VIII
Tribulations
« Nous portons tous un démon qui nous tourmente. »
Scaliger
Au Grand Châtelet où personne ne l’attendait, il se reprit dans la solitude du bureau de permanence. Mille questions l’agitaient. D’abord il n’en examina aucune et se plongea dans la lecture des documents remis par Madame Louise. L’Almanach royal pour l’année 1780 lui apprit que le régiment auquel Louis était affecté était commandé par le marquis de Poyanne, mestre de camp, au nom de Monsieur, comte de Provence. Il se promit d’interroger le maréchal de Richelieu sur l’intéressé. Nul doute que le frère du roi avait eu son mot à dire dans la dévolution si exceptionnelle d’un brevet de lieutenant. Certes, Nicolas mesurait l’honneur fait aux Ranreuil, mais il éprouvait quelque désagrément de savoir son fils sous l’autorité, même nominale, d’un prince dont il avait pu mesurer, naguère, l’attitude pour le moins ambiguë et l’insigne fausseté.
Que Louis fût brutalement jeté dans la carrière militaire flattait en lui l’orgueil du nom, mais la perspective d’une nécessaire séparation lui serrait le cœur. Le nouveau lieutenant devrait résider à Saumur où son régiment tenait garnison. Du moins serait-il à quelques lieues de l’abbaye de Fontevraud où sa tante Isabelle de Ranreuil était religieuse. Tous ces détails envisagés achevèrent de le calmer et lui firent reprendre une sérénité apparente. Il fut cependant étonné par le montant considérable de la finance déboursée pour cette nomination. Ainsi, le privilège et la faveur dispensés à Louis étaient-ils d’importance. D’ordinaire, une carrière militaire commençait par des grades de sous-lieutenant ou de cornette. Celui accordé à Louis dans un régiment d’élite donnait la mesure de l’influence de celle qui avait organisé ce coup de théâtre. Il remit à plus tard le soin de réfléchir à ce que cela impliquait.
La peine et l’angoisse le reprenaient. Il sentait bien que ce fils qui lui avait été tardivement offert risquait de s’éloigner. Il prendrait son envol pour un destin auquel il aspirait avec une impétuosité conforme au sang généreux qui coulait dans ses veines. Nicolas tenta de se persuader qu’il était en tous points préférable de le savoir à Saumur faisant son apprentissage d’officier que d’apprendre un beau matin qu’il s’était embarqué, comme tant de têtes folles, pour l’Amérique. Il serait toujours temps d’aller au combat dans un royaume désormais en guerre. Il chassa ces pensées redoutables mais égoïstes pour revenir avec curiosité au petit paquet remis par Madame Louise.
Ôté le papier brun tenu par un ruban bleu, apparut un petit rectangle de la taille d’une demi-main enveloppé d’un morceau de vieille soie. Celle-ci, dépliée, révéla une sorte de coussinet, encadré sous un verre épais, brodé et sur brodé de fils d’or et d’argent, orné de petites perles et de dentelles au canivet. Il semblait impossible qu’on pût faire tenir davantage de détails sur une surface aussi réduite. Un fond de fleurettes, de cornes d’abondance, de licornes et de colombes entourait une vierge à l’enfant. Son attention fut aussitôt frappée par de petites esquilles d’os, retenues par de minuscules papiers noués, portant le nom de saints, cousus et comme incorporés dans le tissu. Des reliques ? Il dut user d’une lentille pour lire deux inscriptions en bandeaux. La première portait la mention : Ce que je vous demande, c’est de vous souvenir de moi à l’autel du Seigneur, et l’autre avait l’apparence d’un poème :
Que rien ne te trouble
La patience triomphe de tout
Dieu seul suffit
Il se souvint avoir admiré de semblables objets lors de sa dernière visite à sa sœur Isabelle, alors qu’il se rendait en Bretagne pour accueillir et escorter Benjamin Franklin, envoyé extraordinaire des Insurgents. Les religieuses confectionnaient de petits reliquaires portatifs, censés protéger le croyant des aléas des voyages. Il remit celui-ci dans son enveloppe de soie et, respectant le vœu que lui avait transmis la princesse, le replaça dans la poche intérieure de son habit.
Une pensée longtemps écartée finit par se frayer un chemin jusqu’à sa conscience. Qui était cette reli gieuse mystérieuse dont le crédit était si efficace ? Pourquoi s’attachait-elle à la carrière de Louis ? Déjà, lors de l’admission de son fils chez les pages de la Grande Écurie, il s’était interrogé sur l’influence occulte qui s’était exercée. L’entrée dans ce corps prestigieux de jeunes nobles n’était pas acquise de soi. Il fallait en effet prouver au moins deux cents ans de noblesse directe. Les rumeurs avaient brui autour de cet événement. À une parole sibylline du maréchal de Richelieu s’était ajouté un haussement d’épaules de Sartine et des sous-entendus glanés çà et là. Lui-même pourtant refusait d’y songer, dressant une barrière dans son esprit. Fortifié dans ce bastion, il s’était interdit toute hypothèse, réfutant, aussitôt qu’effleuré, le moindre début d’explication. Tout en lui se rebellait contre l’éventualité d’une découverte qu’il repoussait même si sa raison lui soufflait qu’un jour une vérité ne manquerait pas de surgir et qu’il en ferait les frais pour l’avoir trop longtemps fuie.
Soudain il se sentit seul et désemparé. Il décida de regagner la rue Montmartre où il surprit Noblecourt dans son fauteuil, contemplant la foule du soir qui se promenait sous ses croisées. Il se retourna et jeta un œil intrigué sur Nicolas.
– Auriez-vous vu le diable, par hasard ? Quelle est cette mine offensée, troublée, presque agitée ? Je vous connais trop bien pour ne pas déceler chez vous les traces évidentes d’un souci. Vous voilà tout ruminant. Non ! Ne le niez pas, cela se lit comme le nez au milieu du visage ! Je sais votre habituelle assiette et votre âme si claire qu’aujourd’hui tout agite. Appréhenderiez-vous quelque mal à venir ?
À ce flot de paroles qui ne faisait que manifester l’attentive sollicitude du vieil homme, Nicolas opposa tout d’abord de faibles dénégations. On ne l’écouta point et on insista tant et tant qu’il finit par dévider son paquet à Noblecourt qui n’en perdit rien, dodelinant doucement du chef.
– Je ne vois rien dans tout cela qui justifie votre état et vous mette martel en tête. Voilà que, par une occurrence inattendue, vous échoit une étonnante faveur, votre famille est distinguée en la personne de votre fils. Par un hasard si peu fréquent dans nos cours, sa bonne mine et ses talents ont attiré les regards bienveillants de l’olympe souverain.
– Mais…
– Point de mais. Alors quoi ? Le pourquoi de ces sentiments mêlés ? Allons, rentrez en vous-même et considérez votre position. Il faut accepter ce que l’on est. Vous voyez le roi comme d’autres l’horloge du Palais, vous parlez aux ministres auxquels à l’occasion vous désobéissez…
– Soit, mais…
– … Sous deux rois, les secrets de l’État ont été pour vous des livres ouverts. Vous avez des aïeux à l’antiquité vérifiée, un château, le droit de justice sur vos gens, une sœur à l’abbaye royale de Fontevraud, vous poursuivez sur terre les ennemis du souverain et vous les combattez sur mer et vous voilà chevalier de Saint-Louis, bref vous êtes un seigneur…
Nicolas fit un geste de dénégation.
