IX
Étiquette et politique
« Ce qu’on y voit de plus pompeux n’est l’affaire que d’une scène. »
Massillon
Au Châtelet, la mouche lancée par Bourdeau sur les traces du garçon tabletier amant de la Lofaque, ne put que leur avouer son échec. Certes, après bien des recherches il avait fini par découvrir l’atelier où ce Jacques Meulière travaillait, mais avait dû affronter la fureur d’un maître sans nouvelles de son apprenti depuis plusieurs jours. Cela arrivait de plus en plus souvent à l’intéressé, qui recevait des remontrances sans pour autant s’amender.
– Bon ! dit Nicolas. Cette disparition n’a sans doute aucun lien avec nos affaires, cependant je souhaite interroger ce garçon. Qu’on le trouve et qu’on me le présente. Et par la même occasion, qu’on demande à sa maîtresse si elle a des nouvelles de lui.
Au fur et à mesure que l’action imposait le cours habituel de la réflexion et de la décision, l’oppres sion de son cœur diminuait et il recouvrait un peu de sa sérénité.
– Comment avais-tu senti que nous étions observés ? dit Bourdeau.
– C’est l’habitude du chasseur. À l’affût, le moindre mouvement est aussitôt perçu.
– Cela signifie que nous étions suivis.
– Reste à savoir depuis quand. Et qui tient la main à cette filature.
– Sartine ?
– Cela signifierait qu’il aurait donné ordre de m’assassiner. Non ! Je ne le peux croire.
– On a pu outrepasser ses ordres…
– Tu oublies qu’il y a une course entre nous, le ministre et ses adversaires pour retrouver… ce que nous ignorons.
– Alors ?
– Il faut absolument savoir qui a tué son agent aux Porcherons. C’est par là que nous remonterons à l’organisateur de ces mystères.
– Que recherchent-ils tous ? Les bijoux trouvés dans la chambre de l’enfant ?
– Je ne le pense pas. Mais pourquoi étaient-ils dissimulés là ? Nous les détenons. Reste à voir l’attitude des Ravillois à leur retour.
– Peut-être ignorent-ils l’existence de ce trésor ?
– Eux, mais pas le fils cadet. Nous aurons avec lui une intéressante conversation. Autre énigme, le message dissimulé par Chamberlin dans le désordre de sa bibliothèque, à qui était-il destiné ?
– Et celui dans le tiroir du cabinet désignant M. Patay comme son exécuteur testamentaire. M. de Chamberlin était très malade. Il ne l’ignorait pas. Sans pressentir le crime probable dont il a été victime, il se savait perdu. Il pouvait, c’est mon hypo thèse, supposer avec raison qu’on viendrait lui donner de l’eau dans sa chambre en saluant sa dépouille. La famille et ses proches. Lequel d’entre eux remarquerait l’étrange classement d’un des rayons ? Lequel ?
– Certains propos de M. Patay, son ami, m’ont frappé. Il a fait d’étranges remarques sur le goût que pouvait avoir M. de Chamberlin pour les mystifications. Je n’ai pas compris sur le moment, leur sens m’échappait. Était-ce à lui que le message s’adressait ? Il faudrait le rencontrer à nouveau et lui poser la question. Peux-tu le lui demander en jouant la sincérité ?
– Oh, non ! Je ne t’abandonne pas, tu es menacé. Il te faut une protection.
– Ce serait par trop complaire à celui qui me poursuit. À la violence opposons la ruse. C’est un jeu auquel je suis adonné depuis vingt ans. Je dois rentrer rue Montmartre et, peut-être, aller à Versailles si Naganda n’est pas revenu avec Louis.

Bourdeau le laissa partir à regret. La conversation avait masqué la tristesse qui pesait sur Nicolas depuis l’attentat de la rue Scipion. La mort l’avait souvent pressé, mais cette fois-ci son émotion provenait de l’ébranlement causé par la découverte de la lettre de son père. Sourd donc à toutes les mises en garde, il reprit sa voiture et se fit déposer devant le portail de Saint-Eustache, intimant au cocher Bardet, brave homme qu’il connaissait de longue main, de revenir à l’hôtel de Noblecourt dans un quart d’heure. Il ne s’agissait pas de se livrer au stratagème habituel pour déceler s’il était suivi. Chacun connaissait son logis et ce serait à partir de ce lieu qu’il risquait d’être à nouveau filé et surtout, à nouveau menacé. Il se dirigea vers la chapelle de la Vierge où il s’agenouilla. Par ce temps de canicule, l’odeur des cierges et de l’encens ne dissipait pas le remugle de pourrissoir qui montait des profondeurs du sanctuaire. Il songea que tout avait commencé aux Saints-Innocents. Les morts l’entouraient comme ceux de la danse macabre du vieux cimetière. Étaient-ils plus redoutables que les vivants ?

Prosterné, il se souvient des enseignements du chanoine Le Floch et revoit le vieux visage ridé au regard presque enfantin ; il l’entend même murmurer ses conseils : Vois-tu, la simplicité est la droiture de l’âme. N’hésite à faire le vide en toi sans t’efforcer en rien, car l’homme est un mystère à lui-même et il suffit d’être en tourment pour que le Seigneur comprenne nos faiblesses. Au pied du sacré tribunal, ton amertume sera chassée de ton cœur, même si mille soucis l’appesantissent. Tu dois alors t’anéantir et te laisser conduire par les voies singulières et peu battues qui te seront signifiées. Cette voix aimante l’émeut jusqu’aux larmes et, à l’issue d’un long agenouillement, il retrouve la rue et se sent apaisé.

À l’hôtel de Noblecourt il eut la surprise de retrouver Naganda de retour de Versailles. Louis n’avait pu quitter son service, ayant eu l’honneur d’être requis par la reine pour lui donner la réplique à la répétition d’une pièce qu’elle interprétait avec ses beaux-frères. Le roi, apercevant Naganda au moment où il partait pour la chasse, l’avait fait approcher. Il l’avait chargé de prévenir le petit Ranreuil d’avoir à se présenter dans les meilleurs délais. Nicolas entraîna son ami à l’office ; il ne voulait pas troubler M. de Noblecourt par le récit d’une journée dont il avait failli ne pas voir le terme. Il informa Naganda des périls qui pesaient sur lui. Devant repartir pour Versailles, il souhaitait le faire en sûreté.
Au cours de ses enquêtes il avait usé différentes manières d’échapper à des poursuivants. La plus pittoresque avait marqué son départ pour l’Angleterre où, sous le couvert d’un embarras de voitures, il avait pu s’échapper, passant d’une caisse à l’autre alors que des complices organisaient le désordre pour gazer sa disparition. Les deux amis échafaudèrent plusieurs plans, rejetés l’un après l’autre pour avoir déjà été utilisés. À ce moment, Fauroux, le maître boulanger du rez-de-chaussée, apparut.
Convoqué par Catherine, il venait chercher un cuisseau de veau entouré de ces fameuses pommes de terre que, sur les conseils de l’ancienne cantinière, Poitevin cultivait depuis longtemps. C’était un plat de haut goût concocté par la chaleur ardente du four du boulanger. Fauroux entourait Nicolas d’une dévotion sans faille, depuis que, naguère, celui-ci l’avait tiré d’un fort mauvais pas45. Dans la tenue blanche de son état, calotte de coton sur la tête, il était couvert de farine. Le dévisageant, le commissaire se mit à rire.
– J’ai trouvé ! dit-il à Naganda surpris de cette hilarité.
Il s’adressa à Fauroux.
– Disposes-tu de pain rassis ?
