d’accéder à la tour. Il parvint
un peu essoufflé au niveau des cloches et de la charpente.
S’approchant d’une croisée ouverte sur le vide, il y appuya son
front ; la fraîcheur de la pierre le surprit. Il contempla la
ville.
Au milieu du jour, tout miroitait sous le
soleil. La Seine tranchait sur l’ensemble, grande trace mordorée
bordée de grèves délavées. Le pinceau de son dessin s’était-il
écrasé sur ses marges ? Elle accueillait des kyrielles
d’embarcations, frêles annexes du vaisseau de la cité. Pataches,
barges, bacs, voiliers, moulins-flottants ou établissements de
bains-pontons s’y pressaient. Les maisons identiques du pont
Notre-Dame et du Pont-au-Change paraissaient des cartes à jouer
appuyées les unes aux autres et qu’un souffle eût abattues. Une
ligne continue de petits nuages progressait, voilait les rayons de
l’astre en faisant passer sur la ville comme l’ombre d’une faux. Où
que se tournât le regard, il apercevait des milliers de fumées qui,
même en ce début d’été, montaient des cheminées. Des forêts
brûlaient dans les cuisines. Sous lui, la masse du Grand Châtelet
figurait une bête tapie dans l’entrelacs des ruelles et des
maisons, sans qu’à cette hauteur on parvînt à distinguer les unes
des autres. Une rumeur, comme un grondement sourd de fauve, montait
jusqu’à lui, parfois coupée de cris perçants, du claquement d’un
fouet, du bruit métallique d’une forge, des cris des bêtes qu’on
égorgeait. Tout n’était que splendeurs et horreurs cachées.
Gulliver se penchait sur un monde rétréci et lointain, il
considérait les petites sil houettes des Parisiens, fourmis qu’un
revers de main aurait écrasées. L’insignifiance des choses et leur
fragilité le frappaient. La camarde était là au bout du chemin dans
chacune de ces vies minuscules. La lancinante question à quoi bon ? résonna à ses oreilles. Il tenta
d’échapper au malaise qui le poignait, reprit son souffle et porta
ses yeux sur le lointain vaporeux qui frémissait dans la chaleur du
jour.
Au-delà de la cathédrale, des palais et des
clochers, le regard butait sur l’armée ailée des moulins qui
encerclait Paris. La masse de Bicêtre barrait l’horizon comme une
menace. Les hauteurs d’Ivry figuraient un vert paradis
inaccessible. Il essaya en vain de distinguer le jardin du duc de
Croÿ, visité peu de semaines auparavant, sous la conduite d’un hôte
qui s’inquiétait de savoir si ses fruitiers neigeaient, gage d’une féconde saison. Du côté de
Meudon et de Sèvres, des nuages d’encre montaient, zébrés
d’éclairs. Il perçut les roulements assourdis du tonnerre comme
l’écho de quelque lointaine bataille. Qu’apporterait le témoignage
de l’amant de la Lofaque ? Il délibéra longtemps avec
lui-même, se remémorant tous les détails touchant la personnalité
et les circonstances de la mort de Tiburce Mauras. Soudain un
détail oublié s’imposa et, alors que l’orage se faisait plus
proche, il entrevit une issue et descendit quatre à quatre autant
que le permettait l’étroit escalier de la tour Saint-Jacques.
Peu de temps après son retour au bureau de
permanence, Bourdeau et Rabouine reparurent. Il entendit dans la
galerie des vociférations et des injonctions d’exempts.
– Est-ce notre oiseau qui fait tout ce
tapage ?
– Et qui serait-ce ? Il n’a point
cessé depuis qu’on lui a mis la main dessus. Tirepot, qui te salue
bien, a finement manœuvré à son accoutumée. S’introduisant dans la
place, il n’a pas été long à dénicher notre homme. Après examen des
lieux, nous lui avons sauté sur le râble. Et sais-tu ce que nous
avons découvert sous sa paillasse ?
– Un objet qui illustrerait ses relations
avec Tiburce Mauras ?
– Ça ! Comment as-tu
deviné ?
– J’ai eu la tête dans les nuages et j’ai
contemplé les fourmis.
Bourdeau fit une telle mimique que Nicolas
éclata de rire.
– Ce sont les grâces d’un pèlerinage…
Allons, dis-moi ce que tu as trouvé.
Bourdeau sortit de sa poche son mouchoir noué
aux quatre coins paraissant contenir des vestiges qui
s’entrechoquaient au mouvement et laissaient entendre un bruit de
pierre.
– Encore des agates ?
– Non, des fragments d’un vase céladon
brisé.
– Voilà qui devient de plus en plus
intrigant.
– Ce n’est pas tout. Le garçon avait dans
sa poche l’adresse d’une boutique qui vend des chinoiseries rue du
Roule. Sans doute le voulait-il vendre et l’a-t-il cassé avant de
mettre son dessein à exécution.
– Qu’on le conduise ici ! Nous
l’allons interroger.
L’inspecteur appela, il y eut comme un bruit de
lutte. Puis deux exempts entrèrent en tourbillon, tenant un jeune
homme, les mains liées, qui se démenait en proférant d’obscures
menaces.
– Qu’il se tienne tranquille, dit Bourdeau.
Attachez-le sur cette chaise.
Ce ne fut pas une mince affaire, mais elle donna
loisir au commissaire d’examiner le garçon tabletier. L’homme était
jeune, loin encore de la trentaine. De prime abord il offrait une
impression ambiguë. Grand, taillé en force, le poil noir, il
portait la chevelure dénouée répandue sur les épaules. Le visage
régulier était contracté par la colère. Nicolas remarqua avec
curiosité la tenue de l’amant de la Lofaque. Elle ne s’apparentait
à aucun ordre de la société. Il ne portait point d’habit, ce qui
devait expliquer la violence de sa prise de corps, mais une sorte
de gilet-justaucorps de cuir clair sur une chemise de belle qualité
dont la cravate de mousseline sale était dénouée. La culotte bien
taillée et les bas de couleur blanche, peu usitée dans le peuple,
accentuaient encore ce qu’il y avait de composite dans cette tenue
complétée par des souliers de cuir gris à boucles d’or. L’homme
leva sur Nicolas des yeux dont le blanc était injecté de
sang.
– La peur vous empêche-t-elle de dormir,
Jacques Meulière ?
Cela calma d’un coup la colère de l’intéressé
qui en bégaya de surprise.
– Que… que… voulez-vous dire ?
