VII
Chemins de traverse
« Une des erreurs les plus communes est de
prendre la suite d’un événement pour sa conséquence. »
Levis
Ils se précipitèrent tous dans le couloir.
– D’évidence, dit Nicolas, cela provient du
rez-de-chaussée. On cherche à forcer la porte. Deux voies nous sont
ouvertes : ou nous dissimuler ici, ou descendre en bataille.
J’avoue que la seconde a ma préférence. Reste à s’y porter en
silence.
– Je peux surprendre le visiteur à revers,
dit Naganda. Les fenêtres de cet appartement donnent sur la façade
arrière de l’hôtel. Il est probable qu’on n’y prête point
attention.
– Comment diable t’y
prendras-tu ?
– Par les encorbellements de la façade, à
la force des bras. Les gouttières sont neuves, elles supporteront
mon poids.
– Et le vertige ? Moi j’y suis
sujet.
– Il m’est étranger. Enfant, je gravissais
des pics autrement périlleux pour prendre des plumes dans le nid
des aigles.
– Voulez-vous un pistolet ? dit
Bourdeau, attentionné. J’en possède deux.
– Grand merci ! Mon poignard
suffira.
Dès qu’il eut disparu dans la pénombre, Nicolas
et Bourdeau mouchèrent leurs chandelles et commencèrent une
descente précautionneuse, essayant d’éviter le craquement des
marches. Des êtres couinant détalèrent dans leurs jambes.
– Peste ! Des rats, et pourtant la
maison est neuve.
– La chose ne fait rien à l’affaire ;
c’est une engeance qui s’installe aussitôt les plâtres secs.
Soudain, les cris et les coups
redoublèrent.
– Entends-tu ? Je n’en crois pas mes
oreilles… Il me semble…
– Je connais cette voix… Ma foi, oui !
C’est Rabouine, murmura Bourdeau, c’est bien de lui d’arriver à
point.
Ils dévalèrent l’escalier pour se retrouver hors
d’haleine dans le vestibule juste au moment où la porte volait en
éclats et que surgissait Rabouine, suivi d’un groupe d’exempts
munis de masses et de flambeaux.
– Sacrédié ! Je suis bien aise de te
revoir, Nicolas, et toi aussi, Pierre. Vous serait-il survenu du
mal que jamais je ne me le serais pardonné. Je m’en veux mille
morts.
– Et de quoi, mon Dieu ?
– On m’a trompé ! J’avais tout préparé
comme convenu. Or voilà que, sur le coup de six heures…
– Six heures, dis-tu ? En es-tu
sûr ? La chose a son importance.
– Je maintiens, six heures. Un homme, un
inconnu de mine basse… mais pouvais-je supposer ? Aussi,
lorsque j’ai eu le papier de ta main…
– Signé de moi ?
– Oui.
– Auparavant, t’en avais-je jamais adressé
de la sorte ?
– Jamais. C’est bien ce qui me poigne.
Suis-je assez sot ! Ah, le butor !
Il se donna de violents coups sur la tête.
– Ce n’est que plus tard que le doute m’a
saisi. Aussitôt, j’ai galopé jusqu’à la rue Neuve-des-Augustins. Le
valet de M. Le Noir qui me connaît de belle lurette a bien
voulu m’introduire entre deux audiences.
– Et alors ? Qu’a constaté le
lieutenant général de police ?
– Que c’était un faux, et du meilleur aloi,
que je n’étais qu’à moitié fautif de m’y être laissé prendre. Une
vraie bride à veau !
Il tendit le papier à Nicolas qui l’examina avec
soin.
– En effet, on pouvait s’y tromper. Un faux
furieusement bien forgé.
Rabouine, jusque là tout à son récit, prit
soudain conscience du carnage environnant, éclairé désormais par la
lumière vacillante des torches.
– Quelle boucherie ! C’est pire que
rue du Pied-de-Bœuf un jour d’abattage. Vous ne l’avez pas
raté ! J’ai manqué cela !
– Point du tout ! Que vas-tu
imaginer ? Nous avons découvert ceci en l’état, commenta
Bourdeau que l’ébaudissement de la mouche amusait.
– Allons, poursuivit Nicolas, cesse de
bayer aux corneilles et considère ce quidam. Dis-moi si, par
hasard, tu le connaîtrais ?
Rabouine s’approcha du corps étendu, se pencha,
le morgua avec attention et laissa échapper une exclamation de
surprise.
– Ma foi, c’est bien ce crapoussin-là qui
me l’a conté si belle hier soir. Bien estourbi ! En voici donc
une autre !
Il cracha de côté. Un tumulte marquait l’arrivée
de Naganda, aussitôt environné des exempts menaçants. Nicolas calma
l’émotion, fit faire silence et donna ses instructions.
– Agissons au plus vite et sans barguigner.
Rabouine, au troisième, tu trouveras le corps de Tiburce, valet de
M. de Chamberlin. Il y a apparence qu’il soit mort étouffé.
Comment ? L’ouverture nous l’apprendra sans doute. Organise
son transfert à la basse-geôle ainsi que celui de ton homme qui,
pour ta gouverne, appartenait à Sartine.
– On lui fera un compliment. Il sait les
choisir de bon aloi !
– Ensuite, plis portés à Semacgus et
Sanson. Scellés posés sur la porte de l’hôtel et sentinelle en
permanence. Il faut prendre soin également de ce pauvre bougre de
portier qui a été assommé. Nous disposons de quelques jours, la
famille est en Champagne. Cela nous laisse le loisir de démêler
tout cela. Encore que…
– Et Sartine ? demanda Bourdeau.
– Son attitude sera édifiante lorsqu’il
apprendra le récit de cette nuit. Pour moi, comme à l’accoutumée je
monterai à la tranchée et lui dirai son fait : on ne peut
tirer à hue et à dia sans dégâts et c’est affaire déplorée d’avance
que celle que l’on traite ainsi, détruisant d’une main ce que l’on
fait de l’autre.
Ils retrouvèrent leur voiture. Un étrange
accablement s’empara d’eux. Nicolas savait d’expérience que la mort
comme l’amour exigeait ce tribut. Aucune parole ne fut échangée. En
dépit de ses protestations, Bourdeau fut reconduit à sa demeure du
faubourg Saint-Marcel. La nuit était très avancée quand Nicolas et
Naganda rejoignirent l’hôtel de Noblecourt endormi. Dans sa
lassitude le commissaire entendit son ami évoquer le jardin de
l’hôtel de Ravillois. La remarque surnagea sans atteindre sa
conscience. Mouchette, les yeux rougeoyants à la lueur des
chandelles, les attendait, petit sphinx immobile, en haut de
l’escalier.
Jeudi 8 juin 1780
Le réveil fut difficile. Étaient-ce les agapes
chez Semacgus ou les événements de la nuit, toujours est-il que son
sommeil pourtant lourd ne lui avait guère apporté de repos, peuplé
d’ombres et d’indéchiffrables énigmes. Mille pensées l’assaillirent
aussitôt, se pressant et se mélangeant sans lui donner loisir de la
moindre réponse. Il s’y efforça en vain, tout en vaquant à sa
toilette. Rendez-vous avait été pris pour dix heures à la
basse-geôle. Auparavant, il comptait passer à l’hôtel de police
rendre compte à M. Le Noir de la situation et de ses possibles
conséquences. Après les ouvertures et suivant les conclusions
auxquelles elles aboutiraient, il aviserait. L’explication
nécessaire avec Sartine ne pouvait être remise à plus tard. Il
espérait encore sans parvenir à s’en convaincre lui-même que des
arguments recevables éclairciraient cette trouble
conjoncture.
