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Ondes de choc

 

Après avoir cru que la Providence avait voulu qu’il survive et que la « traîtrise » des conjurés expliquait les infortunes militaires de l’Allemagne, l’euphorie initiale du Führer ne tarda pas à se dissiper. La réalité des revers, des crises et des désastres quotidiens était trop forte pour qu’on pût l’oublier complètement. Même pour Hitler. Il n’y eut guère de répit. Bientôt, il lui fallut de nouveau se concentrer sur les affaires militaires.

Le complot de Stauffenberg le marqua durablement. Il s’était sorti de l’explosion avec des blessures relativement superficielles. Comme pour souligner son indestructibilité et la virilité avec laquelle il savait dominer sa douleur, il prit les séquelles de l’attentat à la légère et il lui arriva même d’en plaisanter avec son entourage. Toutefois, elles étaient moins insignifiantes qu’il ne voulait bien le laisser entendre. Près d’une quinzaine de jours après l’attentat, le sang suintait encore des bandages recouvrant les plaies. Son oreille droite le faisait particulièrement souffrir, et son acuité auditive en pâtit. Il fut traité par le Dr Erwin Giesling, oto-rhino-laryngologiste d’un hôpital voisin, puis par le professeur Karl von Eicken, qui lui avait retiré un polype de la gorge en 1935 et que l’on fit alors venir en avion de Berlin. Mais ses tympans crevés  – sa blessure la plus grave  – continuèrent de saigner pendant quelques jours et mirent plusieurs semaines à cicatriser. Pendant un temps, il crut qu’il n’entendrait plus jamais de l’oreille droite. Les troubles de l’équilibre dus à ses problèmes d’oreille interne lui faisaient tourner les yeux vers la droite au point qu’il avait tendance à pencher de ce côté-là en marchant. Il était aussi sujet à des vertiges ou à des malaises fréquents et souffrait d’hypertension. Il paraissait vieilli, malade et tendu. Onze jours après l’attentat, il expliqua, lors du briefing militaire quotidien, qu’il n’était pas en mesure, pour l’instant, de parler en public. Il était incapable de rester debout très longtemps, redoutait un vertige soudain et s’inquiétait aussi de ne pouvoir marcher droit. Quelques jours plus tard, il confia à son médecin, le Dr Morell, que les semaines écoulées depuis l’attentat avaient été « les pires de sa vie », ajoutant qu’il avait dominé les difficultés « avec un héroïsme qu’aucun Allemand ne saurait imaginer ». Étrangement, le tremblement de sa jambe gauche et de ses mains devait quasiment disparaître à la suite de l’explosion. Morell l’attribua au choc nerveux. À la mi-septembre, cependant, le tremblement était revenu. À cette date, les doses quotidiennes massives de comprimés et d’injections ne pouvaient plus enrayer la lente dégradation de son état de santé. Quant aux effets psychologiques, ils furent au moins aussi graves.

Sa méfiance et son sentiment de trahison allaient maintenant confiner à la paranoïa. Très vite, on prit de nouvelles précautions à l’extérieur. Au QG du Führer proprement dit, les mesures de sécurité furent tout de suite considérablement renforcées. Lors des briefings militaires, toutes les personnes présentes étaient désormais systématiquement fouillées pour s’assurer qu’elles n’avaient pas d’armes ou d’explosifs sur elles. La nourriture de Hitler et ses médicaments étaient testés pour s’assurer qu’ils n’étaient pas empoisonnés. Toutes les denrées alimentaires qu’on lui offrait notamment les chocolats ou le caviar, dont il raffolait  – étaient immédiatement détruites. Mais en aucune façon les mesures de sécurité extérieures n’atténuèrent ce choc profond : certains de ses généraux s’étaient retournés contre lui. Selon Guderian, qu’il nomma pour succéder à Zeitzler au poste de chef d’état-major général quelques heures après l’attentat, « il ne croyait plus personne. Il était déjà passablement difficile de traiter avec lui ; ce devint alors un supplice qui ne cessa d’empirer de mois en mois. Il lui arrivait souvent de perdre tout empire sur lui et son langage se fit de plus en plus violent. Il ne trouvait plus d’influence modératrice dans le cercle de ses intimes... »

