VIII
Tribulations
« Nous portons tous un démon qui nous
tourmente. »
Scaliger
Au Grand Châtelet où personne ne l’attendait, il
se reprit dans la solitude du bureau de permanence. Mille questions
l’agitaient. D’abord il n’en examina aucune et se plongea dans la
lecture des documents remis par Madame Louise. L’Almanach royal pour l’année 1780 lui apprit que le
régiment auquel Louis était affecté était commandé par le marquis
de Poyanne, mestre de camp, au nom de Monsieur, comte de Provence.
Il se promit d’interroger le maréchal de Richelieu sur l’intéressé.
Nul doute que le frère du roi avait eu son mot à dire dans la
dévolution si exceptionnelle d’un brevet de lieutenant. Certes,
Nicolas mesurait l’honneur fait aux Ranreuil, mais il éprouvait
quelque désagrément de savoir son fils sous l’autorité, même
nominale, d’un prince dont il avait pu mesurer, naguère, l’attitude
pour le moins ambiguë et l’insigne fausseté.
Que Louis fût brutalement jeté dans la carrière
militaire flattait en lui l’orgueil du nom, mais la perspective
d’une nécessaire séparation lui serrait le cœur. Le nouveau
lieutenant devrait résider à Saumur où son régiment tenait
garnison. Du moins serait-il à quelques lieues de l’abbaye de
Fontevraud où sa tante Isabelle de Ranreuil était religieuse. Tous
ces détails envisagés achevèrent de le calmer et lui firent
reprendre une sérénité apparente. Il fut cependant étonné par le
montant considérable de la finance déboursée pour cette nomination.
Ainsi, le privilège et la faveur dispensés à Louis étaient-ils
d’importance. D’ordinaire, une carrière militaire commençait par
des grades de sous-lieutenant ou de cornette. Celui accordé à Louis
dans un régiment d’élite donnait la mesure de l’influence de celle
qui avait organisé ce coup de théâtre. Il remit à plus tard le soin
de réfléchir à ce que cela impliquait.
La peine et l’angoisse le reprenaient. Il
sentait bien que ce fils qui lui avait été tardivement offert
risquait de s’éloigner. Il prendrait son envol pour un destin
auquel il aspirait avec une impétuosité conforme au sang généreux
qui coulait dans ses veines. Nicolas tenta de se persuader qu’il
était en tous points préférable de le savoir à Saumur faisant son
apprentissage d’officier que d’apprendre un beau matin qu’il
s’était embarqué, comme tant de têtes folles, pour l’Amérique. Il
serait toujours temps d’aller au combat dans un royaume désormais
en guerre. Il chassa ces pensées redoutables mais égoïstes pour
revenir avec curiosité au petit paquet remis par Madame
Louise.
Ôté le papier brun tenu par un ruban bleu,
apparut un petit rectangle de la taille d’une demi-main enveloppé
d’un morceau de vieille soie. Celle-ci, dépliée, révéla une sorte
de coussinet, encadré sous un verre épais, brodé et sur brodé de
fils d’or et d’argent, orné de petites perles et de dentelles au
canivet. Il semblait impossible qu’on pût faire tenir davantage de
détails sur une surface aussi réduite. Un fond de fleurettes, de
cornes d’abondance, de licornes et de colombes entourait une vierge
à l’enfant. Son attention fut aussitôt frappée par de petites
esquilles d’os, retenues par de minuscules papiers noués, portant
le nom de saints, cousus et comme incorporés dans le tissu. Des
reliques ? Il dut user d’une lentille pour lire deux
inscriptions en bandeaux. La première portait la mention :
Ce que je vous demande, c’est de vous souvenir
de moi à l’autel du Seigneur, et l’autre avait l’apparence
d’un poème :
Que rien ne te
trouble
La patience triomphe de
tout
Dieu seul
suffit
Il se souvint avoir admiré de semblables objets
lors de sa dernière visite à sa sœur Isabelle, alors qu’il se
rendait en Bretagne pour accueillir et escorter Benjamin Franklin,
envoyé extraordinaire des Insurgents.
Les religieuses confectionnaient de petits reliquaires portatifs,
censés protéger le croyant des aléas des voyages. Il remit celui-ci
dans son enveloppe de soie et, respectant le vœu que lui avait
transmis la princesse, le replaça dans la poche intérieure de son
habit.
Une pensée longtemps écartée finit par se frayer
un chemin jusqu’à sa conscience. Qui était cette reli gieuse
mystérieuse dont le crédit était si efficace ? Pourquoi
s’attachait-elle à la carrière de Louis ? Déjà, lors de
l’admission de son fils chez les pages de la Grande Écurie, il
s’était interrogé sur l’influence occulte qui s’était exercée.
L’entrée dans ce corps prestigieux de jeunes nobles n’était pas
acquise de soi. Il fallait en effet prouver au moins deux cents ans
de noblesse directe. Les rumeurs avaient brui autour de cet
événement. À une parole sibylline du maréchal de Richelieu s’était
ajouté un haussement d’épaules de Sartine et des sous-entendus
glanés çà et là. Lui-même pourtant refusait d’y songer, dressant
une barrière dans son esprit. Fortifié dans ce bastion, il s’était
interdit toute hypothèse, réfutant, aussitôt qu’effleuré, le
moindre début d’explication. Tout en lui se rebellait contre
l’éventualité d’une découverte qu’il repoussait même si sa raison
lui soufflait qu’un jour une vérité ne manquerait pas de surgir et
qu’il en ferait les frais pour l’avoir trop longtemps fuie.
Soudain il se sentit seul et désemparé. Il
décida de regagner la rue Montmartre où il surprit Noblecourt dans
son fauteuil, contemplant la foule du soir qui se promenait sous
ses croisées. Il se retourna et jeta un œil intrigué sur
Nicolas.
– Auriez-vous vu le diable, par
hasard ? Quelle est cette mine offensée, troublée, presque
agitée ? Je vous connais trop bien pour ne pas déceler chez
vous les traces évidentes d’un souci. Vous voilà tout ruminant.
Non ! Ne le niez pas, cela se lit comme le nez au milieu du
visage ! Je sais votre habituelle assiette et votre âme si
claire qu’aujourd’hui tout agite. Appréhenderiez-vous quelque mal à
venir ?
À ce flot de paroles qui ne faisait que
manifester l’attentive sollicitude du vieil homme, Nicolas opposa
tout d’abord de faibles dénégations. On ne l’écouta point et on
insista tant et tant qu’il finit par dévider son paquet à
Noblecourt qui n’en perdit rien, dodelinant doucement du
chef.
– Je ne vois rien dans tout cela qui
justifie votre état et vous mette martel en tête. Voilà que, par
une occurrence inattendue, vous échoit une étonnante faveur, votre
famille est distinguée en la personne de votre fils. Par un hasard
si peu fréquent dans nos cours, sa bonne mine et ses talents ont
attiré les regards bienveillants de l’olympe souverain.
– Mais…
– Point de mais. Alors quoi ? Le
pourquoi de ces sentiments mêlés ? Allons, rentrez en
vous-même et considérez votre position. Il faut accepter ce que
l’on est. Vous voyez le roi comme d’autres l’horloge du Palais,
vous parlez aux ministres auxquels à l’occasion vous
désobéissez…
– Soit, mais…
– … Sous deux rois, les secrets de l’État
ont été pour vous des livres ouverts. Vous avez des aïeux à
l’antiquité vérifiée, un château, le droit de justice sur vos gens,
une sœur à l’abbaye royale de Fontevraud, vous poursuivez sur terre
les ennemis du souverain et vous les combattez sur mer et vous
voilà chevalier de Saint-Louis, bref vous êtes un seigneur…
Nicolas fit un geste de dénégation.
