2
 
Tâtonnements

 

Entre l’automne 1939 et le printemps 1941, l’enchaînement stupéfiant des succès militaires avait réduit les perspectives de l’opposition à Hitler. Puis, à la suite de la promulgation de la sinistre loi ordonnant la liquidation des commissaires politiques de l’Armée rouge capturés, c’est le colonel Henning von Tresckow, alors officier d’état-major du feld-maréchal Fedor von Bock au groupe d’armées centre, qui avait contribué à réveiller les idées de résistance parmi un certain nombre d’officiers du front  – dont certains à dessein choisis en raison de leur hostilité au régime.

Né en 1901, grand, de plus en plus chauve, ce soldat de métier au maintien grave était un fervent défenseur des valeurs prussiennes. Froid et réservé, c’était en même temps une personnalité marquante et énergique, d’une modestie désarmante, mais animé d’une détermination d’airain. Autrefois admirateur de Hitler, Tresckow s’était ensuite métamorphosé en un critique inflexible des politiques anarchiques et inhumaines du régime. La Gestapo ne s’y trompa pas, qui le présenterait après l’attentat comme, « sans doute, l’un des moteurs et le « mauvais esprit » des cercles putschistes » ; quant à Stauffenberg, il parlait de lui comme son « maître ». Parmi ceux que Tresckow put faire venir au groupe d’armées centre figuraient des alliés proches dans la conspiration naissante contre Hitler : notamment Fabian von Schlabrendorff, de six ans son cadet, qui avait suivi une formation de juriste et devait servir d’agent de liaison entre le groupe centre et d’autres foyers de la conspiration ; et Rudolf Christoph Freiherr von Gersdorff, né en 1905, militaire de carrière déjà très critique à l’égard de Hitler et occupant désormais un poste clé dans la section de renseignements du groupe centre. Toutefois, ils échouèrent dans leurs efforts pour persuader Bock et les autres commandants des deux groupes du front est, Rundstedt et le feld-maréchal Wilhelm Ritter von Leeb, d’affronter Hitler et de refuser ses ordres. Toute perspective d’opposition réaliste depuis le front disparut de nouveau jusqu’à la fin 1942. À cette date, cependant, dans le sillage de la crise de Stalingrad et jugeant Hitler responsable de la ruine certaine de l’Allemagne, Tresckow était désormais prêt à l’assassiner.

Dans le courant de l’année 1942, divers foyers de l’opposition presque en sommeil en Allemagne même  – dans l’armée comme dans la société civile  – avaient commencé à se réveiller. La sauvagerie de la guerre sur le front est et, à la lumière de la crise de l’hiver 1941-1942, l’ampleur de la calamité vers laquelle Hitler dirigeait l’Allemagne ressuscitèrent l’idée, encore très vague, qu’il fallait faire quelque chose. Ludwig Beck (ancien chef de l’état-major général de l’armée de terre), Cari Gœrdeler (un temps commissaire aux prix du Reich), Johannes Popitz (ministre prussien des Finances) et Ulrich von Hassell (qui avait été ambassadeur d’Allemagne à Rome) — tous liés à la conjuration d’avant la guerre  – se retrouvèrent à Berlin en mars 1942, mais conclurent que les perspectives étaient encore réduites. Il n’en fut pas moins convenu que l’ancien chef d’état-major, Beck, serait le foyer de l’opposition embryonnaire.