– Oui, je le conserve pour quelques regrattiers qui s’en contentent afin d’abonnir leur soupe. Mais…
– Tu m’en prépares une corbeille et tu me prêtes une de tes tenues blanches, enfin, la plus sale… Et des savates de toile. Il ne manquerait plus que les bottes me trahissent !
Surpris, il allait partir, oubliant le but premier de sa venue, quand Catherine le houspilla et lui tendit un grand plat de faïence à feu recouvert d’un torchon.
– Gredin, tu oublies mon veau ?
– Vêtu de blanc, enfariné comme un merlan, cambré sous le poids de ma corbeille, qui me reconnaîtrait ? reprit Nicolas. Nous ferons entrer ma voiture dans la cour, elle en ressortira à grand train.
– Il sera évident que personne n’en occupe la caisse.
– Rideaux baissés ?
– Cela intriguera. J’ai une meilleure idée. Je pars dans le fiacre vêtu comme toi, le tricorne abaissé. Chacun s’y laissera prendre. Et toi, tu sors par la boulangerie.
– Je ne veux pas t’attirer dans un mauvais pas. Ces gens-là me veulent malemort.
– Il se pourrait que le gibier ne soit pas celui qu’on pense. Si je parvenais à piéger le suiveur, ce serait un grand progrès dans ton enquête.
– Certes, mais, je t’en prie, prends tes précautions, quelqu’un m’a déjà suivi et a prouvé, s’il s’agit bien du même, qu’il pouvait être dangereux.
Fauroux revint avec le matériel et les hardes nécessaires. La farine du potager fournit le maquillage. Nicolas se déshabilla, remit ses habits à Naganda, n’oubliant ni son pistolet ni son carnet. Les deux amis s’habillèrent sous le regard amusé de Catherine. Le commissaire en un instant fut méconnaissable. Quant au Micmac, de loin et dans l’obscurité de la caisse, il ferait illusion. Le cocher fut appelé et prévenu de la manœuvre qui s’amorça aussitôt. Nicolas gagna par l’intérieur la boutique de Fauroux. Poitevin pendant ce temps faisait entrer la voiture dans laquelle, tête baissée, s’engouffrait Naganda. L’équipage gagnait la rue Montmartre et virait à grand trot. Nicolas attendit quelques instants et sortit à sa suite, courbé sous le poids de la corbeille. Il emprunta tours et détours ; puis, usant de la facilité d’un passage, rejoignit la rue Saint-Honoré où il sauta dans un fiacre qu’il convainquit par quelques louis de le conduire à Versailles.

La nuit était depuis longtemps tombée quand il rejoignit Fausses-Reposes. Il était trop tard pour se présenter au château. Le temps de se changer, l’heure du coucher du roi, qui se retirait tôt, serait passée. Et d’ailleurs la vieille rosse attelée à la voiture, peu habituée à de tels parcours, était hors d’haleine, flageolant sur ses jambes. Tribord ne dissimula pas sa surprise devant la tenue de Nicolas, mais, accoutumé depuis longtemps aux fantaisies du policier, ne posa aucune question. À la demande de Nicolas, le cheval serait réconforté dans l’écurie de l’amiral et le cocher partagerait le fricot du vieux matelot qui n’avait point d’heure pour se nourrir. Après il dormirait sous une couverture près de son cheval. M. d’Arranet était reparti en inspection, mademoiselle était montée se coucher.
Après un instant d’effroi devant l’apparition de ce spectre blanc, Aimée d’Arranet fut prise d’une crise de rire que seules étouffèrent les lèvres de Nicolas. Aucune parole ne fut prononcée. Était-ce d’avoir à nouveau frôlé la mort qui déchaîna sa frénésie ? Il arracha ses hardes de mitron et renversa sa maîtresse sur le lit. Pourtant, avec la conscience que conservent les grands voluptueux même dans leurs moments d’égarement, il eut soudain honte de l’odeur de son corps à l’issue de cette rude journée et voulut s’échapper. Aimée le saisit à pleins bras si fort, si étroitement, qu’elle le retint contre elle, qu’il en oublia son scrupule et ne chercha plus à se dégager. Pour elle, le corps et la bouche de Nicolas fleurèrent seulement le pain et la vie.
Vendredi 9 juin 1780
Le soleil à peine levé, il se dégagea doucement du tendre bras qui le tenait serré et gagna son appartement pour se préparer. Tribord lui avait monté de l’eau chaude qu’il dédaigna. Il descendit dans la cour des écuries pour laver sa natureté à grande eau à la pompe. Il se rasa ensuite et noua avec un soin particulier sa chevelure. Il avala une tasse de café que le vieux serviteur arrosa généreusement d’un trait de rhum. Il venait de houspiller le cocher, le traitant de Lustucru, pour n’avoir point encore attelé. Ce dernier regimbait sous le feu dru des paroles matelotières. Enfin, en habit crème et l’épée au côté, le marquis de Ranreuil partit pour Versailles.
Il était encore tôt et Nicolas se fit déposer sur la route de Paris. Il souhaitait marcher pour se dégourdir l’esprit. L’image d’Aimée s’imposa et avec elle le constat du paradoxe de leur liaison. Chacun menait sa vie de son côté. Les exigences du service auprès de Madame Élisabeth pour elle, le fait que lui-même fût en permanence à la tranchée en ce temps de guerre les éloignaient toujours davantage. Pourtant cet état de choses n’apaisait pas leurs sentiments. Chacune de leurs rencontres, épargnée des habitudes du quotidien, était empreinte d’une passion renouvelée. Ils y vérifiaient la force d’un amour qui persistait depuis des années et trouvait sa force et son renouveau dans les circonstances particulières de leurs existences.
Le silence était presque total. On entendait de loin en loin quelques aboiements, les cris de coqs saluant l’aube et le galop assourdi d’un cavalier. Des nuées de brume humide montaient du sol et brouillaient la perspective du château, dispersées çà et là par les rayons rasants du soleil. Soudain il ne vit plus rien. Les vapeurs s’abattirent les unes sur les autres comme des rideaux de scène. Puis, au fond de l’avenue, le château réapparut tout en semblant s’éloigner et se fondre à l’horizon au fur et à mesure que le marcheur avançait. Les ailes et la chapelle furent englouties, la demeure royale réduite à ses origines. De nouveau Nicolas fut environné de ces volutes inquiétantes. Il en éprouva une angoisse si forte que, le cœur oppressé, il dut s’arrêter un instant pour reprendre son souffle. Était-ce la suite de son malaise faubourg Saint-Marcel ou d’une trop grande fatigue ? Sa jeunesse s’enfuyait-elle déjà ? Enfin la lumière gagna le combat, l’ordre de la nature fut rétabli et le palais soudain très proche resplendit dans ses ors et ses vitres et s’imposa, immense et comme redoutable.
Nicolas franchit le poste de garde et pénétra dans la seconde cour, le Louvre. À l’entrée du salon de l’Œil-de-bœuf, le suisse immuable s’agitait derrière son paravent préparant sur un petit fourneau quelque innommable fricot. Il sortit pour barrer la route à l’intrus et, le reconnaissant, salua Nicolas. Celui-ci frémit en pensant aux risques du feu. C’était un souci permanent, chacun s’efforçant, l’hiver, de pallier la rigueur des grands froids en dévoyant les conduits ou en installant des poêles à la prussienne. La mode était depuis peu à un modèle métallique, invention de Franklin, ambassadeur des Insurgents, pourvu d’un modérateur de fumée. Dans la salle du conseil, Thierry de Ville d’Avray, premier valet de chambre, semblait attendre.
