L’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler a une longue préhistoire. Sa trame est complexe ; elle mêle les valeurs éthiques les plus hautes et un sentiment transcendantal du devoir moral, les codes de l’honneur et l’idéalisme politique, mais aussi des convictions religieuses, le courage personnel, une abnégation remarquable, une humanité profonde et un amour du pays à des années-lumière du chauvinisme nazi. Cette préhistoire est aussi riche – comment aurait-il pu en aller autrement étant donné les circonstances ? — en désaccords, en doutes, en méprises, en erreurs de calcul, en dilemmes moraux, en manques de clairvoyance, en hésitations, en cassures idéologiques et en heurts personnels, mais également en maladresses et en méfiances, sans oublier la malchance pure et simple.
L’idée d’un coup d’État pour éliminer Hitler remonte à la crise des Sudètes, en 1938. Sa détermination à risquer la guerre avec les puissances occidentales et à entraîner l’Allemagne dans la catastrophe avait à l’époque conduit un certain nombre de personnages haut placés du commandement suprême de l’armée de terre, de la diplomatie et de l’Abwehr (le service de renseignements de l’armée allemande), ainsi qu’un cercle de proches, à comploter en vue de l’écarter s’il attaquait la Tchécoslovaquie. La conspiration avait bel et bien pris forme, mais l’empressement de Chamberlain, le Premier ministre anglais, à trouver un accommodement avec Hitler avait coupé l’herbe sous les pieds des conjurés. Quoi qu’il en soit, leur projet n’aurait sans doute pas abouti. L’été suivant, alors que la menace de guerre se précisait, le même groupe avait tenté de ranimer la conspiration que les accords de Munich avaient fait capoter. Un an après Munich, cependant, les vagues lueurs d’opposition n’avaient débouché sur rien. Les divisions internes, la popularité continue de Hitler auprès des masses et surtout la loyauté (qui, même si elle parut parfois vacillante, resta en définitive totale) des chefs de l’armée de terre, dont le soutien à un coup d’État était vital, eurent raison de leurs velléités. Au cours de la guerre, les mêmes éléments devaient entraver la conjuration contre Hitler dans des conditions autrement plus difficiles.
Un homme avait, auparavant, imaginé d’assassiner le Führer : le menuisier souabe Georg Elser qui, agissant seul, n’avait pas connu les hésitations des hommes issus des hautes sphères du régime.
Dans la nuit du 8 novembre 1939, il avait posé une bombe à la Bürgerbrâukeller, une brasserie munichoise où le Führer devait présider un rassemblement du parti, et il s’en était fallu d’un fil pour que son geste condamnât Hitler à l’oubli. À cette occasion, seule la chance avait sauvé la vie du Führer. En dehors des actions d’un assassin solitaire, cependant, et alors que les groupes de résistants clandestins de gauche, s’ils n’avaient jamais été éliminés, restaient faibles, isolés et privés de tout accès aux allées du pouvoir, le seul espoir de renverser Hitler se trouvait désormais du côté de ceux qui occupaient des positions de pouvoir ou d’influence au sein du régime.
Aux marges de la conjuration, la participation au régime nazi créait naturellement une certaine ambivalence. Rompre un serment de loyauté n’était pas une bagatelle, même pour ceux à qui Hitler inspirait une aversion évidente. Les valeurs prussiennes étaient ici une arme à double tranchant : le sens profond de l’obéissance à l’autorité et du service de l’État se heurtait au sens tout aussi profond du devoir envers Dieu et envers son pays. Ce qui triomphait chez un individu était affaire de conscience et de jugement : allait-il accepter de servir, le cœur gros, un chef de l’État légitime, quoique détesté ? ou, au contraire, rejeter cette allégeance au nom d’un bien supérieur, dès lors que ledit chef de l’État entraînait le pays à la ruine ? La conscience pouvait pencher – et pencha – dans un sens ou dans l’autre.
Si cette généralisation admet de nombreuses exceptions, les différences de génération jouèrent un certain rôle. Les jeunes officiers, par exemple, étaient plus enclins à caresser l’idée de participer activement à une tentative de renversement du chef de l’État que ceux qui avaient déjà atteint les sommets, c’est-à-dire les généraux et les feld-maréchaux. Le constat est implicite dans une remarque que fit, quelques mois avant l’attentat, le colonel Claus Schenk Graf von Stauffenberg : « Puisque les généraux n’ont jusqu’à maintenant abouti à rien, c’est aux colonels de s’en occuper. »
Par ailleurs, pour des raisons éthiques, et pas simplement de génération, les avis étaient profondément partagés sur le caractère moral d’un assassinat du chef de l’État au beau milieu d’un conflit de proportions titanesques contre un ennemi dont la victoire menaçait l’existence même de l’État allemand. Toute attaque contre le chef de l’État relevait, naturellement, de la haute trahison. En pleine guerre, seul le poids relatif attaché aux valeurs morales permettait de distinguer un tel acte de la trahison de son pays au profit de l’ennemi. Et c’était essentiellement une affaire de conviction personnelle. Qui plus est, seuls quelques-uns étaient en mesure d’accumuler des renseignements précis et de première main sur l’inhumanité du régime tout en possédant les moyens d’éliminer Hitler. Et, parmi eux, ils étaient moins nombreux encore à être disposés à agir.