– Rien de plus, rien de moins. Un souci
paraît vous animer. Nous allons tous les deux converser en douceur.
Pour commencer, qu’on le délie.
L’homme allait de surprise en surprise. Il se
frotta les poignets et tendit les jambes, non sans laisser
apparaître une imperceptible grimace de douleur qui n’échappa
aucunement au commissaire.
– Alors, Jacques Meulière, mon ami.
Pourquoi vous cachez-vous dans un grenier, rue du Jardin du
Roi ? Est-ce-là attitude raisonnable ?
– Monsieur, répondit-il, défiant le
commissaire, ce sont là mes affaires ! Et pour tout vous dire,
un mari à qui j’ai fait pousser des cornes me recherche pour me
faire un mauvais parti. J’ai préféré me cacher le temps qu’il se
calme.
– C’est bien raisonné et sage, encore
qu’affirmé sur un ton que je vous déconseille. Mieux vaut cela
qu’un mauvais coup dans une rixe !
Le sergent Gremillon entra et fit un temps
diversion. Il dit quelques mots à l’oreille de Nicolas et lui
tendit un petit papier plié que le commissaire ouvrit et dont il
examina avec soin le contenu.
– Reprenons. Donc vous étiez réfugié dans
cette soupente. Et votre travail ?
– J’allais faire avertir mon maître.
– Le pauvre homme ! Il se languit de
vous. Mais vous ne l’aviez pas encore fait, je crois ? Autre
chose.
Il désigna les morceaux épars du céladon
demeurés sur le bureau.
– Vous conservez des débris d’antiques dans
votre poche ?
– Un vieux vase sans valeur que j’ai
brisé.
Nicolas laissa passer un long silence, méditant
l’étrange formulation.
– Et ? Et vous y êtes si attaché que
vous le transportez avec vous ?
– J’en conservais les débris pour le faire
réparer par un raccommodeur de porcelaines.
– Et cette adresse d’un marchand de
chinoiseries, rue du Roule, dont j’observe qu’elle fut trouvée
aussi dans votre poche ? Boutique superbe que je connais, des
objets de la Compagnie des Indes, des laques du Japon et mille
porcelaines chinoises montées sur bronze ou non, les plus chères
qu’on rencontre sur le marché !
– Précisément, je comptais les interroger
sur un artisan capable de refaire mon vase.
– Auquel vous teniez beaucoup, quoique sans
grande valeur. Tout cela est d’une clarté aveuglante ! Sans
aucun doute un souvenir d’une ancienne amitié ?
Le silence seul répondit à la question. L’homme
transpirait d’une mauvaise sueur qui empuantissait l’air du bureau.
L’inspecteur alluma sa pipe.
– Et pourquoi s’adresser à ce magasin alors
que, rien que sur le Pont-Neuf, vous auriez sans effort trouvé une
demi-douzaine de raccommodeurs ?
– Je ne saurais vous dire.
– Je ne peux l’imaginer à votre place.
Autre chose, depuis quand vous êtes-vous retiré à l’affection de
vos proches ?
– Quelques jours.
– Mais encore ? Savez-vous que la
charmante Mlle Lofaque se plaint amèrement que vous la
délaissez ?
– Je ne sais. J’ai dormi et bu. Cela m’a
engourdi l’esprit.
– Pas seulement l’esprit,
semble-t-il ! remarqua Bourdeau.
– Voyez-vous, j’aimerais beaucoup connaître
votre emploi du temps durant la journée du mercredi 7 juin. Le
mercredi de la semaine passée, n’est-ce pas ?
– Comment voulez-vous qu’il m’en
souvienne ! Je ne tiens point le rapport de mes
journées !
– Alors posons la question autrement. Quand
avez-vous vu pour la dernière fois Tiburce Mauras, valet de maison
bourgeoise aux Porcherons ?
– Je ne le connais pas.
La réponse vint trop vite.
– Ce n’est point ce qu’affirme votre amie,
Mlle Lofaque.
– C’est la jalousie qui la travaille, la
garce !
– Bon ! Il faut être poli avec les
dames. Mais moi, je sais que depuis longtemps un couple de bonne
venue offre parfois à un amateur curieux un spectacle qui fouette
ses sens émoussés. Que cet amateur, au demeurant un vieillard, paye
fort cher ces exercices à la donzelle. Laquelle entretient aussi un
jeune homme de bonne mine fort dépensier, fort joueur, fort
infidèle. Que dites-vous de ce conte-là ? Rien, bien sûr, car
vous savez qu’il est de toute véracité. Qu’on fasse paraître
M. Armand Bougard de Ravillois.
Pendant le laps de temps qui s’écoula avant que
le prisonnier rejoigne le bureau de permanence, Nicolas parla à
voix basse à ses adjoints. Enfin Armand de Ravillois, pâle et
défait, entra. Encore une fois Nicolas observa combien
l’incarcération pouvait briser un homme. Cependant même après des
années de vie policière, il ne savait ce qu’il devait en déduire.
Les deux prévenus s’entre-regardèrent sans que, de cet examen
réciproque, on pût déduire qu’ils s’étaient déjà rencontrés.
– Messieurs, vous me voyez désolé de cette
réunion. Apparemment vous ne vous connaissez pas, les présentations
sont d’ailleurs inutiles. La seule chose qui importe c’est le point
commun qui vous réunit. L’un et l’autre détenez des objets qui
n’auraient pas dû être en votre possession ni se trouver éloignés
de leur double. Ils sont frères et ne prisent guère la séparation.
Vous, Bougard…
Il posa sur le bureau le céladon intact.
– … cet exemplaire a été trouvé dans votre
sacoche à Sézanne. Et vous, Meulière, cet autre, en morceaux, sous
votre paillasse. Morceaux que vous souhaitiez, selon vos dires,
faire raccommoder… ou vendre rue du Roule avant que l’objet ne soit
brisé. L’un et l’autre demeurez cois sur l’origine de ces vases.
Vous, Bougard, avez eu l’occasion de le dérober, soit dans la
chambre de votre grand-oncle le soir de sa mort, soit de vous en
saisir dans celle du malheureux Tiburce Mauras mort… égorgé.
– Ce n’est pas possible… Il a…
Nicolas ne bougea pas et fixa ses assistants
pour qu’aucun ne relève ce que pouvait avoir de curieux la réaction
du garçon tabletier.
