II
L’hôtel de Ravillois
« Car des chiens nombreux m’environnent, une troupe de scélérats m’assiège. »
Psaume XXII
Nicolas foulait maintenant un tapis d’orient élimé aux motifs compliqués et aux bords effrangés. Quel contraste avec les lambris rechampis en gris-blanc et leurs baguettes dorées. À droite et à gauche de la porte, le long des murs, deux cabinets en bois précieux marqueté reposaient sur des bâtis d’essence commune. Ils étaient semblables en tous points avec leurs motifs de rinceaux encadrés de filets, volutes, feuillages, fleurs et figures grotesques. Chacun comprenait une vingtaine de tiroirs encore plus ornés. Ces cabinets étaient de facture ancienne et détonnaient avec le style général de l’hôtel de Ravillois. La surprise du commissaire était si visible que le vieux valet qui les avait suivis intervint.
– Ah, oui ! Monsieur aimait ses vieux meubles. Il disait que ces antiques lui dissimulaient toutes ces crèmes et ces dorures qui l’écœuraient.
– Qui êtes-vous ? demanda Nicolas en lui posant la main sur le bras.
– Tiburce, Tiburce Mauras, monsieur, le valet de M. de Chamberlin. Nous étions frères de lait et élevés ensemble. Je ne l’ai jamais quitté.
Une larme roulait sur sa joue affaissée. Il baissa une tête couronnée de quelques cheveux blancs.
– Demeurez avec nous, vous pourrez nous être utile.
Il s’approcha du lit pour en faire lentement le tour. Il s’agenouilla et regarda dessous, tendit une main, s’allongea pour saisir quelque chose qu’il mit dans sa poche sans un mot. Il se releva et parcourut la pièce, s’arrêtant pour regarder tel ou tel objet. Il demeura un long moment devant la cheminée, à l’arrêt, l’air intrigué, avant de passer ses doigts sur la tablette. Il nota quelque chose dans son petit carnet noir. Il défila à pas lents devant les bibliothèques et se pencha pour contempler avec attention la ligne des in-folio. Il se porta devant la croisée pour contempler la perspective de la chambre.
– De cette déambulation, dit Bourdeau, que déduisez-vous ?
Le vouvoiement redevenait presque toujours de rigueur devant des étrangers, y compris Gévigland, ami du deuxième cercle.
– Quelques constatations et en conséquence quelques questions. Et un objet.
Il sortit de sa poche une petite bille de verre.
– Oh ! Une agate, s’écria le valet. Elle doit appartenir à M. Charles.
– M. Charles ?
– Oui, le petit-neveu de monsieur. Il venait souvent jouer ou lire ici. Monsieur l’aimait beaucoup.
– Voici un premier mystère éclairci, encore que…
– Que voulez-vous dire ?
– La bille a-t-elle roulé sous le lit ? L’a-t-on lancée ? A-t-elle été oubliée, égarée, tombée de la poche d’un enfant qui se dissimulait sous le lit ? Il pourrait y tenir, vu la taille du meuble.
– Ce détail me paraît bien innocent, mon ami, dit Gévigland.
– Pour lui, goguenarda Bourdeau, il n’y a pas de détail innocent. Jamais ! Ils sont tous coupables d’exister !
– Allons ! Aidez-moi plutôt à dégager le corps.
Ils saisirent à eux quatre le ciel du lit et le soulevèrent après avoir replié dessus les courtines. C’est à cet instant, juste avant de déposer l’ensemble sur le plancher, que Bourdeau signala que le cordon de la sonnette constitué d’une bande d’épaisse tapisserie n’était pas relié à l’ouverture dans le mur par lequel un mécanisme transmettait l’appel au service, mais avait été fortement attaché au châssis du ciel. Ainsi, c’est en tirant sur le cordon que M. de Chamberlin avait exercé la traction verticale qui avait déclenché la chute fatale.
– Bourdeau, ma foi, tu as raison, dit Nicolas, alors que le corps aux yeux encore ouverts apparaissait, le visage meurtri, offrant l’image d’une douloureuse surprise. Considérez la main gauche pendante et la droite levée vers la tête, sans doute après avoir sonné.
Nicolas, derechef à genoux, examina l’appareillage du baldaquin et l’endroit où les montants avaient cédé.
– Les meubles attaqués par les insectes, murmura-t-il comme pour lui-même, le sont par les parties inférieures ou latérales. Et d’ailleurs il n’y a point de traces de leurs dégâts. Ce n’est donc pas le cas. Pourtant quelque chose m’intrigue.
Il sortit de sa poche un petit canif argenté et considéra les vestiges des colonnes torses qui tenaient au ciel du lit. Il gratta avec une lame les endroits de la rupture et recueillit de petits fragments marron qu’il renifla, puis plaça dans un petit cornet fait avec une page empruntée à son carnet noir.
– Quelles conclusions à tout ceci ? demanda l’inspecteur.
– Les montants, d’évidence, ont été sciés et recollés à la colle d’ébéniste. Le travail a été dissimulé par un enduit composé de sciure et teinté au brou de noix. Cela pouvait tenir tant qu’on ne tirait pas trop fort dessus. Avec le cordon relié à l’ensemble, c’était une affaire assurée ! Ajoutons à cela qu’on a tranché en biseau pour faciliter la chute de l’ensemble vers la tête et non vers les pieds. Cela fleure une action bien pourpensée, et cela de longue main.
– Le piège pouvait échouer. Songez que le défunt aurait pu tirer la sonnette debout.
– Point, dit le valet. Il y en avait une autre dans l’angle près de la croisée. C’est celle-ci dont Monsieur usait lorsqu’il n’était pas couché. Notez qu’il était de nature fort impatient, se pendant au cordon avec force et plusieurs fois, sachant, par ailleurs, que je suis un peu sourd, surtout à cette musique-là.
– Nous voici édifiés ! Docteur, voulez-vous procéder à un examen plus complet du corps.
Il se retourna vers le valet.
– Il se trouve que nous vous avons laissé entendre bien des constatations qui se doivent de rester secrètes. Je vous demande d’en conserver avec scrupule la confidence. Puis-je compter sur votre discrétion ?
– Monsieur le commissaire, je ferai tout pour aider à découvrir celui qui a assassiné mon maître.

M. de Gévigland s’était mis au travail. Veste tombée, en gilet, il se penchait sur le corps du vieillard. Il observa les meurtrissures de la face, réfléchit un long moment avant d’examiner à nouveau le cadavre. Il se redressa, réfléchit encore un instant les bras croisés, puis se tourna vers Nicolas.
– Je puis vous apporter une certitude. Mon patient est mort d’une rupture interne, comme le prouve un épanchement sanguin abdominal dont le gonflement est perceptible au toucher. Sans aucun doute, étouffement dû au saisissement occasionné par la chute du baldaquin, panique, terreur, accélération du rythme du cœur et crise fatale.
– À vous en croire, il n’y a pas lieu à ouverture ?
– Ce serait supplicier un pauvre corps qui a droit désormais au repos.