Diverses réunions eurent lieu peu après avec le colonel Hans Oster – chef du bureau central traitant des renseignements étrangers à l’Abwehr, il avait été l’un des piliers de la conspiration de 1938, et c’est lui qui, en 1940, avait transmis à la Hollande les plans d’invasion de l’Allemagne. Hans von Dohnanyi y assista également : ce juriste avait lui aussi joué un grand rôle dans le complot de 1938 et avait profité de son poste à la section étrangère de l’Abwehr pour établir de bons contacts avec des officiers tentés par l’opposition. À peu près à la même époque, Oster noua des liens étroits avec une nouvelle recrue d’importance pour les groupes d’opposition, le général Friedrich Olbricht, chef du bureau général de l’armée de terre à Berlin et adjoint de Fromm à la tête de l’armée intérieure. Né en 1888 et militaire de carrière, Olbricht n’était pas homme à aimer se retrouver sous les feux de la rampe. Il était le type même du « général de bureau », de l’organisateur et de l’administrateur militaire. En revanche, il tranchait par son attitude favorable à la république de Weimar avant 1933, puis par son hostilité systématique à Hitler, largement nourrie de sentiments chrétiens et patriotiques, et ce jusque dans la jubilation des triomphes de politique étrangère des années 1930 et les victoires de la première phase de la guerre. C’est à lui qu’il appartiendrait, décida-t-on, de préparer le coup d’État qui devait suivre l’assassinat de Hitler.

Dès l’aggravation de la crise de Stalingrad, fin 1942, Tresckow chercha à mettre en œuvre l’assassinat de Hitler. Il s’était convaincu qu’on ne pouvait compter sur les plus hauts chefs militaires pour prendre l’initiative d’un coup d’État. De son point de vue, « ils suivraient seulement un ordre ». Il prit alors sur lui d’assurer 1’« amorçage initial », ainsi que les conjurés désignaient l’assassinat de Hitler, qui allait leur permettre d’éliminer les dirigeants nazis et de prendre le contrôle de l’État. Dès l’été 1942, Tresckow avait chargé Gersdorff de se procurer des explosifs adéquats. Celui-ci acquit et testa engins, dont des explosifs britanniques destinés aux opérations de sabotage de la Résistance française et récupérés à la suite de la fatidique opération de commando sur Saint-Nazaire et Dieppe en 1942. Finalement, Tresckow et lui fixèrent leur choix sur un petit engin magnétique britannique, un « Clam » (une sorte de mine adhésive), de la taille d’un livre, idéal pour le sabotage et facile à dissimuler. Entre-temps, Olbricht assura la coordination avec les autres conjurés de Berlin et prépara le terrain en vue d’un coup d’État prévu pour mars 1943. Les plans pour occuper les positions civiles et militaires importantes de Berlin et d’autres grandes villes étaient, pour l’essentiel, conformes à ceux qui devaient être mis en œuvre en juillet 1944. 

L’un des problèmes majeurs était celui des moyens de se rapprocher suffisamment de Hitler pour perpétrer un assassinat. Les déplacements de Hitler étaient imprévisibles. Il lui arrivait souvent de changer de projets à la dernière minute, et pas uniquement pour des raisons de sécurité. À la mi- février 1943, son emploi du temps capricieux avait déjoué les intentions de deux officiers, le général Hubert Lanz et le général de division Hans Speidel, qui comptaient arrêter Hitler lors de sa visite annoncée au QG du groupe d’armées B, à Poltava. La visite avait été annulée. Et le 17 février, quand Hitler se décida soudain à inspecter le front, il se rendit à Zaporojie, non pas à Poltava (que le groupe d’armées B avait de toute façon quitté). Depuis lors, la sécurité personnelle de Hitler avait été considérablement renforcée. Il était invariablement escorté de ses gardes du corps SS, armes au poing, et se faisait toujours conduire par son chauffeur, Erich Kempka, dans l’une de ses limousines stationnées en différents points du Reich et des territoires occupés. Qui plus est, il portait une veste et un chapeau pare-balles. Tout cela contribua à convaincre les conjurés que les chances étaient maigres qu’un assassin désigné eût le temps de sortir son arme, de viser et de vérifier que Hitler était bien mort. De surcroît, le tireur d’élite pressenti, titulaire de la Croix de fer aux feuilles de chêne, le lieutenant-colonel Georg Freiherr von Bœselager, n’était pas certain d’être mentalement armé pour abattre quelqu’un de sang-froid, fut-ce Hitler. C’était toute autre chose, dans son esprit, que de viser un ennemi anonyme pendant la guerre.

