Plan de paix, fin de l’été-automne 1943
Extraits de diverses déclarations programmatiques de Gœrdeler (1886-1945), chef de file de la résistance civile conservatrice, visant au rétablissement d’une vie politique fondée sur le droit et les valeurs morales. Dans ce mémoire, Gœrdeler plaide pour une Allemagne forte conçue comme un rempart contre la puissance de la Russie.
Nous partons de ces prémisses :
— Que l’Allemagne doit être moralement et matériellement forte dans l’intérêt du peuple allemand, des peuples de l’Europe et de la paix du monde.
— Qu’entre l’Angleterre et la Russie il existe des conflits d’intérêts, de l’Asie de l’Est à la Méditerranée, et de la Méditerranée à l’Atlantique Nord, qui reposent sur les circonstances.
— Que l’Europe a besoin de sécurité contre la force supérieure de la Russie.
— Qu’à l’heure actuelle cette sécurité ne peut être garantie durablement que par l’Angleterre ou l’Allemagne.
— Qu’il est douteux que l’Amérique puisse rendre disponibles des forces permanentes pour assurer cette sécurité.
— Qu’il est donc raisonnable et nécessaire de mettre en œuvre entre l’Angleterre et l’Allemagne la communauté naturelle d’intérêts satisfaisant à tous ces préalables.
— Que cette mise en œuvre ne saurait être possible que si tous les peuples européens se rassemblent dans une ligue éternelle de paix dans la liberté et l’indépendance, sans que ni l’Allemagne ni aucune autre puissance ne prétendent à la suprématie.
— Qu’aucune nation blanche ne saurait aider le Japon dans son expansion aux dépens d’autres nations blanches ou de la Chine.
— Et que, de surcroît, le monde entier a besoin de coopération économique pour mettre de l’ordre dans ses finances, assurer l’emploi et restaurer les bases de la prospérité.
L’Allemagne doit rétablir la justice et la dignité chez elle. Elle le doit à son honneur et aux autres. Elle ne peut recouvrer sa santé spirituelle que si elle châtie elle- même ceux qui ont attenté à la loi, ainsi que les atteintes au droit international. Il est donc urgent de mettre en garde contre toute idée de laisser à une tierce partie ou à une cour internationale le soin d’administrer ce châtiment. Même les Allemands qui haïssent et méprisent les atteintes au renom de l’Allemagne perpétrées par des Allemands, et qui sont disposés à prononcer les peines justes – ou plutôt, précisément ces Allemands-là – rejetteront obstinément toute participation d’un tiers à l’administration de ces peines. Les sentiments des populations victimisées sont parfaitement compréhensibles à ces Allemands, au vu des crimes monstrueux, uniques dans l’histoire, que Hitler et ses hommes de main ont commis. Mais la raison et une responsabilité envers l’avenir exigent de faire échec à ces sentiments. Libre à tout le monde, bien entendu, et à tout gouvernement de porter une accusation contre des criminels allemands, et le plaignant sera informé des mesures qui seront prises en conséquence. Il ne saurait y avoir non plus la moindre objection à la présence d’un représentant officiel de la nation victimisée au cours du procès public. De surcroît, la nature publique de ces procès sera garantie, assurant ainsi l’occasion d’en vérifier la sincérité. Après le malheur terrible dans lequel Hitler a plongé le peuple allemand, il ne fait pas de doute que les cours allemandes seront plus enclines à la sévérité qu’à la clémence.
L’importance d’une Allemagne suffisamment forte procède encore une fois de la nécessité de défendre au moins le Reich allemand contre la pression permanente de la gigantesque puissance russe. Cela implique à son tour la nécessité de préserver l’existence territoriale de l’Allemagne qui s’est révélée raisonnable et nécessaire tout au long de l’histoire.
Tout plan de partage de l’Allemagne créera un regain de tension en Allemagne et donc en Europe. Après tout, l’Allemagne se situe au cœur du Continent. S’agissant des frontières de l’Allemagne, voici ce qui est envisagé :
À l’est, à peu près les frontières du Reich en 1914.