– Ma foi, oui ! Que vous le vouliez ou
non. Et même, il ne vous manque que d’avoir des dettes pour être un
grand seigneur. Maître Vachon, votre
tailleur et le mien, se plaint d’ailleurs que vous payiez ses
mémoires rubis sur l’ongle, ce qu’il trouve furieusement bourgeois.
Un homme, répète-t-il à satiété,
qui a parlé de moi au roi !
Cela tira un sourire à Nicolas.
– Et maintenant, ne pensez-vous pas que
vingt ans de services éminents justifient la faveur dispensée à
votre famille ? Ce n’est point par brigue, cordieu, que cela
s’est obtenu ! Vous n’étiez pas né pour être courtisan et le
chanoine Le Floch n’était point archevêque. Vous n’avez jamais
rampé, comme tant d’autres, pour remplir votre destin. Aussi prenez
ce qui vous est donné d’une âme égale, la même que vous opposeriez
à des revers de la fortune. Comme ses pères et comme vous, Louis
servira le roi. Il promet beaucoup. Préféreriez-vous pour lui le
sort commun d’avoir à se jeter dans d’autres voies pour lesquelles
il n’aurait ni vocation ni dispositions ? Le verriez-vous avec
plaisir tonsuré avec un gras bénéfice ? Peuh !
– Vous avez raison, je ne suis qu’un
sot.
– Sans aller jusqu’à ces extrémités
oratoires, je pense que ce qui vous étreint est d’une autre nature.
Votre affaissement inquiet suggère des soucis dont le principal,
que je devine, est d’un domaine si intime que je me garderais bien
d’y pénétrer. Il ne faut point tenter d’ôter les épines de l’âme…
Suivez mon conseil, prenez ces choses comme elles vous sont
données. Comme le répète notre ami La Borde, le souverain bonheur est de posséder ce qu’on aime et
d’aimer ce qu’on possède. Un jour, la vérité surgira sans
que vous l’ayez voulu ni recherchée. Il n’est
point de secret que le temps ne révèle. Alors, vous vous
direz : le vieux Noblecourt avait raison. En attendant,
monsieur le commissaire, replongez-vous dans une enquête qui me
semble de plus en plus confuse et difficile à éclairer.
– Comme toujours, vous avez raison, mais
j’avais besoin de vous ouvrir mon cœur.
– Enfin… de l’entr’ouvrir.
Naganda apparut qui fit diversion.
– Ah ! Voilà l’homme du Nouveau Monde. Paris a-t-il tenu ses
promesses ?
– Monsieur, mille fois ! J’y ai admiré
des splendeurs à nulles autres pareilles. Mais quelle presse
effroyable ! J’ai vingt fois failli me faire écraser par
d’insolents équipages précédés de molosses qui ne respectent rien
ni personne. J’ai même dû me réfugier sous la flèche d’un carrosse
et, dans cette situation, je fus très heureux de n’avoir que le
corps macéré. Pour le coup, ma vigilance d’esprit m’a sauvé la
vie.
– Dieu soit loué ! dit le procureur
qui se souvenait parfois être marguillier de sa paroisse. Je vous
suppose un corps souple de coureur des bois, apte à échapper aux
dangers de la ville. Et quelles furent vos autres
occupations ?
– J’ai visité le Louvre, émerveillé de la
beauté de ses appartements. Arrivant à l’improviste dans l’un de
ses salons, j’ai eu la chance d’assister à une séance de l’Académie
des sciences. L’un des savants, après m’avoir envisagé, m’a
interrogé sur mon peuple. La conversation fut bientôt générale et
M. de Buffon, j’ai pensé que c’était lui, a souhaité des
précisions sur les habitudes des ours de nos régions.
– Les ours ! M. de Buffon ?
Peste, comme vous y allez ! La Gazette de
France et le Mercure vont
s’empresser de parler de vous. Vous voici lancé !
– Hélas ! Ce n’était que l’abbé Bexon,
l’un de ses correspondants. Il m’a confié que l’illustre
naturaliste était actuellement à Montbard en Bourgogne où il
souffre fort de la chaleur et de ses yeux et se plaint que ses
fruits à noyaux sont tous perdus.
– Et quoi encore ?
– J’ai trouvé le Parisien aimable et
curieux. S’apercevant que j’étais étranger, chacun m’a témoigné
beaucoup d’attentions et cela avec un naturel qui témoigne du fond
chaleureux de ce peuple.
– Hum ! Cela est encore à voir… Mais,
as-tu fait quelques emplettes ? demanda Nicolas que
l’enthousiasme de son ami distrayait et sortait, peu à peu, de sa
morosité.
– Oui, une canne-parasol pour ma femme
Nahua, et des boîtes en écaille à l’hôtel de Jabac, rue
Saint-Merry.
– Un vrai Parisien !
– Certes ! Les indications de
l’Almanach ont fait merveille. Quatre
aunes de drap des Gobelins écarlate, deux aunes de damas de Lyon
chenillé et une lunette d’approche acquise chez un marchand du quai
de l’Horloge. Enfin, des livres…
– Ah ! Et quels sont-ils ?
demanda Noblecourt, affriandé.
– Molière, Racine, La Fontaine, Montesquieu
et quelques autres pour offrir à mes fils quand ils seront en âge
et leur donner regret de n’être plus sujets du royaume de ces
grands hommes.
Un silence d’émotion passa.
– Et point Voltaire ?
Naganda sourit en regardant Nicolas.
– Un mien ami m’a transmis ses réserves. Je
suis au recul devant un auteur qui prend plaisir à composer des
épigrammes sur une défaite des armées de son roi.
– Bien, bien, dit Noblecourt un peu marri
de voir ainsi traité son vieux condisciple. Je n’insiste pas.
Messieurs, soupons-nous ensemble ?
Il jeta un regard vers la rue Montmartre.
– C’est l’heure, chacun rentre au
logis.
À ce moment, Catherine surgit, les poings sur
les hanches.
– Dressons-nous le zouper dans la
bibliothèque ?
– Vous précédez mes désirs, bonne
Catherine. Naganda et Nicolas me tiendront compagnie. Y a-t-il
céans de quoi les traiter dignement ?
– Pour vous, monzieur, des blettes
bouillies et votre combote de bruneaux, arrozées de l’eau claire de
notre puits.
– Pouah ! Les malheurs sont souvent
enchaînés l’un à l’autre et la blette engendre le pruneau ! Et
vous voulez faire partager ce festin à mes hôtes ?
– Yo, yo, que non bas ! Bour eux, je
leur brébare un bon betit en-gas.
– Hors de ma vue, cruelle
harpie !