Nicolas prit un soin extrême à sa toilette,
changeant de linge, d’habit, de souliers. Il souhaitait effacer
toute trace de cette familiarité obligée avec la mort qu’il
retrouverait pourtant au Grand Châtelet. Ces états d’âme auraient
dû depuis longtemps lui être étrangers, mais les rencontres avec la
camarde, la liste qui s’allongeait de ces vies moissonnées, lui
pesaient. Était-il donc, comptable impuissant de cette danse
macabre, condamné à cette quête sans issue ? Parfois la
tentation l’envahissait de tout abandonner, de rejoindre les
rivages du grand océan, de se cloîtrer à Ranreuil dans sa tour
d’angle. Il se consacrerait à la lecture, à la chasse, à
l’amélioration des cultures de ses terres et au bonheur de ses
paysans. Dans les cris des mouettes et des goélands, il marcherait
sur les grèves étincelantes battues et rebattues d’eau et de sel.
Il tenterait d’atteindre les pointes inaccessibles qui se
profilaient à l’horizon brumeux. Il éprouvait à ces perspectives
comme une envahissante douceur. Ces velléités ne duraient guère. Il
y avait Paris, Louis et Aimée, ses amis et le service du roi. Pour
tout cela il se sentait Ranreuil ; un homme qui, à l’instar de
ses ancêtres tous hommes de cœur et de fidélité, restait prompt à
verser l’impôt du sang, celui qui justifiait – ou excusait, il
s’interrogeait parfois – ses privilèges.
Ces réflexions eurent l’avantage de lui vider
l’esprit et de lui rendre une manière de sérénité propre à aborder
la dure journée qui s’annonçait. Avant de descendre il n’oublia pas
de récupérer les pièces à conviction recueillies aux Porcherons,
crins de cheval, pierres précieuses et empreintes de pas relevées
sur papier. Il transféra tout cela dans l’habit du jour et n’oublia
ni son épée ni ses pistolets. L’expérience lui avait enseigné à
prendre cette précaution, néces saire dès qu’on s’engageait dans
une affaire extraordinaire.
Il poussa doucement la porte de la chambre de
Louis. Naganda dormait paisiblement. Il préféra le laisser reposer.
À l’office Catherine lui avait préparé un solide déjeuner. Son
appétit se réveilla devant le chocolat fumant, un kougelhof
fleurant le beurre, empli de raisins et couvert d’amandes grillées.
Il dut payer son écot en racontant par le menu la soirée chez
Semacgus sous le contrôle sévère de son amie qui entendait qu’on
n’omît rien des détails et des plats servis. Nicolas enfin lui
recommanda Naganda. Qu’elle le serve comme s’il s’agissait de
lui-même, qu’elle le présente à Pluton dans les formes et qu’elle
l’avertisse que, devant se rendre à Versailles dans la journée, il
viendrait le prendre si toutefois l’accompagner lui convenait. Sur
ce, il demanda à Poitevin de seller Sémillante et, chose faite,
entraîna sa monture au petit trot dans les rues encombrées.
À l’angle de la rue Saint-Honoré et de la rue
Saint-Nicaise, un attroupement attira son attention. Il envisagea
son collègue du quartier qui parlementait, la baguette d’ivoire à
la main, avec un groupe d’hommes et de femmes du peuple offrant
l’image de la plus grande exaltation. Nicolas approcha d’un
garde-française posté là pour l’interroger.
Le soldat le toisa, mais, vu l’allure et le
ton de Nicolas, il accepta de répondre.
– Ce n’est qu’une femme qu’on veut
arrêter. Le peuple s’y oppose.
– Et pourquoi donc ?
– Tiens, donc ! Elle a volé un pain
de huit livres. Mari malade. Ne peut plus subvenir à leurs besoins.
Quatre enfants et la dernière misère. Le commis saire a cru devoir
vérifier pour éclaircir la vérité de ses dires. Il a trouvé
là-haut… sous le plomb…
Il désigna une maison étroite. De huit
étages.
– … l’homme pendu et les enfants en
pleurs.
Nicolas fendit la foule qui s’écartait en
grondant. M. Lamay, son confrère, le reconnut et s’échappant
du groupe qui l’encerclait, s’approcha de lui.
– Triste affaire, monsieur Le
Floch.
– En effet, ce soldat m’a tout
raconté.
– L’homme s’est pendu, ayant appris qu’on
avait surpris sa femme à voler.
– Et que comptez-vous faire ?
– Eh, quoi ? Que voulez-vous que je
fasse ? L’arrêter pardi !
– Ne craignez-vous pas de déclencher
l’émotion du peuple ? Déjà, avec ce qui est survenu au
cimetière des Innocents, les esprits sont échauffés…
– Mais que diable me chantez-vous
là ? On ne peut passer sur un vol ! Et du pain de
surcroît ! Ce serait donner la voie libre à bien d’autres
méfaits.
– Et cette mère en prison ? La
cascade d’injustices pour les enfants orphelins ? Y
songez-vous ?
– Si vous voulez en prendre la
responsabilité, nul doute que vous saurez vous faire absoudre en
haut lieu. Il vous est facile de jouer sur plusieurs
tableaux.
– Vous vous oubliez, mon ami…
La foule s’était approchée et, comprenant
l’enjeu de l’échange entre les deux commissaires, approuvait
bruyamment.
– Allons, disons qu’il y a eu malentendu.
Lamay, je vous connais, vous êtes un brave homme. Cette femme est
allée chercher mon pain.
Il sortit sa bourse et tendit des louis à une
mégère qui paraissait être la boulangère lésée.
– Ma commère, dit Nicolas, du pain, et du
bon, à cette famille pour un mois.
La femme pleurait, les mains élevées au-dessus
de sa tête comme pour conjurer le malheur, mêlant dans ses propos
injures et bénédictions. Sous les applaudissements de la foule,
Nicolas piqua des deux. De vieux scrupules resurgissaient.
Qu’avait-il à intervenir dans cette affaire ? La révolte de
Lamay n’était pas sans fondement. Une petite voix lui suggéra que
c’était peut-être le vœu de la providence et qu’une famille lui
devrait la chance d’échapper à la misère. Agissant ainsi, ne se
donnait-il pas bonne conscience ? Avec peine il se convainquit
de s’être trouvé là au bon moment pour écarter le pire. Au même
instant, sans doute, dans d’autres quartiers de la ville, des
situations similaires trouvaient leur règlement dans l’application
des lois les plus cruelles. La pointe acerbe du commissaire l’avait
meurtri tant lui-même était exempt d’une telle bassesse. Quand donc
son cœur serait-il suffisamment bronzé ? Après tout son
confrère appliquait la loi. Pour un canard, un fruit ou du pain, la
peine était de trois ans de galères et pour une femme le placement
dans une maison de force après le fouet. La récidive impliquait un
W au fer rouge appliqué sur l’épaule.
La plupart des coupables issus du même peuple venaient des
campagnes et se trouvaient aussitôt confrontés aux difficultés
innombrables de logement et de nourriture. Ouvriers au chômage,
domestiques sous conditions, soldats déserteurs, gagne-deniers,
toute une humanité que la grand’ville
avait attirée mais qu’elle rejetait comme un corps étranger
dangereux. Les femmes payaient un lourd tribut pour ces délits. La
maison de force leur était échue, d’autant que rien n’était plus
ordinaire que de répandre des doutes sur leur vertu, même de celles
dont la conduite était irréprochable.