Si Hitler ne manquait jamais une occasion de souligner qu’il avait bien eu raison de se méfier de ses chefs militaires, et alors même qu’il avait trouvé les boucs émissaires dont il avait besoin pour s’expliquer les revers essuyés sur tous les fronts, jamais il n’avait imaginé qu’un complot pour le renverser pût être armé par les hommes les plus proches du cœur du régime, en particulier par des officiers qui, loin de concentrer toute leur énergie pour la victoire de l’Allemagne, faisaient tout leur possible pour miner l’effort de guerre de l’intérieur. En 1918, suivant sa vision déformée des semaines capitales de la défaite et de la révolution, les ennemis de l’intérieur avaient donné un coup de poignard dans le dos à ceux qui combattaient sur le front. Toute sa vie politique, il l’avait consacrée à effacer les effets de cette catastrophe et à en éliminer toute répétition possible au cours d’une nouvelle guerre. Et voici que cette traîtrise avait resurgi sous une forme nouvelle, non pas du fait de subversifs marxistes menaçant de l’intérieur l’effort militaire, mais d’officiers de la Wehrmacht qui avaient été tout près de miner l’effort de guerre sur le front intérieur. La suspicion avait toujours été chez Hitler une seconde nature. Mais les événements du 20 juillet allaient transformer cette méfiance latente en certitude viscérale : tout autour de lui, dans l’armée, ce n’était que traîtrise et sédition, tous ne cherchaient une fois de plus qu’à poignarder dans le dos une nation engagée dans un combat de Titans pour sa survie même.

Outre sa soif de vengeance brutale, l’attentat raté acheva de le convaincre que la destinée guidait ses pas. La « Providence » se tenant à ses côtés, imaginait-il, sa survie était à ses yeux la garantie qu’il accomplirait sa mission historique. Il devait plus que jamais céder au messianisme. « Ces criminels qui ont voulu m’éliminer n’ont aucune idée de ce qu’il serait advenu du peuple allemand, dit Hitler à ses secrétaires. Ils ne connaissent pas les plans de nos ennemis, qui veulent annihiler l’Allemagne afin que jamais plus elle ne puisse renaître. S’ils croient que les puissances occidentales sont assez fortes sans l’Allemagne pour tenir le bolchevisme en échec, ils se leurrent. Il faut que nous gagnions cette guerre. Sans quoi l’Europe sera livrée au bolchevisme. Et je veillerai à ce que personne d’autre ne puisse me retenir ou m’éliminer. Je suis le seul qui sache le danger, et le seul qui puisse l’empêcher. » Pareils sentiments rappelaient, par un effet de miroir déformant, la figure wagnérienne du rédempteur, du héros qui seul pourrait sauver de la catastrophe les détenteurs du Graal, mieux encore le monde lui-même : un Parsifal moderne.

Une fois de plus en quête de sa place dans l’Histoire et cherchant à savoir pourquoi la voie de la destinée avait plongé l’Allemagne dans la tragédie, au lieu de lui donner une victoire glorieuse, il trouva, outre la traîtrise de ses généraux, une autre raison : la faiblesse du peuple. Si l’on en croit Speer, Hitler laissa entendre à cette époque que le peuple allemand ne le méritait peut-être pas, qu’il s’était sans doute révélé faible et n’avait pas réussi son épreuve devant l’Histoire et qu’il pouvait être en conséquence condamné à la destruction. Alors qu’en public comme en privé il avait toujours affiché un optimisme indéfectible sur l’issue de la guerre, on a ici l’un des rares signes qu’il envisagea bel et bien, fut-ce momentanément, la possibilité d’une défaite totale.

Si chaque fois qu’il apprenait les tout derniers revers il continuait de jouer à la perfection le rôle du Führer en présentant d’instinct et avec insistance la situation sous un jour avantageux, il entrevoyait aussi la signification du succès du débarquement des Alliés en Normandie, de l’effondrement dramatique du front est qui laissait l’Armée rouge tout près des frontières du Reich, du bombardement incessant que la Luftwaffe était totalement incapable d’empêcher, de la supériorité écrasante de l’arsenal comme des matières premières des Alliés, et des rapports lugubres faisant état d’une pénurie de plus en plus critique de carburant. Kluge et Rommel avaient tous deux pressé Hitler de mettre un terme à une guerre qu’il ne pouvait pas gagner. Mais il persista à balayer d’un revers de main toute idée de demander la paix. La situation « n’était pas encore mûre pour une solution politique. Espérer un moment politique favorable pour faire quelque chose en un temps de sévères défaites militaires est naturellement puéril et naïf », déclara-1-il le 31 août 1944 lors d’un briefing avec ses généraux. « Des moments pareils peuvent se présenter quand vous avez des succès. » Mais où le succès avait-il quelque chance d’être au rendez-vous ? Il en était réduit à invoquer sa certitude qu’à un moment ou à un autre la coalition alliée se briserait sous le poids de ses tensions intérieures. Si rude que fût la situation, il suffisait d’attendre ce moment.