Catherine sortit en pouffant après un semblant
de révérence. Jamais Nicolas n’aurait cru, quelques heures
auparavant, qu’il prendrait part à une soirée dont il garderait le
souvenir d’un moment rare d’équilibre et d’intelligence. L’hôte,
stimulé par la présence de Naganda, brilla de tous ses feux et
mena, de bout en bout, une conversation où il sut offrir à son
invité l’occasion de déployer toutes les facettes d’un esprit
brillant, curieux, émaillant ses propos des aperçus originaux d’un
natif de l’Amérique. Nicolas, presque toujours silencieux, se
complut à leurs échanges, et admira des joutes qui rappelaient,
sous d’autres formes, celles qui, régulièrement, opposaient le
vieux magistrat à M. de La Borde. Catherine les régala d’un
reste de daube en gelée, allégée par une grande salade d’herbes aux
œufs mollets. Ce plat de haut goût fut précédé d’un potage froid
aux moules qui fit l’unanimité des convives, y compris Noblecourt,
autorisé à tâter d’une tasse de cette splendeur. À grands cris,
Catherine fut priée d’en dévoiler la recette.
Il fallait, dit-elle, se lever de bonne heure
pour aller chercher les coquillages à la halle aux poissons, car
rien n’était plus dangereux que ceux-ci s’ils n’étaient pas de la
dernière fraîcheur. Et se méfier des harengères, femmes de
caractère, dont le babil tonitruant pouvait dissimiler bien des
pièges. Ces moules arrivaient dans la capitale, comme les huîtres,
par des chalands qui remontaient la Seine depuis la Normandie. On
les faisait ouvrir dans de l’eau, du cidre et des oignons piqués.
Celles qui ne s’ouvraient pas étaient rejetées, l’honnêteté de la
bestiole consistant justement à offrir aux regards un ventre gras,
blanc et jaune tirant sur l’orange. On enlevait la chair des
coquilles et on passait le bouillon. Quelques moules entières
étaient conservées pour garnir le potage, les autres, finement
hachées, étaient poêlées avec du beurre, des champignons, des
truffes en tranches, des laitances de poisson, des culs
d’artichauts et tout l’assaisonnement nécessaire. Ce mélange versé
dans le bouillon devait être lié d’un peu de crème et d’un soupçon
de farine avec fines herbes et un filet de limon. Le plat, en
période d’été, se dégustait tiède accompagné de croûtes rôties.
Comme de tradition à l’hôtel de Noblecourt, le souper fut arrosé,
de vin blanc de Jasnières et de vin rouge d’Irancy. En dessert, les
convives virent apparaître un pot de la fameuse confiture de
Mme Sanson, de cerises farcies aux framboises, servie avec des
croquets.
Naganda, enthousiasmé de la chair et du récit,
pria Madame Catherine de consentir à ce
qu’il l’accompagnât un matin à la halle pour admirer en détail la
variété des produits présentés à la gourmandise des Parisiens.
L’intéressée, retrouvant le langage des camps, s’en déclara
flattée, jura qu’elle le trouvait à son goût car il ne fallait pas
lui en promettre à table, signe toujours encourageant chez un
homme, et qu’elle serait ravie d’apparaître à la halle, flanquée
d’un aussi fier gaillard. Noblecourt s’étouffant de rire l’envoya
chercher les liqueurs. La soirée se poursuivit, l’hôte, décidément
en forme, ayant souhaité les régaler de quelques airs de flûte
traversière qui troublèrent tard dans la nuit le silence de la rue
Montmartre.
Vendredi 9 juin 1780
Au petit matin, devant le chocolat brûlant,
Nicolas demanda à Naganda de prendre une voiture, de se rendre à
Versailles et de ramener Louis à Paris, si toutefois son service
aux pages le permettait. Il lui fit confidence des raisons de cette
convocation tout en le priant de n’en rien dévoiler à son fils. Au
Châtelet, Bourdeau l’attendait, disposant désormais des comptes
rendus des rapports et des témoignages qui autorisaient
l’établissement d’une chronologie précise des événements survenus
rue des Mathurins. Il revenait de tout cela que le sérieux de la
surveillance avait quelque peu cédé à la longueur et à la monotonie
des attentes.
Penaud, Rabouine exposa les faits. Dans
l’après-midi, il était parti se restaurer dans une guinguette
proche. En son absence, la mouche de permanence, altérée par la
chaleur, avait décidé d’avancer sa tâche qui consistait à
dissiper le portier. Il l’avait donc
prématurément entraîné dans un cabaret des barrières. À leur
retour, vers cinq heures, le portier ivre mort avait été jeté sur
sa couchette et la mouche, croyant son travail achevé et ne voyant
pas son chef, avait cru sa consigne levée et s’en était allée.
Entre-temps, Rabouine réapparaissait. À six heures, l’homme de
Sartine lui remettait le message forgé de Nicolas. L’inconnu
espérait, sans doute, écarter la police et revenir à la nuit tombée
pour fouiller en toute tranquillité l’hôtel de Ravillois. Rabouine,
n’ayant pas revu son homme, avait lui aussi levé le camp. Tout cela
démontrait que, même avec les éléments les plus avertis, il
arrivait que des failles désorganisassent un plan fixé. Désespéré,
Rabouine s’en voulait beaucoup de n’y avoir point veillé avec plus
de précision. Nicolas laissa Bourdeau le secouer
d’importance.
Ainsi, à partir de six heures, en gros,
l’accès de l’hôtel était libre. Des témoignages recueillis chez des
voisins, et notamment chez une vieille dame aveugle mais de ce fait
très attentive aux bruits du quartier, il apparaissait qu’on
n’avait rien entendu. Le silence avait régné dans la rue jusqu’à
l’arrivée d’un cavalier vers neuf heures, puis d’un autre quelque
temps après. Ensuite, l’ancêtre s’était endormie. Pour Nicolas, il
était évident que l’homme de Sartine était revenu vers neuf heures,
suivi peu après par son assassin. Dans tout cela rien n’indiquait
ni n’infirmait un lien entre les deux meurtres, et c’était bien là
le nœud du problème.
– Le vin est tiré, reprit Nicolas, il
faut le boire. Cela apprendra à chacun d’entre nous à être à
l’avenir plus circonspect. Le diable niche dans les détails. Avant
de réfléchir à nos prochaines investigations, je vais donner à
M. Necker, pour répondre à ses souhaits, une pâture où il
pourra s’ébattre à sa guise.
Bourdeau se mit à rire.
– Du foin, du trèfle, de l’orge ou
quelque bon picotin ?
– Non, quelques plats réchauffés de ma
façon. J’étais sur le sujet depuis belle lurette et je tiens sous
le coude des esquisses de mémoires qui répondent à ses desseins. Je
vais relier le tout dans un portefeuille et l’adorner à tout va
d’une lettre de cour.
Il s’assit au bureau, prit une feuille de
papier, trempa sa plume et, lisant à haute voix ce qu’il écrivait,
se mit à noircir son pensum.
Monseigneur,
Désireux au plus haut
point de satisfaire aux demandes que vous avez formulées, je
m’empresse de vous adresser le résultat de mes réflexions
concernant l’amélioration des prisons et maisons de force du
royaume accompagnées des états qui, le cas échéant, justifieraient
en masse les augmentations de dépenses indispensables.
– Là, tu le crucifies !
– Si tu veux qu’une réforme aboutisse
dans des prisons qui datent des rois Valois, il te faut des
crédits. Et c’est la manne la moins disponible par les temps qui
courent !
– Je poursuis : À celles-ci je joins l’étude sur la suppression de la
question préparatoire sur laquelle vous m’avait fait l’honneur de
me consulter…
– Consulter ? N’est-ce pas un peu
provocant ?