À peine entré dans le bureau du lieutenant
général de police, Nicolas comprit que ce qu’il appréhendait ne
serait rien auprès de ce qui se préparait. L’air ennuyé de
M. Le Noir ne trompait guère et son regard de côté vers un
fauteuil placé devant la croisée en contrejour, dont le commissaire
ne distinguait pas l’occupant, pouvait tout faire craindre. Une
voix ironique s’éleva qu’il reconnut aussitôt.
– Alors, monsieur l’enquêteur aux
affaires extraordinaires, il vous arrive de venir présenter à vos
chefs les désastreuses conséquences de vos initiatives
nocturnes ?
Il reprit un ton en dessous, plus menaçant
encore.
– Ne vous avais-je point prié avec tous
les égards dus à votre excessive susceptibilité, de tenir pour
obligé de m’informer sur-le-champ – sur-le-champ, était-ce
clair ? – de tout ce qui pourrait alimenter la cabale contre
moi ?
Le ministre jaillit de son fauteuil, diable
vêtu de noir, une boucle de sa perruque blanche déroulée lui
battant la joue. Il se mit à son habitude à arpenter la pièce sous
le regard de plus en plus désolé de Le Noir.
– Hein ! Hein ! Que dites-vous
de cela ? Aurez-vous le dernier mot ? Ce serait bien la
première fois !
– Nous procéderons par ordre, répondit
Nicolas, impassible. Permettez d’abord que je rende compte au
lieutenant général de police sous l’autorité duquel je sers.
Lorsque vous exerciez ces fonctions, vous n’auriez pas toléré
d’autres façons d’agir.
Sartine, pourpre mais coi, s’accouda à la
tablette de la cheminée.
– Jeté dans une affaire dont nous
connaissons tous le détail et le délicat, je constate qu’à l’hôtel
de Ravillois chacun s’attache à mentir, même le domestique. Tous
ont quelque motif de souhaiter la disparition de M. de
Chamberlin. Il appert également que le dernier testament, disparu,
fonde le soupçon qu’il a été soustrait. Enfin, on peut supposer que
des documents liés aux fonctions d’État du vieux Chamberlin
pourraient avoir été dissimulés par lui-même, ou déjà volés. Dans
ces conditions une perquisition s’imposait au plus vite en
profitant de l’absence de la famille, en Champagne pour les
obsèques.
Sartine finit par éclater.
– Et vous, hurla-t-il tendant un doigt
vengeur vers Le Noir, ne pouviez-vous empêcher cette folie ?
Il faudrait de temps à autre que les écailles vous tombent des
yeux !
– Le lieutenant général de police n’en
avait point été informé au préalable. Ceux qui m’ont précédemment
employé m’ont toujours incité, dans les affaires extraordinaires
que je traite, à ne les point compromettre en les rendant
détenteurs de ces projets-là !
– Vous avez vraiment réponse à
tout ! Reconnaissez que vous avez perdu le sens commun en
agissant ainsi. Fracturer un domicile privé. Un contrôleur général
de la Marine ! Un fermier général. Le Noir, il faut reprendre
la main et ne point vous laisser mener à la lisière par ce…
– Commissaire au Châtelet, monseigneur, à
qui naguère vous ordonnâtes bien plus. Vous trouvez bon de juger ma
conduite condamnable, mais le secret de mener sa barque à bon port
au milieu de tous les orages et bourrasques que vous déclen
chez ? Sachez qu’en toute occasion, je ne consulte que le bon
sens, la probité et les intérêts du roi. La mort sans doute
machinée de M. de Chamberlin dont il demeure séant de taire,
pour le moment, la perspective n’autorisait pas une perquisition en
forme.
– Le pire, Le Noir, le pire c’est qu’avec
lui il y a toujours un sanglant carnage à la clé. Un homme a été
tué. Le soupçon peut se porter sur vos policiers. Mesurez-en les
conséquences !
– Je crains, monseigneur, que vous soyez
mal informé. La nouvelle trop pressée de vous joindre est erronée.
Il y a deux morts.
– Deux morts !
– Certes. Un homme tué d’un coup d’épée
et Tiburce, le vieux valet de M. de Chamberlin.
– Assassiné ? demanda Sartine que la
nouvelle parut surprendre.
– Les apparences incitent à le supposer.
L’ouverture nous en dira davantage. Que ne venez-vous y
assister ?
– Fi de vos macabres distractions !
Et l’autre, quel est-il ?
Nicolas estima le moment venu de porter une
botte à l’italienne, son intuition lui disant que, pour une fois,
il jouait avec Sartine en disposant d’un coup d’avance. Le ministre
semblait avoir été mis au fait de bien incomplète manière. Il
fallait se ruer dans cette faille-là.
– Rue des Mathurins, nous avons croisé
votre homme. C’était pour moi une vieille connaissance souvent
rencontrée à Versailles. Me voyant, il m’a confié l’objet de sa
mission, persuadé que notre présence venait la renforcer.
– L’imbécile ! éructa Sartine de
nouveau en mouvement.
– Je suis heureux, monseigneur, que vous
reconnaissiez vos gens et ce pourquoi vous les mandatez. J’ignore
qui vous a rapporté les faits survenus aux Porcherons, mais ce fut
inexactement. Trop vite, trop mal fait ! Au fait, compliments
pour le faux. Il était d’une qualité !
– Je distingue dans vos propos d’étranges
sous-entendus. Que signifie ce galimatias ?
– Que vous avez envoyé un homme du secret
rue des Mathurins. Sachez que le rapport qu’on vous a rendu est
infidèle tout autant que le conte que je viens de vous faire.
Reste, comme le remarquerait un ami commun, que le faux conduit
souvent au vrai.
– Que me chantez-vous là ?
– Votre homme, qu’au passage nous n’avons
rencontré qu’occis, a été tué par un inconnu qui auparavant avait
mis à sac l’appartement de M. de Chamberlin, y recherchant
quelque chose qu’il a découvert, ou non. J’insiste, ou non. Je serais aise – et vous aussi, j’en suis
assuré – de tenir ce bougre-là. Monseigneur, libre à vous de jouer
sur deux tableaux, mais sachez que ces mauvaises manières ne
fatigueront jamais la loyauté que je vous dois. Une mutuelle
ouverture demeure la meilleure politique pour aboutir dans cette
affaire.
Sartine demeurait de marbre, souriant même.
Cette attitude à qui le connaissait comme Nicolas pouvait être tout
aussi redoutable que les feintes colères dans lesquelles il
excellait.
– On ne lui échappe point et sa sagacité
m’a toujours émerveillée. Ce fut mon élève. Soit, j’avoue. J’avais
dépêché, ignorant, je le répète, votre projet de perquisition, un
de mes hommes à l’hôtel de Ravillois. Il ne s’agissait pas de
marcher sur vos brisées, mais d’une démarche parallèle et
complémentaire. Était-ce pendable ?
– Ainsi votre homme a péri.
Qu’escomptiez-vous qu’il pourrait découvrir ?
– Je vous l’ai dit. Les fonctions de
M. de Chamberlin le faisaient détenteur de papiers
d’État.
– Mais nous avions déjà examiné
l’appartement.
– Sans succès. La deuxième tentative
aurait peut-être donné un résultat plus fécond. Je regagne
Versailles. Voyez comme une franche conversation peut éclairer le
débat.
Sur ce, dans un nuage de poudre que répandait
sa longue perruque, le secrétaire d’État à la Marine se retira,
laissant ses interlocuteurs médusés.
– Changera-t-il jamais ? murmura Le
Noir, les yeux au ciel. Il y a longtemps que j’ai pris mon parti
d’être considéré comme une roue de carrosse inutile. Et quoi
maintenant, mon cher Nicolas ?
– L’enquête se poursuit pas à pas et je
ne désespère pas de disposer sous peu d’éléments nouveaux qui
permettront de l’approfondir.