– Je vous en laisse juge. Ainsi vous confirmez la nature accidentelle d’un trépas s’il n’avait pas été provoqué par une main criminelle ?
– Je l’affirme en effet. Il n’y aurait pas la position du bras droit et la torsion du buste, on pourrait supposer qu’un tiers a tiré sur le cordon de la sonnette. Mais ce n’est pas le cas.
– Donc…
– Donc, mort par arrêt du cœur consécutive à une émotion à la suite d’un piège diabolique installé pour tuer.
– Bon ! dit Bourdeau. Voilà une étape importante de franchie.
– Reste à déterminer, poursuivit Nicolas, l’heure approximative de la mort.
Le docteur de Gévigland médita un instant, consulta sa montre et compta sur ses doigts. Il revint au cadavre qu’il retourna. Il souleva la robe de nuit pour constater l’état du dos. Enfin il remit tout en ordre.
– Je puis vous donner des indications à ce sujet sans entrer dans des détails de peu d’intérêt. La rigor mortis est déjà très sensible. Durant cette période de l’année la température est douce. Or vous savez que la rigidité est d’autant plus rapide que la chaleur est élevée. D’autres effets interviennent, âge du patient, efforts avant le trépas ou hémorragie. Il y a conjugaison de tous ces facteurs. Je dirais que le décès pourrait être intervenu dans un laps de temps situé entre dix heures et minuit.
– Voilà qui est bel et bon, mais dégage une marge considérable qui ne nous facilitera guère la tâche.
Le vieux valet leva la main comme pour attirer l’attention.
– Hier, contrairement à ses habitudes, mon maître n’a pas sonné pour demander son infusion. J’en fus très étonné, attendant son appel à l’office. J’ai pensé que, fatigué, il s’était endormi.
– À quelle heure vous sonnait-il d’habitude ?
– Oh ! Entre neuf et dix heures. Jamais au-delà.
– Qu’importe, remarqua Bourdeau, puisque autant le vieux monsieur a lui-même déclenché sa mort !
– Les choses, mon ami, ne sont pas aussi simples et évidentes qu’il y paraît. Car entre le moment où nous sommes entrés et hier soir, il s’est passé beaucoup de choses dans cette chambre. Et en particulier, entre l’instant de la mort et le moment où le docteur de Gévigland a paru ce matin.
Il marcha vers la cheminée et se pencha à hauteur de sa tablette. Il appela ses compagnons à le rejoindre.
– Considérez à contre-jour la surface de cette tablette. Voyez-vous se dessiner deux rectangles ? Sur l’un des côtés, la ligne est effacée car on a enlevé les deux objets qui empêchaient la poussière de se déposer. De la poussière au point de laisser des traces très nettes. Pourquoi ? Monsieur Tiburce, le ménage n’est-il pas fait chaque jour ?
– Sans faute, monsieur le commissaire. Monsieur ne supportait pas la moindre poussière qui, disait-il, lui donnait des quintes de toux. Et cette demeure neuve en est emplie ! Vous savez, le plâtre…
– Voilà ! La chute du baldaquin et des courtines a levé un nuage de particules qui se sont déposées. Vous pouvez encore en relever les couches sur tout le mobilier…
– Pas partout, murmura Bourdeau, le bureau en est indemne. Il porte juste une coulure de chandelle.
– Peut-être un courant d’air venant de la croisée ? Ainsi, entre le moment où M. de Chamberlin a péri écrasé et celui où M. de Gévigland a pénétré ce matin dans l’appartement, il y a eu soustraction de deux objets déposés sur la cheminée. Compte tenu des traces laissées par la poussière, il devait s’agir de lettres. Monsieur Tiburce, auriez-vous quelques lumières à ce sujet ?
– Monsieur le commissaire, une certitude. Hier soir, vers six heures, j’ai vu mon maître vivant pour la dernière fois. J’ai remarqué sur la cheminée, car de loin je vois très bien, un pli cacheté et peut-être…
– Peut-être ?
– … l’exemplaire du nouveau testament dont j’ai tout lieu de croire que Monsieur venait de l’écrire de sa main, m’ayant chargé la veille de porter à son notaire un pli urgent qui semblait lui tenir à cœur. Il ne me dissimula pas son importance, me répétant mille recommandations au sujet de cette convocation. Ce fut le mot qu’il employa.
– Un soupçon sur le contenu de ce nouveau testament ?
– Point ! Mais qu’il voulût modifier ses dernières volontés, cela était, semble-t-il, clair dans son esprit.
– Qui est son notaire ?
– Maître Gondrillard, place Dauphine.
– Vous êtes certain qu’à six heures hier soir il n’y avait qu’un pli sur la cheminée ? Rien d’autre ?
– Rien d’autre.
– Aussi peut-on imaginer que votre maître a rédigé une seconde lettre entre six heures et sa mort. Comment le savoir ?
– C’est fort aisé, monsieur le commissaire.
Tiburce se dirigea vers la grande table et d’un petit vase céladon monté sur bronze sortit une des plumes qui y étaient fichées. Il la saisit à tâtons et en examina l’extrémité après avoir chaussé ses besicles.
– Monsieur le commissaire, je puis vous affirmer que mon maître a bien écrit après six heures du soir, hier. Il y a soixante ans que je taille ses plumes et il ne se sert jamais deux fois de la même. Hier, avant de le quitter, j’ai taillé celles-ci au canif et celle-là en particulier.
Il la tendit à Nicolas.
– Voyez vous-même….
Il passa son doigt sur l’extrémité noircie.
– Elle a servi. Elle est tachée d’encre et ses pointes sont émoussées. Ce que je dis est avéré.
– Ainsi donc, reprit Bourdeau, une certitude : deux documents reposaient sur cette cheminée, l’un pouvait être le testament nouveau et l’autre une pièce inconnue.
Nicolas soudain envisagea dans la muraille à gauche de la tête du lit une porte dissimulée dans la boiserie. Il la désigna au vieux valet.
– C’est le cabinet de toilette auquel succède une garde-robe.
Il poussa la porte et les invita à pénétrer dans une pièce étroite éclairée par une haute fenêtre. Elle contenait une table avec une cuvette alimentée par une petite fontaine. On y distinguait un bol, un rasoir, des brosses et des flacons de cristal. Une autre porte que Tiburce leur ouvrit donnait sur un petit réduit éclairé d’un œil-de-bœuf où s’alignaient deux meubles que Nicolas fut surpris de rencontrer côte à côte : une chaise percée et des lieux à l’angloise. La première était de bois avec un couvercle de velours rouge, les seconds consistaient en une auge de marbre munie d’une bonde portant soupape.
– Un réservoir disposé dans le plafond au-dessus, précisa Tiburce, permet de jeter l’eau qui chasse les matières et alimente une petite fontaine pour se laver les mains. Oh ! Je mesure votre étonnement de la présence de la chaise. Il se trouve que mon maître appréciait peu les nouveautés à la mode et entendait toujours user de son vieux meuble de famille ! Il n’y avait plus pour le service qu’à transvaser !