Au sud : la frontière reconnue lors de la conférence de Munich de 1938, y compris l’Autriche ; de plus le Sud-Tyrol, région purement allemande, devrait revenir à l’Allemagne jusqu’à la frontière de Bozen-Meran. La domination italienne n’y a créé que rancœur et arriération.
À l’ouest : la question de l’Alsace-Lorraine est très difficile à résoudre. Le calme ne reviendra jamais si l’Alsace-Lorraine, sous son ancienne forme, est accordée à l’Allemagne ou à la France. Il existe deux autres possibilités :
— L’Alsace-Lorraine peut devenir un pays autonome, peut-être en s’inspirant de la Suisse.
— Ou une commission neutre peut déterminer la frontière linguistique telle qu’elle existait en 1918 et en 1938. La frontière franco-allemande passerait alors entre ces deux lignes. Dans ce second cas, l’Allemagne accorderait une très large autonomie à l’Alsace- Lorraine. Cette concession repose autant sur les circonstances actuelles que sur nos convictions et nos objectifs.
Au nord : la frontière avec le Danemark devrait être déterminée de la même façon qu’à l’ouest.
En tout état de cause, les frontières internes de l’Europe joueront un rôle toujours moins important au sein de la fédération européenne vers laquelle nous devons aller.
Cette communauté territoriale du Reich allemand présuppose une entente avec la Pologne. Pour autant qu’on en puisse juger aujourd’hui, la pérennité de la Pologne suppose que le front allemand à l’est maintienne la frontière orientale de la Pologne en 1938. Si le front s’effondre, la Pologne est perdue au profit de la Russie. Nous comprenons fort bien l’indignation et l’amertume du peuple polonais après tout ce qui est arrivé. Nous éprouverions la même chose. Mais là encore la responsabilité envers l’avenir exige qu’on empêche ces sentiments de jouer un rôle dominant. Ils doivent être subordonnés à des processus ordonnés : châtiment des criminels et réparations par coopération. La Pologne peut recevoir un substitut de la Prusse occidentale et de la Posnanie à travers une union fédérale avec la Lituanie. Cela profiterait aux deux peuples, et la Pologne disposerait ainsi d’un accès à la mer. Une pareille union a de fait existé dans les siècles passés ; elle a volé en éclats sur des questions dynastiques. De telles tensions n’existent plus aujourd’hui, ou elles sont surmontables. De plus, la possibilité existe de garantir les relations avec le commerce et le trafic mondiaux à travers les ports allemands. À l’avenir, les relations de ce genre ne se limiteront plus à des arrangements militaires. Car de l’instauration d’une paix durable dépend la survie de tous les peuples d’Europe ou leur disparition.
Aussi faut-il espérer que progressivement, dans le sillage de ces expériences terribles et douloureuses, la relation entre l’Allemagne et la Pologne trouve une solution. En tout état de cause, nous serons prêts à apporter toute l’aide possible à la Pologne aujourd’hui, pour panser ses blessures, et à l’avenir.
La réparation des dégâts infligés aux Européens et aux autres peuples est impensable. Dès avant la guerre actuelle, Hitler avait contracté d’énormes dettes au nom de l’Allemagne. L’admiration que d’autres peuples ont vouée à Hitler dans ce domaine d’activités a été fatale au peuple allemand. L’Allemagne partage avec le monde entier l’immense fardeau des dettes de cette malheureuse guerre. Mais les destructions causées par cette guerre sont déjà plus amples en Allemagne qu’en aucune autre partie de l’Europe. Il est donc physiquement impossible à l’Allemagne d’engager la reconstruction dans d’autres pays, parallèlement à la reconstruction intérieure, qui demandera plusieurs générations.
Nous suggérons donc un projet dans l’intérêt tant de la détente émotionnelle que de l’aide tangible à l’Europe : une communauté européenne chargée de la reconstruction, à laquelle chaque État européen participerait au prorata de ses ressources.