« Surtout depuis 1941, ma tâche a été, poursuivit-il, de ne jamais perdre mon sang-froid. » Il ne vivait que pour mener à bien ce combat puisqu’il savait qu’il ne pourrait être gagné que par une volonté de fer. Loin de répandre cette volonté d’airain, les officiers de l’état-major général l’avaient miné en ne propageant que le pessimisme. Mais le combat se poursuivrait, si nécessaire jusqu’au Rhin. Une fois de plus, il évoqua l’un de ses grands héros de l’Histoire. « En toutes circonstances, nous poursuivrons la lutte jusqu’à ce que l’un de nos foutus adversaires, comme disait Frédéric le Grand, se lasse de combattre et que nous obtenions une paix qui assure l’existence de la nation allemande pour cinquante ou cent ans et, par-dessus tout, ajouta-t-il en revenant à l’une de ses obsessions centrales, qui ne souille pas notre honneur une seconde fois comme en 1918. » Cette pensée le conduisit à évoquer directement l’attentat et sa survie. « Le destin aurait pu prendre un tour différent, reprit-il non sans pathos. Si ma vie avait pris fin, ce n’eût été pour moi personnellement, pour- rais-je dire, qu’une libération de mes soucis, de mes nuits d’insomnie et d’une grave tension nerveuse. En une simple fraction de seconde, vous êtes libéré de tout cela et vous avez droit au repos et à la paix éternels. Du simple fait que je suis encore en vie, il me faut néanmoins remercier la Providence. »

Malgré leur caractère un peu décousu, le sens de ces réflexions était assez clair : une paix négociée ne saurait être envisagée qu’en position de force (chose qui, en tout réalisme, était inimaginable) ; l’unique espoir était de tenir jusqu’à l’effondrement de la coalition alliée (mais le temps et l’énorme déséquilibre des ressources matérielles n’étaient guère du côté de l’Allemagne) ; son rôle historique, tel qu’il le considérait, était d’écarter toute possibilité de capitulation analogue à celle de novembre 1918. Lui seul s’interposait entre l’Allemagne et la catastrophe, mais, quelles qu’en fussent les conséquences pour la nation allemande, le suicide le libérerait en une fraction de seconde. Dans l’extraordinaire perspective qui était la sienne, sa mission historique était de poursuivre le combat jusqu’à la destruction totale  – voire l’autodestruction  – afin d’empêcher un nouveau « novembre 1918 » et d’effacer le souvenir de cette « honte » nationale. C’était une tâche autrement plus glorieuse que de négocier une paix en position de faiblesse, ce qui ne pourrait que les couvrir de honte, lui et le peuple allemand. C’était au fond une manière de reconnaître que l’heure où il serait acculé approchait et qu’il ne reculerait devant rien dans une lutte qui risquait fort de finir dans l’oubli ; où, pour toute vision grandiose, il ne restait plus que la quête de la grandeur historique, même si le Reich et son peuple devaient par la même occasion périr dans les flammes.

Cela signifiait en même temps qu’il n’y avait aucune issue. L’échec du complot pour éliminer Hitler anéantit la dernière chance de parvenir à une fin négociée de la guerre. Pour les Allemands, c’était la promesse d’une destruction presque totale de leur pays. Quelles que fussent leurs diverses réactions aux événements du 20 juillet et à leurs suites, les Allemands ordinaires allaient voir, au cours des huit prochains mois, leurs villes dévastées par des raids aériens implacables contre lesquels ils étaient pour ainsi dire sans défense. Ils allaient connaître la perte douloureuse d’êtres chers qui menaient une guerre manifestement vaine contre des forces ennemies d’une supériorité écrasante. Ils allaient devoir subir des privations toujours plus aiguës et être soumis à une peur et une répression toujours plus fortes entre les mains d’un régime que rien n’arrêtait. Les horreurs de la guerre que l’Allemagne avait infligées au reste de l’Europe se retournaient maintenant contre le Reich, quoique sous une forme autrement plus douce. La résistance ayant été écrasée et les dirigeants du pays étant incapables d’apporter la victoire ou de conjurer la défaite tout en se refusant à essayer d’obtenir la paix, la seule libération passait par une destruction militaire totale.