– À dessein, mon cher Pierre, à
dessein ! Écoute la suite : Il me
semble cependant difficile dans l’état où sont les affaires du
royaume engagé dans la guerre, de fournir des dépenses nouvelles
sans le secours de moyens extraordinaires qui mobiliseraient les
fonds utiles. Pour rendre plus intelligibles les nécessités de
cette réforme, j’ai pris la liberté de marquer en détail les
défauts que j’ai pu observer depuis longtemps dans ces entreprises
afin de montrer le bien qu’on dispenserait à l’État en remédiant à
cet état de choses. L’expérience qui est la vôtre dans les affaires
de finances ne pourra que vous convaincre de la sagesse de mes
propositions.
Ainsi je crois devoir
répondre en détail à tout ce que vous m’avez demandé, et j’ose
espérer que vous serez aussi satisfait des raisons que j’ai le
privilège de vous soumettre, que convaincu du profond respect avec
lequel j’ai l’honneur d’être, monseigneur, votre très obéissant et
fidèle serviteur.
Nicolas Le Floch, marquis
de Ranreuil.
– Hum ! dit Bourdeau ironique, voilà
quelques quartiers de noblesse mis à bon escient dans la balance
pour écraser le bourgeois ! Et te voilà parlant carats à un
orfèvre ! Impertinent et présomptueux ! J’aime foutrement
le privilège ! On sent que tu as
de la ressource et des soutiens en cour.
– Le fait est que la politique de Necker,
à y bien réfléchir, ne va pas dans le bon sens. Il y a
impossibilité manifeste qu’un État puisse subsister si tous les
sujets qui le composent ne l’assistent et ne le soutiennent par une
contribution de leurs revenus capable de satisfaire à ses besoins.
Feu monsieur de Saint-Florentin soulignait souvent que le royaume
paierait à terme cruellement l’échec de la réforme de Machault
d’Arnouville. Son projet de vingtième visait à assujettir chacun
sans aucune exception, clergé et noblesse compris, à une
contribution universelle. J’ajouterai que l’esprit outré d’économie
du Genevois, propre à sa patrie, prend le chemin de tout rapetisser
et diminue les moyens de grandeur et de force nécessaires au
royaume.
– Il faudra que tu résolves un jour tes
contradictions, tu excipes de tes quartiers et une minute après tu
tiens de révolutionnaires propos d’égalité en philosophe
éclairé !
– Il faut t’y faire, je suis ainsi.
Juge de toutes choses, imbécile ver de terre,
dépositaire du vrai, cloaque d’incertitude et d’erreur, gloire et
rebut de l’univers.
– Quelle mouche te pique ?
– Je cite seulement M. Pascal.
– Un janséniste !
– La raison ne s’attache pas aux
étiquettes. Et d’ailleurs il est temps d’agir. Nous sommes
évidemment dans l’attente de nouvelles de Champagne. Père
Marie ?
L’huissier venait d’apparaître, un pli à la
main.
– Nicolas, un freluquet de grison, doré
sur tranche, vient d’apporter ceci pour toi.
Nicolas brisa le sceau et déplia la lettre. Il
ne put s’empêcher de pousser une exclamation de surprise.
– M. de Besenval m’informe qu’un
inconnu lui a proposé d’acheter un vase céladon qui lui est apparu
sans conteste comme proche de l’exemplaire entrevu lors du souper à
l’hôtel de Ravillois. Il m’en fait part et m’attend rue de Grenelle
dès que possible pour m’apporter plus de détails. Voilà qui ne
laisse pas d’ordonner aussitôt nos priorités et dessine notre plan
de bataille. Allons, pas une minute à perdre !
Un fiacre de police les conduisit au plus vite
chez Besenval. Nicolas en profita pour révéler à son ami le nouveau
destin de Louis. Bourdeau hocha la tête en silence sans faire aucun
commentaire. Dans la cour de l’hôtel, un équipage s’apprêtait pour
un départ imminent. Le même laquais hautain les accueillit, mais
cette fois, avec la déférence que l’on concède, chez le domestique,
aux habitués d’une maison. Le baron, en habit de cour, les
attendait.
– Ah ! Monsieur le marquis et vous,
monsieur Bourdeau, je suis fort aise de vous voir. Merci de votre
diligence. Je craignais vous manquer, devant à l’improviste gagner
Versailles où la reine me demande.
– Je m’en veux, monsieur, de prendre
ainsi sur votre temps. Je crois comprendre que l’événement dont
vous m’avez parlé a suscité votre curiosité.
– Il y a du nouveau dans nos affaires de
vases. J’ai jugé pour extraordinaire qu’on vienne, avant-hier soir,
me proposer une pièce dont on s’est refusé à me fournir l’origine.
Dans ces conditions, après y avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé
de vous informer de la chose.
– Nous vous écoutons avec la plus grande
attention.
– Avant-hier soir, donc…
– Puis-je vous demander de préciser
l’heure ?
– Disons vers les huit heures. Je
quittais mon hôtel pour l’Opéra afin d’assister au dernier acte. Le
moment était mal choisi pour me déranger. Ma passion de
collectionneur l’a emporté et j’ai reçu l’intrus.
– Le connaissiez-vous ?
– Point. C’est un grand vieillard que je
vis venir à moi, courbé, boitillant, maquillé à l’excès, tout drapé
de noir, chapeau enfoncé, perruque à l’ancienne aux rouleaux
défaits lui flottant au visage. Rien de nature à rappeler à mon
souvenir le moindre précédent. D’une voix chuintante, l’inconnu m’a
dit avoir appris par la rumeur des boutiquiers que je m’intéressais
aux porcelaines de Chine. Il a alors sorti de sa manche, enveloppé
dans de hideux chiffons, un vase céladon, splendide, que dans un
premier regard j’ai cru être celui qui m’avait été montré lors du
souper chez Ravillois. Cependant un examen moins sommaire m’a
convaincu du contraire. Le décor de bambous était identique, mais
le style de la monture de bronze était différent.
– L’œil du collectionneur !
– Oui, c’est en contemplant avec soin
qu’on apprend beaucoup et peu à peu la connaissance s’affine. Et
comme, dans la plupart des cas, on ne peut séparer une porcelaine
de sa monture sans la briser, ce ne pouvait être le même
céladon.
– Et qu’avez-vous répondu à la
proposition ?
– Ma foi, que je devais réfléchir, car la
somme exigée était considérable et sans commune mesure avec les
prix habituels. J’ai peu apprécié son insistance. Eh quoi !
Que venait faire cette ardeur excessive dans ce qui aurait dû
n’être qu’un débat d’affaires honnête ? Pour en rajouter, il
m’a assuré pouvoir me procurer son pendant, ce qu’il n’avait pas
indiqué au début, assuré sans doute qu’en crédulité je donnerais
dans le panneau. Je lui ai alors demandé s’il agissait bien en tant
qu’intermédiaire. Ce qu’il m’a certifié, indiquant que son mandant,
personne de qualité, souhaitait se défaire de ces objets dans la
discrétion et le silence. L’argumentation avait bon dos, je n’en
crus pas un mot. D’autant plus que… Enfin, ce fut une impression
fugace…
– Que voulez-vous dire ?