– Je comprends, reprit-il, l’émotion qui
vous étreint en apprenant la mort tragique d’un vieil homme avec
lequel vous avez partagé tant de moments précieux. Reste,
messieurs, que dans l’état de mon enquête criminelle, j’ai le
regret de vous l’annoncer, vous êtes suspects tous les deux.
Oh ! Je ne vous dissimulerai rien et vais vous exposer
minutieusement les hypothèses que j’ai, à la réflexion, formées sur
cette affaire. Il y a plusieurs manières d’envisager la question.
Permettez-moi de vous conter une histoire. Dans le désordre d’une
maison frappée par la mort, un vieux valet, dont les fidélités
réelles ou feintes s’éteignent avec la disparition de son maître,
s’empare d’une paire de céladons précieux et de deux papiers privés
dont il sait l’importance. Reste qu’il n’a peut-être pas dérobé les
deux vases, mais un seul, l’autre ayant déjà été subtilisé par
quelqu’un qui, avant lui, était entré dans la chambre de M. de
Chamberlin. Quelqu’un de la famille dont les dettes devenaient
criantes…
– Mais moi, qu’ai-je à voir avec tout ce
salmigondis ?
– Vous, Meulière, vous aurez votre tour.
Pour le moment, taisez-vous.
– Supposons toujours que ce quelqu’un ait
appris ce soir-là par hasard la valeur de ces objets venus de
l’Orient extrême ? Supposons toujours que le valet, Tiburce
Mauras en l’occurrence, ait découvert que M. Armand Bougard de
Ravillois, ici présent, est un voleur. Pour diverses raisons, il le
hait à l’instar de son défunt maître. Parce qu’il est jeune ?
Sans doute, mais surtout parce qu’il possède lui-même des
reconnaissances de dettes du jeune homme, que la prodigalité, le
goût du jeu et la pratique de la débauche ont plus que multipliées.
Les auraient-ils rachetées à son maître ? C’est possible. Armé
de ce qu’il sait désormais, il va mettre en place un plan
diabolique en plaçant dans la sacoche de voyage d’Armand Bougard
les papiers dérobés dans la chambre de M. de Chamberlin qui se
trouvaient sur la cheminée. Ce faisant, il découvre que le jeune
homme a emporté avec lui le céladon. Il espère donc faire accuser
l’intéressé de vol, de dissimulation d’actes notariés et, avec un
peu de chance, du meurtre de son grand-oncle, encore qu’à cet égard
rien ne soit prouvé. Reste le fait qu’Armand Bougard annonce qu’il
va visiter sa fiancée. Nous connaissons la suite. Cheval
prétendument déferré, nuit mystérieuse, réapparition au petit
matin. Peut-être retour à Paris où il sait que Tiburce est revenu.
Là, il l’égorge et tente de retrouver ses reconnaissances de
dettes. Que vous en semble ?
– Mais, monsieur, tout cela est faux !
s’écria le jeune Ravillois qui s’était dressé sur sa chaise. Faux,
archi faux !
– En effet, monsieur, vous n’avez pas
égorgé Tiburce Mauras, mais vous auriez pu. Il n’était pas mauvais
de vous montrer les voies dangereuses auxquelles certaines
dissipations peuvent conduire. Vous n’avez pas égorgé Tiburce
Mauras parce que vous ne saviez pas les conditions de sa mort et
lorsque j’en ai parlé il y a un moment, je vous ai bien observé. Ou
vous êtes un monstre ou vous êtes innocent, car le valet de
M. de Chamberlin a été étouffé.
– Mais, monsieur, si je suis innocent,
pourquoi…
– Oui, innocent ! Patience !
N’est-ce pas, monsieur Meulière ?
La vieille forteresse trembla soudain tant le
coup de tonnerre qui retentit dans ses coursives fut violent.
L’ombre s’appesantit dans le bureau de permanence. Rabouine alluma
des chandelles dont la jaune lumière burina les visages.
– Voilà comment je vois les choses. Sous un
prétexte quelconque Tiburce rentre aux Porcherons. Vous, Jacques
Meulière, avez rendez-vous pris avec lui le mercredi 7 juin en
fin de journée. Vous arrivez monté sur un cheval que vous attachez
près de la porte qui donne sur le chemin, derrière l’hôtel de
Ravillois. Les traces en ont été relevées. Vous entreteniez avec le
valet les relations que nous savons par le biais de la Lofaque. Le
pourquoi de cette rencontre ? J’y ai longuement réfléchi.
Tiburce entend vous charger d’une mission particulière qui lui
permettra de renforcer le piège tendu au jeune Bougard. Il vous
confie le céladon en sa possession, vous explique la manière de
vous grimer en vieillard, vous indique à qui vous adresser et ce
que vous aurez à dire, vous fournit des bottes à éperons dérobées
dans le placard de la chambre d’Armand. Car, notez-le bien, ce
qu’il souhaite et ce qui l’anime c’est qu’on soupçonne que le faux
vieillard est bien Armand Bougard. Que se passe-t-il alors ?
Discussion ? Fureur rentrée qui explose ? Refus du vieux
valet d’effacer vos dettes ? Haine contre l’organisateur de
ces fameuses soirées ? Quel démon, Meulière, vous saisit
alors ? Vous vous jetez sur le vieillard, il y a lutte… Vous
le poussez sur sa couche et là vous l’étouffez et lui passez à la
hâte, hélas pour vous, des vêtements de nuit. Puis calmement, peu
de temps après, vous vous présentez grimé chez le baron de Besenval
que Tiburce vous a indiqué comme l’amateur passionné susceptible
d’acheter fort cher le céladon. C’est un échec. Votre frénésie
calmée – j’ose croire que votre crime n’était pas prémédité –, la
terreur vous saisit et vous vous cachez. Quant au céladon, après
avoir envisagé de le vendre dans une de ces boutiques où l’antique
est négocié, je vous vois assez bien le fracasser de dépit.
– Je suis innocent de ce dont on m’accuse.
Pas de preuves.
Les dents de Meulière claquaient dans sa
mâchoire sans qu’il pût maîtriser ce mouvement inconscient.
– Il y a encore peu, la question, monsieur, aurait réglé la chose et je
n’imagine pas que vous y auriez résisté. Mais Sa Majesté, dans sa
bonté, n’entend pas que ces anciennes pratiques se perpétuent.
Aussi désormais dans ce siècle de Lumières, ce sont les preuves qui
font foi, or dans cette affaire elles abondent !
– Point de preuves, point…, gémissait le
garçon tabletier.