Pour les innombrables victimes de Hitler à travers l’Europe, les avancées, si impressionnantes qu’elles eussent été, de l’Armée rouge et des forces anglo-américaines à l’ouest et au sud, n’étaient pas encore tout à fait suffisantes pour mettre fin à la guerre et, avec elle, aux souffrances incommensurables infligées par le régime nazi. En réalité, la misère humaine n’avait pas encore atteint son apogée. Elle devait aller crescendo au cours des mois suivants.

 

Ceux qui avaient risqué leur vie dans le complot contre Hitler savaient parfaitement qu’ils agissaient sans le soutien des masses. En cas de succès, les conjurés devaient espérer que la fin rapide de la guerre rallierait l’immense majorité de leurs compatriotes qui, pour la plupart, avaient été à un moment ou à un autre des admirateurs de Hitler  – et qu’on pourrait ainsi éviter l’émergence d’une nouvelle « légende du coup de poignard dans le dos » (comme celle qui avait empoisonné la vie politique allemande après la Première Guerre mondiale). S’ils échouaient, les conjurés savaient qu’ils n’auraient pas une once de soutien dans le peuple, que leur acte passerait pour une trahison infâme, et qu’ils se couvriraient d’ignominie aux yeux de la masse de la population.

Les dirigeants nazis n’abandonnaient cependant rien au hasard. Quelques heures après l’attentat de Stauffenberg, Siegfried Uiberreither, Gauleiter de Styrie, demanda si l’on envisageait des manifestations publiques de soutien à Hitler. On lui répondit que les « rassemblements de loyauté » étaient les bienvenus et que, à la lumière de sa demande, des instructions seraient bientôt adressées à tous les Gauleiter. Celles-ci partirent le lendemain. Elles prônaient d’immenses rassemblements de masse en plein air, où le peuple dirait « sa joie et sa satisfaction que le Führer ait miraculeusement réchappé [de l’attentat] ». Ces rassemblements eurent lieu au cours des jours suivants dans les villes et métropoles allemandes. Des centaines de milliers d’Allemands ordinaires et des représentants de la Wehrmacht se déclarèrent « spontanément » indignés et révoltés par 1’« ignoble attentat contre la vie du Führer », mais aussi soulagés et heureux qu’il eût survécu.

On retrouvait les mêmes sentiments que dans les premiers sondages d’opinion effectués par la Sûreté et transmis par Ernst Kaltenbrunner à Martin Bormann après que la nouvelle de l’attentat s’était propagée comme un feu de brousse. Un premier rapport, compilé le 21 juillet, fit état de réactions uniformes à travers le peuple allemand tout entier : « vive consternation, choc, indignation profonde et fureur ». Dans certains districts ou dans certaines sections de la population notoirement critiques à l’égard du nazisme, on avait même vu s’exprimer des sentiments analogues ; la tentative d’assassinat n’avait pas inspiré ne fût-ce qu’un vague mot de sympathie. Dans certaines villes, assurait le rapport, des femmes avaient éclaté en sanglots dans les boutiques ou en pleine rue lorsqu’elles avaient appris ce qui s’était passé. « Grâce à Dieu, le Führer est en vie », entendait-on souvent répéter. Beaucoup étaient prêts à accepter la version de Hitler, quand il assurait voir dans sa survie un signe de la Providence et l’indication que, malgré tous les revers, la guerre trouverait une issue victorieuse. Ils étaient très nombreux, ajoutait le document, à associer à la « personne du Führer des notions mystiques et religieuses ».

D’aucuns en conclurent aussitôt que des agents ennemis se trouvaient derrière la tentative d’assassinat, ce qui déclencha une nouvelle poussée de haine contre les Britanniques. Après le discours de Hitler  – diffusé si tard que la plupart des gens étaient déjà au lit, mais repris le 21 juillet, en début d’après-midi  –, la fureur se retourna contre ceux qui passaient pour des traîtres de l’intérieur. On s’indignait que l’attentat contre le Führer fût l’œuvre d’officiers de la Wehrmacht et, comme Hitler lui-même, on imputait les désastres militaires de l’Allemagne à cette traîtrise. On comptait sur Heinrich Himmler, l’« homme à poigne », pour « nettoyer » implacablement le corps des officiers. D’aucuns disaient même approuver les purges de Staline. On enrageait que les fardeaux de la « guerre totale » n’eussent pas été également répartis ; que trop de gens eussent pu s’y soustraire. Il fallait les faire rentrer dans le rang, si rudes que pussent être les mesures impératives pour y parvenir. Quels que fussent les sacrifices nécessaires pour apporter à la guerre une issue rapide et victorieuse, ils seraient alors volontiers consentis.