– Ma foi, oui ! Que vous le vouliez ou non. Et même, il ne vous manque que d’avoir des dettes pour être un grand seigneur. Maître Vachon, votre tailleur et le mien, se plaint d’ailleurs que vous payiez ses mémoires rubis sur l’ongle, ce qu’il trouve furieusement bourgeois. Un homme, répète-t-il à satiété, qui a parlé de moi au roi !
Cela tira un sourire à Nicolas.
– Et maintenant, ne pensez-vous pas que vingt ans de services éminents justifient la faveur dispensée à votre famille ? Ce n’est point par brigue, cordieu, que cela s’est obtenu ! Vous n’étiez pas né pour être courtisan et le chanoine Le Floch n’était point archevêque. Vous n’avez jamais rampé, comme tant d’autres, pour remplir votre destin. Aussi prenez ce qui vous est donné d’une âme égale, la même que vous opposeriez à des revers de la fortune. Comme ses pères et comme vous, Louis servira le roi. Il promet beaucoup. Préféreriez-vous pour lui le sort commun d’avoir à se jeter dans d’autres voies pour lesquelles il n’aurait ni vocation ni dispositions ? Le verriez-vous avec plaisir tonsuré avec un gras bénéfice ? Peuh !
– Vous avez raison, je ne suis qu’un sot.
– Sans aller jusqu’à ces extrémités oratoires, je pense que ce qui vous étreint est d’une autre nature. Votre affaissement inquiet suggère des soucis dont le principal, que je devine, est d’un domaine si intime que je me garderais bien d’y pénétrer. Il ne faut point tenter d’ôter les épines de l’âme… Suivez mon conseil, prenez ces choses comme elles vous sont données. Comme le répète notre ami La Borde, le souverain bonheur est de posséder ce qu’on aime et d’aimer ce qu’on possède. Un jour, la vérité surgira sans que vous l’ayez voulu ni recherchée. Il n’est point de secret que le temps ne révèle. Alors, vous vous direz : le vieux Noblecourt avait raison. En attendant, monsieur le commissaire, replongez-vous dans une enquête qui me semble de plus en plus confuse et difficile à éclairer.
– Comme toujours, vous avez raison, mais j’avais besoin de vous ouvrir mon cœur.
– Enfin… de l’entr’ouvrir.
Naganda apparut qui fit diversion.
– Ah ! Voilà l’homme du Nouveau Monde. Paris a-t-il tenu ses promesses ?
– Monsieur, mille fois ! J’y ai admiré des splendeurs à nulles autres pareilles. Mais quelle presse effroyable ! J’ai vingt fois failli me faire écraser par d’insolents équipages précédés de molosses qui ne respectent rien ni personne. J’ai même dû me réfugier sous la flèche d’un carrosse et, dans cette situation, je fus très heureux de n’avoir que le corps macéré. Pour le coup, ma vigilance d’esprit m’a sauvé la vie.
– Dieu soit loué ! dit le procureur qui se souvenait parfois être marguillier de sa paroisse. Je vous suppose un corps souple de coureur des bois, apte à échapper aux dangers de la ville. Et quelles furent vos autres occupations ?
– J’ai visité le Louvre, émerveillé de la beauté de ses appartements. Arrivant à l’improviste dans l’un de ses salons, j’ai eu la chance d’assister à une séance de l’Académie des sciences. L’un des savants, après m’avoir envisagé, m’a interrogé sur mon peuple. La conversation fut bientôt générale et M. de Buffon, j’ai pensé que c’était lui, a souhaité des précisions sur les habitudes des ours de nos régions.
– Les ours ! M. de Buffon ? Peste, comme vous y allez ! La Gazette de France et le Mercure vont s’empresser de parler de vous. Vous voici lancé !
– Hélas ! Ce n’était que l’abbé Bexon, l’un de ses correspondants. Il m’a confié que l’illustre naturaliste était actuellement à Montbard en Bourgogne où il souffre fort de la chaleur et de ses yeux et se plaint que ses fruits à noyaux sont tous perdus.
– Et quoi encore ?
– J’ai trouvé le Parisien aimable et curieux. S’apercevant que j’étais étranger, chacun m’a témoigné beaucoup d’attentions et cela avec un naturel qui témoigne du fond chaleureux de ce peuple.
– Hum ! Cela est encore à voir… Mais, as-tu fait quelques emplettes ? demanda Nicolas que l’enthousiasme de son ami distrayait et sortait, peu à peu, de sa morosité.
– Oui, une canne-parasol pour ma femme Nahua, et des boîtes en écaille à l’hôtel de Jabac, rue Saint-Merry.
– Un vrai Parisien !
– Certes ! Les indications de l’Almanach ont fait merveille. Quatre aunes de drap des Gobelins écarlate, deux aunes de damas de Lyon chenillé et une lunette d’approche acquise chez un marchand du quai de l’Horloge. Enfin, des livres…
– Ah ! Et quels sont-ils ? demanda Noblecourt, affriandé.
– Molière, Racine, La Fontaine, Montesquieu et quelques autres pour offrir à mes fils quand ils seront en âge et leur donner regret de n’être plus sujets du royaume de ces grands hommes.
Un silence d’émotion passa.
– Et point Voltaire ?
Naganda sourit en regardant Nicolas.
– Un mien ami m’a transmis ses réserves. Je suis au recul devant un auteur qui prend plaisir à composer des épigrammes sur une défaite des armées de son roi.
– Bien, bien, dit Noblecourt un peu marri de voir ainsi traité son vieux condisciple. Je n’insiste pas. Messieurs, soupons-nous ensemble ?
Il jeta un regard vers la rue Montmartre.
– C’est l’heure, chacun rentre au logis.
À ce moment, Catherine surgit, les poings sur les hanches.
– Dressons-nous le zouper dans la bibliothèque ?
– Vous précédez mes désirs, bonne Catherine. Naganda et Nicolas me tiendront compagnie. Y a-t-il céans de quoi les traiter dignement ?
– Pour vous, monzieur, des blettes bouillies et votre combote de bruneaux, arrozées de l’eau claire de notre puits.
– Pouah ! Les malheurs sont souvent enchaînés l’un à l’autre et la blette engendre le pruneau ! Et vous voulez faire partager ce festin à mes hôtes ?
– Yo, yo, que non bas ! Bour eux, je leur brébare un bon betit en-gas.
– Hors de ma vue, cruelle harpie !