– Il m’est apparu étrange qu’un vieillard
égrotant laisse paraître sous son infâme manteau, au demeurant fort
incongru par les chaleurs que nous subis sons, d’élégantes et fines
bottes de cavalier ! Ce soupçon se fonde-t-il sur la pointe
d’une aiguille ? Je ne le crois pas. À ce point de doute,
l’idée m’a effleuré de faire saisir l’homme par mes gens. Puis j’ai
songé à ce que je vous avais promis. Il était plus opportun de vous
faire mander et vous prévenir de cet événement intrigant. La chose
m’a trotté dans la tête et m’a convaincu de vous adresser un
message au Châtelet. Sur ce, messieurs, je dois prendre la route.
Comptez sur moi, monsieur le marquis, pour témoigner auprès de Sa
Majesté que vos absences à la cour ne sont que trop justifiées par
le service du roi.
– Monsieur, je vous en rends mille grâces
et vous remercie de ces informations si utiles dans l’enquête que
nous menons. Cependant, deux dernières questions, si vous le
permettez ? Lors du souper, le jeune Ravillois est-il remonté
pour replacer le céladon qu’il vous avait présenté ?
– Je me souviens seulement qu’il est
sorti, le vase à la main. Pour aller où ? Cela, je ne le
saurais dire.
– Enfin l’inconnu doit-il derechef
prendre langue avec vous ?
– Il l’a annoncé, mais je n’en crois
rien ! Enfin, c’est une impression…
Dans le fiacre que Nicolas avait fait mettre
au pas, ils confrontèrent leurs impressions sur ce que le baron de
Besenval venait de leur révéler.
– Ce qu’il nous a dit, Nicolas, présente
plus de questions sans réponses que d’indications utiles.
– C’est vite dit ! Procédons avec
méthode.
Il ouvrit son petit carnet noir et se mit à
écrire tout en parlant.
– Avant-hier soir, vers huit heures, le
baron reçoit un inconnu vraisemblablement grimé qui lui propose une
pièce rare qui n’est pas celle du souper à l’hôtel de
Ravillois.
– Ajoute à cela que cette visite
intervient vers huit heures de relevée. Il suffit d’y réfléchir
pour constater que c’est après la mort de Tiburce et avant le
meurtre de l’homme de Sartine.
– Cela signifierait que si ce vase
appartient au groupe des trois porcelaines de l’hôtel de Ravillois,
il a été dérobé.
– Soit ! Mais à quel moment ?
Par le jeune Ravillois lors du souper ? Ou alors l’autre soir
dans la chambre de M. de Chamberlin ?
– Non, je crois que le vase présenté à
Besenval est celui qui se trouvait sur le bureau et contenait les
plumes. C’est à vérifier. Les autres ont été volés lors du meurtre
ou peu après puisque nous en avons uniquement retrouvé les traces,
ou plutôt qu’ils servaient de presse-papiers à des documents eux
aussi volés ! L’inconnu s’est contenté d’en présenter un pour
appâter M. de Besenval.
– Mais pourquoi pas la paire ?
– Nul doute qu’il détient désormais les
trois vases. Il pouvait supposer que le baron ne disposerait pas
sur-le-champ de la somme considérable exigée. Il agit finement en
pariant sur la passion du collectionneur. En outre, lui offrant
d’acquérir un exemplaire différent, il peut penser que Besenval ne
fera pas le rapprochement avec celui du souper.
– Il y a dans tout cela un ragoût de
complexités qui me stupéfie et semble écarter tout ordre
raisonnable.
– En tout cas, cela oriente les soupçons,
tu le pressens, sur Armand de Ravillois. D’où l’impor tance de la
mission de Rabouine. A-t-il, comme Tiburce, quitté le convoi, et le
départ inopiné de l’un est-il la conséquence ou la cause du départ
de l’autre ?
– Un autre élément me turlupine. Pourquoi
Tiburce et Armand de Ravillois retournent-ils aux Porcherons alors
qu’ils peuvent supposer que l’hôtel demeure sous la surveillance de
la police ? Pour quelle raison viennent-ils ingénument se
jeter dans la gueule du loup ?
– Je crois détenir quelques lumières
là-dessus. Un propos de Naganda dont, sur le moment, la fatigue m’a
gazé l’importance. Tu sais qu’il est descendu par les gouttières à
l’arrière de la maison…
– Comme un chat, au risque de se rompre
le cou !
– Tu ne crois pas si bien dire. Du chat
il possède, outre la souplesse, des yeux perçant la nuit…
– Et un petit rayon de lune. Et
alors ?
– Il a remarqué qu’au bout du jardin il y
avait un mur, un de ces vieux pans de pierres, couvert de lierre et
probable vestige de la clôture d’un ancien verger. Imagine que dans
ce mur il existe une porte en arcade, donnant, sans doute, sur des
terrains vagues non bâtis de ce nouveau quartier.
Bourdeau claqua des doigts.
– Tout s’explique ! La nasse était
imparfaite et le goujon y pénétrait. Il faut y aller voir.
– Oui ! Sur-le-champ.
Ordre fut aussitôt intimé au cocher de gagner
les Porcherons. À l’hôtel de Ravillois, désormais environné de
mouches, ils trouvèrent le portier dans sa loge, la tête enrubannée
de pansements. Ils n’en tirèrent rien, sinon qu’ayant beaucoup bu
avec un inconnu qui avait eu l’amabilité de le reconduire à son
logis, l’ivresse l’avait plongé dans un profond sommeil. Réveillé
dans sa torpeur par un bruit, à peine avait-il ouvert les yeux
qu’il avait reçu un coup violent sur la tête, porté sans doute avec
le pot de faïence dont il avait retrouvé les débris sur le sol. Il
n’y avait rien dans tout cela qu’ils ne sussent déjà.
Dans la maison tout avait été laissé en
l’état. Le sang avait coagulé sur le sol du vestibule et Nicolas
songea qu’au terme de leur visite il serait bon de donner les
instructions nécessaires en vue de nettoyer le carnage. Ils
parcoururent, attentifs, l’ensemble des pièces du rez-de-chaussée
sans que rien de particulier n’attire leur attention. Au premier,
dans l’appartement de M. de Chamberlin, ils s’évertuèrent à
déblayer le monceau de livres et de débris pour redonner à la pièce
un semblant d’ordre. Leur effort eut sa récompense, aucune trace ne
fut décelée du porte-pinceaux en céladon qui, auparavant, se
trouvait sur le bureau. Or, Nicolas l’avait vu lors des premières
constatations sur le décès du vieillard. Ainsi, le vol avait été
accompli soit avant, soit après le départ de la famille pour les
funérailles en Champagne. C’était donc bien ce vase qui avait été
présenté à M. de Besenval. Cela posait un autre
problème ; pourquoi Armand de Ravillois avait-il prétendu que
le second vase ne pouvait être montré ? Était-il l’auteur du
vol de la paire placée sur la cheminée ? Ou en avait-il alors
constaté la disparition ? Les autres chambres de l’étage
n’apportèrent rien, sauf celle d’Armand de Ravillois, qui possédait
une garde-robe de muguet de cour avec une étonnante collection de
paires de bottes et d’éperons.