– Merveille ! dit-il. Au moment où je songeais à vous, vous paraissez.
– Ce n’est pas un matin comme les autres, répondit Nicolas, sibyllin.
– Vous êtes le premier des petites entrées. Je savais bien que vous viendriez, mais pas aussi vite. Vous avez donc bien reçu l’avis que Sa Majesté souhaitait vous entretenir. Le roi est fort matinal aujourd’hui.
Le valet de chambre avait paru à la porte de la chambre royale. Thierry lui dit quelques mots. Il disparut puis revint, s’inclina devant Nicolas, lui ouvrit un battant de la porte et s’effaça. Les souvenirs affluèrent, si présents encore. Dans cette même pièce il avait vu mourir Louis XV dans les bras de M. de La Borde. On y avait juste ajouté un beau meuble neuf. Le roi couchait dans l’alcôve alors que son prédécesseur avait passé dans un petit lit rouge au milieu de la pièce. Il était debout, lui tournant le dos, en robe de chambre et mules, les cheveux dénoués ; il se retourna et sourit en voyant Nicolas. Sa taille, qui en faisait l’homme le plus grand de sa cour, le saisit à nouveau. Pourtant une certaine tendance bonasse altérait une majesté qui aurait dû en imposer. Il fut frappé par la jeunesse de ce colosse.
– Ah ! Le petit Ranreuil… Je suis bien aise de vous voir.
Il s’assit lourdement au bord de son lit et invita son visiteur à prendre une chaise toute proche. On entendait les grandes tentures qu’on descendait devant les croisées et qui prenaient le vent comme des voiles qui faseyent. Par grosse chaleur, elles étaient en permanence arrosées et procuraient une agréable fraîcheur à l’intérieur des appartements royaux. Le roi souriait benoîtement.
– Il fait bien chaud ! La chasse sera difficile. Le gibier recherche de l’ombre.
– Ou les mares.
– C’est vrai pour le tir au vol ; vous savez comme je l’aime.
– Oui, Sire. Je fus présenté à Votre Majesté lors d’un tirer du roi par son aïeul.
– C’est vrai, c’est vrai…
Comme toujours les débuts de conversation s’avéraient malaisés, le roi peinant à aborder le point utile de son propos.
– Êtes-vous sujet ou citoyen ? demanda-t-il soudain.
– Je suis votre serviteur, Sire.
– Oui, j’entends bien. Pourtant je lis parfois ce mot de citoyen. Que vous inspire-t-il ?
– Sous l’Empire romain, chacun se voulait citoyen. Seule pourtant la parole de l’empereur l’emportait.
Louis XVI parut réfléchir.
– J’aime assez cette façon de voir.
Il se mit à rire.
– D’ailleurs, c’est toujours le verbe qui gouverne.
Nicolas à part soi observa que c’était plutôt le sujet qui gouvernait le verbe
– Je déplore qu’on ait voulu attenter à votre vie.
Énoncée comme une évidence, la question le prit à froid.
– Je remercie Votre Majesté du souci qu’elle prend à ma santé. La balle s’est écrasée sur une boîte que j’avais dans mon habit et qui m’a sauvé la vie.
Surpris, le roi leva la tête et fixa son regard myope sur Nicolas. Qui donc avait pu l’informer ? Sartine à n’en pas douter. Pourquoi ? Et comment ce dernier était-il au courant ? Fallait-il supposer qu’anticipant sur les soupçons qui pouvaient se porter sur ses services, il avait voulu prendre les devants auprès du roi ? Comment aurait-il su ce qui était advenu la veille au faubourg Saint-Marcel ?
– Bon, dit le roi. Où en êtes-vous de cette enquête à laquelle je m’intéresse ?
Nicolas lui raconta les dernières péripéties.
– À dire vrai, nous sommes encore loin du compte. Reste la certitude que deux affaires sont intimement mêlées, la succession de M. de Chamberlin et la disparition d’un document activement recherché par d’autres gens que votre serviteur.
– Peut-être par d’autres serviteurs du trône, qui sait ?
Nicolas songea que le Secret n’existait plus dans sa forme passée, mais…
Le roi se leva et en se dandinant se porta vers une commode dont il ouvrit un tiroir. Il en sortit une lettre qu’il tendit à Nicolas.
– Ce pli sans inscription vous est destiné. Il nous est parvenu avec le paquet d’Angleterre et les relevés des mouvements des vaisseaux anglais et la liste des dernières nominations aux commandements dressée par les lords de l’amirauté.
Par respect, Nicolas hésitait à en prendre connaissance, mais un signe lui fut adressé signifiant qu’on l’y autorisait.

Mon bien cher Nicolas,
L’émeute s’est calmée à la suite des mesures les plus rudes. Le calme revient peu à peu à Londres. Lord A. m’a accueillie dans son hôtel, prodigue en égards de toutes sortes. La langue anglaise n’ayant plus désormais de secrets pour moi, cette situation m’a permis de surprendre plusieurs entretiens. J’ai ainsi traversé une menée en cours sur laquelle nos ennemis paraissent enter de riches conjonctures pour l’issue de la présente guerre.
Il m’est impossible de préciser davantage les choses. On fonderait de grandes espérances sur la recherche d’un papier qui jetterait un étrange discrédit sur un ministre du roi. Le scandale, si le papier en question était remis aux gazettes de ce pays et dans les cours étrangères, compromettrait gravement le royaume. Il établirait aux yeux de tous la trahison et la corruption établies et comme installées dans les conseils de Sa Majesté. Ton nom a été cité comme le plus dangereux obstacle à ce plan. Je ne puis aller plus loin. Veille sur toi et sur Louis. A.
Le roi avait-il lu cette lettre ? C’est par Thierry de Ville d’Avray que ces paquets lui étaient remis. Il n’était pas question pour Nicolas de faire le pari contraire. Louis XVI feignait de lire un papier et l’observait par-dessus ses besicles. Sans un mot il lui tendit le petit mot d’Antoinette qui fut ou sembla lu si vite que Nicolas ne douta plus que son maître la connût déjà. Le doux regard se reporta sur lui, impénétrable.
– Cela recoupe à plaisir ce que vous m’annonciez. Pensez-vous parvenir à retrouver ce document ?
– Je m’y attache, Sire, et ferai l’impossible.
– Je vous fais confiance, comme mon grand-père. Votre… popularité à Londres parle pour vous ! Pour votre gouverne, est-il besoin de vous dire que je tiens M. de Sartine pour un fidèle serviteur ? Que cela guide votre conduite. Au fait, ajouta-t-il l’air taquin, ce Louis, c’est de ma personne qu’il s’agit ?
– Non, Sire, de mon fils, page de la Grande Écurie.
– Je le connais fort bien. Il promet. Un vrai Ranreuil.
– Puis-je exprimer à Votre Majesté la gratitude pour la faveur qui vient de lui être accordée ?
– Ma tante Louise s’est entremise avec la sainte énergie qu’on lui connaît. Mon frère Provence a accueilli avec grâce sa demande… à ma surprise.
Les derniers mots furent à peine murmurés.
– Sire, permettez que je le conduise aux pieds de Votre Majesté au grand lever ?
– Je le permets et je le veux. Qu’il fasse aussi sa cour à la reine et… à Provence.
Quand il quitta la chambre du roi, les petites entrées commençaient à se rassembler. Perdu dans ses pensées, il fut saisi, crocheté presque, par un petit vieillard maquillé à l’excès.
– Alors, mon ami, rêve-t-on ainsi quand on a l’extrême privilège de voir le roi en son particulier ? C’est là redoubler la faveur ! Ne murmure-t-on pas dans la galerie que le petit Ranreuil, pas vous, votre fils, va quitter ce pays-ci pour une lieutenance, mazette, aux Grenadiers de Monsieur ?