– Qui d’entre nous n’a relevé votre
attitude de surprise et d’incrédulité quand j’ai faussement
prétendu que Tiburce Mauras avait été égorgé ? En voulez-vous
du même tabac ? La victime a été étouffée et on a retrouvé des
crins de cheval bai, or on m’a rapporté il y a peu des crins
identiques recueillis sur certaines de vos hardes, à votre logis où
vous étiez sans doute repassé avant de fuir.
– Il n’y a pas qu’un cheval à Paris…
– Mais il n’y en a qu’un que vous avez
monté ce soir-là, et soyez assuré que nous retrouverons qui vous
l’a loué. Ce n’est pas tout. Voulant forcer un meuble pour y
dérober ce qu’il contenait et sans doute les traces de vos dettes,
vous vous êtes arcbouté et, ce faisant, avez entamé le parquet, y
laissant des traces que nous avons relevées. Or ce sont des traces
d’éperons à roulettes et non de ceux que portait Armand Bougard
durant son voyage à Sézanne. Et puisque vous parlez de bottes, de
ces bottes que Tiburce avait empruntées à la garde-robe de celui
qu’il voulait perdre, et que nous n’avons pas encore retrouvées, à
moins que vous ne les ayez jetées dans la rivière, veuillez ôter
vos souliers et vos bas.
– Pourquoi ? Pourquoi ? Non,
non !
Nicolas fit un signe. Gremillon et Rabouine
maîtrisèrent Meulière et brutalement Bourdeau lui enleva ses
souliers qui étaient fort larges et lui arracha ses bas au point
que les jarretières sautèrent. Les pieds furent tendus vers Nicolas
qui, la chandelle à la main, les examina.
– Il faudrait, monsieur, parfois vous
laver ! Et vous soigner les pieds car ceux-ci ont fort
souffert. Ce sont là de belles ampoules ouvertes et infectées.
Quelle en est la cause, selon vous ? Vous ne répondez
pas ? Eh, bien je vais vous la découvrir ! Vous avez
porté les bottes de monsieur que Tiburce vous avait confiées et
votre pointure n’est pas celle de ce jeune homme. Loin de là !
Et comme vous vous êtes enfui de chez vous, le rude cuir d’une
botte étroite vous a blessé. Notez que ce type de plaies est fort
long à se fermer.
– Mais diable ! s’exclama Bourdeau.
Comment as-tu songé à cela ?
– Lorsque nous sommes allés chez M. de
Besenval, rappelle-toi la description qu’il nous a faite de son
visiteur du soir.
Nicolas ouvrit son petit carnet noir et en lut
un passage.
– Grand vieillard,
courbé, boitillant, maquillé à l’excès, voix chuintante…
Enfin, messieurs, dois-je poursuivre ? Imaginons la
scène : voilà un escroc au petit pied, si j’ose dire, peu
habitué à ces sortes de mascarades, se présentant devant un grand
seigneur en son hôtel, devant figurer un vieillard déguisé, grimé,
chevrotant et de surcroît peaufinant son rôle en boitant. Il est
impossible de tout combiner ensemble aussi bien, la boiterie était
de trop ou naturelle. Non, cela n’est pas vraisemblable et, ma foi,
s’il boitait c’est que déjà il avait le cuir entamé ! Ces
échauffements du pied se produisent à une vitesse étonnante. Que
dire de plus ? Meulière, vous êtes convaincu, outre quelques
crimes et délits accessoires, de meurtre sur la personne de Tiburce
Mauras et votre cas sera déféré sur-le-champ au lieutenant
criminel.
Meulière fut aussitôt entravé et emmené par les
exempts. Nicolas se tourna vers Armand de Ravillois.
– Monsieur, encore que vous ayez bien des
choses à vous reprocher et notamment un vase dont je veux ignorer
si c’est Tiburce ou vous qui l’avez dérobé, vous êtes libre.
Mesurez cependant la chance qui vous échoit. Dans ce genre
d’affaires, les apparences sont trompeuses et les présomptions qui
s’y enchaînent les unes aux autres peuvent être aisément de nature
à mener un honnête homme…
– Ou demi-honnête, murmura Bourdeau.
– … au pied d’un échafaud. Rejoignez votre
famille sans doute éprouvée par son deuil et par les événements
sanglants dont votre maison aux Porcherons a été le malheureux
théâtre. Prévenez votre père que je viendrai demain afin, je
l’espère, de clore une enquête qui n’a que trop duré.
– Mais, monsieur, je suis hors de cause.
Qu’est-il besoin de…
– Hors de cause, certes, mais vous oubliez
ou vous ne savez pas qu’en plus de Tiburce Mauras, un inconnu est
mort appartenant aux gens du roi, et que l’hôtel a été fouillé de
fond en comble pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de vous
révéler.
Le jeune homme parut effrayé de ce qu’il venait
d’apprendre.
– Monsieur le commissaire, dit-il, se
retournant soudain alors qu’il se dirigeait vers la porte, je vous
remercie.
Il attira Nicolas vers la fenêtre.
– Je souhaiterais vous confier un secret.
Je n’étais pas allé supplier le père de ma fiancée de m’aider, mais
rendre ma parole à Yvonne. C’était un mariage fabriqué de toutes
pièces, et une pernicieuse maladie… ne m’autorise pas à menacer sa
santé…
– Ne poursuivez pas, je sais ce que vous
allez dire. Croyez-moi, je pourrais être votre père. Sans doute
existe-t-il du meilleur en vous que vous ne le pensez vous-même.
Confiez-vous au docteur de Gévigland et suivez la route droite.
Vous l’avez déjà reprise. Je suis votre serviteur, monsieur.
Pensif, il le regarda s’éloigner.
– Nous le reverrons un jour.
– Allons Pierre, j’espère que la peur lui
sera désormais de bon conseil. Le bon le dispute chez lui au
mauvais. Savoir vers où penchera le fléau de la
balance ?
– N’aurait-il pas été préférable d’aller
battre le fer chaud aux Porcherons ?
– Possible, mais la libération du fils peut
créer une situation plus favorable aux dernières investigations que
je veux mener aux Porcherons.
Il consulta sa montre.
– Je vous abandonne, mes amis. Il me faut
rendre compte à M. Le Noir des derniers événements. Père
Marie, fais-moi appeler un fiacre.
Sous une pluie battante, Nicolas gagna l’hôtel
de Police, rue Neuve-des-Augustins. L’enquête avait avancé, mais il
restait à retrouver l’essentiel : le compromettant document
que l’ennemi anglais, aidé par Gondrillard, s’était acharné à
rechercher. De ce côté-là les menaces n’étaient sans doute que
suspendues, toujours à la merci de l’envoi par Londres de nouveaux
émissaires. Il fallait donc élucider la question au plus vite.