Catherine sortit en pouffant après un semblant de révérence. Jamais Nicolas n’aurait cru, quelques heures auparavant, qu’il prendrait part à une soirée dont il garderait le souvenir d’un moment rare d’équilibre et d’intelligence. L’hôte, stimulé par la présence de Naganda, brilla de tous ses feux et mena, de bout en bout, une conversation où il sut offrir à son invité l’occasion de déployer toutes les facettes d’un esprit brillant, curieux, émaillant ses propos des aperçus originaux d’un natif de l’Amérique. Nicolas, presque toujours silencieux, se complut à leurs échanges, et admira des joutes qui rappelaient, sous d’autres formes, celles qui, régulièrement, opposaient le vieux magistrat à M. de La Borde. Catherine les régala d’un reste de daube en gelée, allégée par une grande salade d’herbes aux œufs mollets. Ce plat de haut goût fut précédé d’un potage froid aux moules qui fit l’unanimité des convives, y compris Noblecourt, autorisé à tâter d’une tasse de cette splendeur. À grands cris, Catherine fut priée d’en dévoiler la recette.
Il fallait, dit-elle, se lever de bonne heure pour aller chercher les coquillages à la halle aux poissons, car rien n’était plus dangereux que ceux-ci s’ils n’étaient pas de la dernière fraîcheur. Et se méfier des harengères, femmes de caractère, dont le babil tonitruant pouvait dissimiler bien des pièges. Ces moules arrivaient dans la capitale, comme les huîtres, par des chalands qui remontaient la Seine depuis la Normandie. On les faisait ouvrir dans de l’eau, du cidre et des oignons piqués. Celles qui ne s’ouvraient pas étaient rejetées, l’honnêteté de la bestiole consistant justement à offrir aux regards un ventre gras, blanc et jaune tirant sur l’orange. On enlevait la chair des coquilles et on passait le bouillon. Quelques moules entières étaient conservées pour garnir le potage, les autres, finement hachées, étaient poêlées avec du beurre, des champignons, des truffes en tranches, des laitances de poisson, des culs d’artichauts et tout l’assaisonnement nécessaire. Ce mélange versé dans le bouillon devait être lié d’un peu de crème et d’un soupçon de farine avec fines herbes et un filet de limon. Le plat, en période d’été, se dégustait tiède accompagné de croûtes rôties. Comme de tradition à l’hôtel de Noblecourt, le souper fut arrosé, de vin blanc de Jasnières et de vin rouge d’Irancy. En dessert, les convives virent apparaître un pot de la fameuse confiture de Mme Sanson, de cerises farcies aux framboises, servie avec des croquets.
Naganda, enthousiasmé de la chair et du récit, pria Madame Catherine de consentir à ce qu’il l’accompagnât un matin à la halle pour admirer en détail la variété des produits présentés à la gourmandise des Parisiens. L’intéressée, retrouvant le langage des camps, s’en déclara flattée, jura qu’elle le trouvait à son goût car il ne fallait pas lui en promettre à table, signe toujours encourageant chez un homme, et qu’elle serait ravie d’apparaître à la halle, flanquée d’un aussi fier gaillard. Noblecourt s’étouffant de rire l’envoya chercher les liqueurs. La soirée se poursuivit, l’hôte, décidément en forme, ayant souhaité les régaler de quelques airs de flûte traversière qui troublèrent tard dans la nuit le silence de la rue Montmartre.
Vendredi 9 juin 1780
Au petit matin, devant le chocolat brûlant, Nicolas demanda à Naganda de prendre une voiture, de se rendre à Versailles et de ramener Louis à Paris, si toutefois son service aux pages le permettait. Il lui fit confidence des raisons de cette convocation tout en le priant de n’en rien dévoiler à son fils. Au Châtelet, Bourdeau l’attendait, disposant désormais des comptes rendus des rapports et des témoignages qui autorisaient l’établissement d’une chronologie précise des événements survenus rue des Mathurins. Il revenait de tout cela que le sérieux de la surveillance avait quelque peu cédé à la longueur et à la monotonie des attentes.
Penaud, Rabouine exposa les faits. Dans l’après-midi, il était parti se restaurer dans une guinguette proche. En son absence, la mouche de permanence, altérée par la chaleur, avait décidé d’avancer sa tâche qui consistait à dissiper le portier. Il l’avait donc prématurément entraîné dans un cabaret des barrières. À leur retour, vers cinq heures, le portier ivre mort avait été jeté sur sa couchette et la mouche, croyant son travail achevé et ne voyant pas son chef, avait cru sa consigne levée et s’en était allée. Entre-temps, Rabouine réapparaissait. À six heures, l’homme de Sartine lui remettait le message forgé de Nicolas. L’inconnu espérait, sans doute, écarter la police et revenir à la nuit tombée pour fouiller en toute tranquillité l’hôtel de Ravillois. Rabouine, n’ayant pas revu son homme, avait lui aussi levé le camp. Tout cela démontrait que, même avec les éléments les plus avertis, il arrivait que des failles désorganisassent un plan fixé. Désespéré, Rabouine s’en voulait beaucoup de n’y avoir point veillé avec plus de précision. Nicolas laissa Bourdeau le secouer d’importance.
Ainsi, à partir de six heures, en gros, l’accès de l’hôtel était libre. Des témoignages recueillis chez des voisins, et notamment chez une vieille dame aveugle mais de ce fait très attentive aux bruits du quartier, il apparaissait qu’on n’avait rien entendu. Le silence avait régné dans la rue jusqu’à l’arrivée d’un cavalier vers neuf heures, puis d’un autre quelque temps après. Ensuite, l’ancêtre s’était endormie. Pour Nicolas, il était évident que l’homme de Sartine était revenu vers neuf heures, suivi peu après par son assassin. Dans tout cela rien n’indiquait ni n’infirmait un lien entre les deux meurtres, et c’était bien là le nœud du problème.
– Le vin est tiré, reprit Nicolas, il faut le boire. Cela apprendra à chacun d’entre nous à être à l’avenir plus circonspect. Le diable niche dans les détails. Avant de réfléchir à nos prochaines investigations, je vais donner à M. Necker, pour répondre à ses souhaits, une pâture où il pourra s’ébattre à sa guise.
Bourdeau se mit à rire.
– Du foin, du trèfle, de l’orge ou quelque bon picotin ?
– Non, quelques plats réchauffés de ma façon. J’étais sur le sujet depuis belle lurette et je tiens sous le coude des esquisses de mémoires qui répondent à ses desseins. Je vais relier le tout dans un portefeuille et l’adorner à tout va d’une lettre de cour.
Il s’assit au bureau, prit une feuille de papier, trempa sa plume et, lisant à haute voix ce qu’il écrivait, se mit à noircir son pensum.
Monseigneur,
Désireux au plus haut point de satisfaire aux demandes que vous avez formulées, je m’empresse de vous adresser le résultat de mes réflexions concernant l’amélioration des prisons et maisons de force du royaume accompagnées des états qui, le cas échéant, justifieraient en masse les augmentations de dépenses indispensables.
– Là, tu le crucifies !
– Si tu veux qu’une réforme aboutisse dans des prisons qui datent des rois Valois, il te faut des crédits. Et c’est la manne la moins disponible par les temps qui courent !
– Je poursuis : À celles-ci je joins l’étude sur la suppression de la question préparatoire sur laquelle vous m’avait fait l’honneur de me consulter
– Consulter ? N’est-ce pas un peu provocant ?