– Je vois, monsieur le maréchal, que vous précédez toujours la nouvelle.
– C’est ainsi avec les vieilles machines. On les confond avec les meubles depuis le temps qu’elles sont là. On ne leur prête plus d’attention. On les croit sourds comme les automates de M. de Vaucanson, mais elles bénéficient de ressorts cachés. Et, peste, que vous a dit le roi ?
Pour directe que fût la question, elle demandait une réponse.
– Je viens de lui faire mes remerciements pour la lieutenance de mon fils Louis.
– Je perds un page, mais votre famille gagne ce qui lui revient de naissance. Votre père en eût été heureux.
– Question pour question, monsieur le maréchal. En confidence, qu’en est-il du marquis de Poyanne, colonel pour Monsieur de ce régiment ? Je ne le connais guère, ne l’ayant entrevu qu’à la chandeleur dernière lors de la cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit.
– Poyanne ? C’est un Gascon et c’est tout dire ! Il a d’ailleurs servi sous mes ordres en Allemagne. Avec votre père, qui plus est. L’animal venait de concourir à la conquête du Hanovre. Ah, belle carrière, certes ! L’homme est courageux et a été continûment employé. Nous faisions partie de la petite bande autour de la Pompadour. Reste, de vous à moi, que je suis d’accord avec d’Argenson qui le réputait médiocre et insolent comme un laquais. Je l’ai toujours jugé suffisant, téméraire et impérieux avec ses gens. Aujourd’hui il est bien affaissé et malade, quoique…
Le duc de Richelieu redressa la tête d’un air vainqueur.
– … quoique mon cadet de vingt-deux ans ! Rassurez-vous, il n’est jamais à Saumur. Quant à votre fils, j’en suis assuré, il s’imposera sur-le-champ et même…
Il ricana à cette idée.
– … et même sur la carrière ; c’est un cavalier émérite. Son maître de manège m’a conté sur lui un de ces faits remarquables, que généralement les pères ignorent, mais qui fondent une réputation. Au cours d’une cavalcade d’exercice, on l’a vu au grand galop aborder un taillis presque en futaie, arrivant à bride abattue vers un chêne dont la branche la plus basse allait le couper en deux…
Nicolas frémissait à ce récit.
– … Il s’est aussitôt décidé, le bougre ! Il a déchaussé les étriers, empoigné la branche, laissé courir son cheval et sauté à terre de la hauteur de près de cinq pieds, le tout en un éclair. Là, il a battu galamment un entrechat à huit, car il est aussi bon danseur qu’écuyer !
– Ces compliments venant de vous, monsieur le maréchal, m’emplissent de…
Soudain ému, le vieillard lui tapota l’épaule du pommeau de sa canne.
– Point, point.
– Et quelles nouvelles à la cour ?
– M. de Maurepas est remis de sa goutte… en attendant la suivante. Pour le reste, tout est à l’ordinaire. Le roi est peu disert, surtout avec moi qu’il tient pour moins qu’une bûche. Il a l’âme froide et juste et avoue n’aimer que la chasse, encore qu’il l’interrompe parfois pour assister au conseil.
Il parut méditer un instant.
– Pourtant, dans cette famille, c’est sans doute lui le meilleur. La grande nouvelle c’est le schisme survenu entre les dames. Mme de Balbi la très proche, trop proche si vous m’en croyez, amie de Madame, comtesse de Provence, vient d’obtenir en survivance la charge très convoitée de dame d’atours, sans que la titulaire Mme de Lesparre en soit avertie. Ce man quement aux usages a déclenché un scandale murmurateur et cette dernière qui tient aux Noailles a présenté sa démission ! Madame, cette ivrognesse velue, ne voit-elle pas qu’elle est empaumée par sa suivante…
Il reprenait d’un coup ce ton de gouaille populaire qu’on affectionnait sous le régent d’Orléans.
– Et que ses déportements à la Raucourt46
La cocarde du fier dragon
Sur l’oreille de Melpomène
ouvrent la voie à Provence qui a des vues sur la Balbi ? À moins que tout ce beau monde ne soit de mèche ? Encore qu’il ait déjà des rivaux sinon des rivales à cet égard. Le mari de la belle est à la Bastille. V’là-t-y pas, il y a peu, qu’il surprend sa femme dans les bras du chevalier de Jaucourt et la blesse d’un coup d’épée vengeur.
Il frappait le sol de sa canne, véhément.
– Que croyez-vous qu’il arrivât ? La famille de l’infidèle, les Caumont, aussi féconde en expédients qu’influente à la cour, a fait répandre partout que le Balbi était franc-maçon et possédé d’une folie dont sa chaste épouse était la victime ! Et pour que le public n’en pût douter, une lettre de cachet l’a fait mettre en sûreté pour épargner les jours trop exposés de Mme de Balbi. Quant à Provence, encore faudrait-il qu’il pût arder et possédât le tempérament de ses débauches rêvées. Mettre la foutue brunette à son tableau de chasse supposé fera-t-il taire les rumeurs sur son impuissance avérée ? Sa jactance au matin de sa nuit de noces n’avait trompé personne. Le peut-il croire ? Et cependant chacun y trouverait son avantage ! Mais je dois remplir ma charge. Saluez Noblecourt.
Et le maréchal se dirigea à petits pas pressés vers la chambre du roi. Quant à Nicolas, il finit par rencontrer Louis qui flânait dans la grande galerie dans son bel habit de page. Il le fit asseoir sur une banquette.
– J’espère que mon message ne t’a pas inquiété outre mesure ?
– Certes non, ayant eu par Naganda de vos nouvelles. Sinon de curiosité.
– Je dois t’apprendre…
Comme cela était difficile à exprimer. L’heure d’une première séparation allait sonner. Il peinait à aborder la chose de front.
– Souvent, j’ai évoqué devant toi les traditions de notre famille…
Il éprouva soudain comme une tristesse de se sentir plus Ranreuil que Le Floch.
– … chaque génération les illustre dans les conditions ou les circonstances où elle se trouve placée. Te voilà au point de reprendre la suite et de t’inscrire à ton tour dans cette longue succession de serviteurs du roi.
Il ne parvenait pas à aborder l’essentiel.
– J’admire toujours la manière dont tu montes et comment tu ramènes ta monture sans aucun mouvement forcé, en ne faisant qu’un avec le cheval. Tu sais lui donner à volonté la vitesse ou la retenue. Au point de réussir mieux que d’autres la noble allure du piaffé sur place. Je t’ai vu, tu as dépassé ton père.
Louis rougit.
– Vous étiez un centaure, tous ceux qui vous ont connu se plaisent à le dire.
– J’étais… Mais au fait, tu vas nous quitter…
– Vous quitter !
– Rassure-toi, tu viens d’être nommé lieutenant aux carabiniers à cheval, régiment dont Monsieur est colonel. Tu vas devoir rejoindre au plus vite ta garnison, à Saumur…
– Vous quitter, mon père !
– Pas tout à fait. Ta tante Isabelle est à Fontevraud, à quelques lieues de Saumur. Je remets toujours de l’aller visiter. J’aurai deux raisons impérieuses désormais pour m’y résoudre.
– C’est un régiment de cavalerie ?
Déjà l’excitation de la nouvelle faisait son chemin et les joues de Louis se coloraient d’émotion.
– Qui se bat à cheval et à pied. Les carabiniers ont charge de protéger les arrière-gardes et d’effectuer des reconnaissances.