De retour dans la chambre, Tiburce et le docteur de Gévigland s’évertuèrent à dégager sur le palier les vestiges du baldaquin, excepté la partie à laquelle demeurait attaché le cordon de la sonnette et un élément de colonne torse scié que le commissaire sou haitait conserver. Puis ils se consacrèrent à la toilette funèbre du défunt. Nicolas et Bourdeau se mirent en mesure de trier les papiers qui pouvaient correspondre par leur nature à ceux que souhaitait récupérer le lieutenant général de police. Nicolas mesura vite la difficulté du choix. Certains documents dataient de plusieurs dizaines d’années alors que la plupart intéressaient des comptes de la Marine et des colonies en voie d’examen. Dans l’impossibilité de trancher, il prit ses dispositions pour tout rassembler.

La fouille des deux cabinets fut aussi entreprise. Nombre de tiroirs ne contenaient que des papiers personnels indifférents, mémoires de fournisseurs, objets brisés, besicles inutilisables et souvenirs de famille. Nicolas avait en mémoire un cabinet rapporté d’une campagne militaire en Allemagne par le marquis son père. Enfant, il aimait jouer avec les multiples tiroirs et avait fini par en découvrir le secret. Il suffisait de chercher. Se fondant sur son expérience limitée, il retira chaque tiroir de son logement, plongeant la main dans les profondeurs du meuble. Au bout d’un quart d’heure de recherches infructueuses sur le premier cabinet, un faux mouvement déclencha le mécanisme espéré : un montant vertical s’ouvrit et un étroit tiroir surgit. Hélas, il était vide. La seconde tentative sur l’autre meuble, encore plus longue, fut couronnée de succès. Le visage de l’une des figures grotesques s’enfonça, ouvrant un tiroir identique, mais disposé à un endroit différent.
Il y préleva un petit pli cacheté qu’il alla aussitôt comparer à l’une des empreintes de la cheminée. Le petit rectangle coïncidait exactement. Le mystère s’épaississait. Mille pensées contradictoires l’agitaient. Comment ce pli, dont tout semblait prouver qu’il avait été déposé sur la tablette, pouvait-il réapparaître dans le tiroir secret d’un cabinet ? Son contenu offrirait-il un début d’explication ? Il appela Bourdeau, l’entraîna vers la croisée, décacheta le pli et se mit à le lire à voix basse :
Moi, Edme, Charles, Louis, Henri, de Chamberlin, contrôleur général de la Marine, demeurant rue des Mathurins en l’hôtel de Ravillois, désigne comme exécuteur testamentaire de mon dernier testament, signé et scellé ce jour, que conserve Maître Gondrillard, mon notaire, place Dauphine à Paris, Sieur André Marie Patay, commis à la trésorerie générale de la Marine, demeurant au coin de la rue Plâtrière. Ce codicille complète la teneur du susdit testament établissant mes volontés dernières remis au dit notaire le mardi sixième de juin mille sept cent quatre-vingt.
Une signature, tremblée comme l’écriture de la notule, suivait.
– Voilà un papier que l’intéressé a curieusement antidaté. Et c’est aujourd’hui qu’il devait recevoir son notaire.
Nicolas tambourinait des doigts sur la vitre.
– Ou alors…
– Alors ?
– Tout indique qu’il y avait deux plis. Or nous ignorons ce que le plus petit contenait. Le grand était vraisemblablement le testament : mais l’autre ?
Bourdeau secoua la tête.
– Imaginons que M. de Chamberlin ait voulu prendre des précautions.
– Lesquelles ? Et pourquoi ? Je t’écoute.
– Il décide de modifier son testament. Que savons-nous de ses sentiments ? Quelle en est la cause ? Craint-il pour sa sûreté ? Soupçonne-t-il de méchants desseins contre lui ? Il est malade. Pressent-il une fin prochaine ? Il rédige alors ses nouvelles volontés, s’abstenant d’y faire figurer le nom de l’exécuteur testamentaire. Si celui-ci disparaît, l’autre pièce fera preuve qu’un second testament existe. Ainsi par cette tentative de sauvegarde il s’assure que, dans le cas où ses dernières volontés ne seraient pas connues, du moins saura-t-on qu’elles ont été soustraites.
– Compliment pour l’imagination ! Et comment aurait-on découvert le petit pli ?
– Tu l’as bien trouvé, toi !
– C’est le fait de mon expérience, dit Nicolas riant, qui est peu commune en la matière. Une bien piètre assurance ! Comment M. de Chamberlin était-il assuré que le papier resurgirait et, j’ajouterai, dans de bonnes mains ? Il y a là quelque chose qui nous échappe.
– Peut-être a-t-il dissimulé un autre exemplaire du testament ? La logique de tout cela conduirait à le penser.
– Il y a des occurrences particulières dans lesquelles la logique est loin de diriger nos actions. Il éprouvait sans doute des difficultés à écrire. Établir une seconde version d’une pièce d’autant plus longue que les legs, on peut le supposer, sont nombreux, est une tâche ardue dans ces conditions.
– Certes ! Les pauvres font plus court, eux qui n’ont rien à léguer !
Nicolas paraissait à nouveau plongé dans ses réflexions.
– Quelle conjoncture et quelles circonstances ? Elles sont à l’événement comme deux cercles concentriques. La conjoncture emprisonne les circonstances. La conjoncture influe sur l’événement. Elle incite à l’action sur l’événement, au choix, à la décision… Les deux cercles se recoupent, agissant l’un sur l’autre…
– Hum, dit Bourdeau goguenard, M. le marquis de Ranreuil me semble noblecouriser.
– Point du tout ! Apprends que dans les actions humaines ressort toujours une logique naturelle dont il est furieusement risqué de s’éloigner. Il faut remettre en place cette logique-là. Je crois que tu l’as approchée, mais trop d’éléments nous font encore défaut.
La ruse la mieux ourdie
Peut nuire à son auteur.
Nicolas maintenant considérait en soupirant les deux bibliothèques symétriques.
– Je crois, Pierre, qu’un travail fastidieux nous attend. Nous devons examiner tous ces volumes un par un. Tu prends celle de gauche, je me charge de celle de droite.
– Nous n’aurons garde d’y manquer, monseigneur !
Chaque volume fut posément saisi, ouvert, examiné et replacé avec soin. Nicolas, tout comme Bourdeau, vénérait les livres et rien n’aurait pu le conduire à les manier brutalement. Leur travail prit une bonne heure, sans résultat.
– Tu parais intrigué, dit Bourdeau, frappé de l’attitude de son ami, campé devant la bibliothèque qui lui était échue, le menton dans une main, les yeux fermés.
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas.
– Aveu rare s’il en fut !
Nicolas fit quelques pas pour considérer la bibliothèque de gauche.
– Considère ces deux meubles semblables. Partout où l’œil se porte, les ouvrages sont précisément classés selon un ordre alphabétique rigoureux. Je pressens qu’il ne s’agit pas ici d’une exposition ostentatoire de belles reliures qui témoignent parfois chez certaines gens d’un orgueil de rang ou de fortune… Tout montre que M. de Chamberlin pratiquait ses livres quotidiennement. On y rencontre des signets, de petits papiers de sa main avec des extraits. Bref, nous sommes devant un rassemblement de connaissances qui servait au plaisir d’un honnête homme. Alors dis-moi, que signifie le désordre de cette rangée ?