– À dessein, mon cher Pierre, à dessein ! Écoute la suite : Il me semble cependant difficile dans l’état où sont les affaires du royaume engagé dans la guerre, de fournir des dépenses nouvelles sans le secours de moyens extraordinaires qui mobiliseraient les fonds utiles. Pour rendre plus intelligibles les nécessités de cette réforme, j’ai pris la liberté de marquer en détail les défauts que j’ai pu observer depuis longtemps dans ces entreprises afin de montrer le bien qu’on dispenserait à l’État en remédiant à cet état de choses. L’expérience qui est la vôtre dans les affaires de finances ne pourra que vous convaincre de la sagesse de mes propositions.
Ainsi je crois devoir répondre en détail à tout ce que vous m’avez demandé, et j’ose espérer que vous serez aussi satisfait des raisons que j’ai le privilège de vous soumettre, que convaincu du profond respect avec lequel j’ai l’honneur d’être, monseigneur, votre très obéissant et fidèle serviteur.
Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil.
– Hum ! dit Bourdeau ironique, voilà quelques quartiers de noblesse mis à bon escient dans la balance pour écraser le bourgeois ! Et te voilà parlant carats à un orfèvre ! Impertinent et présomptueux ! J’aime foutrement le privilège ! On sent que tu as de la ressource et des soutiens en cour.
– Le fait est que la politique de Necker, à y bien réfléchir, ne va pas dans le bon sens. Il y a impossibilité manifeste qu’un État puisse subsister si tous les sujets qui le composent ne l’assistent et ne le soutiennent par une contribution de leurs revenus capable de satisfaire à ses besoins. Feu monsieur de Saint-Florentin soulignait souvent que le royaume paierait à terme cruellement l’échec de la réforme de Machault d’Arnouville. Son projet de vingtième visait à assujettir chacun sans aucune exception, clergé et noblesse compris, à une contribution universelle. J’ajouterai que l’esprit outré d’économie du Genevois, propre à sa patrie, prend le chemin de tout rapetisser et diminue les moyens de grandeur et de force nécessaires au royaume.
– Il faudra que tu résolves un jour tes contradictions, tu excipes de tes quartiers et une minute après tu tiens de révolutionnaires propos d’égalité en philosophe éclairé !
– Il faut t’y faire, je suis ainsi. Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et rebut de l’univers.
– Quelle mouche te pique ?
– Je cite seulement M. Pascal.
– Un janséniste !
– La raison ne s’attache pas aux étiquettes. Et d’ailleurs il est temps d’agir. Nous sommes évidemment dans l’attente de nouvelles de Champagne. Père Marie ?
L’huissier venait d’apparaître, un pli à la main.
– Nicolas, un freluquet de grison, doré sur tranche, vient d’apporter ceci pour toi.
Nicolas brisa le sceau et déplia la lettre. Il ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise.
– M. de Besenval m’informe qu’un inconnu lui a proposé d’acheter un vase céladon qui lui est apparu sans conteste comme proche de l’exemplaire entrevu lors du souper à l’hôtel de Ravillois. Il m’en fait part et m’attend rue de Grenelle dès que possible pour m’apporter plus de détails. Voilà qui ne laisse pas d’ordonner aussitôt nos priorités et dessine notre plan de bataille. Allons, pas une minute à perdre !

Un fiacre de police les conduisit au plus vite chez Besenval. Nicolas en profita pour révéler à son ami le nouveau destin de Louis. Bourdeau hocha la tête en silence sans faire aucun commentaire. Dans la cour de l’hôtel, un équipage s’apprêtait pour un départ imminent. Le même laquais hautain les accueillit, mais cette fois, avec la déférence que l’on concède, chez le domestique, aux habitués d’une maison. Le baron, en habit de cour, les attendait.
– Ah ! Monsieur le marquis et vous, monsieur Bourdeau, je suis fort aise de vous voir. Merci de votre diligence. Je craignais vous manquer, devant à l’improviste gagner Versailles où la reine me demande.
– Je m’en veux, monsieur, de prendre ainsi sur votre temps. Je crois comprendre que l’événement dont vous m’avez parlé a suscité votre curiosité.
– Il y a du nouveau dans nos affaires de vases. J’ai jugé pour extraordinaire qu’on vienne, avant-hier soir, me proposer une pièce dont on s’est refusé à me fournir l’origine. Dans ces conditions, après y avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé de vous informer de la chose.
– Nous vous écoutons avec la plus grande attention.
– Avant-hier soir, donc…
– Puis-je vous demander de préciser l’heure ?
– Disons vers les huit heures. Je quittais mon hôtel pour l’Opéra afin d’assister au dernier acte. Le moment était mal choisi pour me déranger. Ma passion de collectionneur l’a emporté et j’ai reçu l’intrus.
– Le connaissiez-vous ?
– Point. C’est un grand vieillard que je vis venir à moi, courbé, boitillant, maquillé à l’excès, tout drapé de noir, chapeau enfoncé, perruque à l’ancienne aux rouleaux défaits lui flottant au visage. Rien de nature à rappeler à mon souvenir le moindre précédent. D’une voix chuintante, l’inconnu m’a dit avoir appris par la rumeur des boutiquiers que je m’intéressais aux porcelaines de Chine. Il a alors sorti de sa manche, enveloppé dans de hideux chiffons, un vase céladon, splendide, que dans un premier regard j’ai cru être celui qui m’avait été montré lors du souper chez Ravillois. Cependant un examen moins sommaire m’a convaincu du contraire. Le décor de bambous était identique, mais le style de la monture de bronze était différent.
– L’œil du collectionneur !
– Oui, c’est en contemplant avec soin qu’on apprend beaucoup et peu à peu la connaissance s’affine. Et comme, dans la plupart des cas, on ne peut séparer une porcelaine de sa monture sans la briser, ce ne pouvait être le même céladon.
– Et qu’avez-vous répondu à la proposition ?
– Ma foi, que je devais réfléchir, car la somme exigée était considérable et sans commune mesure avec les prix habituels. J’ai peu apprécié son insistance. Eh quoi ! Que venait faire cette ardeur excessive dans ce qui aurait dû n’être qu’un débat d’affaires honnête ? Pour en rajouter, il m’a assuré pouvoir me procurer son pendant, ce qu’il n’avait pas indiqué au début, assuré sans doute qu’en crédulité je donnerais dans le panneau. Je lui ai alors demandé s’il agissait bien en tant qu’intermédiaire. Ce qu’il m’a certifié, indiquant que son mandant, personne de qualité, souhaitait se défaire de ces objets dans la discrétion et le silence. L’argumentation avait bon dos, je n’en crus pas un mot. D’autant plus que… Enfin, ce fut une impression fugace…
– Que voulez-vous dire ?