Bœselager n’en prépara pas moins un groupe d’officiers, qui s’étaient portés volontaires, à abattre Hitler lors de la visite qu’il rendrait bientôt, espérait-on, au QG du groupe centre, à Smolensk. La visite eut finalement lieu le 13 mars. Le projet de l’abattre dans le mess du feld-maréchal von Kluge, commandant du groupe d’armées, fut abandonné de crainte de tuer Kluge et d’autres officiers supérieurs en même temps que Hitler. Compte tenu des hésitations de Kluge et de son ambivalence à l’égard de la conspiration, des conjurés plus cyniques eussent sans doute pensé qu’il valait la peine de courir le risque. En fait, ils estimaient que la perte de Kluge et d’autres chefs du groupe centre achèveraient d’affaiblir un front est déjà précaire. L’idée germa alors d’abattre Hitler lorsqu’il parcourrait la courte distance séparant sa voiture du QG. Après avoir infiltré le cordon de sécurité et choisi la position pour ouvrir le feu, cependant, le commando d’assassins renonça à son projet. Était- ce parce que Hitler regagna sa voiture par un autre chemin ? Ou jugèrent-ils excessif le danger de tuer en même temps Kluge et d’autres officiers du groupe ? Si la seconde explication est la plus probable, il est impossible de trancher.

Tresckow se rabattit alors sur son projet initial d’attentat. Lors du repas au cours duquel, si les plans initiaux avaient été mis en œuvre, Hitler aurait dû être abattu, Tresckow demanda à un membre de l’entourage du Führer, le lieutenant- colonel Heinz Brandt, qui voyageait dans l’avion de Hitler, de se charger d’un paquet destiné au colonel Helmuth Stieff, du commandement suprême de l’armée de terre. Cela, en soi, n’avait rien d’inhabituel. Quand l’occasion s’en présentait, il était fréquent qu’on se rendît ce genre de petits services. Tresckow prétexta un pari avec Stieff. Le colis ressemblait à deux bouteilles de cognac : il s’agissait en fait des deux parties de la bombe britannique « Clam » que Tresckow avait assemblées.

Schlabrendorff porta le colis à l’aérodrome et le remit à Brandt alors qu’il montait dans le Condor de Hitler, prêt à décoller. Quelques instants plus tôt, Schlabrendorff avait appuyé sur la capsule d’allumage pour activer le détonateur. L’engin devait souffler Hitler trente minutes plus tard en plein ciel, peu avant que l’avion arrivât à Minsk. Schlabrendorff regagna le QG le plus vite possible et informa l’opposition de Berlin, à l’Abwehr, que l’« amorçage » du coup d’État avait été déclenché. Mais aucune nouvelle n’arriva de l’explosion. Dans le groupe de Tresckow, la tension était tangible. Quelques heures plus tard, ils apprirent que Hitler s’était posé sans dommages à Rastenburg. Schlabrendorff fit savoir à Berlin que la tentative avait échoué. Pourquoi n’y avait-il pas eu d’explosion ? Cela tenait du mystère. Probablement le froid intense avait-il empêché la détonation. Pour les conspirateurs dont les nerfs étaient à vif, les ruminations sur les causes probables de l’échec passèrent vite au second plan : il était vital de récupérer au plus vite le colis accusateur. Tresckow appela Brandt et lui expliqua qu’il y avait eu méprise : il ne devait pas transmettre le paquet. Le lendemain matin, Schlabrendorff prit l’avion avec deux véritables bouteilles de cognac, récupéra la bombe, s’isola, ouvrit le paquet avec le plus grand soin à l’aide d’une lame de rasoir et, à son grand soulagement, parvint à la désamorcer. L’opposition fut à la fois soulagée et amèrement déçue d’avoir laissé passer une telle chance.