Il relata longuement les événements de la
nuit, qui plongèrent le lieutenant de police dans une silencieuse
réflexion.
– Sartine, dit-il tout à trac, ne s’en
prendra jamais à vous, mais songez à prendre garde aux gens qu’il
emploie. Si ses sbires commettent des abus et, osons le mot, des
crimes, c’est peut-être moins à cause de leur détermination propre
qu’en raison de la faiblesse qui est au-dessus d’eux et qui leur
laisse le champ libre. Mesurons son tourment de venir à Paris alors
que les affaires de la guerre lui dévorent son temps. Dans tout
cela, il y a un mystère que je ne démêle pas.
Les confidences de Sartine résonnaient encore
aux oreilles de Nicolas. Sa hantise était-elle en relation avec les
opérations financières consenties au profit de la Marine ?
Pourquoi cette réticence à révéler son tracas ? Quel secret
inavouable scellait ses lèvres ?
– Sans doute. Nous nous conformerons à
ses désirs, mais c’est partie inégale, car s’il se flatte que nous
entrions dans ses desseins, il ne nous dévoile aucune de ses
craintes qu’il laisse…
– Environnées de
ténèbres !
Ils éclatèrent de rire à la mention de cette
expression si familière au ministre.
– Enfin, nul ne conserve un secret de
manière plus exacte que celui qui l’ignore !
L’audience prit fin sur cette philosophique
sentence.
Piaffante et pointant les oreilles en tous
sens, Sémillante le porta jusqu’au Grand Châtelet. À son arrivée le
père Marie se livra à une sorte de gigue entrecoupée de lourds
entrechats. Il roulait les yeux, puis, portant ses doigts à ses
narines, exprima une sorte d’extase.
– Nous voilà bien ! Holà, aurais-tu
par hasard abusé de ton cordial ? On dirait l’ours du
Pont-Neuf.
– Point, Nicolas, point. Tu as un
visiteur dans ton bureau. Et quand je dis un visiteur, hi,
hi ! C’est plutôt une visiteuse. Elle s’est présentée en grand
équipage avec quatre heiduques34 aux
coins d’un carrosse timbré. Lequel la doit reprendre dans une
demi-heure. Je l’ai bien mijotée35. Sais-tu
qu’elle est douce et aimable ? Elle n’a point fait la
regoulée36 devant
un vieux singe comme moi.
– Calme ton enthousiasme et veille à ce
que je ne sois pas dérangé.
Le père Marie cligna de l’œil, geste auquel
Nicolas répondit par un haussement d’épaules. Dès avant la porte du
bureau de permanence, il perçut le parfum d’Aimée d’Arranet. Elle
l’attendait, chantonnant, assise sur un tabouret dans sa robe de
fine mousseline jonquille rayée ton sur ton.
– Monsieur le commissaire, dit-elle sur
un ton mutin, je vais tout vous avouer. Vous vous faites rare et on
se languit de vous. À peine apprend-on que vous êtes à Versailles
que vous voilà à Paris. Aussi ai-je décidé de vous venir surprendre
dans votre antre. Et cela d’autant plus que…
Il s’était approché d’elle, l’avait relevée.
Il serrait ce corps qu’il revoyait toujours mouillé et sans
connaissance, gisant sur la mousse des bois de Fausses-Reposes.
Elle voulut parler, il écrasa ses paroles sur ses lèvres et sans
desserrer son étreinte la porta sur le bureau. Elle ne résistait
pas, murmurant à son oreille des mots sans suite. Il dut mettre la
main sur sa bouche pour étouffer ses cris.
– Voyons, monsieur, dit-elle après un
moment, comme il est judicieux de souhaiter vous joindre. Vous
devez m’être reconnaissant des égards que j’ai pour vous, les
prodiguant sans relâche et sans espoir de retour.
Il la reprit dans ses bras.
– Allons, soyez sage, Nicolas. Songez
qu’on aurait pu entrer ! À mon arrivée, j’ai vu Semacgus et
Bourdeau. Ils vous attendent. Avant cela, je dois vous parler. Vous
m’avez fermé la bouche tout à l’heure…
Il lui prit les mains et les baisa
dévotieusement.
– C’était pour une bonne cause.
– Et vous dire que j’ai accompagné Madame
Élisabeth.
– Certes ! C’est votre occupation
habituelle.
– Ne faites pas l’enfant et laissez-moi
parler.
– Soit, je me tais.
– Donc, hier après-midi nous avons gagné
le carmel de Saint-Denis. Pour être exacte, Madame devait
rencontrer sa tante Madame Louise. Il faut vous dire que, de
notoriété, Madame est en froid avec sa tante.
– Voilà une nouvelle d’importance qui
fait frémir et la cour et la ville !
– Ah ! Point de persiflage.
Écoutez-moi.
– Je vous contemple sans me lasser.
– Bon, en voilà bien une autre ! Je
reprends. La guerre règne dans la famille…
– Quelle famille ?
– Vous m’excédez ! La famille
royale. Depuis l’automne dernier, Madame est en froid avec sa tante
Adélaïde. Vous connaissez l’altière et susceptible princesse. Un
brimborion est à l’origine de tout cela. Elle s’est trouvée fort
mécontente de ce que Madame, ayant subi l’inoculation, ne lui ait
pas écrit pour l’en avertir. Et ajoutez à cela la reconnaissance
qu’elle aurait dû manifester pour telle et telle chose. Bref,
Madame Adélaïde s’est imaginé que le sentiment de sa nièce à son
égard s’était refroidi au point de s’amoindrir et depuis ne cesse
de se fâcher et de gronder. La reine s’est entremise, ce qui n’a
fait qu’aigrir la querelle. Madame n’en pouvait mais. Elle
s’afflige, se lamente et pleure tout au long du jour. Du coup, on a
eu recours à Madame Louise qui, du fond de son couvent, conserve
quelque autorité sur ses sœurs. La sainte fille a commencé à faire
la morale et à tancer sa nièce qui a éclaté en san glots.
Peignez-vous le tableau ! Émue, la carmélite a enfin promis de
parler à Madame Adélaïde, tout en engageant la princesse à
solliciter son pardon.
– Je constate que la vie est difficile
dans ces royales maisons.
– Vous moquez-vous ? La conversation
s’est poursuivie, car la tante n’a nullement perdu son goût de tout
savoir. De là a suivi un sermon en forme appelant Madame Élisabeth
à considérer les inconvénients des grandeurs de ce monde et le peu
qu’il faut pour les dissiper. Elle l’appelait à distendre les liens
avec le siècle et de vivre à la cour d’une manière toute
religieuse. N’avait-elle pas elle-même connu cette vie pour la
détester à jamais, et que l’éclat de carmélite valait mille fois
mieux que celui de princesse. Et c’est là que, soudain….
– Que ?
– Que votre nom a surgi.
– Mon nom ? Cela m’étonne. Elle ne
me connaît point. Je ne l’ai approchée qu’à la chasse lors d’un
incident dont elle n’a sans doute nulle souvenance. Et de loin,
dans les cérémonies de cour et à sa prise de voile où j’avais
accompagné le feu roi. J’aurai mieux compris pour Mesdames Adélaïde
et Victoire à qui j’ai eu l’occasion de rendre quelques
services.
– En fait, elle a demandé à sa nièce si
elle connaissait le marquis de Ranreuil, signalant que son père
l’appréciait fort. La princesse, ignorante, s’est tournée vers moi.
Avec pudeur…
Elle éclata de rire.
– … je lui ai indiqué que vous étiez
proche de mon père, l’amiral d’Arranet.
– Je vous félicite de votre
prudence.