L’échec de l’attentat réveilla la ferveur du soutien à Hitler en Allemagne même, mais aussi parmi les soldats du front. Parmi les prisonniers de guerre capturés par les Alliés en Normandie, par exemple, on observa une recrudescence des expressions de foi en Hitler. Et la censure militaire qui avait épluché quarante-cinq mille lettres de soldats ordinaires du front en août 1944 signala que « beaucoup exprimèrent leur joie que le Führer eût survécu ». Il n’y avait aucune obligation d’évoquer l’attentat contre Hitler dans les lettres aux siens. Le sentiment prohitlérien était sans nul doute authentique.

Quatre jours après qu’eut explosé la bombe de Stauffenberg, les rapports de police insistaient encore sur la condamnation quasi unanime de la tentative d’assassinat et la joie que le Führer fut indemne. Cependant, quelques voix discordantes se firent timidement entendre. « L’attentat n’a suscité une vive réprobation que dans des cas totalement isolés », assurait-on. À Halle, on avait arrêté une femme qui disait regretter l’issue de l’attentat. À Vienne, une autre avait observé qu’il fallait bien que cela arrive un jour tant la guerre était longue. En revanche, toujours selon ces rapports, même les secteurs « politiquement indifférents » de la population réagissaient avec flamme à de pareils propos.

Dans l’éventualité de leur échec, les conjurés eux-mêmes avaient parfaitement prévu ce retour de flamme au profit de Hitler et la condamnation féroce de ceux qui avaient voulu attenter à la vie du Führer que l’on mesure à travers les rapports de police. Tout cela mettait en évidence le réservoir de popularité dont disposait encore Hitler et dans lequel on pouvait puiser pour soutenir le régime à un moment critique, alors même que le cours de la guerre prenait un tour de plus en plus clairement catastrophique.

La popularité de Hitler, cependant, avait sans conteste décliné au cours des deux années précédentes. De plus en plus, on avait eu tendance à le blâmer personnellement des misères d’une guerre qui menait avec une quasi-certitude à la défaite. On a donc du mal à imaginer que l’unanimité des sentiments de joie mentionnée par les rapports de police parce qu’il était sorti indemne de l’attentat fut un reflet exact des vues de la population allemande dans son ensemble. Ces rapports se faisaient indubitablement l’écho d’une opinion largement répandue, qui signalait en fait un regain des sentiments prohitlériens. Mais les opinions que les informateurs purent entendre étaient sans doute celles du gros des fidèles du régime, des nazis fanatiques et de tous ceux qui étaient soucieux d’afficher leur soutien ou de chasser le soupçon qu’ils pourraient être critiques à l’égard de Hitler. Les gens qui avaient des idées moins positives étaient bien inspirés de les garder pour eux, surtout à un moment aussi délicat. Les fortunes de la guerre s’étant dégradées, le châtiment des remarques imprudentes était devenu plus draconien. À la fin du mois de juillet 1944, il était pour ainsi dire suicidaire d’affirmer tout haut regretter que Hitler eût survécu. Il s’en trouva cependant pour prendre le risque. À Berlin, un conducteur de tram risqua un commentaire bref, mais caustique sur le discours que Gœbbels avait prononcé le 26 juillet à la radio pour fustiger les conjurés. « Tout ça est à vomir », observa-t-il. Il semble qu’il s’en soit tiré.

Les sentiments critiques ne pouvaient être exprimés en toute sécurité que dans l’intimité, parmi les siens ou les amis proches. Le 21 juillet, par exemple, un garçon de seize ans à peine se confia aux pages du remarquable journal qu’il tenait dans le grenier de sa maison, près de Hambourg : « Tentative d’assassinat contre Hitler ! Hier, un attentat à l’explosif a été commis dans son bureau. Malheureusement, ce salaud en est sorti indemne. [...] La nuit dernière, à 1 heure du matin, Hitler a fait un discours à la radio. Il est tout à fait remarquable que Hitler ait répété six fois qu’il ne s’agissait que d’une « minuscule clique ». L’ampleur de ses mesures dément cependant ces allégations. On n’a pas besoin d’une armée entière pour éliminer une « minuscule cabale ». » Le garçon tenait son journal pour lui et ne le montrait même pas à ses parents.

