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« Le Führer est en vie ! »

 

À cette heure, Stauffenberg approchait de Berlin. Les conjurés attendaient impatiemment son retour, ou des nouvelles de lui, ne sachant toujours pas s’ils devaient lancer 1’« opération Walkyrie ». Le message que Fellgiebel avait réussi à faire passer, dès avant que Stauffenberg n’eût décollé de Rastenburg, au général de division Fritz Thiele, chef des communications à l’OKH, était moins clair qu’il ne pensait. Il s’était passé quelque chose de terrible : le Führer était toujours en vie. C’était tout. Il n’y avait pas le moindre détail. On ne savait pas très bien si la bombe avait explosé, si Stauffenberg avait été empêché (comme quelques jours auparavant) d’accomplir l’attaque, s’il avait été arrêté ni même s’il vivait encore. D’autres messages filtrèrent, indiquant qu’il s’était certainement passé quelque chose à la « Tanière », mais que Hitler avait survécu. Fallait-il encore lancer « Walkyrie » ? Aucun plan d’urgence n’avait été établi pour accomplir un coup d’État si Hitler était encore en vie. Et sans avoir confirmation de la mort de Hitler, Fromm, en sa qualité de commandant de l’armée de réserve, n’allait certainement pas approuver le coup d’État. Olbricht en conclut que passer à l’action avant d’avoir des nouvelles définitives serait conduire toutes les personnes concernées à la catastrophe. Un temps précieux fut ainsi perdu. L’un des conjurés, Hans Bernd Gisevius, lié à l’opposition depuis 1938, était à l’époque agent de l’Abwehr en Suisse et venait juste de rentrer en Allemagne. Par la suite, il ne devait pas trouver de mots assez durs pour dénoncer l’incompétence d’Olbricht. « Sans chef et sans cervelle », devait-il lâcher pour qualifier le groupe qui attendait le retour de Stauffenberg au Bendlerblock, le quartier général du commandement de la Wehrmacht, situé dans la Bendlerstrasse. En attendant, les communications depuis la « Tanière » n’avaient pu être bloquées que temporairement. Peu après 16 heures, avant qu’un coup d’État ait pu être lancé, les lignes avaient été rouvertes.

Stauffenberg arriva à Berlin entre 14 h 45 et 15 h 15. Aucune voiture ne vint à sa rencontre. Son chauffeur l’attendait à l’aérodrome de Rangsdorf alors que son avion s’était posé au Tempelhof (ou sur un autre aérodrome de Berlin, ce détail n’est pas parfaitement clair). Exaspéré, il dut appeler une voiture par téléphone pour se faire conduire avec Haeften à la Bendlerstrasse. Nouveau retard. En cette phase critique, Stauffenberg n’atteignit le QG des conjurés, où la tension était à son comble, que vers 16 h 30. Entre-temps, Haeften avait téléphoné de l’aérodrome à la Bendlerstrasse. Il déclara que Hitler était mort. Les conjurés entendaient ce message pour la première fois. Stauffenberg le répéta lorsqu’il arriva à la Bendlerstrasse accompagné de Haeften. Il se trouvait à l’extérieur avec le général Fellgiebel et il avait vu arriver les premiers secours et les véhicules d’urgence. Personne n’avait pu survivre à une explosion pareille, conclut-il. Si convaincant que fût ce message pour ceux qui voulaient y croire, un personnage clé, le général Fromm, savait à quoi s’en tenir. Il s’était entretenu avec Keitel vers 16 heures et avait appris que le Führer ne souffrait que de blessures superficielles. Cela étant, Keitel avait demandé où avait bien pu passer le colonel Stauffenberg.

Lorsque Olbricht lui demanda de signer l’ordre de « Walkyrie », Fromm refusa catégoriquement. Sans attendre le retour d’Olbricht, venu leur annoncer le refus de Fromm, son chef d’état-major impatient, le colonel Mertz von Quirnheim, vieil ami de Stauffenberg et de longue date associé au complot, avait déjà lancé l’action en adressant aux commandants militaires régionaux un message câblé qui commençait par ces mots : « Le Führer, Adolf Hitler, est mort. » Quand Fromm voulut faire arrêter Mertz, Stauffenberg lui fit savoir que c’était lui, Fromm, qui était en état d’arrestation.