– Il m’est apparu étrange qu’un vieillard égrotant laisse paraître sous son infâme manteau, au demeurant fort incongru par les chaleurs que nous subis sons, d’élégantes et fines bottes de cavalier ! Ce soupçon se fonde-t-il sur la pointe d’une aiguille ? Je ne le crois pas. À ce point de doute, l’idée m’a effleuré de faire saisir l’homme par mes gens. Puis j’ai songé à ce que je vous avais promis. Il était plus opportun de vous faire mander et vous prévenir de cet événement intrigant. La chose m’a trotté dans la tête et m’a convaincu de vous adresser un message au Châtelet. Sur ce, messieurs, je dois prendre la route. Comptez sur moi, monsieur le marquis, pour témoigner auprès de Sa Majesté que vos absences à la cour ne sont que trop justifiées par le service du roi.
– Monsieur, je vous en rends mille grâces et vous remercie de ces informations si utiles dans l’enquête que nous menons. Cependant, deux dernières questions, si vous le permettez ? Lors du souper, le jeune Ravillois est-il remonté pour replacer le céladon qu’il vous avait présenté ?
– Je me souviens seulement qu’il est sorti, le vase à la main. Pour aller où ? Cela, je ne le saurais dire.
– Enfin l’inconnu doit-il derechef prendre langue avec vous ?
– Il l’a annoncé, mais je n’en crois rien ! Enfin, c’est une impression…

Dans le fiacre que Nicolas avait fait mettre au pas, ils confrontèrent leurs impressions sur ce que le baron de Besenval venait de leur révéler.
– Ce qu’il nous a dit, Nicolas, présente plus de questions sans réponses que d’indications utiles.
– C’est vite dit ! Procédons avec méthode.
Il ouvrit son petit carnet noir et se mit à écrire tout en parlant.
– Avant-hier soir, vers huit heures, le baron reçoit un inconnu vraisemblablement grimé qui lui propose une pièce rare qui n’est pas celle du souper à l’hôtel de Ravillois.
– Ajoute à cela que cette visite intervient vers huit heures de relevée. Il suffit d’y réfléchir pour constater que c’est après la mort de Tiburce et avant le meurtre de l’homme de Sartine.
– Cela signifierait que si ce vase appartient au groupe des trois porcelaines de l’hôtel de Ravillois, il a été dérobé.
– Soit ! Mais à quel moment ? Par le jeune Ravillois lors du souper ? Ou alors l’autre soir dans la chambre de M. de Chamberlin ?
– Non, je crois que le vase présenté à Besenval est celui qui se trouvait sur le bureau et contenait les plumes. C’est à vérifier. Les autres ont été volés lors du meurtre ou peu après puisque nous en avons uniquement retrouvé les traces, ou plutôt qu’ils servaient de presse-papiers à des documents eux aussi volés ! L’inconnu s’est contenté d’en présenter un pour appâter M. de Besenval.
– Mais pourquoi pas la paire ?
– Nul doute qu’il détient désormais les trois vases. Il pouvait supposer que le baron ne disposerait pas sur-le-champ de la somme considérable exigée. Il agit finement en pariant sur la passion du collectionneur. En outre, lui offrant d’acquérir un exemplaire différent, il peut penser que Besenval ne fera pas le rapprochement avec celui du souper.
– Il y a dans tout cela un ragoût de complexités qui me stupéfie et semble écarter tout ordre raisonnable.
– En tout cas, cela oriente les soupçons, tu le pressens, sur Armand de Ravillois. D’où l’impor tance de la mission de Rabouine. A-t-il, comme Tiburce, quitté le convoi, et le départ inopiné de l’un est-il la conséquence ou la cause du départ de l’autre ?
– Un autre élément me turlupine. Pourquoi Tiburce et Armand de Ravillois retournent-ils aux Porcherons alors qu’ils peuvent supposer que l’hôtel demeure sous la surveillance de la police ? Pour quelle raison viennent-ils ingénument se jeter dans la gueule du loup ?
– Je crois détenir quelques lumières là-dessus. Un propos de Naganda dont, sur le moment, la fatigue m’a gazé l’importance. Tu sais qu’il est descendu par les gouttières à l’arrière de la maison…
– Comme un chat, au risque de se rompre le cou !
– Tu ne crois pas si bien dire. Du chat il possède, outre la souplesse, des yeux perçant la nuit…
– Et un petit rayon de lune. Et alors ?
– Il a remarqué qu’au bout du jardin il y avait un mur, un de ces vieux pans de pierres, couvert de lierre et probable vestige de la clôture d’un ancien verger. Imagine que dans ce mur il existe une porte en arcade, donnant, sans doute, sur des terrains vagues non bâtis de ce nouveau quartier.
Bourdeau claqua des doigts.
– Tout s’explique ! La nasse était imparfaite et le goujon y pénétrait. Il faut y aller voir.
– Oui ! Sur-le-champ.

Ordre fut aussitôt intimé au cocher de gagner les Porcherons. À l’hôtel de Ravillois, désormais environné de mouches, ils trouvèrent le portier dans sa loge, la tête enrubannée de pansements. Ils n’en tirèrent rien, sinon qu’ayant beaucoup bu avec un inconnu qui avait eu l’amabilité de le reconduire à son logis, l’ivresse l’avait plongé dans un profond sommeil. Réveillé dans sa torpeur par un bruit, à peine avait-il ouvert les yeux qu’il avait reçu un coup violent sur la tête, porté sans doute avec le pot de faïence dont il avait retrouvé les débris sur le sol. Il n’y avait rien dans tout cela qu’ils ne sussent déjà.
Dans la maison tout avait été laissé en l’état. Le sang avait coagulé sur le sol du vestibule et Nicolas songea qu’au terme de leur visite il serait bon de donner les instructions nécessaires en vue de nettoyer le carnage. Ils parcoururent, attentifs, l’ensemble des pièces du rez-de-chaussée sans que rien de particulier n’attire leur attention. Au premier, dans l’appartement de M. de Chamberlin, ils s’évertuèrent à déblayer le monceau de livres et de débris pour redonner à la pièce un semblant d’ordre. Leur effort eut sa récompense, aucune trace ne fut décelée du porte-pinceaux en céladon qui, auparavant, se trouvait sur le bureau. Or, Nicolas l’avait vu lors des premières constatations sur le décès du vieillard. Ainsi, le vol avait été accompli soit avant, soit après le départ de la famille pour les funérailles en Champagne. C’était donc bien ce vase qui avait été présenté à M. de Besenval. Cela posait un autre problème ; pourquoi Armand de Ravillois avait-il prétendu que le second vase ne pouvait être montré ? Était-il l’auteur du vol de la paire placée sur la cheminée ? Ou en avait-il alors constaté la disparition ? Les autres chambres de l’étage n’apportèrent rien, sauf celle d’Armand de Ravillois, qui possédait une garde-robe de muguet de cour avec une étonnante collection de paires de bottes et d’éperons.