Nous n’avons rien à dire sur les conflits d’intérêts entre l’Angleterre et la Russie : ils existent. Au XIXe siècle, ils ont été neutralisés à la faveur de l’équilibre des puissances en Europe. Malgré cet équilibre, il y a eu des conflits armés : la guerre de Crimée, par exemple. En 1918, l’Angleterre pouvait accepter à la légère l’humiliation de l’Allemagne, parce que la puissance russe semblait avoir été éliminée durablement. Aujourd’hui, cependant, on ne saurait douter de la récupération de la Russie. Certes, la Russie est elle aussi gravement affaiblie par cette guerre. Mais, étant proche de la nature, le peuple russe compense ces pertes plus rapidement que ne le peuvent les peuples européens plus délicats.
Pour l’heure, la Russie est gouvernée par un système uniformément bolcheviste. Même les Russes ne peuvent fermer les yeux sur le fait que le bolchevisme tue toute aspiration et toute initiative chez l’homme. Aussi ont-ils de plus en plus dilué le communisme. Mais cela arrive après que le peuple a eu le temps de faire l’expérience amère du système sous le communisme. Si la Russie actuelle assied sa suprématie sur l’Europe, les peuples d’Europe centrale et d’Europe de l’Ouest, affaiblis par la guerre, mus par les émotions, confrontés à des tâches presque insurmontables, seront la proie du communisme radical. Ce serait la mort de la culture européenne et de l’Europe elle-même comme entité. Ce serait aussi un grand danger pour l’Angleterre. Mais la Russie sera plus dangereuse encore si elle retrouve progressivement le chemin des vraies lois de l’économie et de l’art de gouverner. Car alors sa puissance ne cessera de croître. La Russie est l’unique pays sur terre qui puisse menacer l’Empire britannique sans grande flotte. Il appartient bien entendu à l’Angleterre d’examiner cette situation et d’en tirer la conclusion qui s’impose à ses yeux dans son intérêt. Nous ne pouvons que donner notre opinion : que tous les peuples européens à l’ouest de la Russie doivent se protéger contre la suprématie et l’hégémonie russes.
Ni la France, ni l’Italie ni une union de petits peuples ne sauraient actuellement garantir cette sécurité. L’Allemagne le peut encore, si elle envoie les criminels au diable tant qu’il en est encore temps, les punit, et que l’Angleterre et l’Amérique lui permettent de liquider la guerre avant un effondrement. L’exigence d’une reddition sans conditions est un obstacle à cette issue [...].
L’Allemagne observe avec satisfaction que l’Amérique continuera de s’intéresser aux affaires européennes après cette guerre. L’Allemagne est convaincue que prétendre que l’Amérique cherche à prendre pied en Europe ou en Afrique ne tient pas debout. Nous ne croyons pas non plus réellement qu’en Amérique on imagine un tant soit peu sérieusement d’administrer l’Allemagne avec les forces américaines, de réformer ses écoles ou de refaire de l’Allemagne un pays sain. Si nous, Allemands, qui luttons pour sauver notre patrie d’une faillite morale et physique, étions des matérialistes sans conscience, nous pourrions accepter calmement cette intention américaine, qui nous a été communiquée plus d’une fois. Car il apparaîtrait vite que c’est une solution coûteuse pour l’Amérique, dangereuse et finalement irréalisable. Autrement dit, l’Amérique assumerait la responsabilité totale de la misère en Allemagne et de la reconstruction du pays, et soulagerait ainsi l’Allemagne de ce fardeau. Or, pour des raisons idéalistes, nous rejetons fermement l’idée qu’un autre peuple se charge de notre santé [...].
Il ne faut pas non plus perdre de vue que l’Amérique ne contribuera pas éternellement à la sécurité de l’Europe contre la Russie. Et il nous semble donc que l’heure est enfin venue de réaliser la communauté d’intérêts pour laquelle des Anglais clairvoyants et des Allemands intelligents se battent depuis plus de cinquante ans [...].