Un autre ancien admirateur de Hitler dont l’enthousiasme s’était depuis refroidi se limita à ce propos cyniquement ambigu : « Tentative d’assassinat du Führer. La « Providence l’a sauvé », et nous pouvons donc croire à la victoire. » Les lettres aux proches étaient aussi « codées » à des fins de sécurité. Le 21 juillet, dans une lettre adressée depuis Paris à sa femme canadienne restée en Allemagne, un homme cultivé évoquait les événements de la veille en ces termes : « Pour certains, la nuit n’a certainement pas été très bonne, mais il nous faut rendre grâces au ciel que l’affaire se soit terminée ainsi. Car comme je l’ai toujours souligné, seul Adolf Hitler est en mesure de donner à cette guerre la conclusion désirée ! »

Jusque dans les rapports officiels venus de province, on trouve des signes que la condamnation unanime évoquée par la police cachait des voix discordantes et que le silence d’une grande majorité de la population était éloquent. Ainsi, un rapport de Haute-Bavière reconnaissait franchement qu’une « partie de la population se serait réjouie du succès de la tentative d’assassinat, avant tout parce qu’elle en aurait espéré une fin plus proche de la guerre ». Un autre rapport se fit l’écho de la dangereuse remarque marmonnée par une femme dissimulée dans l’angle d’un sombre abri antiaérien : « Si seulement ils l’avaient eu ! »

Sur le front, également, les avis sur l’attentat étaient plus partagés que les apparences ne le suggéraient. Insinuer qu’on regrettait que Hitler en eût réchappé était s’exposer à la catastrophe. Les lettres aux siens passaient par la censure et risquaient d’être interceptées. Le plus sûr était de se tenir à carreau. La légère recrudescence des critiques à l’égard du régime en août 1944 en est d’autant plus remarquable, et plus éloquente encore quand on sait que les lettres exposaient leurs expéditeurs à des châtiments extrêmes. Un soldat eut bien de la chance que sa lettre du 4 août ait échappé à la vigilance du censeur. « Tu parles dans ta lettre de l’attentat contre le Führer, écrivait-il. En effet, nous en avons entendu parler le jour même. Malheureusement, les hommes ont joué de malchance. Sans quoi il y aurait déjà une trêve, et nous serions sortis de ce gâchis. » D’autres fois, la censure repéra des propos aussi audacieux.

Pour l’auteur de la lettre, la peine de mort en était la conséquence quasi certaine.

Ainsi que le révélèrent les réactions à l’attentat, les liens entre le peuple allemand et Hitler s’étaient certes considérablement relâchés, mais ils étaient loin d’être rompus au milieu de l’année 1944. L’échec du complot de Stauffenberg avait valu à Hitler des manifestations de soutien qui, pendant un temps, renforcèrent incontestablement le régime. Le sentiment qu’essayer de tuer le chef de l’État, à une époque où la nation luttait pour son existence même, était un crime odieux était loin d’être limité aux nazis les plus fervents. Les milieux catholiques de la population, réputés pour la tiédeur de leur soutien à un régime qui, à peine né, avait mené une guerre d’usure contre l’Église, figuraient en bonne place dans les immenses manifestations de loyauté à Hitler organisées fin juillet. Les deux principales Églises continuèrent de condamner l’attentat même après la guerre. Au début des années 1950, un tiers encore des personnes interrogées, suivant les enquêtes d’opinion, persistaient à réprouver la tentative d’assassinat du 20 juillet 1944. Mais, par-dessus tout, les voix entendues par les informateurs de la police dans les premiers jours suivant la tentative d’assassinat étaient celles des masses des fidèles qui allaient en s’amenuisant. Elles avaient parlé haut et fort pour la dernière fois. On ne peut qu’essayer de deviner quelle proportion de la population (ou même du parti nazi, qui à cette date, comptait plus de huit millions d’adhérents) ils représentaient, mais il s’agissait très certainement d’une minorité, même si c’était encore elle qui dominait la situation et qu’elle disposât d’une formidable capacité de répression.