Le logement de Tiburce Mauras fut lui aussi passé au peigne fin. L’investigation permit de constater l’absence de manteau ou de redingote d’hiver. Outre cela, Nicolas, qui avait en sainte horreur les tableaux accrochés de travers, remit d’aplomb une gravure encadrée représentant les festivités de la paix en 1763. La saisissant, il se rendit compte de l’aspect et surtout du poids anormal de l’ensemble. Le papier et le carton de l’assemblage avaient-ils gonflé en raison de l’humidité ? Il décrocha le tableau, en décolla le fond et mit au jour une liasse de documents qui se révélèrent des reconnaissances de dettes d’un montant important signées par Armand de Ravillois et endossées par le valet de chambre de M. de Chamberlin. Enfin, au fond d’une commode, tassées sous de vieux gilets, ils trouvèrent plusieurs perruques grises.
– Voilà qui est furieusement éclairant.
Nicolas hocha la tête, faisant la moue.
– C’est peu dire, les présomptions concernant le jeune Armand s’accumulent.
– Tu n’as pas l’air convaincu ?
– Je n’aime pas les preuves qui s’offrent avec autant de facilité.
– Voyons, considère-les de sang-froid. Armand regagne Paris. Il a su que Tiburce revenait. Peut-être, l’a-t-il filé ? Il s’ensuit une discussion qui a pour objet les reconnaissances compromettantes que détient le valet de chambre et qui lui permettent d’exercer un chantage sur le jeune homme. Armand exige, menace, le ton monte, de rage il étouffe le vieil homme et organise la mise en scène que l’ouverture du cadavre a permis de révéler. Les dettes qu’il a contractées vis-à-vis de Tiburce ne sont pas les seules. Il est harcelé par des créanciers ; nous en serons un jour informés. De là jaillit l’idée de profiter des céladons. Les a-t-il cachés ? Est-ce Tiburce qui les a subtilisés ? Il se grime avec ce qu’il a sous la main…
– Avec le rouge et la céruse dont usent à outrance les vieillards libidineux…
– … enfile perruque et vieille cape d’hiver, mais oublie qu’il est en bottes à éperons. Celles-là même qui laisseront sur le plancher les traces que Naganda avait repérées. Il file rue de Grenelle et propose un vase à Besenval.
– J’avance que les conjonctures sont si fortes et si logiquement liées les unes aux autres qu’elles donnent lieu à de raisonnables présomptions et qu’elles emportent la conviction. Et cela d’autant plus qu’on ne saurait remplacer ton récit par un autre tant les éléments séparés s’imbriquent entre eux en parfaite cohérence. Reste à examiner cette porte sur l’arrière.
Après avoir mis des scellés signés sur la porte du logement de Tiburce Mauras, ils gagnèrent le jardin situé à l’arrière de l’hôtel. Il suffisait de pousser la vieille porte de bois pourri pour qu’elle s’ouvre en raclant le pavé. Elle donnait sur un chemin presque champêtre bordé de ronciers et de champs d’ivraie. On pouvait donc accéder à la maison en voiture et à plus forte raison à cheval. Bourdeau, courbé, se mit à examiner les abords de cette ouverture. Il poussa bientôt une exclamation satisfaite. Il désigna un vieil anneau rouillé dans le mur et un tas de crottin.
– Il y a peu, on a attaché ici une monture. Les traces en sont indéniables. Voilà qui complète heureusement mes constatations.
– Le crottin n’a rien d’une preuve péremptoire. Depuis deux jours d’autres chevaux ont pu passer par ici.
– Près de cet anneau ? Cela me surprendrait. C’est bien par cette issue que Tiburce et Armand ont dû pénétrer dans le jardin. Ensuite ils disposaient sans doute des doubles des clés pour entrer dans l’hôtel par l’office placé à l’arrière du bâtiment.
Soudain, Nicolas se retourna et observa attentivement les taillis qui bordaient le chemin. Il clignait des yeux, ébloui par le soleil de midi.
– Que t’arrive-t-il ?
– Rien… J’ai cru… Enfin, la fugitive impression que quelqu’un nous regardait.
Bourdeau, à son tour, porta les yeux sur les broussailles, avança, ramassa une vieille branche et écarta des ronciers.
– Il n’y a personne et l’endroit est inextricable.
– C’est sans doute la fatigue…
Ils repoussèrent la porte branlante et contournèrent la masse de l’hôtel de Ravillois. Tout en marchant, Nicolas feuilletait les reconnaissances et les lettres de crédit. Son visage refléta une telle perplexité qu’elle frappa Bourdeau.
– Qu’as-tu donc découvert ?
– Dans notre précipitation, nous n’avons pas suffisamment parcouru ces papiers. Sais-tu que si certains sont endossés par Tiburce, beaucoup, les plus nombreux d’ailleurs, le sont par M. de Chamberlin ?
– Et tu en conclus ?
– Que le supposé valet fidèle a non seulement dérobé les céladons, enfin tout le laisse supposer, mais s’est aussi emparé de ces papiers compromettants. Ils valent ce qu’ils valent et plus encore !
– En effet, leur poids de créance augmenté de leur capacité de chantage.
– Dans ces conditions, le Tiburce nous l’a débitée belle, et cela depuis le début. Avec ses contes à la cigogne43, il n’a eu de cesse de nous lancer sur des pistes dont il avait lui-même ménagé les brisées. S’il a dérobé les céladons de la cheminée, il peut tout aussi bien s’être emparé des documents qui se trouvaient dessous.
– Cela ne lui a pas porté chance, il n’a guère eu le temps d’en profiter !
– Soit, mais cela nous complique la tâche. Tout est suspendu à ce que Rabouine va découvrir. Je lui fais confiance, mais…
– Oh ! C’est un garçon qui a de l’initiative. Je l’ai toujours pris pour un esprit curieux, délié, propre aux affaires épineuses et, surtout, fertile en expédients. Nicolas, il me vient une idée que je dois te soumettre. Nous avions noté le dérangement étrange des livres dans certaines parties de la bibliothèque de M. de Chamberlin.
– En effet, constatation intrigante chez un homme si soucieux, par ailleurs, de l’ordre de ses ouvrages. Et donc ?
– Peut-il avoir souhaité que ce désordre attirât l’attention ? Un message ou un signe dissimulé pour quelqu’un d’initié ?
– Nous avons feuilleté les livres, un par un, page après page. À quoi songes-tu ? Je crains t’avoir interrompu.
– Rappelle-toi cette affaire du prisonnier du Fort-l’Évêque44. Nous avions découvert un papier illisible, ou plutôt dont le sens nous échappait, que ton ami, l’écrivain public du faubourg Saint-Marcel, avait déchiffré en un rien de temps.
– Oui, M. Rodollet à qui M. de Séqueville, secrétaire du roi à la conduite des ambassadeurs, m’avait un jour adressé. L’homme est étonnant de subtile sagacité. S’il n’est point mort, il pourra sans doute nous aider. Quoi qu’il en soit, tu as raison, il est toujours de bon conseil.
Ils donnèrent instruction au portier de recruter quelques gagne-deniers qui, sous la surveillance des mouches, nettoieraient le vestibule de l’hôtel, et reprirent leur fiacre. La traversée de la ville fut comme à l’accoutumée retardée par les embarras de la circulation. Passant sur le Pont-Neuf, juste en face la pompe de la Samaritaine, l’attention de Nicolas fut attirée par l’enseigne portant l’inscription thomas, tondeur de chiens.
