XIII
Justice
« On n’est pas moins injuste en faisant ce qu’on doit faire, qu’en faisant ce qu’on ne doit pas faire. »
Marc Aurèle
Nicolas, à qui l’attente pesait et qui souhaitait mettre ses réflexions en branle par une bonne marche, sortit du Grand Châtelet. Il se sentait soulagé de n’avoir plus à appréhender des menaces que la mise hors d’état de nuire du notaire et de ses complices avait sans aucun doute dissipées. Guilleret, il traversa la rue de la Triperie et enfila celle de la Joaillerie. La perspective de Saint-Jacques-la Boucherie lui donna l’idée de monter dans le clocher, exercice qui lui permettait d’échapper aux miasmes des rues et de dominer la ville. À son entrée dans l’église, deux impressions contraires s’emparèrent de lui, la fraîcheur du lieu mais surtout la puissance des émanations méphitiques qui montaient du sol. On continuait à enterrer dans l’église même et les nombreuses corporations qui y possédaient une chapelle tenaient à honneur que leurs membres fussent portés en terre dans la crypte. Pour l’avoir maintes fois visitée, il connaissait la porte qui permettait d’accéder à la tour. Il parvint un peu essoufflé au niveau des cloches et de la charpente. S’approchant d’une croisée ouverte sur le vide, il y appuya son front ; la fraîcheur de la pierre le surprit. Il contempla la ville.
Au milieu du jour, tout miroitait sous le soleil. La Seine tranchait sur l’ensemble, grande trace mordorée bordée de grèves délavées. Le pinceau de son dessin s’était-il écrasé sur ses marges ? Elle accueillait des kyrielles d’embarcations, frêles annexes du vaisseau de la cité. Pataches, barges, bacs, voiliers, moulins-flottants ou établissements de bains-pontons s’y pressaient. Les maisons identiques du pont Notre-Dame et du Pont-au-Change paraissaient des cartes à jouer appuyées les unes aux autres et qu’un souffle eût abattues. Une ligne continue de petits nuages progressait, voilait les rayons de l’astre en faisant passer sur la ville comme l’ombre d’une faux. Où que se tournât le regard, il apercevait des milliers de fumées qui, même en ce début d’été, montaient des cheminées. Des forêts brûlaient dans les cuisines. Sous lui, la masse du Grand Châtelet figurait une bête tapie dans l’entrelacs des ruelles et des maisons, sans qu’à cette hauteur on parvînt à distinguer les unes des autres. Une rumeur, comme un grondement sourd de fauve, montait jusqu’à lui, parfois coupée de cris perçants, du claquement d’un fouet, du bruit métallique d’une forge, des cris des bêtes qu’on égorgeait. Tout n’était que splendeurs et horreurs cachées. Gulliver se penchait sur un monde rétréci et lointain, il considérait les petites sil houettes des Parisiens, fourmis qu’un revers de main aurait écrasées. L’insignifiance des choses et leur fragilité le frappaient. La camarde était là au bout du chemin dans chacune de ces vies minuscules. La lancinante question à quoi bon ? résonna à ses oreilles. Il tenta d’échapper au malaise qui le poignait, reprit son souffle et porta ses yeux sur le lointain vaporeux qui frémissait dans la chaleur du jour.
Au-delà de la cathédrale, des palais et des clochers, le regard butait sur l’armée ailée des moulins qui encerclait Paris. La masse de Bicêtre barrait l’horizon comme une menace. Les hauteurs d’Ivry figuraient un vert paradis inaccessible. Il essaya en vain de distinguer le jardin du duc de Croÿ, visité peu de semaines auparavant, sous la conduite d’un hôte qui s’inquiétait de savoir si ses fruitiers neigeaient, gage d’une féconde saison. Du côté de Meudon et de Sèvres, des nuages d’encre montaient, zébrés d’éclairs. Il perçut les roulements assourdis du tonnerre comme l’écho de quelque lointaine bataille. Qu’apporterait le témoignage de l’amant de la Lofaque ? Il délibéra longtemps avec lui-même, se remémorant tous les détails touchant la personnalité et les circonstances de la mort de Tiburce Mauras. Soudain un détail oublié s’imposa et, alors que l’orage se faisait plus proche, il entrevit une issue et descendit quatre à quatre autant que le permettait l’étroit escalier de la tour Saint-Jacques.
Peu de temps après son retour au bureau de permanence, Bourdeau et Rabouine reparurent. Il entendit dans la galerie des vociférations et des injonctions d’exempts.
– Est-ce notre oiseau qui fait tout ce tapage ?
– Et qui serait-ce ? Il n’a point cessé depuis qu’on lui a mis la main dessus. Tirepot, qui te salue bien, a finement manœuvré à son accoutumée. S’introduisant dans la place, il n’a pas été long à dénicher notre homme. Après examen des lieux, nous lui avons sauté sur le râble. Et sais-tu ce que nous avons découvert sous sa paillasse ?
– Un objet qui illustrerait ses relations avec Tiburce Mauras ?
– Ça ! Comment as-tu deviné ?
– J’ai eu la tête dans les nuages et j’ai contemplé les fourmis.
Bourdeau fit une telle mimique que Nicolas éclata de rire.
– Ce sont les grâces d’un pèlerinage… Allons, dis-moi ce que tu as trouvé.
Bourdeau sortit de sa poche son mouchoir noué aux quatre coins paraissant contenir des vestiges qui s’entrechoquaient au mouvement et laissaient entendre un bruit de pierre.
– Encore des agates ?
– Non, des fragments d’un vase céladon brisé.
– Voilà qui devient de plus en plus intrigant.
– Ce n’est pas tout. Le garçon avait dans sa poche l’adresse d’une boutique qui vend des chinoiseries rue du Roule. Sans doute le voulait-il vendre et l’a-t-il cassé avant de mettre son dessein à exécution.
– Qu’on le conduise ici ! Nous l’allons interroger.
L’inspecteur appela, il y eut comme un bruit de lutte. Puis deux exempts entrèrent en tourbillon, tenant un jeune homme, les mains liées, qui se démenait en proférant d’obscures menaces.
– Qu’il se tienne tranquille, dit Bourdeau. Attachez-le sur cette chaise.