Dans les semaines qui suivirent l’attentat de la « Tanière du Loup », il se trouva même quelques antennes de police provinciales pour donner des indicateurs brutaux de l’effondrement de la popularité de Hitler. Daté du 8 août, un rapport accablant des services de police à Stuttgart commençait en affirmant que, pour l’écrasante majorité des Allemands, la question n’était pas de savoir si le pays gagnerait la guerre, mais uniquement s’ils seraient dirigés par les Anglo-américains ou par les Russes. En dehors d’un petit contingent de militants du parti et d’une infime section de la population, personne ne croyait au miracle. Dans le discours que Hitler prononça la nuit de l’attentat, les gens lisaient exactement le contraire de ce qu’il affirmait. Pour eux, il était maintenant évident que Goring, Gœbbels et les autres dirigeants du régime leur avaient menti en prétendant que le temps était du côté de l’Allemagne, que la production d’armements augmentait et que le jour approchait d’une reprise de l’offensive avec de nouvelles armes décisives. Et voici que le Führer lui-même venait leur dire que cela faisait des années que l’on sabotait son travail. Autrement dit, les gens disaient : « Le Führer reconnaît que, jusqu’ici, le temps n’était pas de notre côté, mais jouait contre nous. Si un homme comme le Führer a été ainsi trompé de bout en bout, poursuivait le résumé de l’opinion dominante, c’est soit qu’il n’est pas le génie qu’on nous a dépeint, soit que, sachant que des saboteurs s’activaient, il a délibérément menti au peuple allemand, ce qui serait tout aussi mal, car, avec de tels ennemis de l’intérieur, jamais la production de guerre n’aurait pu être augmentée, et jamais nous ne pourrions remporter la victoire. » La conséquence de ces réflexions était explicitement formulée : « L’aspect le plus inquiétant de toute cette affaire est que la plupart des camarades du peuple, même ceux dont la confiance était jusqu’à maintenant inébranlable, ont perdu toute foi dans le Führer. »

Au fil de l’automne, après que Hitler fut pour une dernière fois repassé au centre de l’attention, sa présence s’estompa à nouveau de la conscience quotidienne de la plupart des gens et l’hostilité de la population à son encontre se durcit. Le 6 novembre, le même rapport de police de Stuttgart signalait une opinion qu’on entendait fréquemment, suggérait-il, sous des formes diverses : « On a toujours prétendu que le Führer nous a été envoyé par Dieu. Je n’en doute pas. Le Führer nous a bien été envoyé par Dieu, mais pas pour sauver l’Allemagne, pour la ruiner. La Providence a décidé la destruction du peuple allemand, et Hitler est l’exécuteur de cette volonté. »

Parfois, il ne restait que des croyances irrationnelles. Fin août, début septembre 1944, une adolescente qui se confiait à son journal intime voyait l’effort de guerre allemand essuyer coup sur coup : l’attentat contre le Führer, la progression des Alliés, le recul constant des troupes allemandes sur le front est, les bombardements incessants et l’effondrement des partenaires du Reich. « D’un côté, il y a la victoire, qui devient toujours plus douteuse, et de l’autre le bolchevisme, écrivit-elle. Mais alors : sacrifier tout, absolument tout, pour la victoire, plutôt que le bolchevisme. Si cela arrivait, on n’aurait plus à penser. Qu’irais-je faire encore à l’école si je dois finir en Sibérie ? À quoi cela servirait-il ? A quoi ? Toutes sortes de questions de cette nature viennent à l’esprit. Mais si nous avions tous pensé ainsi, il ne resterait plus aucun espoir. Donc, tête haute. Faisons confiance à notre volonté et à nos dirigeants ! ! ! »

Comme le suggère ce passage, la peur du bolchevisme était devenue l’un des principaux ferments de cohésion et facteurs de soutien de l’effort de guerre allemand et de lutte contre l’effondrement du moral sur la scène intérieure. Malgré tout, alors que les nouvelles de défaites, de destructions et de désertion des Alliés se succédaient sans répit, et que la perte de ses biens, de ses maisons et des êtres chers répandait la misère dans la population, les premiers signes de désintégration étaient visibles. De plus en plus, le salut allemand, Heil Hitler, faisait place à un simple « bonjour » ou, dans le sud de l’Allemagne, à Grüss Gott. Début septembre, si l’on en croit un rapport à Himmler, l’évacuation de la région d’Aix-la-Chapelle l’ancien siège de l’empire de Charlemagne, où les Alliés avaient effectué une percée  – poussa la « population civile allemande à s’enfuir plus ou moins sous l’effet de la panique ». Un peu plus tard, ce même mois, des rapports de la Wehrmacht concernant le front est firent état d’une indiscipline croissante et de signes de désintégration parmi les troupes, avec un nombre de plus en plus grand de désertions, se traduisant par une forte hausse des châtiments draconiens infligés par les tribunaux militaires.