– Mon Dieu, oui ! Devant une
carmélite et une jeune fille innocente.
– Et la suite, me la direz-vous, à la
parfin ?
– Que Madame Louise entend vous
rencontrer. J’ai donc reçu mission de vous communiquer la nouvelle.
Le plus tôt sera le mieux. Il faut, monsieur, obéir aux filles de
France, fussent-elles religieuses.
– Cela va sans dire. Et vous ne possédez
aucune lumière du pourquoi de cette convocation ?
– Vous lui poserez vous-même la question,
mon ami.
Elle disparut un moment dans le petit cabinet
de toilette qui jouxtait le bureau du commissaire. Il l’entendit
murmurer.
– Vous avez de quoi monter une troupe de
baladins avec toutes ces défroques. Je ne vous connaissais pas ce
goût du travestissement.
– Il est parfois nécessaire de paraître
ce que nous ne sommes pas. Pour les besoins des enquêtes, bien
sûr.
– Que ne m’invitez-vous à ces
divertissements-là ?
– On vous a enlevée37 une fois. Cela suffit. Ce sont des
expéditions périlleuses.
Elle reparut, consulta une petite montre
émaillée entourée de brillants, présent de Nicolas, lui sauta au
cou et l’embrassa.
– Le carrosse doit être revenu me
prendre.
Il l’accompagna jusqu’au porche de la vieille
forteresse et l’aida à monter dans la voiture sous le regard
égrillard du père Marie qui les avait suivis et se frottait les
mains d’excitation. Il rejoignit la basse-geôle où il trouva
Bourdeau, la pipe aux lèvres. Sanson et Semacgus, habits tombés,
préparaient leurs instruments. Nicolas s’empourpra sous le regard
amusé du chirurgien de marine.
– J’ai eu le privilège de saluer
Mlle d’Arranet. Eh, eh !
Et quelques instants de
folie
Valaient un siècle de
raison.
– Taisez-vous, vieux galantin.
– Galantin certes, vieux point encore. Je
vois que vous ne niez pas.
Nicolas ouvrit sa tabatière, jeta un œil
mélancolique sur le portrait du feu roi qui l’ornait et y puisa les
pincées de tabac habituelles. Les éternuements le secouèrent à
plusieurs reprises.
– Par lequel commencerons-nous ?
demanda Sanson.
– Par celui qui a péri à coups
d’épée.
Sanson appela ses aides et leur donna ses
instructions. Aussitôt ils apportèrent le corps qui fut déshabillé.
Bourdeau se chargea de fouiller les hardes qu’on lui tendait au fur
et à mesure de l’opération.
– Rien que de très habituel. Quelques
pièces, un écu double et une poignée de liards, un miroir de métal…
Un mouchoir… sale… Il prisait. Une petite tabatière en écorce.
Tiens ! Voilà qui est plus intrigant, un rossignol et… encore…
oui, une poire d’angoisse.
– Bien équipé, l’animal ! dit
Nicolas. Ce qui m’afflige c’est que nous ignorons toujours ce qu’il
était chargé de rechercher.
– As-tu vu Sartine ?
– Oui, il n’a pas nié que l’homme fût à
lui. Mais rien de plus.
– Sur le faux ?
– Pas un mot. Vu l’humeur, j’ai préféré
ne pas approfondir.
– J’ajouterai à la liste un petit
poignard caché dans le revers d’une manche. Il n’y a pas que nous
qui prenons des précautions.
– Il est à bonne école avec
Sartine.
– Y songes-tu ? Un ministre ne
s’abaisse point à des détails aussi communs !
– Messieurs, intervint Semacgus, en
accord avec maître Sanson, j’estime qu’un examen superficiel
suffira. Une ouverture ne nous apprendrait rien de plus.
Le bourreau approuva.
– Il n’y a aucun mystère. Trois coups
d’épée, semble-t-il, l’un à la cuisse, bénin. L’autre a traversé
l’épaule, le troisième, d’ailleurs redoublé, a été porté en plein
cœur, tranchant une artère. De là, sans doute, le considérable
épanchement de sang que vous avez dû constater. Que doit-on faire
du corps ?
– Ce que le ministre de la Marine
décidera. Sinon, au cimetière de Clamart.
Le corps fut enlevé et celui de Tiburce le
remplaça sur la lourde table de bois au préalable lavée à grande
eau. Nicolas soupira et prisa une nouvelle fois. Pour éprouvantes
que fussent les ouvertures, elles l’étaient encore davantage
lorsqu’il s’agissait d’une personne connue de son vivant.
– Encore du curieux, et pas du
moindre ! s’exclama l’inspecteur qui examinait un à un les
vêtements. Notre homme est en culotte d’habit et bas de
jour !
– Nous sommes presque en été. Le temps
est plus que chaud. Cela ne se conçoit pas.
– Il y a mieux. Des morceaux d’un papier…
déchiré.
Bourdeau chaussa ses besicles et considéra un
fragment plus gros que les autres.
– Il semble qu’il s’agisse d’un mémoire
de frais provenant d’un relais de poste. On distingue sur cet autre
fragment la date… Ma foi, c’est celle de la journée d’hier.
– À considérer de très près. Et que cela
te suggère-t-il ?
– Pour la première constatation, qu’à
moins d’être furieusement frileux le valet a été en hâte déshabillé
et couché après… Et pour la seconde qu’il serait du domaine du
possible qu’il soit revenu hier à Paris…
Nicolas méditait sur ces surprenantes
découvertes pendant que les praticiens s’affairaient. Après s’être
longtemps acharnés sur le corps du vieillard, ils portaient leur
attention sur l’oreiller rapporté des Porcherons. Semacgus, après
un court échange avec Sanson, se retourna vers le commissaire perdu
dans la contemplation d’une vieille hache d’exécution rongée par la
rouille.
– Vos premières suppositions ne
laissaient pas d’être avérées, cependant nous souhaiterions y
apporter quelques ajouts circonspects. L’homme a bien été étouffé,
et dans des circonstances rigoureusement définies et
particulières.
– Où nous conduisent toutes ces
précautions oratoires ?
– Laissez-moi achever. Ce que nous
voulons dire c’est que le modus
operandi mêle deux actes différents qui se succèdent dans le
temps. Premier geste, l’assassin immobilise sa victime, la
maintient de force contre lui jusqu’à ce que mort s’ensuive.
Secundo, il la déshabille, la vêt de sa
chemise de nuit et la dispose sur le lit, le nez dans ledit
oreiller sur lequel, par précaution, il pèse. Il espère sans doute
que cette mise en scène superficielle suffira à tromper. Plusieurs
constats nous incitent à penser cela. Comme tu l’avais remarqué,
l’oreiller, selon ce que nous a dit Bourdeau avant ton arrivée,
sentait le cheval. De fait, nous avons retrouvé dans la gorge de la
victime d’infimes crins qui correspondent très bien à ceux
recueillis sur le plancher de la chambre de la victime. Ainsi
pouvons-nous reconstituer le déroulement du crime : l’homme
maîtrise le vieillard, le presse contre lui, utilise l’oreiller
dans le but de faire accroire que l’homme s’est étouffé dans son
sommeil, ce qui advient parfois pour ceux qui souffrent de catarrhe
ou de faiblesse du cœur. Ce que nous avons relevé ne peut
s’expliquer qu’ainsi.
– Malepeste, commenta Bourdeau, deux
victimes étouffées dans la même demeure, cela fait beaucoup !
Et chaque fois de manière si ambiguë que le doute peut subsister
sur la vérité de l’acte criminel.
Sanson hocha la tête.
– Mon ami, sur ce coup-là aucun doute ne
subsiste.