Ce ne fut pas une mince affaire, mais elle donna loisir au commissaire d’examiner le garçon tabletier. L’homme était jeune, loin encore de la trentaine. De prime abord il offrait une impression ambiguë. Grand, taillé en force, le poil noir, il portait la chevelure dénouée répandue sur les épaules. Le visage régulier était contracté par la colère. Nicolas remarqua avec curiosité la tenue de l’amant de la Lofaque. Elle ne s’apparentait à aucun ordre de la société. Il ne portait point d’habit, ce qui devait expliquer la violence de sa prise de corps, mais une sorte de gilet-justaucorps de cuir clair sur une chemise de belle qualité dont la cravate de mousseline sale était dénouée. La culotte bien taillée et les bas de couleur blanche, peu usitée dans le peuple, accentuaient encore ce qu’il y avait de composite dans cette tenue complétée par des souliers de cuir gris à boucles d’or. L’homme leva sur Nicolas des yeux dont le blanc était injecté de sang.
– La peur vous empêche-t-elle de dormir, Jacques Meulière ?
Cela calma d’un coup la colère de l’intéressé qui en bégaya de surprise.
– Que… que… voulez-vous dire ?
– Rien de plus, rien de moins. Un souci paraît vous animer. Nous allons tous les deux converser en douceur. Pour commencer, qu’on le délie.
L’homme allait de surprise en surprise. Il se frotta les poignets et tendit les jambes, non sans laisser apparaître une imperceptible grimace de douleur qui n’échappa aucunement au commissaire.
– Alors, Jacques Meulière, mon ami. Pourquoi vous cachez-vous dans un grenier, rue du Jardin du Roi ? Est-ce-là attitude raisonnable ?
– Monsieur, répondit-il, défiant le commissaire, ce sont là mes affaires ! Et pour tout vous dire, un mari à qui j’ai fait pousser des cornes me recherche pour me faire un mauvais parti. J’ai préféré me cacher le temps qu’il se calme.
– C’est bien raisonné et sage, encore qu’affirmé sur un ton que je vous déconseille. Mieux vaut cela qu’un mauvais coup dans une rixe !
Le sergent Gremillon entra et fit un temps diversion. Il dit quelques mots à l’oreille de Nicolas et lui tendit un petit papier plié que le commissaire ouvrit et dont il examina avec soin le contenu.
– Reprenons. Donc vous étiez réfugié dans cette soupente. Et votre travail ?
– J’allais faire avertir mon maître.
– Le pauvre homme ! Il se languit de vous. Mais vous ne l’aviez pas encore fait, je crois ? Autre chose.
Il désigna les morceaux épars du céladon demeurés sur le bureau.
– Vous conservez des débris d’antiques dans votre poche ?
– Un vieux vase sans valeur que j’ai brisé.
Nicolas laissa passer un long silence, méditant l’étrange formulation.
– Et ? Et vous y êtes si attaché que vous le transportez avec vous ?
– J’en conservais les débris pour le faire réparer par un raccommodeur de porcelaines.
– Et cette adresse d’un marchand de chinoiseries, rue du Roule, dont j’observe qu’elle fut trouvée aussi dans votre poche ? Boutique superbe que je connais, des objets de la Compagnie des Indes, des laques du Japon et mille porcelaines chinoises montées sur bronze ou non, les plus chères qu’on rencontre sur le marché !
– Précisément, je comptais les interroger sur un artisan capable de refaire mon vase.
– Auquel vous teniez beaucoup, quoique sans grande valeur. Tout cela est d’une clarté aveuglante ! Sans aucun doute un souvenir d’une ancienne amitié ?
Le silence seul répondit à la question. L’homme transpirait d’une mauvaise sueur qui empuantissait l’air du bureau. L’inspecteur alluma sa pipe.
– Et pourquoi s’adresser à ce magasin alors que, rien que sur le Pont-Neuf, vous auriez sans effort trouvé une demi-douzaine de raccommodeurs ?
– Je ne saurais vous dire.
– Je ne peux l’imaginer à votre place. Autre chose, depuis quand vous êtes-vous retiré à l’affection de vos proches ?
– Quelques jours.
– Mais encore ? Savez-vous que la charmante Mlle Lofaque se plaint amèrement que vous la délaissez ?
– Je ne sais. J’ai dormi et bu. Cela m’a engourdi l’esprit.
– Pas seulement l’esprit, semble-t-il ! remarqua Bourdeau.
– Voyez-vous, j’aimerais beaucoup connaître votre emploi du temps durant la journée du mercredi 7 juin. Le mercredi de la semaine passée, n’est-ce pas ?
– Comment voulez-vous qu’il m’en souvienne ! Je ne tiens point le rapport de mes journées !
– Alors posons la question autrement. Quand avez-vous vu pour la dernière fois Tiburce Mauras, valet de maison bourgeoise aux Porcherons ?
– Je ne le connais pas.
La réponse vint trop vite.
– Ce n’est point ce qu’affirme votre amie, Mlle Lofaque.
– C’est la jalousie qui la travaille, la garce !
– Bon ! Il faut être poli avec les dames. Mais moi, je sais que depuis longtemps un couple de bonne venue offre parfois à un amateur curieux un spectacle qui fouette ses sens émoussés. Que cet amateur, au demeurant un vieillard, paye fort cher ces exercices à la donzelle. Laquelle entretient aussi un jeune homme de bonne mine fort dépensier, fort joueur, fort infidèle. Que dites-vous de ce conte-là ? Rien, bien sûr, car vous savez qu’il est de toute véracité. Qu’on fasse paraître M. Armand Bougard de Ravillois.

Pendant le laps de temps qui s’écoula avant que le prisonnier rejoigne le bureau de permanence, Nicolas parla à voix basse à ses adjoints. Enfin Armand de Ravillois, pâle et défait, entra. Encore une fois Nicolas observa combien l’incarcération pouvait briser un homme. Cependant même après des années de vie policière, il ne savait ce qu’il devait en déduire. Les deux prévenus s’entre-regardèrent sans que, de cet examen réciproque, on pût déduire qu’ils s’étaient déjà rencontrés.
– Messieurs, vous me voyez désolé de cette réunion. Apparemment vous ne vous connaissez pas, les présentations sont d’ailleurs inutiles. La seule chose qui importe c’est le point commun qui vous réunit. L’un et l’autre détenez des objets qui n’auraient pas dû être en votre possession ni se trouver éloignés de leur double. Ils sont frères et ne prisent guère la séparation. Vous, Bougard…
Il posa sur le bureau le céladon intact.