Certains déserteurs du front ouest trouvèrent refuge à Cologne. Cette grande ville du Rhin avait été largement détruite par les bombardements, bien que sa magnifique cathédrale gothique eût été miraculeusement épargnée, et une bonne partie de sa population avait été évacuée. Au milieu des décombres et des ruines, dans les caves des bâtiments incendiés, des formes d’opposition au régime nazi, proches de la guerre de partisans, commençaient à se manifester. Au cours de l’automne 1944, des groupes hétérogènes de déserteurs, de travailleurs étrangers qui formaient à présent près de 20 % de la main-d’œuvre du Reich, au point que les autorités nazies redoutaient de plus en plus une insurrection  –, de membres de bandes de jeunes en rupture de ban (connus sous le nom pittoresque de « pirates Edelweiss ») et de militants communistes clandestins (dont l’organisation avait été maintes fois infiltrée et détruite, mais avait toujours réussi à se reconstituer) fusionnèrent en un mouvement de résistance éphémère, mais inquiétant pour le régime. La Gestapo recensa deux douzaines de petits groupes de résistants pouvant rassembler jusqu’à une vingtaine de personnes et un grand groupe de quelque cent vingt individus. Ils volaient des vivres, faisaient irruption dans les camps et les dépôts de la Wehrmacht pour se procurer des armes et se livraient à de petits actes de sabotage. À l’occasion, il y avait des échanges de coups de feu avec les gardiens de camps et la police. Leurs actions avaient un sens politique : ils tuèrent, entre autres, plusieurs gestapistes, dont le chef de la Gestapo de Cologne, un SA et un cadre du parti nazi. Au total, la Gestapo leur attribua vingt-neuf assassinats.

Les attaques des « pirates Edelweiss » contre les Jeunesses hitlériennes et d’autres formations nazies allèrent en se multipliant. Grâce aux explosifs qu’ils purent se procurer, ils comptaient faire sauter le siège de la Gestapo et les tribunaux de la ville, mais aussi abattre un procureur en vue et plusieurs membres de l’organisation du parti. Si la progression des Alliés à l’ouest ne s’était pas ralentie, ce quasi-activisme des partisans de Cologne aurait pu se propager à d’autres villes du Rhin et de la Ruhr et il eût été beaucoup plus difficile de le combattre. Aidée d’unités de la Wehrmacht, la Gestapo put riposter à l’automne par une attaque dévastatrice. Les groupes de résistants ne cédèrent pas sans lutter. Un groupe batailla douze heures durant avant que la cave en ruine dans laquelle il s’était retranché fut soufflée. Un autre groupe se défendit avec des grenades à main et un fusil- mitrailleur, grâce à quoi il finit par enfoncer le cordon de police et par s’échapper. Lorsque la Gestapo en eut terminé, quelque deux cents résistants avaient été arrêtés. Les groupes eux-mêmes furent entièrement détruits, leurs chefs exécutés et beaucoup d’autres jetés en prison.

Si le complot de Stauffenberg avait abouti, l’activisme politique de base qui se développa à Cologne aurait pu s’amplifier en un véritable ferment révolutionnaire à partir de l’ouest de l’Allemagne. Mais si Hitler avait été assassiné le 20 juillet, on aurait pu imaginer quantité de scénarios parfaitement contradictoires. Dans les faits, le résultat fut que la résistance de la base  – des communistes, des socialistes, des jeunes rebelles, des travailleurs étrangers, des déserteurs et autres  –, quel que fût son courage, se trouva privée de toute chance de succès. Le régime avait été défié de l’intérieur. Mais le coup porté en plein cœur ne s’était pas révélé mortel. Il réagit maintenant avec toute la férocité dont il était capable. Momentanément, en tout cas, il put se regrouper et se consolider à nouveau, retarder sa fin de plusieurs mois tout en prolongeant les souffrances de millions de gens emportés dans le maelström de plus en plus intense de la mort et de la destruction. Hitler et les dirigeants nazis avaient survécu. Mais il n’y avait plus moyen de sortir de l’ornière l’autodestruction dans laquelle ils étaient engagés.

Pour les Allemands ordinaires non plus, il n’y avait pas d’issue. Il allait de soi que le régime était fini. Le seul espoir était que les Britanniques et les Américains tiendraient les bolcheviks à distance. Tandis qu’un nouvel hiver de guerre se profilait, les réactions les plus courantes étaient l’apathie, la résignation, le fatalisme. « Tout cela est du pareil au même pour moi. Je ne puis plus porter de jugement sur la situation. Je vais juste continuer à faire mon boulot, attendre et accepter ce qui arrivera » : cette façon de voir, dont faisaient état les antennes régionales du ministère de la Propagande à l’automne 1944, n’était pas l’apanage de « l’homme de la rue » ; on la trouvait aussi chez des membres du parti, voire chez des cadres, dont certains ne voulaient plus porter les insignes nazis. C’était un signe évident que la fin approchait.