– Et l’uniforme ? demanda Louis, les yeux brillants.
C’est bien encore un enfant, songea Nicolas.
– Nous le ferons tailler par maître Vachon pour qu’il soit plus élégant. Je crois… Justaucorps en drap bleu orné de parements, un galon d’argent, revers écarlate, culotte et gilet blanc. Et pour un lieutenant, l’aiguillette portée sur l’épaule droite en soie et métal.
– Vous voilà bien savant, mon père ! observa Louis, narquois.
– C’est que j’imaginais que tu me poserais la question et que j’ai pris mes précautions, recueillant quelques lumières d’un officier des gardes de mes amis.
– Je vous suis reconnaissant de cette attention, mais surtout de cette nomination que je vous dois et qui, s’il m’est dur d’être séparé de vous, répond à mes vœux les plus chers.
Nicolas tarda à répondre. Fallait-il ouvrir… ?
– Je n’y suis pour rien. Un concours extraordinaire de circonstances que je ne démêle point a été à l’origine de cette faveur dont tu dois mesurer le caractère insigne. À cet égard, je ne puis, pour l’heure, rien ajouter de plus. Vous ferez vos remerciements au roi au grand lever et ensuite nous irons faire notre cour à la reine et à Monsieur, votre colonel.

Nicolas s’apprêtait à gagner l’aile des ministres où Sartine travaillait le matin. Il s’en approchait quand un commis de la Marine lui remit un petit pli dont le sceau lui était familier. Sartine lui demandait de le rejoindre sans désemparer à la ménagerie du roi, devant l’enclos des rhinocéros. Que signifiait cet étrange rendez-vous ? Le ministre en était-il à devoir redouter jusqu’à la curiosité de ses gens ? Il ne pouvait y avoir d’autre explication à la chose. Il s’achemina donc vers le lieu fixé, situé à main gauche de la pièce d’eau des Suisses en direction du pavillon de la Lanterne. À côté du petit château, sept cours entouraient un pavillon central dont le rez-de-chaussée représentait une grotte de meulière et de coquillages. De multiples jets d’eau en jaillissaient.
Nicolas contempla la volière des oiseaux exotiques et retrouva avec plaisir l’éléphant qu’il avait admiré à Reims, lors du sacre du roi. Comme tous les matins il errait en liberté. Il s’approcha de l’enclos muni d’un bassin qui abritait le rhinocéros. Son arrivée à Versailles, dix ans auparavant, avait fait événement. Il avait été capturé encore jeune dans le nord du Bengale, embarqué à Chandernagor et ramené sur le Duc de Praslin après un long périple et des escales dans les îles de France, de Bourbon et de Sainte-Hélène. Nicolas fut frappé de sa taille, des replis singuliers de sa peau sans poil, de ses pieds à trois ongles et de sa tête allongée. Il méditait sur la diversité des productions de la nature quand la chaise à porteurs de Sartine arriva. Le ministre en sortit avec peine et, courbé, rejoignit Nicolas qui soudain le trouva fort vieilli. Il envoya ses gens morguer l’éléphant et entraîna Nicolas vers le pavillon. Au premier étage, ils s’assirent dans un petit salon aux murs verts rechampis d’or.
– Alors, fit Sartine à voix basse, on vous traque comme un gibier ? Remerciez de ma part Bourdeau qui, dit-on, vous a sauvé la vie ?
– Je vois, monseigneur, qu’à l’accoutumée vous êtes bien et mal informé et que ce dit-on a très mal perçu les faits.
– Comment cela ? Et que signifie ce ton acéré ?
– On a déchargé un pistolet sur ma poitrine…
– Oui, rue Scipion, en sortant de chez M. Rodollet. Et d’ailleurs qu’y faisiez-vous ? coupa le ministre piqué par la brutale remarque du commissaire.
– La balle s’est écrasée contre un objet que j’avais dans mon pourpoint. La vraie question est de savoir qui est à l’origine de cette tentative et qui l’a ordonnée ?
– Vous voilà bien accusateur. Quel est ce ton acerbe que vous forlongez ?
– Je suis simplement étonné de vous trouver si bien au fait de mes activités. J’en déduis que, peut-être, vos gens ont outrepassé vos instructions. Cela sous-entendrait bien des choses et des moins ragoûtantes. J’en serais fort navré et triste à pleurer.
Il s’attendait à l’un de ces accès de fureur qui animaient parfois son interlocuteur. Il n’en fut rien : Sartine baissait la tête, l’air accablé.
– Nicolas, j’ai peine à croire que cette idée ait pu vous effleurer. Si je vous ai fait suivre, c’était pour mieux vous protéger de menées que j’appréhendais. Il est vrai que j’ai cru devoir vous dissimuler le fond de cette affaire et que j’ai eu tort. Mais il y va d’intérêts considérables, de l’honneur et du renom de la couronne. Tout ce qui peut compromettre les serviteurs du roi rejaillit d’une manière ou d’une autre sur le trône.
– Votre ouverture me soulage et je m’en veux à mon tour d’avoir supposé… J’étais fou… Cependant, Monseigneur, soyons clairs. Je suis averti qu’un papier qui peut vous atteindre est activement recherché par les Anglais. Sa divulgation susciterait un scandale tel que les intérêts du royaume dans cette guerre en seraient compromis. J’ai été informé que l’enquête que je mène constituerait le principal obstacle aux tentatives de l’ennemi. Ainsi votre propre destin dépend sans doute du succès de l’entreprise. Aussi, je vous en conjure, révélez-moi bien vite tout ce que vous savez, rien n’étant indifférent dans l’état où nous sommes. J’ajoute que Sa Majesté, qui m’a reçu ce matin, vous tient pour son fidèle serviteur.
– Ah ! Il a dit cela.
Le ton aurait dû être joyeux et il n’était que désabusé.
– Nicolas, en termes brefs, voilà la chose. Vous saviez mon vœu, dès mon arrivée à la Marine, de redonner à cette arme l’éclat qu’un État comme le nôtre aurait toujours dû lui conserver. Déjà Choiseul s’y était efforcé sans toutefois y parvenir. En prévision d’hostilités qui ne pouvaient manquer de s’ouvrir à nouveau avec l’Angleterre et face aux tergiversations de Turgot, il me fallait trouver les fonds nécessaires à ce dessein sans réclamer à l’État les moyens d’en soutenir l’effort. Et dont d’ailleurs il ne disposait pas. C’est alors que j’entrai dans le ménagement d’hommes de finances en vue d’examiner les vues les plus praticables et les moins à charge pour le trésor…
Les mots sortaient avec peine.
– … Enfin, je recourus à des expédients autour desquels je multipliai, enfin je le crus encore, les précautions utiles. Je suivis les conseils de M. de Chamberlin dont la réputation d’honneur et de rigueur m’était connue, un homme qui me parut convenir à cette entreprise. Il constitua une compagnie de financiers chargée de recueillir des fonds privés en complément des leurs. Deux seulement, afin que le secret de l’affaire se conservât. Dans la masse ainsi réunie en raison de la confiance qu’ils inspiraient, une partie serait placée afin de reconstituer peu à peu, par les intérêts versés, le capital. Or…
– Rien n’a marché comme prévu ?
– C’est bien pire ! Sans m’en informer, les deux traitants ont placé les fonds sur la Compagnie des Indes anglaises dont les bénéfices sont prodigieux. La guerre survenue, les rentrées ont cessé. Les intérêts n’étaient plus versés et le capital ne pouvait se reconstituer. Mais c’était là la moindre conséquence de cette catastrophe. Il y en avait une beaucoup plus redoutable. Il existait un traité… enfin un contrat.