C’est aux Porcherons que la solution pouvait être trouvée si l’on
en croyait le message laissé à M. Patay par M. de
Chamberlin dans l’étrange disposition des livres de sa
bibliothèque.
– Alors, mon ami, lui dit Le Noir qui
l’avait aussitôt reçu. Où en êtes-vous ?
Nicolas lui fit une relation fidèle mais rapide
des résultats obtenus.
– Cela est bel et bon, mais Sartine
s’impatiente. Vous connaissez son caractère. À peine a-t-il ordonné
qu’il espère les choses accomplies ! Du vif-argent ! Pour
le coup d’ailleurs on ne saurait lui en vouloir.
– Ce qui nous a égarés un temps, c’est
d’avoir envisagé les événements auxquels nous étions confrontés
comme indissociables les uns des autres alors qu’il s’agissait de
deux affaires séparées. L’une tournait autour de la recherche du
document, l’autre appartenait exclusivement aux relations
ancillaires de la maison Bougard. Reste que c’est aux Porcherons
qu’il nous faut enquêter. Et ce qui est plus ardu, auprès de celui
qui détient, peut-être sans le savoir, le mot de l’énigme :
Charles possède l’original. Rien n’est
plus difficile que d’interroger un enfant…
– Vous avez eu un fils.
– Trop tard, vous le savez, pour avoir
l’expérience des dédales du premier âge. Je ne peux me référer qu’à
mes propres souvenirs.
– Sachez en tout cas que si notre ami bout
d’impatience et me dépêche message sur message, Sa Majesté n’est
pas moins anxieuse ; une partie de notre entretien habituel du
dimanche a été consacrée hier à cette question. Je sens le roi
soucieux de tirer son ministre d’un mauvais pas qu’il soupçonne. Et
cela d’autant plus que la reine, encouragée par ses entours, met
chaque jour plus d’ardeur à demander, sinon exiger, le départ du
ministre de la Marine. Il a, par ailleurs, marqué sa satisfaction
de savoir apaisée l’émotion du peuple à la suite des effondrements
du cimetière des Innocents. Je ne lui ai pas celé la part que vous
y avez prise. Il a sauté d’un pied sur l’autre, l’air réjoui.
Ah ! Ah ! De cela et de votre rapport à Necker…
Ces propos valaient sans doute davantage que
l’eau bénite de cour que d’autres eussent dispensée, pensa
Nicolas.
– Faites au mieux, comme toujours.
Il repartit à pied, soucieux de renouer avec les
réflexions agitées lors de sa promenade à l’église Saint-Jacques.
Ses pas inconsciemment le menèrent à l’aventure dans la ville, mais
dans la direction de la rue Montmartre. À un moment, bousculé par
un de ces gamins qui hantent les voies parisiennes, il s’aperçut
qu’il se trouvait rue Plâtrière, à quelques maisons de celle où
logeait M. Patay, l’ami et l’exécuteur testamentaire de feu
M. de Chamberlin. Une idée lui vint et il décida d’aller
deviser avec le vieil homme dont la finesse l’avait frappé lors de
leur première rencontre. Au premier, il cogna à l’huis et bientôt
des pas traînants se firent entendre. M. Patay
l’accueillit.
– Ma foi, c’est M. Le Floch !
Entrez donc. Vous surprenez un vieillard qui soupe fort tôt. Ma
gouvernante ayant la fâcheuse habitude de cuisiner mon repas pour
quatre alors que je ne mange à peine que pour un, je vous convie à
le partager. Je ne souhaite pas laisser refroidir un repas
commencé. C’est mon lot quotidien de manger solitaire, ce que je ne
goûte point. Et cela complaira à la commère et justifiera ses
efforts !
Nicolas ne pouvait qu’acquiescer et suivit le
vieil homme dans la grande pièce où une petite table était dressée
près d’une des deux croisées. L’hôte appela la gouvernante, vieille
femme sèche toute de noir vêtue et portant une coiffe à l’ancienne.
Rouge de confusion, elle esquissa une révérence avant d’ajouter un
couvert et de remplir le verre en cristal de vin rouge rubis.
– La chair est pauvre mais abondante et le
breuvage point mauvais, me venant d’un clos que je possède en
Bourgogne. Je n’ai que du bouilli à vous proposer, trop cuit pour
vous je le crains. Mais j’épargne mes pauvres dents ou ce qu’il en
reste.
La viande fut une bonne surprise. Du jarret de
veau, à ce que reconnut Nicolas, qui fondait sur la langue avec son
délicieux bouillon et des légumes à l’avenant.
– Je vous écoute, dit Patay, l’œil
ironique. Y aurait-il quelque chose que vous ayez oublié de me
demander ?
– C’est moins simple que cela. Il m’est
revenu… Enfin, je ne m’explique pas une réticence que j’avais notée
alors que nous évoquions la famille de votre défunt ami.
– À quel sujet ?
L’œil devint soudain sérieux et perspicace.
Nicolas sortit son carnet noir et le feuilleta.
– Voilà. Pardonnez-moi, les enquêtes
imposent de tout relever. C’est du carton découpé avec lequel on
reconstitue le tout.
– Un jeu d’enfant, en quelque sorte.
– Certes ! Mais malheureusement
souvent périlleux. Ainsi vous avez dit à un moment, parlant de
Charles, le petit-neveu préféré : Reste…
Non, rien. Une impression. Que signifiait cette
réticence ?
Le cardinal interrompit la conversation en
sautant sur les genoux de Nicolas pour y frotter amoureusement ses
bajoues.
– Pfut ! coquin, cria Patay en agitant
sa serviette.
Il réfléchit un moment.
– La confiance de cette bête m’incite à
vous répondre avec la sincérité la plus grande. Les chats sont les
meilleurs juges de la qualité d’un homme. Ce que je voulais dire,
que vous connaissant peu je n’avais pas exprimé clairement, c’est
qu’ayant rencontré à plusieurs reprises cet enfant, certains de ses
regards m’avaient glacé. Ni plus, ni moins. J’ajouterai une chose
secrète dont je ne me suis jamais ouvert à mon vieil ami de peur de
le peiner. J’avais jadis déduit d’une conversation surprise que
M. Bougard de Ravillois pouvait n’être pas le vrai père de
Charles. Cela, vous en conviendrez, expliquerait bien des choses et
l’animosité dont cet enfant est victime. Mais qui le
sait ?