Aussitôt, cependant, se profila une nouvelle occasion. Le 21 mars 1943, à Berlin, Gersdorff avait la possibilité de se trouver à une cérémonie officielle à laquelle assisterait Hitler. Il se déclara prêt à sacrifier sa vie pour faire réussir l’attentat. Tresckow, pour sa part, assura à Gersdorff que le coup d’État qui devait suivre l’assassinat de Hitler déboucherait sur un accord avec les puissances occidentales : l’Allemagne capitulerait tout en continuant de défendre le Reich à l’est et introduirait un régime démocratique. Non sans difficulté, il fallut ensuite veiller à ce que Gersdorff fut assez près de Hitler pour accomplir l’assassinat et savoir à quel moment exactement commencerait la cérémonie. Compte tenu des mesures de sécurité, trahir de tels détails, c’était à coup sûr s’exposer à une condamnation à mort. Ces points étant réglés restait un troisième problème : à quel moment agir ? Le meilleur appareil d’allumage que Gersdorff put se procurer laissait dix minutes de battement. La cérémonie proprement dite, qui devait se dérouler dans la cour au toit vitré de la Zeughaus, l’ancien Arsenal, sur l’Unter den Linden, le beau boulevard bordé d’arbres traversant le centre de Berlin, n’offrait aucune possibilité d’amorcer un explosif à proximité du Führer. Et dès que Hitler serait sorti pour inspecter la garde d’honneur au monument aux morts de l’Unter den Linden, déposer la couronne de fleurs, bavarder avec quelques blessés ou s’entretenir avec des hôtes d’honneur, Gersdorff n’aurait plus aucune raison d’être près de lui. Il serait trop tard.

Autrement dit, il lui faudrait agir pendant que Hitler visiterait l’exposition du butin de guerre soviétique, entre la cérémonie de la Zeughaus et le moment où il déposerait la guirlande de fleurs au cénotaphe. Gersdorff se posta donc à l’entrée de l’exposition, dans les salles de la Zeughaus. Lorsque le dictateur entra, il leva le bras droit pour saluer Hitler. Au même moment, de sa main gauche, il pressa le détonateur. Il imaginait que Hitler consacrerait une demi-heure à la visite de l’exposition, ce qui était amplement suffisant pour laisser à la bombe le temps d’exploser. Mais, cette année-là, Hitler parcourut l’exposition au pas de course. C’est à peine s’il jeta un coup d’œil aux objets rassemblés à son intention. Deux minutes plus tard, il était dehors. Il était impossible à Gersdorff de le suivre plus loin. Il se réfugia dans les toilettes les plus proches et désamorça habilement la bombe.

Une fois de plus, Hitler avait eu une chance étonnante. Était-ce la crainte des raids aériens alliés annoncés ce jour-là ? Était-ce le fait des responsables de la sécurité de Hitler qui s’inquiétaient de son apparition en public compte tenu de l’atmosphère malsaine qui régnait après Stalingrad ? Après les protestations des étudiants munichois de « La rose blanche », Hans et Sophie Scholl et leurs amis, rapidement jetés en prison et exécutés pour avoir distribué des tracts attaquant Hitler, les rumeurs d’attentat allaient bon train. Où était-ce le Führer lui-même qui, se sentant peu de goût pour des cérémonies publiques alors que le pays vacillait sous le choc du désastre militaire, avait voulu en finir au plus vite ? Quelle qu’en soit la raison, une fois encore, la tentative, soigneusement préparée et risquée, avait échoué. Une nouvelle occasion ne devait pas se représenter de sitôt.

L’abattement et l’état de choc consécutifs à Stalingrad offraient aussi probablement le meilleur moment psychologique possible pour mener à bien un coup d’État contre Hitler. Malgré la stratégie de « reddition sans conditions » annoncée par les Alliés, la réussite de l’entreprise avait une chance de créer des dissensions parmi eux. L’élimination des dirigeants nazis et l’offre de capitulation à l’ouest qu’envisageait Tresckow auraient en tout cas mis les Alliés occidentaux dans une situation embarrassante, les obligeant à s’interroger sur la réponse à donner aux propositions de paix.