Divers chefs de file de la conjuration avaient alors été contactés et avaient commencé à se réunir à la Bendlerstrasse. Beck était là, qui déjà annonçait qu’il avait repris les rênes de l’État, et que le feld-maréchal Erwin von Witzleben, ancien commandant en chef en France, et impliqué dans le complot depuis longtemps, était le nouveau commandant en chef de l’armée de terre. Congédié par Hitler au début de l’année 1942 avec interdiction de porter l’uniforme, le général Hœpner, censé succéder à Fromm, arriva vers 16 h 30 en costume civil, une mallette à la main : elle contenait son uniforme, qu’il passa à nouveau dans la soirée.

À la Bendlerstrasse, le désordre allait croissant. Comploter un coup d’État dans un État policier n’est pas une mince affaire. Mais, même dans les conditions du moment, tout cela sentait largement son dilettantisme. Trop de paramètres avaient été négligés. On avait trop peu prêté attention à des détails infimes, mais importants, de calendrier, de coordination et, enfin et surtout, de communications. Rien n’avait été fait pour détruire le centre de communications du QG de Hitler ou le mettre durablement hors service. Rien n’avait été prévu pour prendre le contrôle immédiat des stations de radio à Berlin et dans les autres villes. Aucun communiqué ne fut diffusé par les putschistes. Les chefs du parti et des SS ne furent pas arrêtés. Gœbbels lui-même, le maître de la propagande, resta libre de donner de la voix. Trop de conjurés étaient occupés à donner des ordres ou à les exécuter. Il y eut trop d’incertitude, et trop d’hésitation. On avait tout fondé sur l’assassinat de Hitler. On avait tenu pour acquis que si Stauffenberg parvenait à faire exploser sa bombe, c’en serait fini de Hitler. Sitôt que cette prémisse fut contestée, puis infirmée, le coup d’État improvisé ne tarda pas à s’effondrer. En l’absence de confirmation de la disparition du Führer, l’élément crucial fut qu’il y avait trop de loyalistes, trop d’hésitants, trop de gens qui avaient beaucoup à perdre en prenant le parti des conjurés.

Stauffenberg avait beau protester que Hitler était mort, les dépêches affluaient qui semblaient indiquer qu’il était indemne. Quelle que soit la vérité, déclara Beck, « pour moi cet homme est mort ». Toutes ses actions ultérieures allaient être dictées par cette conviction. Pour la réussite du complot, cependant, ce n’était guère suffisant. En milieu de soirée, il était de plus en plus clair pour les insurgés que leur coup était un fiasco irréparable. « Quel beau gâchis », avait marmonné le feld-maréchal Witzleben à Stauffenberg en arrivant à la Bendlerstrasse autour de 20 heures.

Au QG de Hitler, il apparut vite que la tentative d’assassinat était le signal d’une insurrection militaire et politique contre le régime. En milieu d’après-midi, Hitler avait confié le commandement de l’armée de réserve à Himmler. Keitel avait informé les districts militaires de l’attentat contre le Führer, mais il avait ajouté qu’il vivait encore et qu’il ne fallait en aucun cas obéir aux ordres des conjurés. On pouvait trouver des loyalistes jusqu’à la Bendlerstrasse, le siège du soulèvement. L’officier de communications y reçut lui aussi l’ordre de Keitel. Dans la soirée, alors que la situation des conjurés devenait de plus en plus désespérée, il signalait que les ordres qu’il lui fallait transmettre en leur nom n’étaient pas valables. Entre-temps, les aides de camp de Fromm s’employaient à répandre la nouvelle, dans le bâtiment, que Hitler était toujours en vie et à rassembler un certain nombre d’officiers prêts à défier les conjurés, dont les partisans déjà peu nombreux et hésitants, à l’intérieur de la Bendlerstrasse comme à l’extérieur, diminuaient maintenant à vue d’œil. Dès que la nouvelle fut confirmée de la survie de Hitler, le nombre d’unités soutenant le coup d’État se réduisit.