– Et cette conversation ?
– Ces choses sont trop graves, vous le
comprendrez sans peine, pour s’engager outre, affirmer sans preuves
et dénoncer sans certitude. Ce que je vous confie n’a d’autre but
que de vous aider à mieux comprendre l’intimité de cette
famille.
Nicolas prit plaisir à la conversation. Ce
sentiment semblait partagé par le vieil homme qui, par pans
entiers, lui dévoila les secrets d’une administration chargée de
l’usage des deniers du roi, dans laquelle il avait été si longtemps
employé. Puis il se plut à s’appesantir sur les aspects diffus du
caractère de M. de Chamberlin dont, disait-il avec un rien de
tristesse, il n’était jamais parvenu, en dépit de leur longue
connivence, à éclairer toutes les facettes. Et, ajoutait-il, la
plupart étaient limpides, mais certaines des plus obscures. Une
faute en particulier pesait sur la conscience de l’homme ;
jadis il n’avait pas levé le petit doigt pour sauver son frère de
la faillite. Lui et sa femme s’étaient exilés aux Indes. Les
fièvres, leur mort et leur nouvelle fortune dilapidée par l’époux
de Charlotte de Ravillois… Il conclut ému que de cette amitié il
n’avait jamais eu de ces bénéfices d’ouverture, de ceux qui sont
doux à l’âme. Ils se séparèrent fort tard et très contents l’un de
l’autre.
Nicolas rejoignit l’hôtel de Noblecourt rue
Montmartre à quelques pas de là. Aucune lumière n’indiquait que ses
occupants fussent encore éveillés, aussi emprunta-t-il le petit
escalier qui menait directement à ses appartements. Il nota avec
surprise que Naganda était revenu prendre ses impedimenta et avait
quitté le logis. Il aviserait le lendemain… Il se coucha et
s’endormit aussitôt.
… Il avait réussi à abattre
trois quilles. Ses compagnons de jeu criaient et piétinaient
d’excitation sur la petite place de Tréhiguier. Il cracha dans ses
mains et se pencha pour saisir la boule. À peine l’eut-il en mains
qu’elle lui parut vivante. Son bois noueux avait disparu comme
liquéfié. Dans cette humeur vitreuse, des coulées lactescentes se
mouvaient lentement. Il tenta de hurler sans qu’aucun son ne
parvienne à sortir de sa gorge. Ses compagnons, désormais muets,
semblaient aspirés par des nuées. Dans sa main, la boule se mit à
diminuer. Horrifié, il découvrit au fond de sa paume une bille
d’agate qui se dissipa en poussière.
Quelle était cette femme en
grand habit qui plongeait devant lui dans une révérence de
cour ? Elle se redressa, montrant sous sa perruque une tête de
cauchemar. Il se précipita vers le mât de cocagne, tenta de trouver
des prises sur le bois graissé, progressa quelques toises. Un
corbeau vint lui picorer la tête et se mit à chanter d’une voix
grincharde.
Nicolas, din-me
l’ânet
C’hivi zelivrfe’n ene
daonet ?
[Nicolas, dites-moi
Voulez-vous délivrer une âme
damnée ?]
Il lâcha le tronc et tomba
en poussant un grand cri…
– Voilà ce que c’est de se retourner du
mauvais côté, vous avez chu, mon père !
Louis l’aida à se relever. Il riait aux larmes
de l’aventure.
– Que faites-vous ici ? Je vous
croyais en service.
– Sa Majesté m’a donné liberté de venir
vous saluer. Je crois qu’elle a, sans le dire, souhaité réparer le
méchant accueil qu’elle vous a réservé l’autre matin.
– Que cela vous serve de leçon et vous
apprenne à demeurer de marbre face aux variations des faveurs de
cour.
– M. de Noblecourt me charge de vous dire
que Naganda regrette d’avoir dû quitter la maison. M. de
Vaugondy, géographe du roi, entend l’avoir tout à lui et à demeure
afin de le mieux initier aux mystères de son art.
– Initier aux mystères ! Voilà bien la
question, murmura Nicolas encore sous le coup de son rêve.
Quand sa voiture déposa Nicolas aux Porcherons
devant l’hôtel de Ravillois, le temps, rafraîchi par l’orage de la
veille, était délicieux. Le porche passé, il observa une joyeuse
bande de moineaux qui pillaient le cerisier de l’une des
plates-bandes. Son maintien paraissait incongru dans le dernier
vestige d’un verger préexistant à la construction. Cette belle
journée d’été lui éclaircit l’âme. L’accueil s’avéra plus aisé et
courtois que lors de sa première visite. Sans doute le rapport que
le fils aîné avait fait des conditions de sa libération avait-il
convaincu le fermier général que nulle animosité personnelle
n’entrait dans ses actions. Aussi lui fut-il marqué une
reconnaissance polie. Nicolas trouva cependant intrigant qu’aucune
explication ne lui soit demandée quant aux événements sanglants qui
avaient eu la demeure pour théâtre. Il prit sur lui d’en fournir,
indiquant en toute clarté qu’un document d’État détenu par
M. de Chamberlin était sans aucun doute la cause de ces
affreux épisodes. M. de Ravillois soupira en secouant la tête,
comme s’il entendait mettre la responsabilité de ces événements au
compte de l’irascible vieillard, puis demanda à Nicolas l’objet de
sa présente visite. Gazant le plus qu’il put son embarrassante
requête, le commissaire demanda à parler à Charles, le benjamin de
la famille. Il souhaitait lui remettre des billes d’agate
recueillies durant l’enquête et s’enquérir auprès de l’enfant des
conditions de leur dispersion qui pouvait avoir des conséquences
sur les suites. Il enroba le tout de considérations qui eussent
fait rire Bourdeau, lui qui tant et si bien le connaissait.
Cependant, soit qu’il se désintéressât de son plus jeune fils ou
que la chose ne lui parût pas d’importance, M. de Ravillois
accorda la permission demandée. L’enfant était dans sa
chambre.
Nicolas frappa et entra sans attendre. Charles,
assis sur un carreau, sursauta et fixa l’intrus de ses grands yeux
noirs. Il se dressa et se dirigea vers la porte de sa démarche
claudicante.
– Ma mère se trouve…
– Non, non, c’est vous que je souhaite
entretenir.