– Oh ! dit-il, la désignant à Bourdeau, je suis une de ses pratiques. Il est aussi décrotteur, mais remplit fort habilement son second office. Avec lui, les chiens sont paisibles sous le ciseau sans avoir besoin de les museler ou de les tenir. Il ne les blesse pas. Cela me fait songer que par ce temps de canicule, il faudrait que je fasse rafraîchir le pauvre Pluton.
– Comment se porte le noble animal ?
– Il prospère à vue d’œil, gâté à l’excès par Marion et Catherine quand ce n’est point par Noblecourt. Mouchette l’a complètement enchaîné à ses charmes. Il paraît qu’il est devenu son chevalier servant, lui rabattant dans l’écurie rats et souris à foison.
– Tu le sors peu.
– Si, quand je vais donner de l’exercice à Sémillante aux Champs-Élysées. En fait, je crains pour lui.
– Les équipages ?
– Pas seulement. Il y a les chiens errants toujours agressifs et, désormais, ces tueurs patentés qui, le bâton ferré à la main, massacrent sans distinction toute bête isolée ou à contenance suspecte. Tête baissée ou queue traînante sont des motifs suffisants. Il est vrai que c’est le lieutenant de police qui stipendie ces gens, tant on craint cette maladie effroyable dont le seul nom fait frémir.
Ils s’arrêtèrent quai des Grands-Augustins au marché des volailles où, appuyés sur une pierre de taille en guise de table, ils partagèrent un poulet au sel et deux douzaines d’huîtres, à l’abri d’un parasol. Cela fut inévitablement suivi d’une régalade d’un pichet de vin blanc rafraîchi chez un limonadier de la rue Dauphine. Par la rue Mouffetard, ils rejoignirent la rue Scipion. Le cocher les déposa à l’entrée de cette artère puante, étroite et sombre. L’écrivain public les accueillit aimablement et s’empressa de les faire entrer.
– Si j’en juge, monsieur, à la rareté de vos visites, j’ai tout lieu de penser que vous avez besoin de mes faibles lumières.
– Elles ont toujours su éclairer les complexités les plus obscures.
– De quoi s’agit-il cette fois ?
Nicolas exposa, avec sa clarté coutumière, l’état de leurs investigations et la nature du mystère sur lequel ils butaient. Il déploya, devant M. Rodollet attentif, la liste des livres en désordre relevés dans la bibliothèque de M. de Chamberlin. Le praticien chaussa ses besicles et contempla longuement l’énumération. Il soupira et, regardant les deux policiers avec un rien de commisération, se mit à leur faire la leçon.
– Tout cela est d’un enfantin ! Le problème avec les amateurs, c’est qu’ils recherchent de midi à quatorze heures, compliquent la chose et font fuir la solution. Et pourtant, le système ne vaut pas les quatre fers d’un chien.
– C’est bien pourquoi nous nous adressons à vous, pauvres ignorants que nous sommes.
Il fut morgué sévèrement.
– Il ne faut pas être grand clerc pour découvrir le système qui gouverne cette énigme-là, ajouta M. Rodollet, qui paraissait prendre un malin plaisir à redoubler son ironie. Il n’est pas malaisé à deviner, ce galimatias-là !
L’air dédaigneux, il se saisit d’une mine de plomb et traça une série de lettres.
– À quoi correspondent-elles ? demanda Nicolas.
– Vous êtes uniquement attiré par les titres des livres, alors que ce sont les majuscules qui comptent. Ainsi, S de Scarron, E de Erasme, L de Lesage, tiens, un Breton comme vous-même…
– Tu vois ! dit Nicolas hilare, poussant Bourdeau du coude. Chacun sait que c’est un Breton.
– Et ainsi de suite. Ah ! Un livre retourné. La marque d’un nouveau mot.
Il continua jusqu’à épuisement de la liste du petit carnet noir.
– Voyons ce que cela nous donne :
S E L R A H C
E D E S S O P
L A N I G I R O
– Faut-il, demanda Bourdeau, comme dans notre précédente consultation, prendre une lettre au milieu et marcher en avant et en arrière ?
– Que non point ! C’est curieux, ma foi, que la solution ne nous apparaisse pas plus éclatante. Reprenons les trois mots en les lisant à l’envers.
– LANIGIRO… Oui ! ORIGINAL ! C’est prodigieux !
– Peuh ! En effet pour un apprenti. C’est le contexte de la bibliothèque qui trompe son monde.
Bourdeau poursuivait.
– POSSEDE… CHARLES. Charles, le neveu. Original possède Charles. Cela n’a aucun sens.
– Je ne vois pas pourquoi vous compliquez les choses pour le coup en lisant à l’envers. Charles possède original, c’est tout.
– Monsieur, que de reconnaissance nous vous avons.
– Je n’en vois pas le motif. Il n’y a pas de prétexte à faire le crâne pour une telle babiole. Apportez-moi plus souvent des mystères qui en valent la peine et, alors, je pourrai faire le rodomont. C’est toujours un plaisir renouvelé de vous recevoir. À l’occasion, présentez mes respects à M. de Sartine.

Ils reprirent la ruelle ombreuse, méditant sur ce qu’ils venaient d’apprendre. Passant devant une porte cochère, elle s’ouvrit brusquement et, avant que l’un ou l’autre ait pu faire le moindre geste, un pistolet cracha sa charge sur Nicolas. Aussi vite qu’il avait paru, l’agresseur se volatilisa et le commissaire, portant sa main à sa poitrine, s’effondra livide dans les bras de Bourdeau éperdu.
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– Il ouvre les yeux ?
– Il aura un bleu d’importance ; c’est bien le moins après un coup presque tiré à bout portant.
– Cela tient du miracle.
– Le salut est venu de ce petit paquet qu’il portait sur la poitrine. Considérez comme la balle s’est écrasée…
M. Rodollet approcha l’objet de ses besicles.
– Tiens ! Un objet de piété, comme ceux que l’on fait dans les couvents… Très abîmé. Il y avait un petit médaillon de métal à l’intérieur. Il est enfoncé et le plomb s’y est incrusté.
Nicolas, dans une sorte de rêve, entendait des voix autour de lui, celle angoissée de Bourdeau, et celle plus calme de l’écrivain public. Il respirait avec peine, la poitrine comme trouée d’une douleur qui, pourtant, diminuait. Il y porta la main, mais ne sentit que sa peau souffrante. Aucune blessure ouverte n’était sensible.
– Ah ! Il ouvre derechef les yeux. Nicolas, comment te sens-tu ?
– Oppressé, mais plutôt mieux.
M. Rodollet revint avec un petit flacon dont il lui fit avaler dans un verre à liqueur la valeur d’un dé à coudre. Un fleuve de feu lui inonda la poitrine, mais, après quelques instants, il se sentit dispos et gaillard.
– C’est pire que la potion du père Marie.
– Pire ! Comment pire ? Comme vous y allez ! Une liqueur venue de Chine procurée par mon fournisseur de tablettes d’encre. Une goutte vaut de l’or ! Je dispose aussi d’un baume de la même provenance qui, dans votre état, sera du plus heureux effet.