– Bon, dit Nicolas, la répétition ne
signifie rien. Soit c’est le même assassin et il a jugé que deux
meurtres de même nature annulaient en quelque sorte le soupçon sur
le second, ou bien c’est un autre et il estime qu’on fera porter
son acte à celui qui a commis le premier.
– Et cela n’implique en rien qu’il le
connaisse.
– Non plus que le contraire !
– C’est un coup en aveugle, mais qui
démontre une certaine réflexion dans le crime.
– Autre point, ajouta Semacgus.
Il se rapprocha du corps, désigna à Nicolas la
main droite du cadavre et lui tendit un verre grossissant.
– Considérez l’index. Chez les vieillards
les ongles sont fort durs.
– Je constate une petite plaie qui a
saigné.
– En effet. Une partie de l’ongle a été
arrachée. La victime s’est sans doute défendue ou a tenté de le
faire. Elle s’est agrippée à son agresseur. Un de ses ongles a
cassé. Je vous le signale, car il existe une chance sur mille que
ce fragment soit resté accroché au vêtement du meurtrier.
– Voilà un ensemble d’indices qui peuvent
tout aussi bien nous conduire au but que nous dérouter en
multipliant les pistes. Quelle force faut-il pour étouffer un
vieillard ?
– Une femme serait capable d’y parvenir.
Encore que souvent la vie est chevillée au corps et que la
résistance dans ces conditions… Tout est possible.
Nicolas regarda Bourdeau.
– Je crois indispensable de savoir de la
manière la plus précise quand et comment Tiburce a quitté le convoi
funèbre de son maître.
L’inspecteur, accroupi devant un tabouret,
leva la tête, triomphant.
– D’autant plus que nous savons
maintenant qu’il a pris hier une chaise au relais de poste de
Jossigny38, grâce à
laquelle il a dû arriver aux Porcherons peu après six heures. Et
plus étrange encore, il était prévu qu’il rejoignît le relais dans
la nuit même, le prix en était réglé.
– Qu’avait-il de si pressé qu’il ne
pouvait faire auparavant dans cette maison ?
– Sans doute, conclut Nicolas, la même
chose que les deux autres ! Combien faut-il de temps pour
revenir aux Porcherons ?
– À mon avis, avec une chaise de poste
rapide à deux chevaux, trois heures suffisent. Le départ de la
famille et de sa suite était prévu fort tard le matin ; donc
étape dans ce relais aux environs d’une ou deux heures de
relevée.
Nicolas se tourna vers Semacgus et
Sanson.
– Avez-vous une idée sur l’heure de la
mort ? Des morts, devrais-je dire.
– L’homme de Sartine, entre neuf et onze
heures, Tiburce entre six et huit heures.
– Cela pose question. Rabouine nous dit
avoir quitté le poste à six heures. Le portier se trouvait-il
là ?
Bourdeau approuva.
– A-t-il seulement remarqué le retour de
Tiburce ? Et, sinon, pourquoi ? Aussi convient-il de
déterminer le moment où il s’est fait matrasser39.
– D’autant que dans cette rue tranquille,
l’arrivée de la chaise a dû faire du carillon40 et être remarquée.
Nicolas remercia Semacgus et Sanson, et donna
ses dernières instructions à Bourdeau. Celui-ci devait interroger
Rabouine pour préciser la chronologie des faits survenus la veille
aux Porcherons. Ensuite, il le dépêcherait à la poursuite du convoi
de la famille Ravillois, avec tous les moyens nécessaires et
notamment un blanc-seing signé du ministre de la maison du roi pour
les autorités locales de police et de justice. Le commissaire
savait qu’il pouvait faire fond sur la capacité d’initiative et
l’intelligence de la mouche. Ce qu’il avait accompli dans le passé
plaidait en sa faveur. Quant à lui, il irait prévenir Naganda
qu’ayant rencontré Sartine, la visite à Versailles était remise.
Puis il répondrait, avec tous les égards dus à une fille de France,
à la demande de Madame Louise en se rendant au carmel de
Saint-Denis. Rue Montmartre, il trouva Noblecourt et Naganda
installés dans le jardin. Ils y devisaient comme de vieux
amis.
– Ah ! Mais c’est notre Nicolas qui
survient. Je suis en train de commenter, avec la passion d’un vieux
bourgeois de Paris, l’Almanach parisien en
faveur des étrangers et des personnes curieuses dont j’ai
fait présent à notre ami. Il souhaite en effet approfondir ses
connaissances sur tout ce qu’il y a de plus remarquable et digne
d’intérêt dans notre capitale et ses environs, monuments, églises
et palais.
Il agitait un petit in-octavo fatigué relié en
veau.
– Cet ouvrage, d’un format commode,
permet de surcroît de signaler à un étranger le prix des voitures
publiques et celui de quantité de marchandises dont il peut avoir
le besoin. Cela est indiqué dans le dernier détail.
– Il va pouvoir en user, car notre
promenade à Versailles est hors de question ; j’ai rencontré
Sartine et je ne peux me soustraire à une obligation particulière
et impérieuse.
– Notre ami m’a raconté avec talent vos
aventures de cette nuit. Qu’en a-t-il été des ouvertures ? Y
avez-vous trouvé motif à éclaircissement ?
– D’abord, je souhaiterais prendre des
nouvelles de votre santé après notre festin d’hier soir.
– C’est bien urbain de votre part, mais
rassurez-vous, jeune homme, le patriarche se porte bien. J’ai dormi
comme un loir dans le calme et le silence des champs. Guillaume et
Awa m’ont prodigué les attentions les plus touchantes. Mais, ce
midi, prenez mesure de ma sagesse, je me suis contenté d’un œuf
mollet et d’une compote de cerises, le tout arrosé du nectar du
grand roi, une sauge. Naganda a bien voulu m’accompagner d’un
poulet froid et d’une salade améliorée. En voulez-vous ?
– Bien volontiers.
Catherine, qui suivait de loin la
conversation, s’empressa d’apporter le nécessaire et le superflu,
et le commissaire se mit à informer ses amis des dernières
péripéties de l’enquête. Pluton vint les rejoindre et, la tête sur
le genou de Nicolas, considéra avec inquiétude le pilon que
celui-ci déchiquetait à belles dents.
– Prenez garde ! Point d’os de
volailles aux chiens : c’est en respectant cette règle que
j’ai conservé si longtemps le pauvre Cyrus.
Nicolas poursuivit. Noblecourt hochait la tête
à chaque nouveau détail et au terme du récit médita un
moment.
– À bien y songer, le mystère réside dans
l’entêtement de Sartine à ne point vous faire partager ses secrets
et ses craintes.
– Il est accoutumé à agir de la sorte.
C’est une manière de religion du secret. Secret auquel il a
appartenu du temps du feu roi.
– Mais vous aussi vous y aviez part.
Alors ?
– En fait, j’ignore ce qui le hante, tout
en redoutant de l’imaginer.
– Je crois, hélas, trop bien le
comprendre. Se pourrait-il qu’il éprouvât quelque gêne, de la
vergogne pour tout dire, à vous confier, à vous, qu’il connaît
depuis si longtemps, dont il a éprouvé à maintes reprises la
fidélité, la loyauté et l’amitié, des faits dont il pourrait ne pas
devoir s’enorgueillir ? Oui, il est possible qu’il fasse
rechercher des pièces par des hommes qui ne sauraient en comprendre
l’importance et à qui la gravité de certains faits échapperait.
Bêtes brutes, dont se servent et abusent les puissants, chargées
d’une tâche accomplie sans conscience et où ils excellent sans
réfléchir. Le secret dans ce royaume et la raison d’État procurent
trop souvent une couverture commode à l’arbitraire.