– … cet exemplaire a été trouvé dans votre sacoche à Sézanne. Et vous, Meulière, cet autre, en morceaux, sous votre paillasse. Morceaux que vous souhaitiez, selon vos dires, faire raccommoder… ou vendre rue du Roule avant que l’objet ne soit brisé. L’un et l’autre demeurez cois sur l’origine de ces vases. Vous, Bougard, avez eu l’occasion de le dérober, soit dans la chambre de votre grand-oncle le soir de sa mort, soit de vous en saisir dans celle du malheureux Tiburce Mauras mort… égorgé.
– Ce n’est pas possible… Il a…
Nicolas ne bougea pas et fixa ses assistants pour qu’aucun ne relève ce que pouvait avoir de curieux la réaction du garçon tabletier.
– Je comprends, reprit-il, l’émotion qui vous étreint en apprenant la mort tragique d’un vieil homme avec lequel vous avez partagé tant de moments précieux. Reste, messieurs, que dans l’état de mon enquête criminelle, j’ai le regret de vous l’annoncer, vous êtes suspects tous les deux. Oh ! Je ne vous dissimulerai rien et vais vous exposer minutieusement les hypothèses que j’ai, à la réflexion, formées sur cette affaire. Il y a plusieurs manières d’envisager la question. Permettez-moi de vous conter une histoire. Dans le désordre d’une maison frappée par la mort, un vieux valet, dont les fidélités réelles ou feintes s’éteignent avec la disparition de son maître, s’empare d’une paire de céladons précieux et de deux papiers privés dont il sait l’importance. Reste qu’il n’a peut-être pas dérobé les deux vases, mais un seul, l’autre ayant déjà été subtilisé par quelqu’un qui, avant lui, était entré dans la chambre de M. de Chamberlin. Quelqu’un de la famille dont les dettes devenaient criantes…
– Mais moi, qu’ai-je à voir avec tout ce salmigondis ?
– Vous, Meulière, vous aurez votre tour. Pour le moment, taisez-vous.
– Supposons toujours que ce quelqu’un ait appris ce soir-là par hasard la valeur de ces objets venus de l’Orient extrême ? Supposons toujours que le valet, Tiburce Mauras en l’occurrence, ait découvert que M. Armand Bougard de Ravillois, ici présent, est un voleur. Pour diverses raisons, il le hait à l’instar de son défunt maître. Parce qu’il est jeune ? Sans doute, mais surtout parce qu’il possède lui-même des reconnaissances de dettes du jeune homme, que la prodigalité, le goût du jeu et la pratique de la débauche ont plus que multipliées. Les auraient-ils rachetées à son maître ? C’est possible. Armé de ce qu’il sait désormais, il va mettre en place un plan diabolique en plaçant dans la sacoche de voyage d’Armand Bougard les papiers dérobés dans la chambre de M. de Chamberlin qui se trouvaient sur la cheminée. Ce faisant, il découvre que le jeune homme a emporté avec lui le céladon. Il espère donc faire accuser l’intéressé de vol, de dissimulation d’actes notariés et, avec un peu de chance, du meurtre de son grand-oncle, encore qu’à cet égard rien ne soit prouvé. Reste le fait qu’Armand Bougard annonce qu’il va visiter sa fiancée. Nous connaissons la suite. Cheval prétendument déferré, nuit mystérieuse, réapparition au petit matin. Peut-être retour à Paris où il sait que Tiburce est revenu. Là, il l’égorge et tente de retrouver ses reconnaissances de dettes. Que vous en semble ?
– Mais, monsieur, tout cela est faux ! s’écria le jeune Ravillois qui s’était dressé sur sa chaise. Faux, archi faux !
– En effet, monsieur, vous n’avez pas égorgé Tiburce Mauras, mais vous auriez pu. Il n’était pas mauvais de vous montrer les voies dangereuses auxquelles certaines dissipations peuvent conduire. Vous n’avez pas égorgé Tiburce Mauras parce que vous ne saviez pas les conditions de sa mort et lorsque j’en ai parlé il y a un moment, je vous ai bien observé. Ou vous êtes un monstre ou vous êtes innocent, car le valet de M. de Chamberlin a été étouffé.
– Mais, monsieur, si je suis innocent, pourquoi…
– Oui, innocent ! Patience ! N’est-ce pas, monsieur Meulière ?
La vieille forteresse trembla soudain tant le coup de tonnerre qui retentit dans ses coursives fut violent. L’ombre s’appesantit dans le bureau de permanence. Rabouine alluma des chandelles dont la jaune lumière burina les visages.
– Voilà comment je vois les choses. Sous un prétexte quelconque Tiburce rentre aux Porcherons. Vous, Jacques Meulière, avez rendez-vous pris avec lui le mercredi 7 juin en fin de journée. Vous arrivez monté sur un cheval que vous attachez près de la porte qui donne sur le chemin, derrière l’hôtel de Ravillois. Les traces en ont été relevées. Vous entreteniez avec le valet les relations que nous savons par le biais de la Lofaque. Le pourquoi de cette rencontre ? J’y ai longuement réfléchi. Tiburce entend vous charger d’une mission particulière qui lui permettra de renforcer le piège tendu au jeune Bougard. Il vous confie le céladon en sa possession, vous explique la manière de vous grimer en vieillard, vous indique à qui vous adresser et ce que vous aurez à dire, vous fournit des bottes à éperons dérobées dans le placard de la chambre d’Armand. Car, notez-le bien, ce qu’il souhaite et ce qui l’anime c’est qu’on soupçonne que le faux vieillard est bien Armand Bougard. Que se passe-t-il alors ? Discussion ? Fureur rentrée qui explose ? Refus du vieux valet d’effacer vos dettes ? Haine contre l’organisateur de ces fameuses soirées ? Quel démon, Meulière, vous saisit alors ? Vous vous jetez sur le vieillard, il y a lutte… Vous le poussez sur sa couche et là vous l’étouffez et lui passez à la hâte, hélas pour vous, des vêtements de nuit. Puis calmement, peu de temps après, vous vous présentez grimé chez le baron de Besenval que Tiburce vous a indiqué comme l’amateur passionné susceptible d’acheter fort cher le céladon. C’est un échec. Votre frénésie calmée – j’ose croire que votre crime n’était pas prémédité –, la terreur vous saisit et vous vous cachez. Quant au céladon, après avoir envisagé de le vendre dans une de ces boutiques où l’antique est négocié, je vous vois assez bien le fracasser de dépit.