Il ouvrit délicatement un petit pot de porcelaine blanche dans lequel il recueillit un peu d’une substance brunâtre. Ses doigts habiles massèrent légèrement la partie douloureuse du torse de Nicolas.
– Quelle est cette panade ?
– Une mixture chinoise. Elle contient du camphre, des épices, de la menthe et de la graisse de castor.
– … Tandis que les Chalybes nus nous donnent le fer, le Pont son fétide baume de castor, l’Épire les palmes des cavales d’Elis.
– Mon Dieu ! s’écria Bourdeau. Ne voilà-t-il pas qu’il délire ?
– Après cette émotion, j’admire plutôt son froid tempérament, dit Rodollet, avec un rien de condes cendance. Et reconnaissez que citer Virgile dans ces conditions n’est pas donné à tout le monde !
– Rassure-toi, Pierre, je n’ai rien.
– Désolé pour tes reliques. Ah ! Tu es bien breton de porter cela sur toi.
– Cela lui a sauvé la vie.
Nicolas se redressa, se leva du coffre où il avait été allongé et rajusta son habit perdu. Il s’écarta légèrement de ses amis et considéra les restes lamentables de ce que lui avait remis Madame Louise. Ce n’était plus qu’un petit médaillon doré, bosselé et troué. Il l’ouvrit avec difficulté. Le cœur serré, il découvrit le portrait d’une jeune femme et une lettre pliée et repliée qu’il entreprit de déchiffrer :
Gabrielle,
J’ai recueilli le bien précieux que vous m’avez fait tenir. Ce que tu m’as demandé a été accompli et je veillerai à ce que les suites en soient favorables.
Adieu encore, je sais qu’il est temps que je finisse… Je romprais mon serment et en serais au désespoir. Je suis si hors de moi que je peine à tracer ces lignes. Adieu, adieu, mon amour, mon dernier soupir sera pour toi.
Louis
Autant le contrecoup de M. Rodollet l’avait inondé de chaleur, autant les mots qu’il déchiffrait pour la seconde fois le glaçaient. Il se revit enfant, l’hiver, dans un marais de Brière alors que la glace trop nouvelle avait cédé sous ses pas. Il s’était enfoncé dans l’eau jusqu’à mi-corps. Le froid comme une lame lui avait coupé la respiration. Une souffrance longtemps éprouvée depuis l’enfance resurgissait plus ardente que jamais. Tout ce qu’il enfermait au plus profond de lui-même depuis son entrevue avec Madame Louise le ressaisissait à vif. Oui, c’était bien l’écriture lâchée et rapide du marquis de Ranreuil, son père. Aucun doute, aucune échappatoire. Ces phrases qu’à nouveau il relisait évoquaient un événement particulier et dressaient procès-verbal de la fin d’un drame qu’il pouvait deviner. Tout ce que la vie avait fait de lui ne le laissait pas insensible au tragique de ces quelques mots écrits à la hâte. Le tutoiement final le toucha, venant d’un homme si tenu et si peu soucieux de manifester ses émotions. Sur le coup il en oublia qu’il venait d’échapper à la camarde. Une nouvelle fois elle l’avait manqué, mais cela avait tenu à si peu de choses, un obscur assemblage de verre, de soie et de métal, pour que le fil qui le rattachait à l’existence fût définitivement tranché.
Dans sa détresse il s’émerveilla de la succession des hasards et des voies de la Providence. Tant d’événements, petits ou grands, et jusqu’à la proposition de Bourdeau, avaient été indispensables pour qu’il fût exact au rendez-vous avec la mort rue Scipion. Il ressentit une main lui serrer le cœur. Tout ce qu’il avait tenté de se dissimuler, ce que signifiait la remise – testamentaire ? – du petit reliquaire par Madame Louise, lui revenait en pleine face. Une vérité éclatante de brutalité s’imposait. Le mystère de sa naissance était-il levé ? Si les mots avaient un sens, cette Gabrielle était sa mère. Ces détails et cette promesse pleins de mystères ramenaient à cet enfançon déposé sur le granit pleurant ses larmes d’humidité d’un gisant. Dans la collégiale de Guérande, un abîme s’était ouvert l’entraînant dans un destin qui avait failli s’achever dans la fange de cette ruelle. Des cendres froides avaient présidé à son entrée dans la vie. En restait-il marqué ? Si ce qu’il pressentait était vrai, par deux fois sa mère lui avait donné le jour. Qui donc était cette Gabrielle ? Était-elle encore de ce monde ?
Intrigués, Rodollet et Bourdeau respectaient sa méditation, incertains sur les raisons qui la prolongeaient. Quand enfin il se retourna vers eux, ils le découvrirent changé. Il remercia gravement l’écrivain public, lui demandant ce qu’il lui devait pour ses bons offices, ce qu’aussitôt Rodollet déclina. Sous la protection de Bourdeau, le pistolet à la main, ils s’engagèrent dans la ruelle. Au passage, l’inspecteur poussa du pied la porte cochère demeurée entrouverte d’où avait surgi l’agresseur. Elle donnait sur une petite cour verte d’humidité, puis sur un passage qui retrouvait après maints détours les dépendances du cloître Saint-Marcel. Ils rebroussèrent chemin pour regagner leur fiacre. À son habitude Nicolas se rencogna, plongé dans un mutisme que l’inspecteur, inquiet, respecta.
– Où allons-nous ? finit par demander Bourdeau.
– Au Châtelet. Peut-être y trouverons-nous quelque distrayante nouvelle ?
– Tu me parais bien sombre. Souffres-tu ?
– Ce n’est pas le corps… Je songe à la crise de la Paulet et à ce qu’elle avait proféré.
– Enfin, tu ne crois tout de même pas…
– Ne t’y trompe pas. Les mots, les phrases et les images évoquées, peuvent te sembler incohérents, mais rencontrent chez moi de très personnels échos.
– Au vrai, ce sont des coïncidences comme il s’en produit tant.
– Tu sais que je ne crois pas aux coïncidences. Une fois, peut-être. Deux fois, c’est autre chose.
– Il y a des hasards ; le monde n’est qu’un désordre que seule la raison peut maîtriser.
– Il n’y a point de hasard dans un monde régi par la Providence.
– Tu ne m’empaumeras point sur cette créance-là. Les événements surviennent à l’aventure, des faits incertains, des papillons qui se posent…
– Et pourtant…, soupira Nicolas pour lui-même. Il ne sait pas ce qu’il dit.
Voyant Nicolas replongé dans un silence habité, Bourdeau ne poursuivit pas. Un souffle chaud entrait par la glace baissée de la voiture. Ils approchaient du fleuve. Des cris d’enfants, des appels, des querelles de cochers, le bruit des équipages et des charrois les enveloppaient de rumeurs. De nouveau une horreur glacée reprit Nicolas. À quarante ans il sortait de l’enfance tiré au forceps par cette révélation. Cependant, sa nature étant bonne, ce moment de colère contre le destin céda à la douce pitié qu’il éprouva soudain pour les amants malheureux.