Il s’était déplacé vers la bibliothèque de droite et désignait la deuxième tablette à partir du sol. Bourdeau chaussa ses besicles et considéra la chose avec un intérêt croissant.
– Tu as raison. Quel désordre inattendu ! Il y a même des volumes à l’envers.
– Monsieur Tiburce, appela Nicolas.
– Monsieur le commissaire ?
– Vous semble-il habituel que des ouvrages soient disposés dans un tel désordre ?
– Cela n’arrive jamais. Mon maître ne tolère pas, ne tolérait pas, hélas !….
La respiration soudain lui manqua.
– Il ne supportait pas le moindre désordre dans ses livres. D’ailleurs personne n’avait le droit d’y porter la main. M. Charles, son petit-neveu, peut-être, et encore sous la surveillance de son grand-oncle.
– Avez-vous constaté l’état de cette rangée ?
– Non ! Si Monsieur avait vu cela !
Nicolas entreprit de relever dans son petit carnet noir ce qu’il venait d’apprendre.
– Quelqu’un, avança Bourdeau, nous aura précédés comme déjà pour les plis déposés sur la cheminée. Surpris, il aura en hâte replacé les volumes sans en respecter le classement. Voilà qui semble le plus probable.
– C’est une hypothèse qui a du corps. Je vais tout de même noter l’ordre ou le désordre constaté.
Il se mit à marmonner.
– Un livre retourné. Scarron, Érasme, Lesage, un Breton…
– Breton ! Lesage ?
– Oui, monsieur de Chinon, et de Sarzeau encore ! Près de chez moi. Regnard, un dictionnaire de l’Académie qui n’est pas à sa place vu son format. Hamilton, les Mémoires. Condillac. Un livre retourné, Euripide, Defoe, en anglais, Épicure, Salluste, Sénèque, Oresme, qui est-ce9 ? Piron. Encore un livre retourné. Leibniz, Anacréon, Nithard.
– Nithard ? Jamais entendu parler de ce coquin-là !
– Qui a écrit une Vie des fils de Louis le pieux.
– Quelle science !
Nicolas pouffa.
– Ah ! Je lisais seulement le titre. L’Imitation, Garnier, Ignace de Loyola…
– Ah ! Ton ami.
– Je ne réponds point. Rabelais, Ovide et, enfin, l’Odyssée. Ce désordonné ramas d’auteurs me semble bien étrange. Tu as sans doute raison. Quelqu’un a fouillé la bibliothèque et, surpris ou pressé par le temps, n’a pas eu le temps de remettre tout en ordre.

M. de Chamberlin, coiffé d’une grande perruque, dissimulant son crâne chauve, reposait maintenant sur une couche à l’ordonnance tant bien que mal restaurée. Deux chandeliers allumés avaient été posés sur chacune des tables de nuit. Ce mort aurait pu paraître paisible n’eussent été les yeux vitreux au travers des paupières entrouvertes qui fixaient maintenant le néant avec un effrayant rictus de la bouche. Une sorte d’appel à la vengeance, songea Nicolas qui revit à cet instant la cascade macabre des caves des Saints-Innocents.
– Tiburce, une question. Qui s’est chargé du transport du mobilier de votre maître depuis la Cité jusqu’à la rue des Mathurins ?
– Monsieur n’avait point le loisir ni la force de régler la chose. Mon service auprès de lui m’empêchait d’y pourvoir. C’est donc sa nièce qui a pris toutes les dispositions.
– De quelle manière ?
– Elle a fait quérir des crocheteurs. On en trouve toujours en maraude au coin de la Samaritaine et du quai de l’École. Une fois le prix discuté, ils ont appelé des charretiers avec lesquels ils sont en cheville.
– C’est vrai, dit Bourdeau, que dans cette ville les mutations sont perpétuelles. On déménage désormais aussi souvent que les filles de joie et l’on saute de rue en rue comme l’oiseau sur la branche.
– Et ce charretier, l’avez-vous vu au moment du transfert ?
– Certes. Monsieur ne souhaitait quitter son appartement qu’une fois ses effets enlevés. Et nous avons suivi le convoi dans sa voiture.
– Donc vous avez remarqué tout à loisir les plaques de fer peintes en jaune, attachées au collier des chevaux sur lesquelles on peut lire, en lettres et en chiffres noirs d’un pouce de hauteur, les numéros mais encore les noms et surnoms des propriétaires ?
– Bigre, lui murmura Bourdeau, je ne te savais pas si savant sur la réglementation ! D’où sors-tu tout cela ?
– Ah ! Consulte l’ordonnance de 1734. Vois-tu, j’ai fait ma bible du Traité de la Police de Delamare. Je m’y réfère chaque jour, rencontrant mille détails curieux et la mémoire de la ville.
– Monsieur le commissaire, répondit Tiburce, je vous assure que ce n’était pas le cas. J’aurais remarqué le fait, surtout que je suis descendu plusieurs fois du fait des embarras et pour jeter de l’eau… Je n’ai rien vu de tel. Des charrettes avec pancartes ? Aux chevaux… Ah, non !
– Les ordonnances de police sont faites pour être ignorées, commenta Bourdeau avec philosophie.
– Et comment, poursuivit Nicolas, a-t-on transporté ce monument à baldaquin ?
– Il se démonte fort aisément. Tout un jeu de chevilles de bois qui n’ont guère joué. Du beau travail des siècles passés. Le baldaquin, les quatre colonnes, le bâti, le sommier. Rien n’est plus facile.
– Démonté et remonté par les crocheteurs ?
– Ces bougres ont une grande dextérité dans ce maniement-là. Au reste un enfant s’en débrouillerait, seule la force lui manquerait.
– Comment avez-vous appris que Mme de Ravillois avait pris soin de ce déménagement ?
Un silence suivit qui pouvait passer pour un commentaire éloquent.
– Madame, bien qu’elle ait peu d’autorité au logis, se voit trop souvent contrainte de décider à la place de son époux retenu à la ville… Elle y pourvoit donc en dépit des agaceries de sa belle-mère qui… Enfin, des agaceries, le mot est faible.
– Qui ?
– Je m’entends, et vous constaterez par vous-même et assez vite ce que je me garde de préciser.
– Encore un point. Votre maître était-il satisfait de sa nouvelle installation ?
– Il en souffrait beaucoup. Cela ajoutait à ses maux. Il regrettait la Cité où il avait ses habitudes, le monde du Palais, des amis… Cet appartement ne lui convenait pas du tout. Il déplorait la hauteur des plafonds qui, disait-il, lui donnait le vertige, il s’y sentait étranger. Il regrettait les poutres basses et tortues de son logis sur l’Isle. Il ne cessait de répéter que tout craquait autour de lui. Sa seule satisfaction résidait dans la familiarité avec sa nièce et son petit-neveu, le seul qui de son vivant lui complut et qui lui manifesta de l’affection.
– Il y en a d’autres ?