– Je suis innocent de ce dont on m’accuse. Pas de preuves.
Les dents de Meulière claquaient dans sa mâchoire sans qu’il pût maîtriser ce mouvement inconscient.
– Il y a encore peu, la question, monsieur, aurait réglé la chose et je n’imagine pas que vous y auriez résisté. Mais Sa Majesté, dans sa bonté, n’entend pas que ces anciennes pratiques se perpétuent. Aussi désormais dans ce siècle de Lumières, ce sont les preuves qui font foi, or dans cette affaire elles abondent !
– Point de preuves, point…, gémissait le garçon tabletier.
– Qui d’entre nous n’a relevé votre attitude de surprise et d’incrédulité quand j’ai faussement prétendu que Tiburce Mauras avait été égorgé ? En voulez-vous du même tabac ? La victime a été étouffée et on a retrouvé des crins de cheval bai, or on m’a rapporté il y a peu des crins identiques recueillis sur certaines de vos hardes, à votre logis où vous étiez sans doute repassé avant de fuir.
– Il n’y a pas qu’un cheval à Paris…
– Mais il n’y en a qu’un que vous avez monté ce soir-là, et soyez assuré que nous retrouverons qui vous l’a loué. Ce n’est pas tout. Voulant forcer un meuble pour y dérober ce qu’il contenait et sans doute les traces de vos dettes, vous vous êtes arcbouté et, ce faisant, avez entamé le parquet, y laissant des traces que nous avons relevées. Or ce sont des traces d’éperons à roulettes et non de ceux que portait Armand Bougard durant son voyage à Sézanne. Et puisque vous parlez de bottes, de ces bottes que Tiburce avait empruntées à la garde-robe de celui qu’il voulait perdre, et que nous n’avons pas encore retrouvées, à moins que vous ne les ayez jetées dans la rivière, veuillez ôter vos souliers et vos bas.
– Pourquoi ? Pourquoi ? Non, non !
Nicolas fit un signe. Gremillon et Rabouine maîtrisèrent Meulière et brutalement Bourdeau lui enleva ses souliers qui étaient fort larges et lui arracha ses bas au point que les jarretières sautèrent. Les pieds furent tendus vers Nicolas qui, la chandelle à la main, les examina.
– Il faudrait, monsieur, parfois vous laver ! Et vous soigner les pieds car ceux-ci ont fort souffert. Ce sont là de belles ampoules ouvertes et infectées. Quelle en est la cause, selon vous ? Vous ne répondez pas ? Eh, bien je vais vous la découvrir ! Vous avez porté les bottes de monsieur que Tiburce vous avait confiées et votre pointure n’est pas celle de ce jeune homme. Loin de là ! Et comme vous vous êtes enfui de chez vous, le rude cuir d’une botte étroite vous a blessé. Notez que ce type de plaies est fort long à se fermer.
– Mais diable ! s’exclama Bourdeau. Comment as-tu songé à cela ?
– Lorsque nous sommes allés chez M. de Besenval, rappelle-toi la description qu’il nous a faite de son visiteur du soir.
Nicolas ouvrit son petit carnet noir et en lut un passage.
– Grand vieillard, courbé, boitillant, maquillé à l’excès, voix chuintante… Enfin, messieurs, dois-je poursuivre ? Imaginons la scène : voilà un escroc au petit pied, si j’ose dire, peu habitué à ces sortes de mascarades, se présentant devant un grand seigneur en son hôtel, devant figurer un vieillard déguisé, grimé, chevrotant et de surcroît peaufinant son rôle en boitant. Il est impossible de tout combiner ensemble aussi bien, la boiterie était de trop ou naturelle. Non, cela n’est pas vraisemblable et, ma foi, s’il boitait c’est que déjà il avait le cuir entamé ! Ces échauffements du pied se produisent à une vitesse étonnante. Que dire de plus ? Meulière, vous êtes convaincu, outre quelques crimes et délits accessoires, de meurtre sur la personne de Tiburce Mauras et votre cas sera déféré sur-le-champ au lieutenant criminel.
Meulière fut aussitôt entravé et emmené par les exempts. Nicolas se tourna vers Armand de Ravillois.
– Monsieur, encore que vous ayez bien des choses à vous reprocher et notamment un vase dont je veux ignorer si c’est Tiburce ou vous qui l’avez dérobé, vous êtes libre. Mesurez cependant la chance qui vous échoit. Dans ce genre d’affaires, les apparences sont trompeuses et les présomptions qui s’y enchaînent les unes aux autres peuvent être aisément de nature à mener un honnête homme…
– Ou demi-honnête, murmura Bourdeau.
– … au pied d’un échafaud. Rejoignez votre famille sans doute éprouvée par son deuil et par les événements sanglants dont votre maison aux Porcherons a été le malheureux théâtre. Prévenez votre père que je viendrai demain afin, je l’espère, de clore une enquête qui n’a que trop duré.
– Mais, monsieur, je suis hors de cause. Qu’est-il besoin de…
– Hors de cause, certes, mais vous oubliez ou vous ne savez pas qu’en plus de Tiburce Mauras, un inconnu est mort appartenant aux gens du roi, et que l’hôtel a été fouillé de fond en comble pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de vous révéler.
Le jeune homme parut effrayé de ce qu’il venait d’apprendre.
– Monsieur le commissaire, dit-il, se retournant soudain alors qu’il se dirigeait vers la porte, je vous remercie.
Il attira Nicolas vers la fenêtre.
– Je souhaiterais vous confier un secret. Je n’étais pas allé supplier le père de ma fiancée de m’aider, mais rendre ma parole à Yvonne. C’était un mariage fabriqué de toutes pièces, et une pernicieuse maladie… ne m’autorise pas à menacer sa santé…
– Ne poursuivez pas, je sais ce que vous allez dire. Croyez-moi, je pourrais être votre père. Sans doute existe-t-il du meilleur en vous que vous ne le pensez vous-même. Confiez-vous au docteur de Gévigland et suivez la route droite. Vous l’avez déjà reprise. Je suis votre serviteur, monsieur.
Pensif, il le regarda s’éloigner.
– Nous le reverrons un jour.
– Allons Pierre, j’espère que la peur lui sera désormais de bon conseil. Le bon le dispute chez lui au mauvais. Savoir vers où penchera le fléau de la balance ?
– N’aurait-il pas été préférable d’aller battre le fer chaud aux Porcherons ?