Bien avant cette époque, cependant, les Alliés avaient systématiquement repoussé les ouvertures des groupes d’opposition. Parce qu’il s’était donné la peine de relayer des ecclésiastiques allemands appartenant à la résistance qui voulaient sonder le gouvernement britannique sur son attitude envers une Allemagne débarrassée de Hitler, George Bell, l’évêque de Chichester, s’était fait traiter de « prêtre pernicieux » par Anthony Éden, le secrétaire britannique aux Affaires étrangères, faisant écho en l’occurrence aux mots prêtés au roi Henri II pour faire assassiner l’archevêque Thomas Becket en 1170. Malgré les contacts établis de longue date avec les chefs de file de la conspiration y compris Cari Gœrdeler, le diplomate Adam von Trott et le pasteur engagé Dietrich Bonhœffer (qui avait officié un certain temps à l’église allemande, dans le sud de Londres) —, la résistance allemande était au fond une gêne aux yeux des chefs de guerre britanniques (et des Américains, qui partageaient leur point de vue). Dans leur optique, le succès d’un coup d’État de l’intérieur était de nature à compromettre l’alliance avec l’Union soviétique précisément la stratégie que cherchaient à mettre en œuvre les conjurés  – et compliquerait l’instauration d’un nouvel ordre en Allemagne après la guerre. Le critère décisif était de mesurer comment l’action des adversaires de Hitler en Allemagne aiderait les Alliés dans leur effort de guerre. Rédigé un peu plus d’un mois avant l’attentat de Stauffenberg au QG de Hitler, un mémorandum interne du gouvernement britannique apportait une réponse claire : « Aucune initiative que nous puissions prendre vis-à-vis des groupes ou des individus « dissidents » allemands, militaires ou civils, n’a la moindre chance de nous aider concrètement dans nos opérations militaires actuelles sur le front ouest. »

Bien que disposés à distinguer les dirigeants nazis de la population allemande, les Alliés considéraient à peu près de la même manière Hitler (et ses acolytes) et les chefs militaires issus des traditions prussiennes, qu’ils tenaient pour une cause majeure des deux guerres mondiales. À présent que la guerre tournait inexorablement en leur faveur, les Alliés étaient moins que jamais enclins à céder grand-chose à une opposition intérieure qui, semblait-il, avait beaucoup réclamé sans rien accomplir et qui, de surcroît, envisageait de conserver une partie des gains territoriaux réalisés par Hitler.

Tel était en effet le cas, certainement pour quelques-uns des membres les plus âgés du groupe national et conservateur réunis autour de Cari Gœrdeler, dont la rupture avec Hitler s’était produite au milieu des années 1930. Gœrdeler et ceux qui se situaient plus ou moins dans son orbite  – notamment Beck, Hassell, Popitz et Jens Jessen, ancien nazi fervent qui enseignait à Berlin les sciences politiques et l’économie  – méprisaient la barbarie du régime nazi. Mais ils étaient aussi désireux de refaire de l’Allemagne une grande puissance et continuaient d’envisager un Reich qui dominerait l’Europe centrale et orientale. Gœrdeler, pressenti pour le poste de chancelier dans un gouvernement post hitlérien, avait envisagé au début de 1942 une « fédération européenne d’États sous la conduite de l’Allemagne d’ici à dix ou vingt ans » s’il était possible de mettre fin à la guerre et d’instaurer un « système politique raisonnable ». Dans le courant de l’été 1943, malgré la très nette dégradation de la situation militaire de l’Allemagne, l’incorrigible optimisme de Gœrdeler le conduisit à exposer à nouveau ses objectifs de politique étrangère : restauration des frontières orientales de 1914 (autrement dit, l’Allemagne conserverait le couloir de Dantzig, reconquis au prix de barbaries sans nom) ; conservation de l’Autriche et du territoire des Sudètes, avec Eupen-Malmédy et le sud du Tyrol (que même Hitler n’avait pas annexé) ; négociations avec la France sur l’Alsace-Lorraine ; souveraineté absolue de l’Allemagne ; aucune réparation ; et union économique en Europe (la Russie exceptée).

Pour ce qui était de la nature du régime post nazi, les idées des conservateurs nationaux étaient foncièrement oligarchiques et autoritaires. Ils étaient partisans d’une restauration de la monarchie, de droits électoraux limités dans le cadre de communautés autonomes et reposant sur les valeurs familiales chrétiennes incarnation de la « communauté nationale » authentique que les nazis avaient corrompue.