– Oui, Armand, l’aîné. Vingt ans. Tout le portrait de son père. Plein de morgue, déjà débauché. Fiancé à une riche héritière, Mlle de Malairie…
Il se parlait à lui-même.
– … qui aura le même destin que celui de sa future belle-mère. Oh, oui ! Celui-là, il détestait le vieil homme, lequel d’ailleurs ne ratait jamais une occasion de tympaniser son caractère.
– Vous avez confié au docteur de Gévigland avoir craint qu’on attente à la vie de M. de Chamberlin. Voilà une bien grave accusation. À quoi songiez-vous en affirmant cela ?
– Je ne sais si je dois… J’ai surpris une querelle très violente entre Monsieur et son neveu Bougard. Il s’agissait de fait du prochain mariage d’Armand. C’est peu de dire que leurs avis divergeaient.
– En quoi ?
– Monsieur menaçait d’informer le père de Mlle de Malairie de l’état de fortune véridique de M. de Ravillois. Il soutenait que c’était insupportable fausseté et trahison de lui en conter aussi malhonnêtement à ce sujet. Qu’il y avait là manière de se comporter inacceptable et que, pour l’honneur d’un nom qui lui était précieux, il ne consentirait jamais à le tolérer, qu’il préviendrait M. de Malairie de cette situation. Cela finit par se conclure : il laissait à son neveu par alliance deux semaines pour prendre les dispositions nécessaires et rétablir la vérité.
– Et qu’a répondu M. de Ravillois devant cette sévère mise en garde ?
– Qu’il aviserait et rendrait compte de sa réflexion à Monsieur. Je l’ai croisé quittant cette pièce blême et les mâchoires serrées. Il détalait comme un égaré !
– À quand, dit Bourdeau, remonte cette prise de bec ?
– Une dizaine de jours.
On frappait à la porte. À pas menus, Tiburce alla s’enquérir, qui revint vers Nicolas.
– C’est maître Gondrillard, le notaire de Monsieur. Souvenez-vous qu’il était convoqué.
Nicolas consulta sa montre. Dieu que le temps passait vite, il était déjà quatre heures.
– Je vais le recevoir. A-t-il rencontré M. Bougard ?
– Je le crois, monsieur le commissaire, il est au fait de la mort de monsieur.

Le personnage qui entra dans la chambre surprit Nicolas. Son image ne correspondait pas à l’idée qu’il se faisait d’un notaire, espèce qu’il avait jadis beaucoup côtoyée. En habit gorge-de-pigeon, le col entouré d’une éblouissante cravate de dentelle, la chevelure frisée et poudrée à frimas, maître Gondrillard portait la coquetterie jusqu’à user avec un rien d’excès de la céruse et du carmin. Une certaine raideur trahissait une nature de vieux galantin. Sous la poudre, les fards, le satin, la dentelle et la soie, une cinquantaine bien sonnée perçait. Nicolas essayait d’imaginer les relations du vieillard et du tabellion. Il faudrait trouver une explication à cet appariement entre des individus si éloignés en apparence. Était-il établi sur des connivences, sur des bases communes ? Que fondait cette alliance ? Le vice ou la vertu ? Le notaire piétinait sur place, s’éventant de son tricorne et jetant des regards effarés sur le cadavre de M. de Chamberlin. Nicolas laissa se prolonger le silence qui autorisait un premier examen de l’homme à qui le défunt avait confié ses intérêts. Toujours cette première impression…
– Mon Dieu ! Monsieur… Monsieur ?
– Le lieutenant général de police a cru bon, au su des fonctions particulières de l’office de feu M. de Chamberlin, de m’envoyer relever les archives qu’il détenait et qui intéressent les intérêts de Sa Majesté. Puis-je apprendre à mon tour ce qui vous conduit ici, monsieur ? Monsieur ?
– Gondrillard, notaire de M. de Chamberlin. Mon client m’avait prié de venir le rencontrer cet après-midi.
– Et le pourquoi de cette invitation ?
L’intéressé jeta un regard de bas en haut sur les assistants d’un air tel que Nicolas en frémit d’irritation.
– Alors ?
– Permettez, permettez ! Quel ton, monsieur ! De quel droit vous avisez-vous d’interroger ainsi les gens ? Les usages de ma charge, le respect des familles et la discrétion qu’il impose… Bref, je n’ai rien à vous dire et vais de ce pas me retirer, puisque mon client n’est malheureusement plus en état de m’entendre.
– Ce serait par trop déraisonnable de votre part. Je serais vous, j’y renoncerais. Votre client est mort…
– Certes, je le sais et le vois, d’un malheureux accident.
– C’est en effet ce qui ressort. Je suis commissaire de police au Châtelet, magistrat, et voici mon adjoint et le médecin qui a constaté le décès. Je répète ma question.
Maître Gondrillard fit demi-tour et se porta d’un pas décidé vers la porte. Bourdeau, plus rapide, bondit devant lui, l’air résolu et les bras croisés.
– À votre place, dit Nicolas ironique, je ne me risquerais pas à irriter l’inspecteur. J’ai tout pouvoir pour vous contraindre, sachez-le. Toutefois, je vous crois raisonnable et j’attends patiemment votre réponse.
– Monsieur, je me plaindrai. Mes relations sont puissantes.
– Chanson connue et sans effet, mais libre à vous. Je me nomme Nicolas Le Floch, marquis de Ranreuil, commissaire aux affaires extraordinaires. Alors, j’attends et pour commencer remettez-moi le portefeuille que vous tenez sous votre bras. Sur-le-champ !
Le ton était tel qu’après une velléité de résistance le notaire obtempéra.
– Alors, monsieur, l’objet de cette convocation ?
– Évoquer la situation des placements de mon client.
Nicolas ouvrit le portefeuille. Il sut aussitôt qu’il contenait le premier testament de M. de Chamberlin, daté de septembre 1776.
– Vous n’avez pas fait entrer votre clerc ?
Gondrillard ne dissimula pas sa surprise.
– Comment savez-vous qu’il est là ? Il attend en bas…
– Ah ! Monsieur, ce serait une trop longue histoire, mais je connais les usages d’une étude. Un notaire qui vient dresser une minute, un nouveau testament par exemple, est toujours accompagné par son clerc, avec l’écritoire, l’encrier portatif, le papier, les plumes, le canif et la poudre à sécher. Et peut-être du ruban pour relier l’acte.
– Je vois que monsieur a sans doute pratiqué ?
Cela fut dit avec une hauteur méprisante.
– Je le reconnais bien volontiers, il n’y a pas de sot métier.
– Et il ne déroge point, dit Bourdeau, sardonique.
– Allons, monsieur, éclairez-nous. Quelle est la substance de ce document ?
– Que voulez-vous signifier par là ?
– Rien d’autre que ce que j’ai dit.
Le tabellion hésita un moment, puis céda.
– Bien… Mon client avait établi comme hoir universel de tout son bien sa nièce, Charlotte, née Ravillois.
– Le document est bien épais.
– C’est qu’en effet la fortune de M. de Chamberlin est considérable.
– Et le détail ?