– Possible, mais la libération du fils peut créer une situation plus favorable aux dernières investigations que je veux mener aux Porcherons.
Il consulta sa montre.
– Je vous abandonne, mes amis. Il me faut rendre compte à M. Le Noir des derniers événements. Père Marie, fais-moi appeler un fiacre.

Sous une pluie battante, Nicolas gagna l’hôtel de Police, rue Neuve-des-Augustins. L’enquête avait avancé, mais il restait à retrouver l’essentiel : le compromettant document que l’ennemi anglais, aidé par Gondrillard, s’était acharné à rechercher. De ce côté-là les menaces n’étaient sans doute que suspendues, toujours à la merci de l’envoi par Londres de nouveaux émissaires. Il fallait donc élucider la question au plus vite. C’est aux Porcherons que la solution pouvait être trouvée si l’on en croyait le message laissé à M. Patay par M. de Chamberlin dans l’étrange disposition des livres de sa bibliothèque.
– Alors, mon ami, lui dit Le Noir qui l’avait aussitôt reçu. Où en êtes-vous ?
Nicolas lui fit une relation fidèle mais rapide des résultats obtenus.
– Cela est bel et bon, mais Sartine s’impatiente. Vous connaissez son caractère. À peine a-t-il ordonné qu’il espère les choses accomplies ! Du vif-argent ! Pour le coup d’ailleurs on ne saurait lui en vouloir.
– Ce qui nous a égarés un temps, c’est d’avoir envisagé les événements auxquels nous étions confrontés comme indissociables les uns des autres alors qu’il s’agissait de deux affaires séparées. L’une tournait autour de la recherche du document, l’autre appartenait exclusivement aux relations ancillaires de la maison Bougard. Reste que c’est aux Porcherons qu’il nous faut enquêter. Et ce qui est plus ardu, auprès de celui qui détient, peut-être sans le savoir, le mot de l’énigme : Charles possède l’original. Rien n’est plus difficile que d’interroger un enfant…
– Vous avez eu un fils.
– Trop tard, vous le savez, pour avoir l’expérience des dédales du premier âge. Je ne peux me référer qu’à mes propres souvenirs.
– Sachez en tout cas que si notre ami bout d’impatience et me dépêche message sur message, Sa Majesté n’est pas moins anxieuse ; une partie de notre entretien habituel du dimanche a été consacrée hier à cette question. Je sens le roi soucieux de tirer son ministre d’un mauvais pas qu’il soupçonne. Et cela d’autant plus que la reine, encouragée par ses entours, met chaque jour plus d’ardeur à demander, sinon exiger, le départ du ministre de la Marine. Il a, par ailleurs, marqué sa satisfaction de savoir apaisée l’émotion du peuple à la suite des effondrements du cimetière des Innocents. Je ne lui ai pas celé la part que vous y avez prise. Il a sauté d’un pied sur l’autre, l’air réjoui. Ah ! Ah ! De cela et de votre rapport à Necker…
Ces propos valaient sans doute davantage que l’eau bénite de cour que d’autres eussent dispensée, pensa Nicolas.
– Faites au mieux, comme toujours.
Il repartit à pied, soucieux de renouer avec les réflexions agitées lors de sa promenade à l’église Saint-Jacques. Ses pas inconsciemment le menèrent à l’aventure dans la ville, mais dans la direction de la rue Montmartre. À un moment, bousculé par un de ces gamins qui hantent les voies parisiennes, il s’aperçut qu’il se trouvait rue Plâtrière, à quelques maisons de celle où logeait M. Patay, l’ami et l’exécuteur testamentaire de feu M. de Chamberlin. Une idée lui vint et il décida d’aller deviser avec le vieil homme dont la finesse l’avait frappé lors de leur première rencontre. Au premier, il cogna à l’huis et bientôt des pas traînants se firent entendre. M. Patay l’accueillit.
– Ma foi, c’est M. Le Floch ! Entrez donc. Vous surprenez un vieillard qui soupe fort tôt. Ma gouvernante ayant la fâcheuse habitude de cuisiner mon repas pour quatre alors que je ne mange à peine que pour un, je vous convie à le partager. Je ne souhaite pas laisser refroidir un repas commencé. C’est mon lot quotidien de manger solitaire, ce que je ne goûte point. Et cela complaira à la commère et justifiera ses efforts !
Nicolas ne pouvait qu’acquiescer et suivit le vieil homme dans la grande pièce où une petite table était dressée près d’une des deux croisées. L’hôte appela la gouvernante, vieille femme sèche toute de noir vêtue et portant une coiffe à l’ancienne. Rouge de confusion, elle esquissa une révérence avant d’ajouter un couvert et de remplir le verre en cristal de vin rouge rubis.
– La chair est pauvre mais abondante et le breuvage point mauvais, me venant d’un clos que je possède en Bourgogne. Je n’ai que du bouilli à vous proposer, trop cuit pour vous je le crains. Mais j’épargne mes pauvres dents ou ce qu’il en reste.
La viande fut une bonne surprise. Du jarret de veau, à ce que reconnut Nicolas, qui fondait sur la langue avec son délicieux bouillon et des légumes à l’avenant.
– Je vous écoute, dit Patay, l’œil ironique. Y aurait-il quelque chose que vous ayez oublié de me demander ?
– C’est moins simple que cela. Il m’est revenu… Enfin, je ne m’explique pas une réticence que j’avais notée alors que nous évoquions la famille de votre défunt ami.
– À quel sujet ?
L’œil devint soudain sérieux et perspicace. Nicolas sortit son carnet noir et le feuilleta.
– Voilà. Pardonnez-moi, les enquêtes imposent de tout relever. C’est du carton découpé avec lequel on reconstitue le tout.
– Un jeu d’enfant, en quelque sorte.
– Certes ! Mais malheureusement souvent périlleux. Ainsi vous avez dit à un moment, parlant de Charles, le petit-neveu préféré : Reste… Non, rien. Une impression. Que signifiait cette réticence ?
Le cardinal interrompit la conversation en sautant sur les genoux de Nicolas pour y frotter amoureusement ses bajoues.
– Pfut ! coquin, cria Patay en agitant sa serviette.
Il réfléchit un moment.