L’irréalisme de Gœrdeler avait des manifestations plus saisissantes encore. Quand on lui suggéra qu’il fallait écarter Hitler de force, il répondit qu’on pourrait le raisonner et le persuader ainsi de démissionner. Son espoir d’un coup d’État sans effusion de sang l’amena à suggérer qu’il pourrait éliminer Hitler dans le cadre d’un débat ouvert si l’armée pouvait lui offrir l’occasion de s’adresser à la Wehrmacht et au peuple. Il n’est pas plus mal que la lettre qu’il avait rédigée en mai 1944, et qui contenait cette étonnante suggestion ait été bloquée par Stieff et n’ait jamais été transmise à Zeitzler, le chef d’état-major.

Les idées de Gœrdeler et de ses proches, que leur âge, leur mentalité et leur éducation portaient à chercher une bonne part de leur inspiration dans le Reich d’avant 1914, ne trouvaient guère d’écho parmi les plus jeunes (pour la plupart nés dans la première décennie du siècle), qui tiraient leur commune identité de leur franche opposition à Hitler et à son régime. Ce groupe, dont les chefs de file étaient en majorité d’ascendance aristocratique, allait être connu sous le nom de « cercle de Kreisau », expression forgée par la Gestapo à partir du nom du domaine de Silésie où il tint un certain nombre de ses réunions. Le domaine appartenait à l’une de ses figures centrales, Helmuth James Graf von Moltke. Né en 1907, ce grand admirateur des traditions britanniques avait fait des études de droit et descendait d’un militaire célèbre, le chef de l’état-major général de l’armée prussienne au temps de Bismarck. Les idées du « cercle de Kreisau » pour le « Nouvel Ordre » qui serait instauré après Hitler avaient pris forme en 1940 entre Moltke et son ami intime et parent, Peter Graf Yorck von Wartenburg, de trois ans plus âgé. Également juriste de formation, ce personnage fondateur du groupe entretenait aussi de bons contacts avec l’opposition militaire. Tous deux avaient rejeté de bonne heure le nazisme et sa franche inhumanité. Dans les années 1942 et 1943, ils devaient réunir à Kreisau et à Berlin un certain nombre d’amis et de proches qui partageaient leurs points de vue, mais qui étaient issus de toutes les classes sociales et de toutes les confessions religieuses, dont l’ancien boursier d’Oxford et porte- parole du groupe pour la politique étrangère, Adam von Trott zu Solz, le social-démocrate Carlo Mierendorff, le spécialiste socialiste de pédagogie Adolf Reichwein, le père jésuite Alfred Delp et le pasteur protestant Eugen Gerstenmaier.

À la différence du groupe de Gœrdeler, le « cercle de Kreisau » puisait largement son inspiration dans l’idéalisme du mouvement allemand de la jeunesse, dans les philosophies socialistes et chrétiennes ainsi que dans l’expérience de la misère qui avait régné après la guerre. Toujours à la différence de Gœrdeler et des siens, Moltke, Yorck et leurs proches n’avaient aucun désir de s’accrocher à des espoirs d’hégémonie allemande sur le continent. Ils imaginaient plutôt un avenir dans lequel la souveraineté nationale (et les idéologies nationalistes qui la sous-tendaient) disparaîtrait au profit d’une Europe fédérale, en partie calquée sur les États       — Unis d’Amérique. Ils étaient bien conscients des grandes concessions territoriales que devrait faire l’Allemagne, mais aussi des réparations dues, sous une forme ou sous une autre, aux populations européennes qui avaient tant souffert sous le régime nazi. Ils envisageaient un tribunal international qui déciderait du sort des criminels de guerre en vue de sevrer la population allemande de son attachement au nazisme. Et ils appelaient de leurs vœux la création d’une puissante organisation internationale qui préserverait des droits égaux pour tous les pays. Leur conception d’une nouvelle forme d’État reposait largement sur des idéaux sociaux et chrétiens allemands : ainsi prévoyaient- ils une démocratisation par le bas à travers des communautés autonomes travaillant sur la base de la justice sociale garantie par un État central qui était à peine plus qu’une organisation chapeautant les intérêts locaux et particuliers au sein d’une structure fédérale.