Il recula comme à regret pour reprendre sa place
sur son carreau et se remit à piocher des cerises dans un petit
panier d’osier. Nicolas s’interrogeait. Comment briser ce mur qu’il
sentait installé entre lui et l’enfant ?
– N’avez-vous rien perdu
récemment ?
Charles retira un noyau de sa bouche, qu’il
disposa lentement sur une soucoupe posée près du panier. Il releva
son regard.
– Point, monsieur.
– Vous savez le bouleversement qu’a connu
votre demeure. Je vois que les dégâts sont déjà réparés et que
l’ordre de votre chambre est restauré. Mais je suis persuadé que
vous avez perdu quelque chose de précieux.
Le silence se prolongeait.
– Soit. Si vous ne voulez rien me dire, je
vais remettre la chose à votre père. Peut-être de lui
accepterez-vous quelque chose ?
Nicolas sortait quand une petite voix
l’appela.
– C’est vrai, monsieur, j’ai perdu mes
agates.
– Que ne le disiez-vous ? Je sais
combien un enfant peut être attaché à ses objets familiers.
Il sortit quelque chose de sa poche.
– Je n’ai plus le bocal, il s’était brisé.
J’ai placé vos billes dans un petit sac de velours. Le voici.
Charles hésita un instant, prit l’objet, le posa
sur le sol sans le regarder, puis, n’y tenant plus, le reprit et
l’ouvrit. Il y jeta un œil pour le refermer aussitôt.
– Le compte y est ?
– Mais oui, puisque vous me les
rendez.
– Nous les avons trouvées éparpillées sur
le sol, c’est pourquoi je vous pose la question.
Le visage de l’enfant s’éclaira dans une
esquisse de sourire.
– Comprenez, dit Nicolas poussant son
avantage, que la présence parmi vos billes de pierres précieuses ne
laisse de poser des questions. Ce ne sont point là jouets habituels
d’un enfant.
Le regard se durcit à nouveau.
– Je ne suis pas un enfant. Je consens à
vous dire qu’il s’agit de pierres qui appartenaient à mon
grand-père et que mon grand-oncle m’avait demandé de
conserver.
– Craignait-il que quelqu’un s’en
emparât ?
Charles croqua une cerise et envoya de deux
doigts serrés le noyau à travers la pièce.
– Jadis je faisais cela aussi.
Leurs sourires les rapprochèrent.
– Que craignait M. de
Chamberlin ?
– Que M. de Ravillois les
dilapide.
La réponse et sa forme étaient étranges, d’un
fils parlant de son père. Nicolas choisit de ne point relever la
chose.
– Vous aimiez beaucoup M. de
Chamberlin.
Charles frappa le tapis de sa main.
– Non. Il était méchant.
– Mais chacun rapporte qu’il vous
adorait.
– Il avait fait du mal à ma mère.
– Soit. Autre chose, votre grand-oncle ne
vous a-t-il pas confié un papier auquel il attachait une grande
importance ?
– Non, monsieur, lui fut-il répondu les
yeux dans les yeux.
Nicolas choisit de ne pas insister. Il marchait
sur le fil du rasoir avec cet enfant dont il ne parvenait pas à
percer les motifs et les vérités.
– Que vos cerises sont belles !
À nouveau le visage s’éclaira.
– Elles viennent de l’arbre du jardin. Je
les ai cueillies moi-même.
– Vous-même ! N’avez-vous pas le
vertige sur une échelle ?
Nicolas était surpris. Dieu savait s’il avait
recherché une échelle à l’hôtel de Ravillois sans la trouver.
– Point, point ! s’exclama Charles.
Moi, je sais grimper aux arbres.
– Mes compliments.
Ainsi Charles, pourtant fragile et empêché par
une hanche déviée, pouvait-il se livrer à de telles escalades. Cela
donnait à penser. Il décida d’aborder la question de la manière la
plus directe.
– Je comprends mieux maintenant la farce
que vous avez faite à M. de Chamberlin en bloquant le cordon
de sa sonnette d’alcôve. C’était plaisant !
– Oui ! Oui ! dit Charles,
battant des mains.
– Ce ne fut pas trop difficile ?
Il revoyait les colonnes torses du grand lit de
M. de Chamberlin.
– Plus facile que le cerisier. Ah
oui ! Il y avait de quoi s’accrocher.
– Et c’est vous qui en avez eu
l’idée ?
Il rougit pour la première fois et s’emplit la
bouche de cerises dont il crachait les noyaux autour de lui.
– C’est que le lit était vieux. Ma mère et
Richard voulaient qu’il en change.
– Richard ?
– M. Melot, le commis de M. de
Ravillois.
– Vous aimez M. Melot ?
Nicolas s’en voulait de cette inquisition.
Charles soupira et se mit à pleurer en silence.
– Il est gentil avec moi. Ce n’est pas
comme M. de Ravillois et Armand.
Que savait-il ? Les propos de M. Patay
lui revenaient. Dans cette famille tout n’était qu’apparences et
seules les haines cimentaient la famille Bougard de Ravillois.
Certes, le change était donné et les usages respectés. Ne
pouvait-on désormais imaginer que tous les membres de cette famille
connaissaient la vérité, sauf M. de Chamberlin et peut-être
Charles ? Encore que… M. de Ravillois, sa mère et son
fils aîné haïssaient et dépréciaient l’enfant qu’ils tenaient pour
un bâtard. Mme de Ravillois, quant à elle, vouait à M. de
Chamberlin une détestation pour avoir laissé son père rouler à la
faillite et s’engager dans une entreprise où sa femme et lui
avaient perdu la vie. Se pouvait-il… ?
– Et ce papier que votre grand-oncle vous
avait remis ?
Charles, buté, demeurait silencieux.
– Je dois le retrouver. À tout prix, et
même si vous refusez de m’aider. Où l’avez-vous caché ?
Il crut un moment qu’il allait céder et parler.
Non, il se leva, jeta un regard sans expression sur Nicolas et,
claudiquant, sortit de la pièce. Nicolas pressentit qu’il n’avait
que peu de temps pour trouver ce qu’il cherchait. Il regarda autour
de lui. Il considéra les jeux, les livres, les pantins. Les
livres ? C’était par trop évident. Il tenta de calmer son
excitation, essayant de se mettre à la place de l’enfant. Une bonne
cachette imposait d’être si visible, si évidente, qu’on ne pensait
à s’y intéresser. Il regarda avec attention une pile de jeux,
échiquier, trictrac et parcours de l’Oie, ainsi qu’un carton
découpé de l’Europe. Une phrase de M. Patay lui trottait dans
la tête. Quelle était-elle ? Elle resurgit soudain. Lui-même
avait dit qu’une enquête était du carton
découpé et le vieux monsieur avait répondu un jeu d’enfant en quelque sorte.