Il joignait les mains dans une sorte de
déploration.
– Imaginez ce qu’il peut ressentir à voir
menacée la mission que le roi lui a confiée, à laquelle il se
consacre avec le cœur qu’on lui sait. Il fait de son mieux pour
pourvoir aux besoins de notre Marine et, quoique disposant des
moyens les plus bornés, se flatte d’y parvenir avec succès. Et ce
ne sont pas les obstacles qui manquent sur sa route, jusques aux
marches du trône, hélas !
– Pensez-vous qu’il se considère comme
perdu si ce qu’il cherche tombe en de certaines mains ?
– Je le crois et je le crains. Il y va de
son honneur et du succès des armes de la France. De là cette humeur
cassante et ce désespoir gazé sous l’aigreur.
– Cependant, intervint Naganda, le salut
est parfois au fond du désespoir.
– Bien dit ! Aussi, Nicolas, le
devez-vous aider malgré lui comme d’ailleurs vous l’avez toujours
fait en d’autres temps. Et cela malgré les coups de caveçon qu’il
ne vous épargne pas. Autre chose. À vous écouter, je
m’interrogeais. Deux ou trois meurtres dans la même maison. Que
cherchent les inconnus qui se succèdent et se massacrent aux
Porcherons ? Il n’y a pas apparence que ce soit la même chose.
Pourquoi a-t-on tué le valet de M. de Chamberlin ? D’où
proviennent les pierres précieuses que vous avez découvertes dans
la chambre de l’enfant ? Qui savait qu’elles se trouvaient
là ? Il faut, à tous coups, répondre à ces questions.
Songeur, Nicolas quitta ses amis. Les
remarques de Noblecourt, il savait bien qu’elles stagnaient
incertaines ou informulées dans son esprit sans qu’il les sollicite
autrement. Sémillante, mutine, encensait. Sensible à l’humeur
chagrine de son maître, elle changeait d’allure selon son caprice
pour attirer son attention et le distraire des soucis dont elle le
sentait agité.
Parvenu à Saint-Denis, Nicolas ne put résister
au mouvement qui l’entraîna dans l’église. Six ans auparavant, à
quelques jours près, étaient célébrées les funérailles du feu roi.
Il y avait assisté aux côtés de Naganda éploré41. Il se porta vers l’entrée de la crypte du
caveau des Bourbons. Là, sous une simple draperie, le cercueil de
Louis le Quinzième attendait celui de son successeur avant de
prendre sa place définitive quelques toises plus bas. Cette
tradition manifestait la continuité des rois. Il se souvint d’une
horloge jadis admirée à Strasbourg. Au fur et à mesure que le jour
s’écoulait, son savant mécanisme faisait défiler différents
personnages. Ainsi en était-il du temps, de la monarchie et de ceux
qui l’incarnaient. C’était une mécanique immuable et rassurante. Le
cœur serré, il médita et pria un long moment devant les restes d’un
souverain à qui il devait tant. En traversant le chœur désert
qu’éclairaient les rayons colorés tombant des rosaces, il
s’interrogea. Étaient-ils nombreux, ceux qui, comblés de faveur par
le souverain disparu, venaient prier pour son salut ? Il
ressentit avec force que l’ingratitude s’adressait encore
davantage, comme un privilège à rebours, à ceux qui avaient
beaucoup donné. Il alla saluer Messire Bertrand du Guesclin, Breton
fidèle, qui reposait aux pieds de son roi. Il envia son destin. Il
lui sembla que les gisants, attendris, le suivaient de leurs
regards de marbre. Il se sentit appartenir à quelque chose
d’immense et qui dépassait de beaucoup son humaine destinée.
Il gagna le carmel tout proche. En dépit de
son royal voisinage, le choix d’un pauvre couvent sans prestige
avait fait gloser lors de la prise de voile de la princesse. On
avait évoqué une trappe du carmel,
plaignant celle qui allait s’y enfermer à jamais. Les bâtiments
austères, froids, sombres à l’excès, ne payaient guère de mine. Une
silhouette muette le conduisit au parloir. Il entendit le bruit
d’une porte qu’on ouvrait, le rideau fut tiré découvrant la grille
et, dans une semi-obscurité seulement percée par la lumière d’une
chandelle qui faisait danser les ombres, il distingua Madame
Louise, celle que papa-roi nommait
affectueusement chiffe. Dieu, qu’elle
semblait fluette dans sa tenue de carmélite ! En habit brun et
manteau blanc, elle se tenait debout, un peu penchée comme pour
mieux le distinguer. Le voile noir cernait un visage diaphane d’un
blanc cireux. L’émotion lui serra le cœur : les yeux bruns,
doux, étaient ceux du feu roi. L’amaigrissement de la face
accentuait encore la force du nez propre aux Bourbons. Il s’inclina
profondément. La religieuse lui rendit son salut et l’invita à
prendre place dans le fauteuil placé devant la grille. Elle-même
s’assit sur un tabouret paillé.
– Je vous sais gré, monsieur le marquis,
d’avoir avec tant de diligence répondu à mon souhait de vous
entretenir.
– Je suis aux ordres de Son Altesse
Royale.
– Non, par pitié, non ! Sœur Thérèse
de Saint-Augustin, seulement. Je redoute à l’excès ce qui tient à
mon ancien rang et fuis même les choses qui pourraient m’en faire
souvenir. Toutes mes sœurs ont plus sacrifié à Dieu que moi, elles
lui ont offert leur liberté. Au temps où j’étais esclave à la cour,
mes chaînes pour être plus brillantes, n’en étaient pas moins des
chaînes.
Elle soupira et demeura plongée en elle-même.
Nicolas vit que ses lèvres bougeaient ; elle priait.
– Pourtant, nous sommes de vieux
complices, dit-elle avec un petit rire aigrelet.
– Madame ?
Elle eut un mouvement contenu d’impatience. Il
comprit que c’était ce titre qu’il lui donnait. Mais qu’y
pouvait-il ? L’appeler ma
sœur ? Il ne s’y résoudrait jamais.
– Oui, à Compiègne… À la chasse.
– Je pensais que vous aviez oublié.
– Point, monsieur, point. Vous m’avez
pris mon paradis ! Mais heureusement, car cela m’a permis de
tout faire pour le gagner. Les princes n’oublient rien.
Voyez ! Même moi, je m’abandonne aux formes de mon
passé ! Je m’en accuserai, il n’y a point de rampe à mon
étourderie. Ainsi à Compiègne, une chasse au daim, mon cheval s’est
cabré, effrayé par une feuille. Désarçonnée, j’ai roulé sur le
chemin alors qu’une chaise, suivant la chasse, arrivait à vive
allure. Un cavalier a surgi qui a dévié la voiture au risque de sa
vie, sauvant ainsi la mienne. Personne ne l’a su, vous n’en avez
rien dit.
– C’était mon devoir d’assurer votre
sécurité et de n’en point parler. Effrayée, Sa Majesté vous eût
interdit ce plaisir…
Elle paraissait attendrie à cette
évocation.
– Et, ajouta Nicolas, vous êtes aussitôt
remontée en selle, gaillarde, maîtrisant votre monture à coups de
cravache.
– Pauvre bête !
– Et, tête haute, vous êtes rentrée au
château.
– Oui, pour me jeter à genoux devant mon
oratoire et remercier le Seigneur de sa protection. Il avait guidé
votre geste. C’était un signe pour moi. Est-ce pour cela, m’a-t-on
dit, que la reine, ma nièce, vous a surnommé le cavalier de Compiègne ? Aurait-on appris
l’épisode en dépit de votre discrétion ? Je n’aimerais point
qu’on vous persiflât pour cela.