Il soupirait, la main au col, au point que Nicolas craignit un moment quelque soudain coup de sang.
– Votre signature y figure ?
– Et le moyen de l’éviter ? On ne négocie point de telles affaires sans que des garanties sévères soient exigées de toutes les parties. J’ai été bien candide. Imaginez ce document tombant entre les mains des Anglais. Même si, vous m’en croirez, je ne suis pour rien dans les placements criminels de ces fonds, cela apparaîtrait comme un acte de haute trahison. D’autant plus qu’il existe des présomptions qu’un des financiers aurait continué à placer des fonds pour son compte personnel en Angleterre par l’intermédiaire des banques hollandaises. Je ne donne pas cher de ma tête, voyez ce qu’il est advenu de Lally-Tollendal47. Cela ne serait rien et ma tête m’est de peu, mais surtout, Nicolas, je serais déshonoré, oui déshonoré ! Il me prend des moments d’abattement. J’envisage parfois… Maudits rhumatismes !
Il se frotta la cuisse.
– Monseigneur, pour la finance je n’y peux guère, mais pour l’honneur fiez-vous à moi ! Me confierez-vous les noms de ces traitants infidèles ?
Sartine releva la tête. Dans ses yeux roulaient des larmes.
– Merci, Nicolas. Grâce à vous la fureur et le désespoir me tiennent désormais lieu de courage. Le papier en question fut signé à quatre mains : Chamberlin, le notaire Gondrillard, Sainte-James dont je vous ai parlé pour une autre affaire qui me hante et moi-même. Il revenait à Chamberlin de conserver l’original unique et, prudence ultime, sans copie. C’est ce papier qui attire les convoitises et vers lequel convergent aujourd’hui les recherches.
– Outre l’ennemi anglais, qui pourrait souhaiter s’en emparer ?
– Gondrillard est mort, son fils doit être au courant. Les affaires de Sainte-James sont au plus bas. Celui qui s’en emparera pourrait en user à sa guise et même en maquiller la teneur et les signatures. Demandez à Rodollet ce que l’on peut faire de cette matière. C’est un puissant moyen de chantage. Et même un levier de pouvoir. Songez à l’usage qu’en ferait Necker contre moi.
Nicolas réfléchissait que tout cela élargissait les perspectives, car rien n’écartait l’existence de tentatives parallèles destinées à s’emparer de ce brûlant document.
– Notre affaire est d’autant plus grave qu’une autre couve, susceptible de donner de l’éclat et du scandale dans les cours étrangères en faisant tort à la gloire du roi. Le prince de Montbarrey…
– Le ministre de la Guerre, parent de M. de Maurepas.
– Justement ! Depuis longtemps il s’abandonne à une courtisane de haut vol, c’est le mot, nommée Renard.
– Elle aussi48 !
– Apparemment le nom entraîne la chose. Or le canal des plaisirs du ministre a été souvent celui des grâces pour les militaires. Souhaitiez-vous être compris dans une promotion de cordons rouges ? Cinquante mille livres de lettres de change à la belle. Il suffisait d’attendre l’effet efficace de son crédit. Bientôt le crédule constate que son investissement a été nul et que son nom ne figure pas sur la liste des enrubannés et pour ne pas tout perdre, il redemande ses épices.
– Et je suppose qu’elle refuse ?
– Oui ! Mlle Renard aime aussi peu à rendre qu’elle prend avec plaisir. Elle prétend que ce salaire est celui de ses peines, et non le prix des faveurs du roi, qu’elle a fait tout ce qui dépendait d’elle ; que l’argent est bien gagné, quoique les sollicitations aient été infructueuses, qu’enfin l’officier général doit prendre patience, qu’elle espère réussir l’année prochaine ou à la Trinité. Ce n’était pas le compte du candidat, qui, voyant les prières et les menaces également inutiles, trouva le moyen de faire parvenir ses plaintes auprès du trône. Le roi furieux montre le mémoire à M. de Maurepas, veut renvoyer le ministre pour avoir souffert de pareilles manœuvres, mettre la demoiselle à l’hôpital pour la punir de son escroquerie, et casser l’officier général pour avoir employé de tels moyens.
– Je n’ai pas entendu dire qu’on en soit venu à de telles extrémités.
– Non, pas cette fois ! Le vieux mentor s’est interposé, mais les mêmes effets ayant les mêmes causes, tout finira par éclater un jour. Et en période de succès incertains à la guerre, il faut toujours trouver des boucs émissaires.
Le récit des malheurs du prince de Montbarrey paraissait avoir quelque peu rasséréné Sartine qui fit à Nicolas compliment de la nomination de Louis. Puis il sembla hésiter à ajouter quelque chose pour enfin s’y décider.
– Nicolas, écoutez mon conseil. Nous détenons l’un et l’autre des secrets et celui qui entoure…
Il regarda, méfiant, autour d’eux.
– … la naissance de votre fils doit demeurer environné des ténèbres les plus impénétrables. La faveur en ce pays-ci appelle la jalousie et la calomnie. Donnez-lui le nom d’un de vos fiefs bretons. Cela troublera les chiens courants et Ranreuil il redeviendra à votre mort. Y avez-vous songé ?
– Certes, l’idée m’a effleuré et je voulais lui en parler. Votre conseil m’incite à le faire. Il sera désormais présenté sous la qualité de vicomte de Tréhiguier.
– Voilà un beau nom, et breton de surcroît. Il l’honorera de gloire. À nous revoir, Nicolas, sous de plus favorables auspices.
Il appela ses gens et gagna sa chaise en boitant. Nicolas repartit à pied au milieu des nouvelles plantations du parc qui commençaient à s’épanouir. L’énormité de ce que lui avait confié Sartine s’imposait à lui. Pour une part, le sort du ministre serait scellé par la réussite ou l’échec de son enquête. Le fait que le document existait en unique exemplaire simplifiait et compliquait la chose. Celui-ci une fois retrouvé et détruit, rien ne subsisterait de la preuve et Sartine serait sauvé. Enfin, à condition qu’il parvînt à solder les dépenses extraordinaires qui dépassaient de beaucoup le budget imparti à la Marine, et surmonte la défaveur dans laquelle le tenait désormais la reine. Pour ce puissant dont il savait mieux que d’autres la force et les faiblesses, il éprouvait une triste compassion. Lui revinrent les confidences sur le ministre de la Guerre. Ces infamies le blessaient au plus vif. Alors que tant de marins et de soldats mouraient aux quatre coins du monde pour l’honneur de la couronne, la corruption gagnait, marée écœurante, jusqu’aux marches du trône. Et pourtant, depuis vingt ans, son âme bardée d’indifférence en avait-elle traversé, des secrets honteux !
Il ne s’était pas ouvert à Sartine des détails, de ce que Rodollet leur avait permis de découvrir et de son espérance des nouvelles de Champagne. Il le savait peut-être, mais n’aimait point le décousu d’une trame, et demeurait impatient toujours d’en tenir en main le rapiécé et d’en apprendre le dénouement, sans avoir à entrer dans ce qu’il appelait la cuisine du commissaire. Il restait à espérer qu’il s’abstînt désormais d’envoyer ses sicaires intervenir de nouveau dans sa quête.
Louis, encore sous le coup de l’annonce de sa promotion, l’attendait dans l’antichambre des gardes, piaffant d’excitation. La plus grande agitation régnait dans les appartements de la reine. Mme Campan, qui ne savait plus où donner de la tête, leur apprit que celle-ci et ses entours s’apprêtaient à gagner le château de la Muette aux fins d’être plus proches de Mme de Polignac, sur le point de faire ses couches dans sa demeure de la rue de l’Université. Cartons et paquets contenant les hardes et parures de la reine indispensables à cette migration s’accumulaient sur le parquet. En dépit, précisa la bonne dame, de la navette des voitures qui, plusieurs fois par jour, circuleraient entre les deux châteaux.