– La confiance de cette bête m’incite à vous répondre avec la sincérité la plus grande. Les chats sont les meilleurs juges de la qualité d’un homme. Ce que je voulais dire, que vous connaissant peu je n’avais pas exprimé clairement, c’est qu’ayant rencontré à plusieurs reprises cet enfant, certains de ses regards m’avaient glacé. Ni plus, ni moins. J’ajouterai une chose secrète dont je ne me suis jamais ouvert à mon vieil ami de peur de le peiner. J’avais jadis déduit d’une conversation surprise que M. Bougard de Ravillois pouvait n’être pas le vrai père de Charles. Cela, vous en conviendrez, expliquerait bien des choses et l’animosité dont cet enfant est victime. Mais qui le sait ?
– Et cette conversation ?
– Ces choses sont trop graves, vous le comprendrez sans peine, pour s’engager outre, affirmer sans preuves et dénoncer sans certitude. Ce que je vous confie n’a d’autre but que de vous aider à mieux comprendre l’intimité de cette famille.
Nicolas prit plaisir à la conversation. Ce sentiment semblait partagé par le vieil homme qui, par pans entiers, lui dévoila les secrets d’une administration chargée de l’usage des deniers du roi, dans laquelle il avait été si longtemps employé. Puis il se plut à s’appesantir sur les aspects diffus du caractère de M. de Chamberlin dont, disait-il avec un rien de tristesse, il n’était jamais parvenu, en dépit de leur longue connivence, à éclairer toutes les facettes. Et, ajoutait-il, la plupart étaient limpides, mais certaines des plus obscures. Une faute en particulier pesait sur la conscience de l’homme ; jadis il n’avait pas levé le petit doigt pour sauver son frère de la faillite. Lui et sa femme s’étaient exilés aux Indes. Les fièvres, leur mort et leur nouvelle fortune dilapidée par l’époux de Charlotte de Ravillois… Il conclut ému que de cette amitié il n’avait jamais eu de ces bénéfices d’ouverture, de ceux qui sont doux à l’âme. Ils se séparèrent fort tard et très contents l’un de l’autre.
Nicolas rejoignit l’hôtel de Noblecourt rue Montmartre à quelques pas de là. Aucune lumière n’indiquait que ses occupants fussent encore éveillés, aussi emprunta-t-il le petit escalier qui menait directement à ses appartements. Il nota avec surprise que Naganda était revenu prendre ses impedimenta et avait quitté le logis. Il aviserait le lendemain… Il se coucha et s’endormit aussitôt.

Il avait réussi à abattre trois quilles. Ses compagnons de jeu criaient et piétinaient d’excitation sur la petite place de Tréhiguier. Il cracha dans ses mains et se pencha pour saisir la boule. À peine l’eut-il en mains qu’elle lui parut vivante. Son bois noueux avait disparu comme liquéfié. Dans cette humeur vitreuse, des coulées lactescentes se mouvaient lentement. Il tenta de hurler sans qu’aucun son ne parvienne à sortir de sa gorge. Ses compagnons, désormais muets, semblaient aspirés par des nuées. Dans sa main, la boule se mit à diminuer. Horrifié, il découvrit au fond de sa paume une bille d’agate qui se dissipa en poussière.
Quelle était cette femme en grand habit qui plongeait devant lui dans une révérence de cour ? Elle se redressa, montrant sous sa perruque une tête de cauchemar. Il se précipita vers le mât de cocagne, tenta de trouver des prises sur le bois graissé, progressa quelques toises. Un corbeau vint lui picorer la tête et se mit à chanter d’une voix grincharde.

Nicolas, din-me l’ânet
C’hivi zelivrfe’n ene daonet ?
[Nicolas, dites-moi
Voulez-vous délivrer une âme damnée ?]

Il lâcha le tronc et tomba en poussant un grand cri…

– Voilà ce que c’est de se retourner du mauvais côté, vous avez chu, mon père !
Louis l’aida à se relever. Il riait aux larmes de l’aventure.
– Que faites-vous ici ? Je vous croyais en service.
– Sa Majesté m’a donné liberté de venir vous saluer. Je crois qu’elle a, sans le dire, souhaité réparer le méchant accueil qu’elle vous a réservé l’autre matin.
– Que cela vous serve de leçon et vous apprenne à demeurer de marbre face aux variations des faveurs de cour.
– M. de Noblecourt me charge de vous dire que Naganda regrette d’avoir dû quitter la maison. M. de Vaugondy, géographe du roi, entend l’avoir tout à lui et à demeure afin de le mieux initier aux mystères de son art.
– Initier aux mystères ! Voilà bien la question, murmura Nicolas encore sous le coup de son rêve.

Quand sa voiture déposa Nicolas aux Porcherons devant l’hôtel de Ravillois, le temps, rafraîchi par l’orage de la veille, était délicieux. Le porche passé, il observa une joyeuse bande de moineaux qui pillaient le cerisier de l’une des plates-bandes. Son maintien paraissait incongru dans le dernier vestige d’un verger préexistant à la construction. Cette belle journée d’été lui éclaircit l’âme. L’accueil s’avéra plus aisé et courtois que lors de sa première visite. Sans doute le rapport que le fils aîné avait fait des conditions de sa libération avait-il convaincu le fermier général que nulle animosité personnelle n’entrait dans ses actions. Aussi lui fut-il marqué une reconnaissance polie. Nicolas trouva cependant intrigant qu’aucune explication ne lui soit demandée quant aux événements sanglants qui avaient eu la demeure pour théâtre. Il prit sur lui d’en fournir, indiquant en toute clarté qu’un document d’État détenu par M. de Chamberlin était sans aucun doute la cause de ces affreux épisodes. M. de Ravillois soupira en secouant la tête, comme s’il entendait mettre la responsabilité de ces événements au compte de l’irascible vieillard, puis demanda à Nicolas l’objet de sa présente visite. Gazant le plus qu’il put son embarrassante requête, le commissaire demanda à parler à Charles, le benjamin de la famille. Il souhaitait lui remettre des billes d’agate recueillies durant l’enquête et s’enquérir auprès de l’enfant des conditions de leur dispersion qui pouvait avoir des conséquences sur les suites. Il enroba le tout de considérations qui eussent fait rire Bourdeau, lui qui tant et si bien le connaissait. Cependant, soit qu’il se désintéressât de son plus jeune fils ou que la chose ne lui parût pas d’importance, M. de Ravillois accorda la permission demandée. L’enfant était dans sa chambre.
Nicolas frappa et entra sans attendre. Charles, assis sur un carreau, sursauta et fixa l’intrus de ses grands yeux noirs. Il se dressa et se dirigea vers la porte de sa démarche claudicante.