Oui, une enquête, c’était des parties éparses
avec lesquelles on reconstituait un tout. Il considéra la boîte de
cartons découpés. Sa couverture figurait le modèle de la carte de
l’Europe. Rien pourtant dans sa mémoire n’évoquait des morceaux
épars lors de sa visite dans la chambre de Charles après la fouille
mystérieuse qu’elle avait subie ; il revoyait bien encore la
carte sur le sol, mais pas le couvercle de la boîte. Il ouvrit
celle-ci avec précaution. La carte apparut non pas en fragments
séparés, mais reconstituée et si bien qu’elle semblait unie,
vernie. Il secoua la boîte sans qu’aucun morceau ne se détache. À
la fin il s’aperçut que les parties étaient collées ou plutôt
reposaient sur une feuille de papier. Il retourna l’ensemble, son
cœur battit, il reconnut aussitôt la petite signature de Sartine.
Avec fièvre, il s’empressa de lire le document. Il s’agissait bien
de l’accord entre les traitants, garanti et paraphé de la main du
ministre de la Marine. Qui serait allé chercher la chose dans ce
jeu d’enfant ? Soudain, au-delà de la joie d’avoir abouti,
d’avoir une fois de plus rempli heureusement sa mission, il mesura
l’horreur de la situation. Un enfant, un enfant meurtrier,
meurtrier sans le savoir. Et auteur d’un crime, le doute n’existait
pas, fomenté par sa mère et par l’homme que tout désignait comme
son père. Il décida de laisser retomber son émotion et d’examiner à
froid ce que son devoir lui imposait.
Alors qu’il sortait de la chambre de Charles, il
se heurta à Charlotte de Ravillois qui, sans doute informée par son
fils de sa présence, était aussitôt accourue.
– Monsieur, lui cria-t-elle, le visage
incendié. Que prétendez-vous faire ?
Que savait-elle de l’entretien qu’il venait
d’avoir avec son fils ?
– Madame, j’accomplis ma tâche au nom du
roi.
– Monsieur, il vous faut comprendre
que…
– Rien, madame, rien. Je n’ai que quelques
mots à vous dire. Un secret de famille, un vieil homme haï, un
enfant infirme qui grimpe aux arbres et aux colonnes d’un lit. Un
châssis scié qui s’effondre et qui tue. Tirez, madame, les
conséquences de tout cela. Je reviendrai demain.
Pétrifiée, elle le laissa partir sans un
mot.
Nicolas rentra rue Montmartre, glacé par sa
découverte. Il s’interrogeait sur ce qui l’avait conduit à laisser
ce délai à des assassins présumés ; il ne trouva pas de
réponse. Il fit seller Sémillante ravie de l’aubaine et piqua des
deux pour Versailles. Sa monture l’y porta si vite que deux heures
après il surgissait dans le cabinet du ministre de la Marine.
– Alors ? dit Sartine, frappé par le
sérieux de la physionomie du commissaire.
Nicolas, sans répondre, lui tendit la carte de
l’Europe.
– Plaisantez-vous ?
– Retournez la carte.
– Par Dieu, Nicolas, vous avez
réussi !
Fébrile, il jeta sur-le-champ le papier dans un
pot à feu, l’enflamma d’une allumette et le regarda brûler.
– Contez-moi la chose.
Nicolas reprit par le menu l’histoire de son
enquête. Au moment où il évoquait le rôle de Tiburce Mauras et les
conditions de son assassinat, Sartine l’interrompit.
– Ainsi le bougre a fini par se faire
prendre. Il était habile et nonobstant ses dérèglements m’avait
rendu bien des services ! Inutile cependant de pleurer une
canaille qui a d’ailleurs échoué dans la recherche du
document.
– Comment ! C’était un homme à
vous ? Vous l’utilisiez ?
– Je n’ai fait que le reprendre d’un de mes
successeurs qui l’employait. Ce M. Albert qui vous goûtait
tant…
– Et que ne m’en avez-vous
parlé ?
– Pourquoi ? Vous ai-je toujours tout
dit ? La surface des choses, Nicolas, la surface…
Il faisait des deux mains un geste qui écrasait
tout.
– Mais, reprit-il, brisons-là ; le roi
m’attend. Je lui dirai notre succès.
Enfin ce qu’il en doit savoir. Ce n’est pas mon loyal ami qui
croquerait le morceau.
Il se leva, passa devant Nicolas, lui fit un
petit geste aimable.
– Et merci !
C’était la moindre des choses. Alors que
Sémillante le conduisait à Fausses-Reposes où il comptait souper et
passer la nuit en compagnie d’Aimée d’Arranet, la décision qu’il
devait prendre le jeta dans un de ces débats intérieurs dont il
était coutumier. Quel était son devoir ? Jeter le déshonneur
dans une maison ? Détruire la vie d’un enfant que les usages
judiciaires risquaient de précipiter dans une maison de force, lieu
de corruption et de mort ? Avait-il eu conscience de ce qu’il
accomplissait ? Mme de Ravillois et son amant étaient
certes coupables, et doublement, d’avoir usé pour une vengeance de
l’innocence de Charles. Certes, M. de Chamberlin était
mourant, et le piège n’avait fait qu’accélérer une inéluctable fin,
mais justement cet acharnement dénonçait une volonté de vengeance
animée par la haine.
Il retournait le drame dans sa tête sans
parvenir à concilier ces données contradictoires. Combien de fois,
au cours de ses vingt années de services, des coupables tout aussi
odieux sinon plus avaient échappé pour raison d’État au
châtiment ? Sans broncher, il avait accepté que cela
s’accomplisse au détriment de la Justice. Que ferait-il
demain ? Il laissa à la nuit le soin de lui inspirer une
conduite que l’horreur de la situation et l’amertume de la
primesautière conduite de Sartine l’empêchaient de discerner. Il ne
pensa plus qu’à l’amour.
Le lendemain matin, toujours incertain de la
conduite à tenir, il trouva au Châtelet une lettre de Mme de
Ravillois. Elle le remerciait et l’informait qu’après son départ
des Porcherons, elle-même, Richard Melot et leur fils Charles
s’étaient enfuis à Bruxelles. Le destin avait choisi pour lui. Il
ne saurait jamais ce qu’il eût décidé…