Après avoir chaussé des besicles, le notaire feuilleta le testament.
– La richesse vient de loin dans cette famille. À l’origine, des offices en province, en Champagne notamment. Un trisaïeul sous les rois Valois, maître des eaux et forêts. Des opérations fructueuses avec des traitants durant la guerre de succession d’Espagne. Un grand-père trésorier général de la Marine. Enfant, M. de Chamberlin avait hérité cette charge à la mort de son père. Plus tard, il fit un échange fructueux et obtint le contrôle général. Une honnête administration, un patrimoine lentement amassé sans prodigalité et des alliances favorables ont fait le reste.
– Aussi ?
– Aussi, de l’argent sonnant en quantité chez différentes maisons de la place et à l’étranger, plusieurs immeubles à Paris, quartier Notre-Dame, place Maubert et au Gros-Caillou. Deux terrains rue de la Ville-l’Évêque et une petite maison à Choisy. Des terres en Champagne avec des bâtiments à Sézanne, Sompuy et Chapelaine. Enfin des rentes sur l’hôtel de ville, sur les aides et gabelles, le prévôt des marchands et sur plusieurs maisons à Troyes et Melun. Enfin des traites souscrites par Armand de Ravillois, l’aîné des petits-neveux, pour un montant de deux mille livres.
– Le menu des legs et libéralités ?
– Rentes viagères à tout son domestique de la maison de l’Isle de la Cité, portier, cocher, laveuse, cuisinière, pour le jardinier et le valet à Choisy. Et puis surtout…
Il jeta un coup d’œil sur Tiburce qui, près du lit, veillait son maître.
– … à son valet Tiburce Mauras, pour sa fidélité, sa maison de Choisy et cinq mille livres de rentes viagères, ainsi que toutes ses hardes.
On entendit Tiburce qui pleurait.
– Peste ! Voilà une faveur considérable, commenta Nicolas.
– En effet, et de plus en plus rare de nos jours. L’équité et l’ordre ne dominent pas toujours les volontés de nos contemporains. Tout va donc à Charlotte de Ravillois, excepté trois mille livres pour les pauvres de la paroisse de Choisy dont auront à disposer les messieurs de l’assemblée de Charité.
– Un exécuteur testamentaire est-il désigné ?
Le notaire consulta à nouveau le testament. Ne le connaissait-il point ?
– Je lis qu’il s’agit de Sieur André Marie Patay, commis à la Trésorerie générale de la Marine, demeurant rue du Plâtre. En outre le testateur lui lègue sa montre, un diamant monté en bague estimé à quatre mille cinq cents livres, son carrosse, ses chevaux et la totalité de sa bibliothèque.
– Le tout est, là aussi, considérable ! Mais je suppose qu’il ne fait qu’écorner le principal. Vous semblez étonné de ces stipulations ?
– C’est que, monsieur, je les découvre, n’ayant pas moi-même dressé cet acte. C’était mon père, décédé peu après, qui avait officié. M. de Chamberlin avait bien voulu selon l’usage me conserver sa pratique.
Tout s’éclairait. Bourdeau, qui avait dû éprouver le même sentiment que Nicolas, lui lança un regard entendu.
– C’est donc vous, monsieur, qui procéderiez à l’inventaire après décès en présence de M. Patay ?
– En effet. Je pense qu’il n’y a plus rien à vous apprendre. Puis-je me retirer ?
– Certes. Mais auparavant, une dernière formalité. Nous allons placer des scellés sur les deux cabinets et les tiroirs de la grande table, en précaution.
L’opération prit un certain temps. On trouva de la cire dans le tiroir de la table, des bandes de papier furent collées un peu partout, dûment scellées par les chevalières du notaire et du commissaire.
– Encore une chose, s’il vous plaît. Il va de soi que, pour le moment et jusqu’à la lecture du testament à la famille, cette conversation doit demeurer confidentielle.
Maître Gondrillard s’inclina sans que son geste puisse être interprété comme un assentiment ou un salut. Sans illusions, Nicolas se garda d’insister.
– Nicolas, dit M. de Gévigland. M’autorisez-vous à mon tour à prendre congé ? Mes malades m’attendent.
– Mon ami, j’ai grand scrupule de vous avoir ainsi retenu. Je vous libère en vous remerciant de votre si décisive intervention. Oserais-je vous prier de coucher par écrit vos conclusions concernant le décès de M. de Chamberlin ?
– Assurément. Et sachez que ma femme et moi vous espérons toujours à souper, vous et… M. Bourdeau.
Une fois le médecin sorti, Nicolas s’adressa à Tiburce.
– Tiburce, dit Nicolas, vous sentez-vous capable de conserver le secret sur tout ceci ? J’apprécierais aussi que dans les heures et les jours qui viennent, vous consentiez à être mes yeux et mes oreilles dans cette maison. Je suis assuré qu’il vous tient à cœur de découvrir qui a assassiné votre maître. J’enverrai un de mes gens surveiller la maison. Vous pourrez le cas échéant lui transmettre un message pour moi ou l’inspecteur Bourdeau.
– Et comment reconnaîtrai-je votre homme ?
– Point de souci, il paraît quand on le siffle. Un petit vas-y-dire l’accompagne souvent. J’y songe, encore quelques questions. Primo, qui est entré dans la chambre de votre maître dans la journée d’hier et lui-même a-t-il quitté son appartement ? Secundo, existe-t-il une échelle dans cette maison et où la range-t-on ? Des étrangers à la famille ou au service ont-ils pénétré dans l’hôtel dans la journée ? Tertio, quand M. de Chamberlin vous a-t-il sonné pour sa tisane la dernière fois ?
Tiburce se prit la tête à deux mains et exhala comme un gémissement de lassitude.
– Oh ! Je n’y survivrai pas… Pour répondre à vos premières questions, je suis assuré que personne n’a pénétré chez mon maître hier hors la femme de service en ma présence et le petit Charles. Monsieur, de plus en plus souffrant, n’est pas sorti sauf à se rendre dans son cabinet de toilette et sa garde-robe. Quant à l’échelle, il n’y en a pas, même qu’on doit en acheter une. Celles dont on a pu se servir ici appartenaient aux divers corps de métiers qui ont travaillé dans cet hôtel. Pour les étrangers, plusieurs invités étaient conviés hier soir au souper qu’offraient le maître de maison et Mme de Ravillois. J’ignore leur nombre et leurs noms. M. de Ravillois souhaitait que j’aide au service, mais mon maître s’en est irrité et me l’a interdit. Quant à la tisane, il m’a sonné pour la dernière fois avant-hier soir.
– Ainsi pas d’appel de service tout au long de la journée d’hier ?
– Non, je n’affirme pas cela ! Il m’a sonné à plusieurs reprises, mais chaque fois je l’ai trouvé dans son fauteuil, d’où on peut conclure qu’il avait usé du cordon placé près de la croisée.
– Je vous remercie, tout cela est fort clair.
Nicolas se tourna vers Bourdeau.
– Reste cet amas de papiers à remettre à Le Noir.
Bourdeau sourit.