Le logement de Tiburce Mauras fut lui aussi
passé au peigne fin. L’investigation permit de constater l’absence
de manteau ou de redingote d’hiver. Outre cela, Nicolas, qui avait
en sainte horreur les tableaux accrochés de travers, remit d’aplomb
une gravure encadrée représentant les festivités de la paix en
1763. La saisissant, il se rendit compte de l’aspect et surtout du
poids anormal de l’ensemble. Le papier et le carton de l’assemblage
avaient-ils gonflé en raison de l’humidité ? Il décrocha le
tableau, en décolla le fond et mit au jour une liasse de documents
qui se révélèrent des reconnaissances de dettes d’un montant
important signées par Armand de Ravillois et endossées par le valet
de chambre de M. de Chamberlin. Enfin, au fond d’une commode,
tassées sous de vieux gilets, ils trouvèrent plusieurs perruques
grises.
– Voilà qui est furieusement
éclairant.
Nicolas hocha la tête, faisant la moue.
– C’est peu dire, les présomptions
concernant le jeune Armand s’accumulent.
– Tu n’as pas l’air
convaincu ?
– Je n’aime pas les preuves qui s’offrent
avec autant de facilité.
– Voyons, considère-les de sang-froid.
Armand regagne Paris. Il a su que Tiburce revenait. Peut-être,
l’a-t-il filé ? Il s’ensuit une discussion qui a pour objet
les reconnaissances compromettantes que détient le valet de chambre
et qui lui permettent d’exercer un chantage sur le jeune homme.
Armand exige, menace, le ton monte, de rage il étouffe le vieil
homme et organise la mise en scène que l’ouverture du cadavre a
permis de révéler. Les dettes qu’il a contractées vis-à-vis de
Tiburce ne sont pas les seules. Il est harcelé par des
créanciers ; nous en serons un jour informés. De là jaillit
l’idée de profiter des céladons. Les a-t-il cachés ? Est-ce
Tiburce qui les a subtilisés ? Il se grime avec ce qu’il a
sous la main…
– Avec le rouge et la céruse dont usent à
outrance les vieillards libidineux…
– … enfile perruque et vieille cape
d’hiver, mais oublie qu’il est en bottes à éperons. Celles-là même
qui laisseront sur le plancher les traces que Naganda avait
repérées. Il file rue de Grenelle et propose un vase à
Besenval.
– J’avance que les conjonctures sont si
fortes et si logiquement liées les unes aux autres qu’elles donnent
lieu à de raisonnables présomptions et qu’elles emportent la
conviction. Et cela d’autant plus qu’on ne saurait remplacer ton
récit par un autre tant les éléments séparés s’imbriquent entre eux
en parfaite cohérence. Reste à examiner cette porte sur
l’arrière.
Après avoir mis des scellés signés sur la
porte du logement de Tiburce Mauras, ils gagnèrent le jardin situé
à l’arrière de l’hôtel. Il suffisait de pousser la vieille porte de
bois pourri pour qu’elle s’ouvre en raclant le pavé. Elle donnait
sur un chemin presque champêtre bordé de ronciers et de champs
d’ivraie. On pouvait donc accéder à la maison en voiture et à plus
forte raison à cheval. Bourdeau, courbé, se mit à examiner les
abords de cette ouverture. Il poussa bientôt une exclamation
satisfaite. Il désigna un vieil anneau rouillé dans le mur et un
tas de crottin.
– Il y a peu, on a attaché ici une
monture. Les traces en sont indéniables. Voilà qui complète
heureusement mes constatations.
– Le crottin n’a rien d’une preuve
péremptoire. Depuis deux jours d’autres chevaux ont pu passer par
ici.
– Près de cet anneau ? Cela me
surprendrait. C’est bien par cette issue que Tiburce et Armand ont
dû pénétrer dans le jardin. Ensuite ils disposaient sans doute des
doubles des clés pour entrer dans l’hôtel par l’office placé à
l’arrière du bâtiment.
Soudain, Nicolas se retourna et observa
attentivement les taillis qui bordaient le chemin. Il clignait des
yeux, ébloui par le soleil de midi.
– Que t’arrive-t-il ?
– Rien… J’ai cru… Enfin, la fugitive
impression que quelqu’un nous regardait.
Bourdeau, à son tour, porta les yeux sur les
broussailles, avança, ramassa une vieille branche et écarta des
ronciers.
– Il n’y a personne et l’endroit est
inextricable.
– C’est sans doute la fatigue…
Ils repoussèrent la porte branlante et
contournèrent la masse de l’hôtel de Ravillois. Tout en marchant,
Nicolas feuilletait les reconnaissances et les lettres de crédit.
Son visage refléta une telle perplexité qu’elle frappa
Bourdeau.
– Qu’as-tu donc découvert ?
– Dans notre précipitation, nous n’avons
pas suffisamment parcouru ces papiers. Sais-tu que si certains sont
endossés par Tiburce, beaucoup, les plus nombreux d’ailleurs, le
sont par M. de Chamberlin ?
– Et tu en conclus ?
– Que le supposé valet fidèle a non
seulement dérobé les céladons, enfin tout le laisse supposer, mais
s’est aussi emparé de ces papiers compromettants. Ils valent ce
qu’ils valent et plus encore !
– En effet, leur poids de créance
augmenté de leur capacité de chantage.
– Dans ces conditions, le Tiburce nous
l’a débitée belle, et cela depuis le début. Avec ses contes à la cigogne43, il n’a
eu de cesse de nous lancer sur des pistes dont il avait lui-même
ménagé les brisées. S’il a dérobé les céladons de la cheminée, il
peut tout aussi bien s’être emparé des documents qui se trouvaient
dessous.
– Cela ne lui a pas porté chance, il n’a
guère eu le temps d’en profiter !
– Soit, mais cela nous complique la
tâche. Tout est suspendu à ce que Rabouine va découvrir. Je lui
fais confiance, mais…
– Oh ! C’est un garçon qui a de
l’initiative. Je l’ai toujours pris pour un esprit curieux, délié,
propre aux affaires épineuses et, surtout, fertile en expédients.
Nicolas, il me vient une idée que je dois te soumettre. Nous avions
noté le dérangement étrange des livres dans certaines parties de la
bibliothèque de M. de Chamberlin.
– En effet, constatation intrigante chez
un homme si soucieux, par ailleurs, de l’ordre de ses ouvrages. Et
donc ?
– Peut-il avoir souhaité que ce désordre
attirât l’attention ? Un message ou un signe dissimulé pour
quelqu’un d’initié ?
– Nous avons feuilleté les livres, un par
un, page après page. À quoi songes-tu ? Je crains t’avoir
interrompu.
– Rappelle-toi cette affaire du
prisonnier du Fort-l’Évêque44. Nous
avions découvert un papier illisible, ou plutôt dont le sens nous
échappait, que ton ami, l’écrivain public du faubourg Saint-Marcel,
avait déchiffré en un rien de temps.
– Oui, M. Rodollet à qui M. de
Séqueville, secrétaire du roi à la conduite des ambassadeurs,
m’avait un jour adressé. L’homme est étonnant de subtile sagacité.
S’il n’est point mort, il pourra sans doute nous aider. Quoi qu’il
en soit, tu as raison, il est toujours de bon conseil.
Ils donnèrent instruction au portier de
recruter quelques gagne-deniers qui, sous la surveillance des
mouches, nettoieraient le vestibule de l’hôtel, et reprirent leur
fiacre. La traversée de la ville fut comme à l’accoutumée retardée
par les embarras de la circulation. Passant sur le Pont-Neuf, juste
en face la pompe de la Samaritaine, l’attention de Nicolas fut
attirée par l’enseigne portant l’inscription thomas, tondeur de chiens.