– Ma mère se trouve…
– Non, non, c’est vous que je souhaite entretenir.
Il recula comme à regret pour reprendre sa place sur son carreau et se remit à piocher des cerises dans un petit panier d’osier. Nicolas s’interrogeait. Comment briser ce mur qu’il sentait installé entre lui et l’enfant ?
– N’avez-vous rien perdu récemment ?
Charles retira un noyau de sa bouche, qu’il disposa lentement sur une soucoupe posée près du panier. Il releva son regard.
– Point, monsieur.
– Vous savez le bouleversement qu’a connu votre demeure. Je vois que les dégâts sont déjà réparés et que l’ordre de votre chambre est restauré. Mais je suis persuadé que vous avez perdu quelque chose de précieux.
Le silence se prolongeait.
– Soit. Si vous ne voulez rien me dire, je vais remettre la chose à votre père. Peut-être de lui accepterez-vous quelque chose ?
Nicolas sortait quand une petite voix l’appela.
– C’est vrai, monsieur, j’ai perdu mes agates.
– Que ne le disiez-vous ? Je sais combien un enfant peut être attaché à ses objets familiers.
Il sortit quelque chose de sa poche.
– Je n’ai plus le bocal, il s’était brisé. J’ai placé vos billes dans un petit sac de velours. Le voici.
Charles hésita un instant, prit l’objet, le posa sur le sol sans le regarder, puis, n’y tenant plus, le reprit et l’ouvrit. Il y jeta un œil pour le refermer aussitôt.
– Le compte y est ?
– Mais oui, puisque vous me les rendez.
– Nous les avons trouvées éparpillées sur le sol, c’est pourquoi je vous pose la question.
Le visage de l’enfant s’éclaira dans une esquisse de sourire.
– Comprenez, dit Nicolas poussant son avantage, que la présence parmi vos billes de pierres précieuses ne laisse de poser des questions. Ce ne sont point là jouets habituels d’un enfant.
Le regard se durcit à nouveau.
– Je ne suis pas un enfant. Je consens à vous dire qu’il s’agit de pierres qui appartenaient à mon grand-père et que mon grand-oncle m’avait demandé de conserver.
– Craignait-il que quelqu’un s’en emparât ?
Charles croqua une cerise et envoya de deux doigts serrés le noyau à travers la pièce.
– Jadis je faisais cela aussi.
Leurs sourires les rapprochèrent.
– Que craignait M. de Chamberlin ?
– Que M. de Ravillois les dilapide.
La réponse et sa forme étaient étranges, d’un fils parlant de son père. Nicolas choisit de ne point relever la chose.
– Vous aimiez beaucoup M. de Chamberlin.
Charles frappa le tapis de sa main.
– Non. Il était méchant.
– Mais chacun rapporte qu’il vous adorait.
– Il avait fait du mal à ma mère.
– Soit. Autre chose, votre grand-oncle ne vous a-t-il pas confié un papier auquel il attachait une grande importance ?
– Non, monsieur, lui fut-il répondu les yeux dans les yeux.
Nicolas choisit de ne pas insister. Il marchait sur le fil du rasoir avec cet enfant dont il ne parvenait pas à percer les motifs et les vérités.
– Que vos cerises sont belles !
À nouveau le visage s’éclaira.
– Elles viennent de l’arbre du jardin. Je les ai cueillies moi-même.
– Vous-même ! N’avez-vous pas le vertige sur une échelle ?
Nicolas était surpris. Dieu savait s’il avait recherché une échelle à l’hôtel de Ravillois sans la trouver.
– Point, point ! s’exclama Charles. Moi, je sais grimper aux arbres.
– Mes compliments.
Ainsi Charles, pourtant fragile et empêché par une hanche déviée, pouvait-il se livrer à de telles escalades. Cela donnait à penser. Il décida d’aborder la question de la manière la plus directe.
– Je comprends mieux maintenant la farce que vous avez faite à M. de Chamberlin en bloquant le cordon de sa sonnette d’alcôve. C’était plaisant !
– Oui ! Oui ! dit Charles, battant des mains.
– Ce ne fut pas trop difficile ?
Il revoyait les colonnes torses du grand lit de M. de Chamberlin.
– Plus facile que le cerisier. Ah oui ! Il y avait de quoi s’accrocher.
– Et c’est vous qui en avez eu l’idée ?
Il rougit pour la première fois et s’emplit la bouche de cerises dont il crachait les noyaux autour de lui.
– C’est que le lit était vieux. Ma mère et Richard voulaient qu’il en change.
– Richard ?
– M. Melot, le commis de M. de Ravillois.
– Vous aimez M. Melot ?
Nicolas s’en voulait de cette inquisition. Charles soupira et se mit à pleurer en silence.
– Il est gentil avec moi. Ce n’est pas comme M. de Ravillois et Armand.
Que savait-il ? Les propos de M. Patay lui revenaient. Dans cette famille tout n’était qu’apparences et seules les haines cimentaient la famille Bougard de Ravillois. Certes, le change était donné et les usages respectés. Ne pouvait-on désormais imaginer que tous les membres de cette famille connaissaient la vérité, sauf M. de Chamberlin et peut-être Charles ? Encore que… M. de Ravillois, sa mère et son fils aîné haïssaient et dépréciaient l’enfant qu’ils tenaient pour un bâtard. Mme de Ravillois, quant à elle, vouait à M. de Chamberlin une détestation pour avoir laissé son père rouler à la faillite et s’engager dans une entreprise où sa femme et lui avaient perdu la vie. Se pouvait-il… ?
– Et ce papier que votre grand-oncle vous avait remis ?
Charles, buté, demeurait silencieux.
– Je dois le retrouver. À tout prix, et même si vous refusez de m’aider. Où l’avez-vous caché ?
Il crut un moment qu’il allait céder et parler. Non, il se leva, jeta un regard sans expression sur Nicolas et, claudiquant, sortit de la pièce. Nicolas pressentit qu’il n’avait que peu de temps pour trouver ce qu’il cherchait. Il regarda autour de lui. Il considéra les jeux, les livres, les pantins. Les livres ? C’était par trop évident. Il tenta de calmer son excitation, essayant de se mettre à la place de l’enfant. Une bonne cachette imposait d’être si visible, si évidente, qu’on ne pensait à s’y intéresser. Il regarda avec attention une pile de jeux, échiquier, trictrac et parcours de l’Oie, ainsi qu’un carton découpé de l’Europe. Une phrase de M. Patay lui trottait dans la tête. Quelle était-elle ? Elle resurgit soudain. Lui-même avait dit qu’une enquête était du carton découpé et le vieux monsieur avait répondu un jeu d’enfant en quelque sorte.