– N’y prends garde, j’ai tout prévu. Deux exempts sont à tes ordres en bas avec une voiture. Ils se chargeront de tout jusqu’à l’hôtel de police.
Nicolas reconnut le souci habituel de son adjoint, qui savait toujours prévenir les nécessités du service. Depuis vingt ans à ses côtés, il incarnait l’image de la fidélité, de la compétence et souvent du salut. Il nota au passage que le lieutenant général de police, dans son débordement, avait tout organisé avant même qu’il entre dans son cabinet. Bourdeau descendit et revint avec deux hommes en noir qui sans un mot se saisirent des documents empilés. Les éléments du baldaquin leur furent aussi confiés avec recommandation de les remettre au père Marie, huissier du Grand Châtelet.
Tiburce ferma les contrevents, plongeant la chambre dans une obscurité seulement trouée par la lumière des deux chandelles. Après un dernier coup d’œil, les deux policiers quittèrent l’appartement de M. de Chamberlin. Alors qu’ils s’apprêtaient à rejoindre le rez-de-chaussée, un homme grand, la chevelure brune mêlée de gris, en habit feuille morte, les arrêta. Le commissaire fut frappé par son regard.
– Monsieur, je suis Richard Melot. Je suis commis à la ferme et bras droit de M. de Ravillois. Son épouse souhaiterait vous parler. Si vous voulez bien me suivre.

L’appartement de Mme de Ravillois se trouvait à l’opposé de la chambre de son oncle. Nicolas et Bourdeau furent introduits dans un boudoir très clair aux murs tendus de cotonnades fleuries. D’un coup d’œil ils envisagèrent la scène qui se présentait. Une femme était assise dans un canapé couleur jonquille. Elle semblait menue et comme bossue dans l’abandon de son attitude. Elle présentait un visage très pâle aux joues un peu trop rebondies avec de grands yeux sombres profondément espacés. La bouche, sur des dents serrées, ne s’abandonnait pas. Elle donnait l’impression de fixer un spectacle invisible perdu dans le vide. En l’absence de fard, son teint éblouissant ressortait d’autant. Aucun bijou ne la parait, sinon un collier et des bracelets de tissus. Sa robe de soie ruchée vert sombre, et son manteau léger de soie noire dont la capuche en mantille glissait sur des cheveux tressés à l’ancienne, ajoutaient encore à l’étrangeté de cette figure de madone. Près d’elle, un enfant lui tenait la taille comme pour la protéger, les jambes à demi fléchies, en culotte et justaucorps de velours noir. La famille portait-elle déjà le deuil ? Le groupe ainsi formé frappa Nicolas comme un tableau. Cette femme était-elle belle ? Aucune réponse ne s’imposait tant son apparence était surprenante. Il s’approcha et s’inclina. La statue hocha la tête.
– Madame, vous avez souhaité me parler.
– Oui, dit le commis. Elle apprécierait de vous entendre sur les circonstances.
Nicolas n’aimait pas qu’on se substitue ainsi à son interlocuteur.
– Monsieur, je suis au désespoir d’apprendre que mon oncle est supposé avoir été assassiné.
Ah ! songea Nicolas. On pouvait remercier le notaire. À peine sorti de l’appartement de M. de Chamberlin il avait dû se mettre à gloser.
– Madame, j’ai le regret de confirmer qu’il y a apparence que la mort accidentelle de votre oncle ait été provoquée par malignité.
Elle se tamponna les yeux un long moment et enfin regarda le commissaire. Ce faisant, le mouchoir tomba, que Nicolas ramassa. Elle le remercia et en se relevant Nicolas fut frappé par l’attitude de l’enfant. Un page protégeant sa reine.
– Et quelles conséquences cette affirmation recèle-t-elle ?
– L’ouverture d’une enquête. Le corps de votre oncle a été examiné par son médecin.
– Est-il bien fondé à en juger ? dit M. Melot. Ne serait-il pas plus avisé d’en consulter d’autres ? En ces matières les erreurs abondent et, pour le coup, sont de conséquence.
– Monsieur, je ne doute pas de votre expérience dans ce domaine, ce n’est pas l’examen du cadavre qui a établi notre certitude. Madame, notre conviction ressort d’une autre constatation.
– Et quelle est-elle ? De quel ordre ?
– Elle sera présentée au Magistrat et soumise aux juges qui auront à évoquer la cause.
Elle ne manifesta rien à cette absence de réponse. L’enfant se serra contre elle, caressant sa chevelure contre la joue de sa mère.
– Et le corps de mon cher oncle ?
Elle s’essuya à nouveau les yeux.
– La famille pourra en disposer et organiser ses funérailles. La dépouille ne peut en rien aider la justice. Madame, hier soir vous receviez. Puis-je connaître les noms des invités conviés ?
– Ces détails sont-ils vraiment nécessaires ? intervint derechef le commis.
– Madame…
– Laissez, Richard, puisqu’il le faut… Étaient présents mon époux, moi-même, Armand mon fils aîné, M. Melot ici présent, le comte de Besenval et M. de Sainte-James.
– Votre belle-mère ?
Le regard se fit lointain.
– Mme Bougard s’abstient de paraître aux soupers conviés.
– Le comte de Besenval est-il de vos intimes ?
– Il est en affaires avec mon époux.
– Dans quel domaine, je vous prie ?
– Les objets de curiosité, les porcelaines des Indes orientales. M. de Ravillois envisage de se séparer de pièces rares.
– Fait-il lui-même collection ? Un cabinet de curiosités ?
– Non, monsieur, dit Melot, il s’agit d’objets provenant de la succession des parents de Mme de Ravillois.
– Madame, qui pouvait selon vous en vouloir à votre oncle ?
Elle soupira en remuant la tête comme si elle entendait écarter de fâcheuses visions.
– Monsieur, j’aurai garde d’accuser quiconque. Mon oncle était parfois d’un caractère difficile… Il lui échappait des mots cruels dont il ne faisait pas mystère. Par ses fonctions de contrôleur général au cours desquelles il a eu à traiter d’affaires… délicates, bien des réputations ont été ruinées et il a dû s’attirer des haines. On vous dira aussi que des questions d’intérêt l’ont opposé à mon époux et surtout à ma belle-mère, dont l’acrimonie est sans pareille… Mais de tout cela rien qui ne sorte de l’ordinaire d’une famille.
Certes, pensa Nicolas, mais la chose était dite. Elle se moucha et lui jeta un regard à nouveau perdu dans le vide.
– Madame, je me retire sans prolonger un entretien qui accroît votre peine. Nous nous reverrons à loisir. Ah !…
Il s’approcha de l’enfant, sortit de sa poche la bille d’agate, et la lui tendit.
– Cet objet, Charles je crois, vous appartient. Vous l’aviez sans doute perdu dans la chambre de votre grand-oncle.
L’enfant dissimula sa tête dans les étoffes de sa mère sans répondre. Nicolas déposa l’objet sur le guéridon.
Ils sortirent. En bas de l’escalier, M. de Ravillois les attendait.
– Ainsi, vous en avez achevé !
Feignait-il de croire que la thèse de l’accident prévalait ?