Il nous semble que l’union des Européens dans une fédération européenne est indispensable. L’objectif d’un tel dispositif doit être de sauvegarder l’Europe contre toute répétition d’une guerre européenne. Toute guerre européenne est un suicide pur et simple. L’heure est venue de traduire cette pensée idéaliste en réalité, car la réalité de la situation conforte l’idéal.
Nous recommandons de procéder par étapes :
Un conseil économique européen, qui siégerait en permanence, devrait se préoccuper d’abord d’éliminer les obstacles au commerce, de mettre en place des règles de circulation et des règles commerciales uniformes, de supprimer les frontières douanières, etc. Quand ce processus sera assez avancé, seront fondées des organisations politiques communes ; par exemple :
— un ministère européen de l’Économie
— une armée européenne
— un ministère européen des Affaires étrangères.
Il ne sera pas difficile de s’entendre sur les détails. Nous sommes prêts à tous les degrés de coopération, y compris à une méthode plus rapide si elle se révèle utile. En tout cas, l’indépendance et la liberté de décision de chacun des pays membres forment la seule base possible d’une communauté européenne.
La paix en Europe doit être assurée par un processus d’arbitrage, où toutes les décisions se fondent sur le consentement commun [...].
Au-delà de l’Union des peuples européens, le monde a besoin de la coopération de tous les peuples. À défaut, telle ou telle grande nation sera exposée au marasme, au chômage et à la pauvreté. Cette détresse d’un pays ne manquera pas, à son tour, d’avoir des répercussions sur les autres. La coopération exige que, pour commencer, chaque pays mette de l’ordre dans ses finances. Car la solidité des finances publiques est le premier préalable d’une devise stable. La stabilité des monnaies est à son tour la condition sine qua non du rétablissement du commerce mondial. En principe, ce commerce devrait être aussi libre que possible – les modalités devant en être débattues et précisées. Afin d’accélérer cette évolution, une banque mondiale est nécessaire. Nous avons pris connaissance avec grand intérêt des suggestions Anglaises et Américaines en ce domaine, et nous y voyons une bonne base sur laquelle nous sommes assurément disposés à coopérer.
Quant à la future constitution politique de l’Allemagne, nous pouvons dire certaines choses avec certitude et en esquisser d’autres à grands traits.
Cet État futur garantira à nouveau les droits et la liberté de l’individu ; il rétablira la liberté de conscience, la liberté de pensée, la liberté de la presse ; il sera fondé sur la participation et le contrôle démocratiques. Mais il doit aussi tenir compte des leçons du passé. Les institutions démocratiques ne sauraient être mises en place qu’en prenant des mesures pour restaurer une base légale, punir les criminels et rendre sa maturité politique au peuple allemand. Nous ne saurions dire encore de quel type d’organisation politique au sommet l’Allemagne sera pourvue. Il est clair à nos yeux que seule une monarchie parlementaire peut assurer à l’Allemagne une tranquillité intérieure au plus vite et la préparer à ses tâches coopératives. Mais nous ne savons pas comment l’opinion populaire évoluera sur cette question.
L’essentiel est que l’Allemagne rompe sans équivoque avec le centralisme et restaure la bonne et robuste administration locale des communautés, des districts administratifs et des Länder. La Prusse fusionnera avec le Reich. Les provinces prussiennes cesseront d’exister. Les Länder mis en place jouiront d’une large autonomie, tout comme les communautés. De ce fait, le rôle du gouvernement central du Reich et de la représentation politique centrale se réduira au strict nécessaire pour assurer la cohésion du Reich lui-même.
Nous sommes profondément convaincus que le monde entier aspire à la paix et à une authentique tranquillité. En Allemagne, l’étouffement de ces sentiments depuis dix ans a considérablement nourri et approfondi les convictions religieuses. La foi chrétienne et sa doctrine resteront notre pierre angulaire et notre principe directeur dans toutes les affaires politiques intérieures et extérieures. Nous estimons nécessaire que notre politique étrangère se fonde sur l’éthique chrétienne et soit en harmonie avec elle.