Oui, une enquête, c’était des parties éparses avec lesquelles on reconstituait un tout. Il considéra la boîte de cartons découpés. Sa couverture figurait le modèle de la carte de l’Europe. Rien pourtant dans sa mémoire n’évoquait des morceaux épars lors de sa visite dans la chambre de Charles après la fouille mystérieuse qu’elle avait subie ; il revoyait bien encore la carte sur le sol, mais pas le couvercle de la boîte. Il ouvrit celle-ci avec précaution. La carte apparut non pas en fragments séparés, mais reconstituée et si bien qu’elle semblait unie, vernie. Il secoua la boîte sans qu’aucun morceau ne se détache. À la fin il s’aperçut que les parties étaient collées ou plutôt reposaient sur une feuille de papier. Il retourna l’ensemble, son cœur battit, il reconnut aussitôt la petite signature de Sartine. Avec fièvre, il s’empressa de lire le document. Il s’agissait bien de l’accord entre les traitants, garanti et paraphé de la main du ministre de la Marine. Qui serait allé chercher la chose dans ce jeu d’enfant ? Soudain, au-delà de la joie d’avoir abouti, d’avoir une fois de plus rempli heureusement sa mission, il mesura l’horreur de la situation. Un enfant, un enfant meurtrier, meurtrier sans le savoir. Et auteur d’un crime, le doute n’existait pas, fomenté par sa mère et par l’homme que tout désignait comme son père. Il décida de laisser retomber son émotion et d’examiner à froid ce que son devoir lui imposait.
Alors qu’il sortait de la chambre de Charles, il se heurta à Charlotte de Ravillois qui, sans doute informée par son fils de sa présence, était aussitôt accourue.
– Monsieur, lui cria-t-elle, le visage incendié. Que prétendez-vous faire ?
Que savait-elle de l’entretien qu’il venait d’avoir avec son fils ?
– Madame, j’accomplis ma tâche au nom du roi.
– Monsieur, il vous faut comprendre que…
– Rien, madame, rien. Je n’ai que quelques mots à vous dire. Un secret de famille, un vieil homme haï, un enfant infirme qui grimpe aux arbres et aux colonnes d’un lit. Un châssis scié qui s’effondre et qui tue. Tirez, madame, les conséquences de tout cela. Je reviendrai demain.
Pétrifiée, elle le laissa partir sans un mot.

Nicolas rentra rue Montmartre, glacé par sa découverte. Il s’interrogeait sur ce qui l’avait conduit à laisser ce délai à des assassins présumés ; il ne trouva pas de réponse. Il fit seller Sémillante ravie de l’aubaine et piqua des deux pour Versailles. Sa monture l’y porta si vite que deux heures après il surgissait dans le cabinet du ministre de la Marine.
– Alors ? dit Sartine, frappé par le sérieux de la physionomie du commissaire.
Nicolas, sans répondre, lui tendit la carte de l’Europe.
– Plaisantez-vous ?
– Retournez la carte.
– Par Dieu, Nicolas, vous avez réussi !
Fébrile, il jeta sur-le-champ le papier dans un pot à feu, l’enflamma d’une allumette et le regarda brûler.
– Contez-moi la chose.
Nicolas reprit par le menu l’histoire de son enquête. Au moment où il évoquait le rôle de Tiburce Mauras et les conditions de son assassinat, Sartine l’interrompit.
– Ainsi le bougre a fini par se faire prendre. Il était habile et nonobstant ses dérèglements m’avait rendu bien des services ! Inutile cependant de pleurer une canaille qui a d’ailleurs échoué dans la recherche du document.
– Comment ! C’était un homme à vous ? Vous l’utilisiez ?
– Je n’ai fait que le reprendre d’un de mes successeurs qui l’employait. Ce M. Albert qui vous goûtait tant…
– Et que ne m’en avez-vous parlé ?
– Pourquoi ? Vous ai-je toujours tout dit ? La surface des choses, Nicolas, la surface…
Il faisait des deux mains un geste qui écrasait tout.
– Mais, reprit-il, brisons-là ; le roi m’attend. Je lui dirai notre succès. Enfin ce qu’il en doit savoir. Ce n’est pas mon loyal ami qui croquerait le morceau.
Il se leva, passa devant Nicolas, lui fit un petit geste aimable.
– Et merci !
C’était la moindre des choses. Alors que Sémillante le conduisait à Fausses-Reposes où il comptait souper et passer la nuit en compagnie d’Aimée d’Arranet, la décision qu’il devait prendre le jeta dans un de ces débats intérieurs dont il était coutumier. Quel était son devoir ? Jeter le déshonneur dans une maison ? Détruire la vie d’un enfant que les usages judiciaires risquaient de précipiter dans une maison de force, lieu de corruption et de mort ? Avait-il eu conscience de ce qu’il accomplissait ? Mme de Ravillois et son amant étaient certes coupables, et doublement, d’avoir usé pour une vengeance de l’innocence de Charles. Certes, M. de Chamberlin était mourant, et le piège n’avait fait qu’accélérer une inéluctable fin, mais justement cet acharnement dénonçait une volonté de vengeance animée par la haine.
Il retournait le drame dans sa tête sans parvenir à concilier ces données contradictoires. Combien de fois, au cours de ses vingt années de services, des coupables tout aussi odieux sinon plus avaient échappé pour raison d’État au châtiment ? Sans broncher, il avait accepté que cela s’accomplisse au détriment de la Justice. Que ferait-il demain ? Il laissa à la nuit le soin de lui inspirer une conduite que l’horreur de la situation et l’amertume de la primesautière conduite de Sartine l’empêchaient de discerner. Il ne pensa plus qu’à l’amour.
Le lendemain matin, toujours incertain de la conduite à tenir, il trouva au Châtelet une lettre de Mme de Ravillois. Elle le remerciait et l’informait qu’après son départ des Porcherons, elle-même, Richard Melot et leur fils Charles s’étaient enfuis à Bruxelles. Le destin avait choisi pour lui. Il ne saurait jamais ce qu’il eût décidé…