– J’ose avancer que l’écho vous a sans doute averti que vous pouviez disposer du corps du défunt. Cependant, des scellés ont été apposés sur ses meubles. Sachez que l’enquête va se poursuivre afin de déterminer comment et par qui votre oncle par alliance a été assassiné. Jusqu’à sa conclusion, et par égard pour votre famille et sa réputation, nous entourerons nos nécessaires recherches de la plus totale discrétion. En contrepartie, vous voudrez vous livrer sans opposition aux investigations qui vont se poursuivre ici et ailleurs.
M. de Ravillois opposa un front serein à ces propos. Il les salua sans les commenter. Son léger sourire déplut fort à Nicolas. Dans la rue des Mathurins, il consulta sa montre ; il était déjà six heures. La faim soudain le tenailla. Il regarda Bourdeau qui, devant sa mine, éclata de rire.
– Oh ! La belle figure de loup affamé. Si j’en crois mon propre cas, il convient d’envisager au plus vite. J’ai bien une idée… Si nous allions chez Ramponeau ?
– Ramponeau ? À la Courtille ?
– Non, aux Porcherons.
– C’est vrai qu’il est maître de deux établissements. L’idée est bonne. J’espère seulement qu’il n’y aura pas trop de presse. Tu sais que le lundi tout un peuple prolonge le dimanche, et du plus agité.
– Il n’en est pas de plus querelleur que dans ces faubourgs.
– Tiens donc, te voici critiquant le peuple !
– On ne doit lui disputer ses droits, mais il doit respecter ses devoirs. Sinon il faut les lui imposer.
– Que voilà une bien romaine sentence ! Quelle différence avec le pouvoir monarchique ?
– Que dans mon esprit, c’est le peuple qui est souverain et impose la force de la loi. La violer, c’est se dresser contre la volonté souveraine.

Ils empruntèrent la rue de la Chaussée d’Antin, pénétrant plus avant dans le faubourg, puis, à main droite, la rue Saint-Lazare. Au moment où ils parvenaient près de Notre-Dame de Lorette pour remonter la rue des Martyrs, leur voiture ralentit et se vit soudain environnée d’une foule grondante et gesticulante. Elle s’arrêta au milieu d’une troupe de mendiants, chiffonniers, revendeurs, qui parlaient et criaient. Nicolas baissa la glace pour voir ce qui se passait. Il nota la présence d’ouvriers et de beaucoup d’hommes et de femmes pris de boisson. Il repéra aussi sous le porche d’une maison une mouche qu’il connaissait et qui surveillait la scène. Un homme en tablier de savetier qui braillait s’approcha.
– Mon ami, dit Nicolas, Quelle est l’origine de ce tumulte ? La voie est-elle bloquée ?
– Est-ce que j’ai une tête à être ton ami, mon bourgeois ? Tu vas passer ton chemin et vite, sinon…
Une vieille femme toute de noir vêtue s’approcha et à mi-voix s’adressa à Nicolas, l’air effrayé.
– Faites détour, monsieur, je vous en supplie. Il y a du danger à poursuivre, je vous l’assure.
– Mais enfin, qu’y a-t-il ? demanda Bourdeau.
– Ce sont deux frères qui ont été exécutés ce matin par le bourreau à la grève. Le plus âgé n’avait pas vingt ans. Ils ont été rompus par jugement de la chambre criminelle, à ce qu’on dit.
– Et quel était leur crime ?
– Ils avaient dépouillé avec menaces de mort un marchand revendeur qui rentrait chez lui de nuit.
L’homme écoutait leur dialogue et montra le poing.
– Et dire qu’ils n’ont volé que quinze livres et que le revendeur n’a même pas crevé !
– Il faut bien dire, messieurs, reprit la vieille, que la foule ce matin gémissait en les voyant si jeunes, implorant jusqu’au bout la clémence. Qu’on raconte qu’ils ont excité la pitié du peuple, tant jeunes et beaux qu’ils étaient, et pleurant dans les bras l’un de l’autre que c’était misère. Leurs corps sont exposés à l’endroit de leur crime et la foule gronde à faire frémir.
Soudain l’ouvrier qui leur avait intimé de déguerpir se mit à désigner la voiture en hurlant.
– C’est un fiacre de la pousse. Je le reconnais.
À bas la pousse ! À mort ! À mort !
Aussitôt la caisse fut bombardée de pierres, de bouteilles et de crottin et les glaces furent brisées. N’eût été l’esprit de décision de leur cocher qui distribua de droite et de gauche de cinglants coups de fouet et poussa l’attelage pour les dégager, nul doute que cette populace irritée leur aurait fait un mauvais parti.
– Le faubourg tient ses promesses, commenta Nicolas en époussetant les débris de verre qui le couvraient. Quelle journée !
– Le peuple devrait se maîtriser, mais il y a sans doute une erreur à le provoquer ainsi.
– La justice se doit de donner l’exemple.
– À condition que ses jugements soient exemplaires. On ne gradue pas assez les peines. La victime aurait été tuée, quelle sanction leur était impartie ?
– La même, hélas !
– Quel est le meilleur médecin, celui qui guérit la maladie ou celui qui la prévient ? On ne corrige pas celui qu’on punit, on espère corriger les autres à travers lui. Le droit est une science faite pour les puissants ; il leur apprend jusqu’à quel point ils peuvent violer la loi sans choquer leurs intérêts.
Nicolas ne souhaitait pas s’engager dans un tel débat, même s’il ressentait au fond de lui le bien-fondé des remarques de Bourdeau.
– Notre Ramponeau ne s’est donc pas contenté de son Tambour royal.
– C’est un fieffé malin, comme certains qui savent comment changer le sujet de la conversation…
– Mille reparties me viennent à l’esprit plus spirituelles les unes que les autres, mais va. Donc ton fieffé ?
– … a voulu multiplier son profit et a ouvert, il y a dix ans, cette deuxième guinguette au pied de la butte aux Martyrs10 après avoir décuplé ses proprié tés en vignobles autour de la ville. Il a fait florès en vendant des vins.
– Non grevés de taxes.
– Connais-tu les tarifs dans les cabarets hors les murs ?
– Non.
– Trois sols, alors qu’en ville rien en dessous de six sols la pinte !
– Et de surcroît, le lieu est bien choisi. Sais-tu que les recruteurs opèrent désormais dans ce nouveau quartier ?
– Dès lors que la multiplication des guinguettes et l’afflux des chalands favorisent leur entreprise, il n’est pas étonnant qu’ils aient presque abandonné le quai de la Ferraille.
Soudain Bourdeau fut frappé par l’attitude pensive de Nicolas.
– Ce sont ces deux petits massacrés ? Tu as vu trop de cadavres depuis ce matin.
– Non pas, ils font partie de la même danse à laquelle nous serons un jour invités. On ne voit point deux fois le rivage des morts… Pour s’apprivoiser à la camarde, rien de mieux que de s’en avoisiner. Plusieurs faits m’obsèdent, une échelle qui n’existe pas, une bille trop évidente et encore autre chose dont je ne me souviens pas.