– Oh ! dit-il, la désignant à
Bourdeau, je suis une de ses pratiques. Il est aussi décrotteur,
mais remplit fort habilement son second office. Avec lui, les
chiens sont paisibles sous le ciseau sans avoir besoin de les
museler ou de les tenir. Il ne les blesse pas. Cela me fait songer
que par ce temps de canicule, il faudrait que je fasse rafraîchir
le pauvre Pluton.
– Comment se porte le noble
animal ?
– Il prospère à vue d’œil, gâté à l’excès
par Marion et Catherine quand ce n’est point par Noblecourt.
Mouchette l’a complètement enchaîné à ses charmes. Il paraît qu’il
est devenu son chevalier servant, lui rabattant dans l’écurie rats
et souris à foison.
– Tu le sors peu.
– Si, quand je vais donner de l’exercice
à Sémillante aux Champs-Élysées. En fait, je crains pour lui.
– Les équipages ?
– Pas seulement. Il y a les chiens
errants toujours agressifs et, désormais, ces tueurs patentés qui,
le bâton ferré à la main, massacrent sans distinction toute bête
isolée ou à contenance suspecte. Tête baissée ou queue traînante
sont des motifs suffisants. Il est vrai que c’est le lieutenant de
police qui stipendie ces gens, tant on craint cette maladie
effroyable dont le seul nom fait frémir.
Ils s’arrêtèrent quai des Grands-Augustins au
marché des volailles où, appuyés sur une pierre de taille en guise
de table, ils partagèrent un poulet au sel et deux douzaines
d’huîtres, à l’abri d’un parasol. Cela fut inévitablement suivi
d’une régalade d’un pichet de vin blanc rafraîchi chez un
limonadier de la rue Dauphine. Par la rue Mouffetard, ils
rejoignirent la rue Scipion. Le cocher les déposa à l’entrée de
cette artère puante, étroite et sombre. L’écrivain public les
accueillit aimablement et s’empressa de les faire entrer.
– Si j’en juge, monsieur, à la rareté de
vos visites, j’ai tout lieu de penser que vous avez besoin de mes
faibles lumières.
– Elles ont toujours su éclairer les
complexités les plus obscures.
– De quoi s’agit-il cette
fois ?
Nicolas exposa, avec sa clarté coutumière,
l’état de leurs investigations et la nature du mystère sur lequel
ils butaient. Il déploya, devant M. Rodollet attentif, la
liste des livres en désordre relevés dans la bibliothèque de
M. de Chamberlin. Le praticien chaussa ses besicles et
contempla longuement l’énumération. Il soupira et, regardant les
deux policiers avec un rien de commisération, se mit à leur faire
la leçon.
– Tout cela est d’un enfantin ! Le
problème avec les amateurs, c’est qu’ils recherchent de midi à
quatorze heures, compliquent la chose et font fuir la solution. Et
pourtant, le système ne vaut pas les quatre
fers d’un chien.
– C’est bien pourquoi nous nous adressons
à vous, pauvres ignorants que nous sommes.
Il fut morgué sévèrement.
– Il ne faut pas être grand clerc pour
découvrir le système qui gouverne cette énigme-là, ajouta
M. Rodollet, qui paraissait prendre un malin plaisir à
redoubler son ironie. Il n’est pas malaisé à deviner, ce
galimatias-là !
L’air dédaigneux, il se saisit d’une mine de
plomb et traça une série de lettres.
– À quoi correspondent-elles ?
demanda Nicolas.
– Vous êtes uniquement attiré par les
titres des livres, alors que ce sont les majuscules qui comptent.
Ainsi, S de Scarron, E de Erasme, L de Lesage, tiens, un Breton
comme vous-même…
– Tu vois ! dit Nicolas hilare,
poussant Bourdeau du coude. Chacun sait que c’est un Breton.
– Et ainsi de suite. Ah ! Un livre
retourné. La marque d’un nouveau mot.
Il continua jusqu’à épuisement de la liste du
petit carnet noir.
– Voyons ce que cela nous
donne :
S E L R A H C
E D E S S O P
L A N I G I R O
– Faut-il, demanda Bourdeau, comme dans
notre précédente consultation, prendre une lettre au milieu et
marcher en avant et en arrière ?
– Que non point ! C’est curieux, ma
foi, que la solution ne nous apparaisse pas plus éclatante.
Reprenons les trois mots en les lisant à l’envers.
– LANIGIRO… Oui ! ORIGINAL !
C’est prodigieux !
– Peuh ! En effet pour un apprenti.
C’est le contexte de la bibliothèque qui trompe son monde.
Bourdeau poursuivait.
– POSSEDE… CHARLES. Charles, le neveu.
Original possède Charles. Cela n’a
aucun sens.
– Je ne vois pas pourquoi vous compliquez
les choses pour le coup en lisant à l’envers. Charles possède
original, c’est tout.
– Monsieur, que de reconnaissance nous
vous avons.
– Je n’en vois pas le motif. Il n’y a pas
de prétexte à faire le crâne pour une telle babiole. Apportez-moi
plus souvent des mystères qui en valent la peine et, alors, je
pourrai faire le rodomont. C’est toujours un plaisir renouvelé de
vous recevoir. À l’occasion, présentez mes respects à M. de
Sartine.
Ils reprirent la ruelle ombreuse, méditant sur
ce qu’ils venaient d’apprendre. Passant devant une porte cochère,
elle s’ouvrit brusquement et, avant que l’un ou l’autre ait pu
faire le moindre geste, un pistolet cracha sa charge sur Nicolas.
Aussi vite qu’il avait paru, l’agresseur se volatilisa et le
commissaire, portant sa main à sa poitrine, s’effondra livide dans
les bras de Bourdeau éperdu.
........................................................................................
– Il ouvre les yeux ?
– Il aura un bleu d’importance ;
c’est bien le moins après un coup presque tiré à bout
portant.
– Cela tient du miracle.
– Le salut est venu de ce petit paquet
qu’il portait sur la poitrine. Considérez comme la balle s’est
écrasée…
M. Rodollet approcha l’objet de ses
besicles.
– Tiens ! Un objet de piété, comme
ceux que l’on fait dans les couvents… Très abîmé. Il y avait un
petit médaillon de métal à l’intérieur. Il est enfoncé et le plomb
s’y est incrusté.
Nicolas, dans une sorte de rêve, entendait des
voix autour de lui, celle angoissée de Bourdeau, et celle plus
calme de l’écrivain public. Il respirait avec peine, la poitrine
comme trouée d’une douleur qui, pourtant, diminuait. Il y porta la
main, mais ne sentit que sa peau souffrante. Aucune blessure
ouverte n’était sensible.
– Ah ! Il ouvre derechef les yeux.
Nicolas, comment te sens-tu ?
– Oppressé, mais plutôt mieux.
M. Rodollet revint avec un petit flacon
dont il lui fit avaler dans un verre à liqueur la valeur d’un dé à
coudre. Un fleuve de feu lui inonda la poitrine, mais, après
quelques instants, il se sentit dispos et gaillard.
– C’est pire que la potion du père
Marie.
– Pire ! Comment pire ? Comme
vous y allez ! Une liqueur venue de Chine procurée par mon
fournisseur de tablettes d’encre. Une goutte vaut de l’or ! Je
dispose aussi d’un baume de la même provenance qui, dans votre
état, sera du plus heureux effet.