Au-delà des considérations éthiques, il y avait la peur des conséquences terrifiantes – pour les familles aussi bien que pour les individus eux- mêmes – si l’on découvrait leur implication dans un complot pour éliminer Hitler et fomenter un coup d’État. Elle suffit certainement à en dissuader plus d’un qui avait de la sympathie pour les objectifs des conjurés, mais qui rechignait à s’engager. Toutefois, le danger constant d’être découvert et les risques physiques n’étaient pas seuls en cause. Il y avait encore l’isolement de la résistance. Entrer dans la conjuration contre Hitler, ou même flirter avec elle, c’était mesurer, au fond de soi, la distance qui vous séparait de vos amis, de vos collègues, de vos camarades, entrer dans un monde crépusculaire où les dangers étaient immenses et s’isoler socialement, idéologiquement et même moralement.
Indépendamment de la nécessité évidente, dans un État policier et terroriste, de minimiser les risques par un secret maximal, les conjurés eux- mêmes avaient conscience de manquer de soutiens au sein de la population. En 1944, alors que les déroutes militaires s’accumulaient et que la catastrophe ultime se profilait à l’horizon, les fanatiques de Hitler étaient loin d’avoir disparu et, même s’ils représentaient une inclination minoritaire, continuaient de faire montre d’une résilience et d’une vigueur remarquables. Dans l’adversité, ceux qui restaient liés au régime moribond, ceux qui s’y étaient investis et engagés, qui avaient brûlé leurs vaisseaux avec lui et demeuraient de vrais adeptes du Führer ne reculeraient probablement devant rien pour réprimer impitoyablement le moindre signe d’opposition. Au-delà des fanatiques, il y avait encore tous ceux qui pensaient – naïvement ou après mûre réflexion – qu’il n’était pas simplement mal, mais aussi méprisable et traître, d’affaiblir son pays en pleine guerre. Quelques jours avant l’attentat, Stauffenberg résuma ainsi le dilemme des conspirateurs : « Il est désormais temps de faire quelque chose. Mais l’homme qui a le courage de faire quelque chose doit le faire en sachant qu’il restera dans l’histoire de l’Allemagne comme un traître. S’il ne le fait pas, cependant, c’est sa conscience qu’il trahira. »
Ce dilemme demeura constant pour ceux qui avaient décidé – parfois avec le cœur gros – que l’avenir de l’Allemagne reposait sur leur capacité d’éliminer Hitler, violemment ou non, de la scène, de former un nouveau gouvernement et de rechercher la paix. C’est une des raisons importantes pour lesquelles, à compter de 1938, les principaux tenants de la résistance attendirent fatidiquement le « bon moment » - un moment toujours différé. Redoutant d’abattre un héros national qui venait de remporter des triomphes à peine imaginables (qu’ils avaient parfois acclamés, ou qui les avaient fascinés), ils se sentirent paralysés aussi longtemps que Hitler engrangea succès sur succès, avant la guerre, puis remporta des victoires éclair. Mais non moins inquiets des conséquences de l’élimination de Hitler et craignant de paraître saboter l’effort de guerre après une déroute, ils continuèrent à hésiter jusqu’au jour où la victoire finale ne fut plus qu’une chimère. Plutôt que de choisir eux-mêmes le moment de frapper, les conjurés l’abandonnèrent à des contingences extérieures sur lesquelles, naturellement, ils n’avaient aucune prise.
En 1944, lorsqu’ils finirent par passer à l’action, alors que l’invasion occidentale était consolidée et que l’Armée rouge approchait des frontières du Reich, les conjurés eux-mêmes reconnurent qu’ils avaient laissé passer l’occasion d’infléchir le cours de la guerre. L’une des âmes du complot, le général de division Henning von Tresckow, depuis fin 1943 chef d’état-major de la IIe armée de la section sud du front est, résumait les choses ainsi : « Ce n’est plus une affaire d’objectif pratique. Il s’agit de montrer au monde et à l’Histoire que le mouvement allemand de résistance, au risque de sa vie, a osé le coup décisif. Au regard de cela, tout le reste est indifférent. »