Toutes ces idées étaient inévitablement utopiques. Le « cercle de Kreisau » n’avait pas d’armes pour les appuyer ni le moindre accès à Hitler. Il fallait que l’armée se décidât à agir. Moltke, qui réprouvait l’assassinat, et Yorck, tout spécialement, prônèrent à diverses reprises un coup d’État pour déloger Hitler. En 1943, la méfiance de Moltke à l’égard des chefs militaires allemands du fait de leur complicité dans tant de barbaries nazies le conduisit à recommander un gouvernement allemand d’opposition soutenu par l’armée américaine. Les Alliés parachuteraient des troupes dans les villes allemandes pour épauler le coup d’État.

Cet espoir illusoire continuait de laisser hors de l’équation le point de départ : comment écarter Hitler ? Et qui devait s’en charger ? Plutôt que les visions utopistes du futur ordre social et politique, telle était la première urgence qui ne laissait pas de préoccuper Tresckow et ses camarades officiers engagés dans l’opposition. Loin de s’arranger, le problème devint plus difficile encore au cours de l’été et de l’automne 1943. Leur espoir était de convaincre Erich von Manstein, chef d’état-major du groupe A de l’armée de terre, de s’engager dans l’opposition ; cet espoir fut totalement anéanti au cours de l’été. « Les feld-maréchaux prussiens ne se mutinent pas », répondit-il d’une formule lapidaire aux coups de sonde de Gersdorff. Au moins Manstein avait-il le mérite de la sincérité et de la franchise. Kluge, en revanche, souffla le chaud et le froid, commençant par apporter son appui à Tresckow et à Gersdorff avant de le retirer. Il n’y avait rien à attendre de ce côté-là, même si les membres de l’opposition conservèrent l’illusion que Kluge était au fond de leur côté.

Il y eut d’autres revers. Beck tomba gravement malade. Et Fritz-Dietlof Graf von der Schulenburg - ce juriste de formation avait d’abord eu des sympathies pour le nazisme et occupé diverses positions administratives haut placées au sein du régime, puis il était devenu l’agent de liaison entre l’opposition militaire et civile  – fut soumis à des interrogatoires, puis relâché. On le soupçonnait d’être impliqué dans des projets de coup d’État. D’autres, dont Dietrich Bonhœffer, furent également arrêtés, tandis que les tentacules de la Gestapo menacèrent les figures de proue de la résistance. Pis encore : Hans von Dohnanyi et Hans Oster, de l’Abwehr, furent arrêtés en avril 1943, au départ pour de prétendues opérations irrégulières sur des devises étrangères, bien que cela fît naître alors des soupçons sur leur implication dans l’opposition politique. Le chef de l’Abwehr, l’amiral Wilhelm Canaris, rompu aux manœuvres de dissimulation, réussit pendant un temps à égarer les agents de la Gestapo. En tant que centre de la conjuration, cependant, l’Abwehr n’était plus tenable. En février 1944, son département étranger, qu’Oster avait dirigé, fut intégré à la direction centrale de la Sûreté du Reich, et Canaris, si douteux fût-il aux yeux de l’opposition, fut à son tour placé en résidence surveillée.

Profitant de ses permissions à Berlin, Tresckow ne se lassait pas de relancer des plans d’action contre Hitler. En octobre, il fut affecté à la tête d’un régiment sur le front, loin de sa position jusque-là influente au QG du groupe d’armées centre. À la même époque, Kluge fut blessé dans un accident de la route et remplacé par le feld-maréchal Ernst Busch, partisan déclaré de Hitler, au point que toute tentative d’assassinat de ce côté- là pouvait désormais être exclue. Sur ce, Olbricht reprit l’idée, précédemment évoquée, mais jamais sérieusement envisagée, de déloger Hitler et de fomenter un coup d’État, non pas depuis l’armée du front, mais depuis le QG de l’armée de réserve, à Berlin. Trouver un assassin qui eût accès à Hitler avait été un gros problème. On en avait maintenant un sous la main.