Il ouvrit délicatement un petit pot de
porcelaine blanche dans lequel il recueillit un peu d’une substance
brunâtre. Ses doigts habiles massèrent légèrement la partie
douloureuse du torse de Nicolas.
– Quelle est cette panade ?
– Une mixture chinoise. Elle contient du
camphre, des épices, de la menthe et de la graisse de castor.
– … Tandis que les
Chalybes nus nous donnent le fer, le Pont son fétide baume de
castor, l’Épire les palmes des cavales d’Elis.
– Mon Dieu ! s’écria Bourdeau. Ne
voilà-t-il pas qu’il délire ?
– Après cette émotion, j’admire plutôt
son froid tempérament, dit Rodollet, avec un rien de condes
cendance. Et reconnaissez que citer Virgile dans ces conditions
n’est pas donné à tout le monde !
– Rassure-toi, Pierre, je n’ai
rien.
– Désolé pour tes reliques. Ah ! Tu
es bien breton de porter cela sur toi.
– Cela lui a sauvé la vie.
Nicolas se redressa, se leva du coffre où il
avait été allongé et rajusta son habit perdu. Il s’écarta
légèrement de ses amis et considéra les restes lamentables de ce
que lui avait remis Madame Louise. Ce n’était plus qu’un petit
médaillon doré, bosselé et troué. Il l’ouvrit avec difficulté. Le
cœur serré, il découvrit le portrait d’une jeune femme et une
lettre pliée et repliée qu’il entreprit de déchiffrer :
Gabrielle,
J’ai recueilli le bien
précieux que vous m’avez fait tenir. Ce que tu m’as demandé a été
accompli et je veillerai à ce que les suites en soient
favorables.
Adieu encore, je sais
qu’il est temps que je finisse… Je romprais mon serment et en
serais au désespoir. Je suis si hors de moi que je peine à tracer
ces lignes. Adieu, adieu, mon amour, mon dernier soupir sera pour
toi.
Louis
Autant le contrecoup de M. Rodollet l’avait inondé de
chaleur, autant les mots qu’il déchiffrait pour la seconde fois le
glaçaient. Il se revit enfant, l’hiver, dans un marais de Brière
alors que la glace trop nouvelle avait cédé sous ses pas. Il
s’était enfoncé dans l’eau jusqu’à mi-corps. Le froid comme une
lame lui avait coupé la respiration. Une souffrance longtemps
éprouvée depuis l’enfance resurgissait plus ardente que jamais.
Tout ce qu’il enfermait au plus profond de lui-même depuis son
entrevue avec Madame Louise le ressaisissait à vif. Oui, c’était
bien l’écriture lâchée et rapide du marquis de Ranreuil, son père.
Aucun doute, aucune échappatoire. Ces phrases qu’à nouveau il
relisait évoquaient un événement particulier et dressaient
procès-verbal de la fin d’un drame qu’il pouvait deviner. Tout ce
que la vie avait fait de lui ne le laissait pas insensible au
tragique de ces quelques mots écrits à la hâte. Le tutoiement final
le toucha, venant d’un homme si tenu et si peu soucieux de
manifester ses émotions. Sur le coup il en oublia qu’il venait
d’échapper à la camarde. Une nouvelle fois elle l’avait manqué,
mais cela avait tenu à si peu de choses, un obscur assemblage de
verre, de soie et de métal, pour que le fil qui le rattachait à
l’existence fût définitivement tranché.
Dans sa détresse il s’émerveilla de la
succession des hasards et des voies de la Providence. Tant
d’événements, petits ou grands, et jusqu’à la proposition de
Bourdeau, avaient été indispensables pour qu’il fût exact au
rendez-vous avec la mort rue Scipion. Il ressentit une main lui
serrer le cœur. Tout ce qu’il avait tenté de se dissimuler, ce que
signifiait la remise – testamentaire ? – du petit reliquaire
par Madame Louise, lui revenait en pleine face. Une vérité
éclatante de brutalité s’imposait. Le mystère de sa naissance
était-il levé ? Si les mots avaient un sens, cette Gabrielle
était sa mère. Ces détails et cette promesse pleins de mystères
ramenaient à cet enfançon déposé sur le granit pleurant ses larmes
d’humidité d’un gisant. Dans la collégiale de Guérande, un abîme
s’était ouvert l’entraînant dans un destin qui avait failli
s’achever dans la fange de cette ruelle. Des cendres froides
avaient présidé à son entrée dans la vie. En restait-il
marqué ? Si ce qu’il pressentait était vrai, par deux fois sa
mère lui avait donné le jour. Qui donc était cette Gabrielle ?
Était-elle encore de ce monde ?
Intrigués, Rodollet et Bourdeau respectaient
sa méditation, incertains sur les raisons qui la prolongeaient.
Quand enfin il se retourna vers eux, ils le découvrirent changé. Il
remercia gravement l’écrivain public, lui demandant ce qu’il lui
devait pour ses bons offices, ce qu’aussitôt Rodollet déclina. Sous
la protection de Bourdeau, le pistolet à la main, ils s’engagèrent
dans la ruelle. Au passage, l’inspecteur poussa du pied la porte
cochère demeurée entrouverte d’où avait surgi l’agresseur. Elle
donnait sur une petite cour verte d’humidité, puis sur un passage
qui retrouvait après maints détours les dépendances du cloître
Saint-Marcel. Ils rebroussèrent chemin pour regagner leur fiacre. À
son habitude Nicolas se rencogna, plongé dans un mutisme que
l’inspecteur, inquiet, respecta.
– Où allons-nous ? finit par
demander Bourdeau.
– Au Châtelet. Peut-être y
trouverons-nous quelque distrayante nouvelle ?
– Tu me parais bien sombre.
Souffres-tu ?
– Ce n’est pas le corps… Je songe à la
crise de la Paulet et à ce qu’elle avait proféré.
– Enfin, tu ne crois tout de même
pas…
– Ne t’y trompe pas. Les mots, les
phrases et les images évoquées, peuvent te sembler incohérents,
mais rencontrent chez moi de très personnels échos.
– Au vrai, ce sont des coïncidences comme
il s’en produit tant.
– Tu sais que je ne crois pas aux
coïncidences. Une fois, peut-être. Deux fois, c’est autre
chose.
– Il y a des hasards ; le monde
n’est qu’un désordre que seule la raison peut maîtriser.
– Il n’y a point de hasard dans un monde
régi par la Providence.
– Tu ne m’empaumeras point sur cette
créance-là. Les événements surviennent à l’aventure, des faits
incertains, des papillons qui se posent…
– Et pourtant…, soupira Nicolas pour
lui-même. Il ne sait pas ce qu’il dit.
Voyant Nicolas replongé dans un silence
habité, Bourdeau ne poursuivit pas. Un souffle chaud entrait par la
glace baissée de la voiture. Ils approchaient du fleuve. Des cris
d’enfants, des appels, des querelles de cochers, le bruit des
équipages et des charrois les enveloppaient de rumeurs. De nouveau
une horreur glacée reprit Nicolas. À quarante ans il sortait de
l’enfance tiré au forceps par cette révélation. Cependant, sa
nature étant bonne, ce moment de colère contre le destin céda à la
douce pitié qu’il éprouva soudain pour les amants malheureux.