Après être allée aux nouvelles, elle les conduisit jusqu’au petit cabinet rocaille de la feue reine. Son apparence était comptée, dit-elle, on souhaitait en renouveler le décor49. Quand ils pénétrèrent dans la pièce à pans coupés, la souveraine, en cheveux et en coiffe, était assise dans un fauteuil, le dos à la croisée ouverte. Elle buvait d’un air languissant une tasse de lait. Il semblait qu’il y eût foule tant le boudoir était petit. Des têtes se tournèrent, regards froids de courtisans sur les intrus. Seul M. de Besenval sourit avec un mouvement de tête.
– Tenez, n’est-ce pas le cavalier de Compiègne ? Il se fait rare. Que va-t-il trouver pour sa défense ?
– Votre Majesté prendra en compte, j’en suis sûr, que le service du roi…
Il fut interrompu de ce même ton glacé et un rien persifleur.
– Point de leçon, monsieur, sur la chose. Est-ce le service du roi ou d’un de ses ministres ? Pour naviguer il faut savoir prendre le vent.
Des rires discrets saluèrent une allusion transparente. Sans doute, en dépit des précautions prises, son entretien avec le ministre de la Marine était-il déjà éventé. À la cour, rien ne pouvait demeurer longtemps secret. Il mesura l’âcreté de la reine et rendit justice à Sartine. Il ne se trompait pas en affirmant que la reine voulait désormais sa perte. Rien ne parut chez Nicolas de l’émotion ressentie. Que répondre ? Toute tentative de justification ne pouvait, en l’état, qu’aggraver l’irritation de la reine. La suite montra que rien, ce jour là, ne serait mis à son crédit.
– Puis-je présenter à Votre Majesté mon fils Louis, désormais vicomte de Tréhiguier…
Il sentit à ses côtés la surprise du jeune homme.
– … qui va prendre ses fonctions de lieutenant dans le régiment des carabiniers à cheval de Monsieur.
Louis se jeta aux pieds de la reine, qui se pencha et le releva d’un geste gracieux.
– Je vous en fais mon compliment. Nul doute que vous êtes meilleur cavalier que votre père !
De nouveau les rires fusèrent. Elle fixa Nicolas.
– Que voilà une nouvelle ! À qui doit-on cette nomination ? À un ministre ?
Nicolas savait combien la reine était sensible à ce que places et faveurs soient octroyées de sa main ou qu’il soit bien entendu qu’elle y avait eu sa part. Il choisit de dire la vérité, du moins une partie.
– Madame Louise, tante de Sa Majesté, s’est entremise auprès de Monsieur.
Il y eut des murmures surpris.
– Voilà qu’au fond de son couvent elle prend fait et cause dans les nominations ! Quelle chose étrange ! Êtes-vous désormais à Monsieur ?
– Point, Votre Majesté sait bien quelle est ma fidélité.
– Soit, monsieur. Tout cela est fort bon, mais je comptais sur mon page à la Muette et sur mon Chérubin sur scène. Cela fera tarder quelque peu son envol. J’en parlerai à mon frère. À vous revoir, monsieur, le service du roi ne saurait attendre.
Elle fit un geste impérieux accompagné d’un haussement de tête qui lui rappela le temps d’un éclair la figure de Marie-Thérèse. Ce mouvement signifiait à Louis de demeurer. Il jeta un regard désespéré à son père qui lui sourit, impassible.
Il sortit du cabinet, ravagé d’une sourde colère. Ce n’était pas la première fois que la reine dévoilait cet aspect de sa nature. Certes, il connaissait l’ingratitude des grands. Constituait-elle pour eux une véritable obligation, une sauvegarde qui les cuirassait d’indifférence et d’oubli ? Éperdu, Louis le rejoignit et serra son bras. Il avait réussi à prendre congé en arguant des ordres du roi. Nicolas frémit de joie en sentant qu’il n’était point besoin de paroles entre eux.
Sous le présent règne, le grand lever déroulait son cérémonial immuable de plus en plus tard. Il y avait foule dans la chambre d’apparat. Nicolas observait toujours avec distance, armure dont il ne se départissait jamais, l’espèce d’agitation silencieuse, ce bruissement d’insectes, qui entourait la personne du souverain en représentation. Ceux-là, liés par le sang courant dans leurs veines, toisaient avec mépris les plus récents dans la faveur des entrées. Ceux-ci faisaient semblant de paraître, composant leurs atti tudes, les modelant sans vergogne sur celles qu’ils estimaient convenir aux circonstances et à l’honneur insigne qui leur était dévolu. Le roi musait à son habitude, à grand renfort de rires et de brusqueries. Il taquinait ses valets comme s’il avait voulu compenser par une espèce de légèreté cette pesante liturgie.
– Ah ! fit-il, jovial. Les Ranreuil père et fils.
Louis, à qui son père avait fait la leçon, se jeta aux pieds du roi en murmurant quelques mots inintelligibles. Le roi le releva.
– Monsieur le lieutenant. Qui me passera désormais mes fusils à la chasse ?
– Je les braquerai sur vos ennemis, Sire, répondit le jeune homme qui avait retrouvé ses esprits.
Un murmure flatteur salua son propos.
– Faites en sorte de satisfaire vos chefs et je serai content de vous. Le marquis m’a été heureusement donné par mon aïeul. Votre père vous confie à moi pour mon service.
– Il chassera de race, Sire, dit le maréchal de Richelieu qui s’était avancé.
Le roi le considéra froidement et lui tourna le dos.
– Messieurs, dit-il aux Ranreuil, allez faire vos remerciements à mon frère Provence.

Nicolas sortit radieux des appartements. Les propos du roi feraient événement et rachèteraient sans conteste les échos de l’audience de la reine. Ils s’acheminèrent pour achever ce périple de l’étiquette vers les appartements du comte de Provence à l’extrémité de l’aile nord du château, face au Grand Commun.
Monsieur les accueillit avec cérémonie, entouré de ses proches et de son ami Creutz, ambassadeur de Suède, vieille connaissance de Nicolas. Le prince, comme le roi, avait fort engraissé. Une maladie lui avait fait tomber les cheveux, le contraignant à porter perruque. Le col enfoncé dans le torse faisait ressortir le bouffi du visage. Une bouche bien dessinée et spirituelle rachetait un œil gauche plus grand que le droit. Le soin extrême de la vêture, un habit gris perle brodé de fleurettes roses et bleues sur lequel tranchait le cordon du Saint-Esprit, restaurait une apparence dont le détail décevait. Louis réitéra son compliment et Nicolas le fit reconnaître par son colonel comme vicomte de Tréhiguier. Le prince, qui avait le don de l’improvisation facile et des paroles suaves, répondit au compliment dans les termes les plus flatteurs, puis s’adressa à Nicolas.
– Namque et nobilis et decens.
Et centum puer artium
[Noble plein de grâce
Orné des talents les plus divers].
Il me vient à l’esprit certaine joute en Horace. Auriez-vous perdu la main, monsieur le marquis ?
– Point, monseigneur.
Late signa ferret militiae tuae
[Il portera au loin la gloire de vos drapeaux].
Provence battit des mains d’enthousiasme. Il attira Nicolas à l’écart, le visage plein se plissa d’ironie.
– Vous souvient-il que, la dernière fois que nous avons causé, je vous avais proposé de protéger votre fils ?