– Hélas non ! Il souriait. C’est
pour être tombé de cheval sous les yeux de la Dauphine et du roi,
mon maître, lors de son arrivée en France. Sa Majesté a la bonté de
s’en ressouvenir avec bienveillance.
Elle rit, puis le regarda émue.
– Vous aimiez le roi, mon
père ?
– Beaucoup, madame.
– Allez à Saint-Denis, parfois.
– Je viens de m’y recueillir.
De nouveau elle soupira.
– À vous, monsieur, je puis beaucoup
dire. J’ai en effet des choses graves à vous confier. Sachez tout
d’abord que mon influence est obscure ou nulle à la cour…
Il ne le croyait pas, mais n’en marqua
rien.
– Mon âme est libérée, mais ma parole
demeure serve des contingences qui la poursuivent. Tout du monde
m’est indifférent et je n’ai de désir que pour l’éternité. Reste
que l’adoration de l’Époux divin ne me ferme pas toujours les yeux
sur le siècle. Je crains, pour tout vous dire, que le roi, mon
neveu, ne soit incité par l’esprit des temps et par ceux qui le
conseillent au plus près, à manifester une coupable indulgence
touchant les hérétiques.
Elle respirait à petits coups hachés comme si
cette pensée l’oppressait, lui était insupportable.
– Je perdrais mon salut à demeurer tiède
quand je vois menacée la foi qui est la mienne et mon roi risquer
de manquer au serment de son sacre qui lui commande de la protéger.
Ne parle-t-on pas de donner carrière aux gens de la religion
réformée ? N’avions-nous pas suffisamment de soucis avec les
jansénistes ? On va jusqu’à évoquer un édit de tolérance… Je
ne saurais l’admettre. Je n’ai point de haine contre les
religionnaires ; je ne puis que prier et supplier le Seigneur
de les éclairer. Qu’ils reprennent le droit chemin et rentrent sous
l’autorité de notre sainte Église.
– J’entends ce que vous dites,
mais…
– Je comprends aisément que vous n’y
puissiez rien. Cependant, écoutez-moi. Mon éloignement du monde
n’empêche pas celui-ci de venir à moi. Le roi est entouré de bons
serviteurs et certains d’entre eux sont plus menacés que d’autres.
Je sais votre attachement pour M. de Sartine. Vous fûtes du
Secret du feu roi, mon père. Il me revient que de dangereuses
menaces risquent de le mettre à bas. Il faut l’aider,
monsieur ! Tout ce qu’il a accompli pour le service du roi et
la sauvegarde du royaume se retourne aujourd’hui contre lui. Les
attaques viennent de loin et font le lit de ce Necker, protestant
de Genève qui soupe avec l’archevêque ! Tout me laisse à
penser que votre dévouement peut aider notre ami. Me promettez-vous
de n’y point manquer ?
– C’est une tâche déjà engagée et je vous
donne ma parole que je la poursuivrai.
La petite forme semblait frémir.
– Oh ! Seigneur, aidez votre
serviteur. Prenez en compte ce monde qui me poursuit sans que je le
puisse tout à fait fuir ni m’en détourner.
– Madame, dit Nicolas ému, votre
influence et votre conseil pourraient-ils s’exercer sur le ministre
afin qu’il baisse sa garde et accepte de s’en remettre à ceux qui
ne veulent que son salut de bon serviteur de Sa
Majesté ?
– Je m’y efforcerai, monsieur, je m’y
efforcerai. Je vous le répète, mon influence ne s’étend guère
au-delà des novices de cette sainte maison. Je prendrai des moyens
de faire connaître mon conseil à M. de Sartine.
– Puis-je, madame, vous présenter une
requête ?
– Monsieur, je suis votre servante.
– J’enquête, depuis quelques jours, sur
une affaire dans laquelle je crains qu’on tente de compromettre le
ministre. Sa Majesté y tient la main. M’autorisez-vous, madame, à
lui faire part du souci qui est le vôtre à ce sujet ?
– Ne l’auriez-vous pas demandé, que j’en
aurais été déçue. Cela va de soi et je n’agis jamais hors la
volonté du roi, placé là où il est par la volonté de
Dieu !
Nicolas pensait que l’entrevue était achevée
et que la princesse allait le lui signifier. Trop au fait de
l’étiquette de cour, il savait qu’il ne pouvait, de lui-même,
rompre la conversation. Même carmélite, et soucieuse de l’être
absolument, Madame Louise ne l’eût sans doute pas compris.
Cependant, elle paraissait vouloir lui conter autre chose. Elle
joignit les mains et, les yeux clos, sembla prendre une
inspiration.
– Monsieur le marquis, je suis chargée
d’une mission plus particulière, même si le hasard est l’autre nom
de la providence…
Elle semblait gênée, cherchant ses mots.
Nicolas, interdit, écoutait cet exorde mystérieux.
– Je suis chargée d’une mission,
redit-elle, la voix à peine audible. Une de nos sœurs a souhaité
qu’on vous remît, comment dire ? qu’on vous transmît deux
témoignages de l’intérêt qu’elle porte à votre famille.
– Qui est-elle ? Puis-je le savoir,
madame ?
– Je n’ai pas… Je ne puis vous le dire,
non plus si elle est encore de ce monde. J’entends votre
étonnement. Je vais venir au fait.
Elle sortit de sa manche gauche deux objets
que, tout d’abord, Nicolas ne distingua pas et qu’il prit attendant
des explications.
– Vous trouverez dans ce rouleau,
dit-elle, parlant vite et butant sur les mots, un brevet de
lieutenant au régiment des carabiniers de Monsieur au nom de Louis
de Ranreuil, page de la grande écurie, votre fils, et la
finance42 qui en
justifie l’acquittement.
– Madame, je…
– Non ! Je n’y suis pour rien. C’est
notre sœur qui a voulu cela. J’ai juste poussé un peu la chose
auprès du roi. Vous le remercierez. Nul doute que votre fils
honorera la tradition des Ranreuil. Bon chien
chasse de race, comme aimait à le répéter le roi mon père.
Mais ce n’est pas tout…
Elle lui tendit un petit paquet carré
enveloppé de papier et qui lui sembla fort lourd quand il le
reçut.
– Ceci, commun dans nos maisons, est
l’œuvre de cette sœur à votre personnelle attention. Elle avait
demandé, enfin… vous prie, de le toujours porter sur vous. Ne me
posez pas de questions. Le carmel est lieu de silence et les
secrets du monde n’y ont plus place. Monsieur le marquis, je
prierai pour vous.
Elle se leva, le regarda avec une intensité
qui le frappa et disparut dans les profondeurs du couvent. Une main
invisible tira le rideau derrière la grille. Il demeura un moment
prostré dans son fauteuil, incapable de mesurer ce que signifiait
ce que la princesse venait de lui confier. Enfin, il sortit. Il
sentait dans la poche de poitrine de son habit le petit présent et
dans sa main les rouleaux de parchemin. Sans rien voir autour de
lui, et dédaignant les agaceries de Sémillante, qui manifestait sa
joie de le revoir, il sauta en selle et partit au grand galop. Il
dut surprendre la jument accoutumée à sa conduite courtoise, mais
ferme. Son cavalier marquait d’habitude ses volontés par de douces
pressions des cuisses, aussi s’étonna-t-elle d’être ainsi laissée à
elle-même. Elle l’emporta à un train d’enfer sans qu’il parût s’en
soucier. Ce n’est qu’à la porte Saint-Denis qu’il reprit conscience
et que son esprit bouleversé tenta de mettre un peu d’ordre dans
ses idées.