– Je n’ai garde de l’oublier, monseigneur. À mon tour de vous remercier de la faveur faite à ma famille.
– Mais que diable aller mettre ma tante Louise en tiers dans cette affaire ! Il suffisait de m’en par ler. Outre l’estime que je vous porte, l’enfant est un cavalier hors pair qui fera honneur, pour le coup, à mon régiment.
Il était plaisant d’entendre ce jeune homme à peine plus âgé que Louis parler comme un vieillard.
– Je suis ménager de ma parole, cependant je puis assurer que je n’y suis pour rien, ayant appris la chose de la bouche de Madame Louise au Carmel de Saint-Denis où elle m’avait fait mander.
– Ce ne serait vous, je n’y prêterais nulle créance. Je vous crois. Il y a là un mystère que je prierai ma tante d’éclaircir la prochaine fois que je l’irai visiter.
Nicolas songea, à part lui, que faire parler une carmélite de la trempe de sœur Thérèse de Saint-Augustin n’était pas du pouvoir du prince, aussi subtil et insistant qu’il se pût montrer.
– Il est parfois préférable… Les dieux prudents ont couvert d’une épaisse nuit les événements de l’avenir.
Provence éclata de rire.
– Bien joué !
Prudens futuri tempori exitum
Caliginosa nocte premit deus.
L’Ode à Mécène !
Il était tombé dans le piège tendu. Sa pensée virevoltante avait lâché en route une curiosité éveillée.
– Monseigneur, j’ai cependant une grâce à vous demander, non pour moi, mais pour votre nouvel officier.
– Déjà ! Mais elle est accordée de confiance. Quelle est-elle ?
– La reine, qui part pour plusieurs jours à la Muette à l’occasion des couches de Mme de Poli gnac, a souhaité que son page l’accompagne. Elle doit vous en parler.
– J’apprécie cette confidence. Elle m’autorisera à prévenir les désirs de ma sœur. Mais, dites-moi, les grenouilles coassent dans les marécages de Versailles ?
– Cela est de saison, monseigneur.
– Oui, oui. Leur clapot, enfin celui de leurs ébats, parvient jusqu’à cette aile. On rapporte, enfin c’est très récent…
Il observait Nicolas, la grosse bouche gourmande, mais l’œil glacé.
– … que ma sœur vous tenant, à juste titre n’est-ce pas, pour un ami de M. de Sartine, vous a quelque peu malmené. Ne niez pas, je sais tout. Besenval, Adhémar et Vaudreuil étaient présents.
Si Provence espérait ainsi recueillir quelques informations, il se trompait de bureau.
– Votre Altesse peut tout entendre. Les bons serviteurs sont sourds et muets.
– Bon, bon, nous n’insisterons pas. Mais je pressens que faute de grenouilles il y a sans doute anguille sous roche. On jase sur le ministre. Bien, vous ne direz rien… Tout cela dessine l’homme que vous êtes. Je sais que vous êtes tout au roi, je ne vous demande qu’une chose, soyez un peu à moi.
– Je suis votre très obéissant serviteur, monseigneur.
– C’est un début et je m’en dois satisfaire ! Nous en reparlerons.
Il se tourna avec peine sur ses jambes mal équarries vers Louis qui attendait à quelques pas.
– Vicomte, vous, vous êtes à moi. Je donnerai des ordres pour qu’un cheval de mes écuries vous soit donné. Je lui ferai présent d’un cavalier émérite. J’espère qu’il sera sensible à la chose. Sur ce, monsieur, prenez aise avant de rejoindre Saumur.
Il leur tendit avec majesté sa main à baiser. Ayant fouillé dans son habit, il en sortit une tabatière avec son portrait qu’il offrit à Louis.
– Voilà un souvenir. Puisse-t-il vous porter chance !

Le père entraîna le fils béat. De tumultueuses pensées agitaient Nicolas. Il savait que la reine prisait peu Provence et partageait le sentiment du roi sur son frère. Ne l’avait-on pas entendu un jour que Monsieur jouait Tartuffe murmurer entre haut et bas que le caractère était rendu à merveille, le personnage étant dans son naturel ! Naguère le commissaire avait lui-même éprouvé la duplicité du prince50. Tout montrait qu’il cherchait à se constituer une faction. Cependant, héritier du trône jusqu’à la naissance d’un dauphin, il s’efforçait de modérer, tout en les dissimulant, l’ardeur de ses ambitions.
Nicolas qu’aucune propension ne poussait vers l’homme, prenait pourtant en compte cette situation et, courtisan sans l’être, veillait à ne point insulter l’avenir. Qu’il le déplorât ou non, et il n’y était pour rien, Provence était parvenu à nouer un lien avec les Ranreuil. L’avenir dirait la suite de cette tentative. Quant à l’attitude de la reine, il en demeurait atterré, l’âme navrée qu’après dix années de service, elle en fût à les oublier et par quelques allusions méprisantes à les effacer. Qu’elle ait pour cela usé de ce surnom, rappel d’un passé heureux et d’une complicité de jeunesse, l’ulcérait plus que tout. Chose aggravante, ces propos de circonstances avaient été débités devant des témoins avides et malveillants. Que croyait-elle ? Le précipiter dans les bras de ses ennemis ? Y avait-elle seulement pensé ? Il demeurait son loyal serviteur et il continuerait à veiller sur elle, malgré elle au besoin. Il comprenait pourquoi Provence à l’affût surveillait la lutte des factions autour du trône. La reine en était l’élément pivot. Peu à peu elle s’était impatronisée, usant de son influence sur le roi même s’il s’efforçait parfois de s’y soustraire. Elle paraissait avoir noué une alliance avec Necker, ayant besoin de lui contre Maurepas. Le vieux mentor l’insupportait. Leurs efforts réunis parviendraient-ils à chasser Sartine et à écarter le prince de Montbarrey qu’elle haïssait ?
M. Le Noir, bien au fait des détails par les lumières que lui procurait le cabinet noir, se désolait de ces débauches de haines sans réel enjeu pour les intérêts du royaume. Ces luttes altéraient l’image du trône. Avec cette finesse tranquille qui le caractérisait, il constatait le rôle grandissant de l’opinion, chacune des factions se faisant une joie mauvaise de livrer au public les épisodes les plus scandaleux et les plus propres à blesser l’adversaire. Et cela alimentait chansons, pamphlets, libelles et ouvrages anonymes déversés par les imprimeries clandestines et les courriers de Londres et de La Haye.

Nicolas quant à lui éprouvait l’enthousiasme de son fils qui était allé de bonheur en bonheur.
– Louis, si vous m’en croyez, quand vous serez en vos quartiers, ne vous targuez jamais auprès de vos camarades ni de la tabatière ni du donateur du cheval. Cela ne vous attirerait que de mauvaises affaires. Promettez-le-moi.
Ils se quittèrent dans la cour de marbre. Louis courut rejoindre le cortège des carrosses de la reine qui se formait devant l’aile du midi. Nicolas rejoi gnit Fausses-Reposes où il dîna avec Aimée sous la tonnelle du jardin tandis que le cocher et Tribord se réconciliaient à coups de libations. Vers six heures, après une méridienne fort occupée, il prit la route de Paris. La nuit tombait quand il franchit la porte de la Conférence. Il commanda la voiture pour le lendemain. Rue Montmartre un billet l’attendait, Bourdeau espérait le voir au Châtelet le jour suivant ; il y avait du nouveau et du plus intrigant. L’absence de Naganda, qui n’avait point reparu au logis, l’étonna avant de l’inquiéter.