Tel fut aussi le cas à Paris. Le commandant militaire, le général Karl Heinrich von Stülpnagel, et ses officiers subalternes avaient fermement soutenu les insurgés. Mais le commandant suprême du front ouest, le feld-maréchal von Kluge, hésitait comme toujours. L’appelant depuis Berlin, Beck tenta vainement de le persuader de se rallier au soulèvement. « Kluge, dit Beck à Gisevius en raccrochant le récepteur. C’est là qu’il vous attend ! » Sitôt qu’il eut appris l’échec de la tentative d’assassinat, Kluge contra les ordres de Stülpnagel, qui avait demandé de faire arrêter tous les membres des SS, de la Sûreté et de la Gestapo à Paris, limogea le général, dénonça ses actions à Keitel et félicita ensuite Hitler d’avoir survécu à une telle trahison.

Dans l’intervalle, l’heure du dénouement était arrivée à Berlin. En fin de matinée, Gœbbels avait accueilli Speer au ministère de la Propagande pour un discours sur la situation de l’Allemagne dans le domaine des armements devant un cercle de ministres, de hauts fonctionnaires et d’industriels. Après que Gœbbels eut levé la réunion, il avait entraîné Walther Funk et Albert Speer dans son bureau pour y discuter de la mobilisation des dernières ressources en Allemagne. Au milieu de leur discussion, il avait reçu un coup de fil urgent du QG du Führer. Malgré le blocage rapide des communications, une ligne directe était apparemment demeurée ouverte. L’appel venait du chef de presse, Otto Dietrich : on avait attenté à la vie de Hitler. C’était quelques minutes après l’explosion. On avait encore peu de détails, si ce n’est que Hitler était vivant. Apprenant que l’on soupçonnait des ouvriers qui travaillaient là-bas, Gœbbels reprocha vivement à Speer de n’avoir pas pris des mesures de sécurité plus strictes.

Au cours du repas, le ministre de la Propagande se montra étonnamment calme et pensif. De manière un peu surprenante, étant donné les circonstances, il se retira ensuite pour sa sieste habituelle. Il fut réveillé entre 14 et 15 heures par le chef de son bureau de presse, Wilfried von Oven, qui venait de recevoir un coup de fil du bras droit de Dietrich, Heinz Lorenz. Tout agité, celui-ci avait dicté un court texte  – rédigé, assurait-il, par Hitler lui-même  – destiné à être diffusé aussitôt sur les ondes. La sécheresse de la formulation ne plut guère à Gœbbels : il y avait peut-être urgence à le diffuser, mais il fallait d’abord s’assurer qu’il fut convenablement rédigé pour la consommation publique. À ce stade, le ministre de la Propagande n’avait visiblement aucune idée de la gravité de la situation ; il ignorait que des officiers étaient impliqués et que le signal du soulèvement avait été donné. Croyant qu’un manquement aux règles de sécurité avait permis à des ouvriers de perpétrer un attentat, il avait su que Hitler était vivant. Et c’était tout. Son comportement après avoir appris la nouvelle, puis au cours de l’après-midi, quand il vaqua à ses affaires courantes et tarda inhabituellement à diffuser le communiqué réclamé d’urgence par le QG de Hitler, n’en est pas moins bizarre. Peut-être avait-il décidé que le moment critique était passé, et que mieux valait attendre d’en savoir plus pour diffuser un communiqué de presse. Plus probablement voulait-il se réserver, ne sachant trop comment les choses allaient tourner.

Après ce long intermède, les nouvelles informations reçues de la « Tanière » l’arrachèrent à son inaction. Il appela Speer et le pria de tout laisser tomber et de le rejoindre de toute urgence chez lui, près de la porte de Brandebourg. Là, il lui confia qu’il avait appris par le QG de Hitler qu’un putsch militaire de grande ampleur était en cours dans l’ensemble du Reich. Speer lui offrit aussitôt ses services pour essayer de déjouer et d’écraser le soulèvement. Quelques minutes plus tard, Speer aperçut des troupes en armes dans la rue. Elles sonnèrent à l’immeuble. Il était autour de 18 h 30. Gœbbels jeta un coup d’œil et disparut dans sa chambre pour fourrer dans sa poche une petite boîte de comprimés de cyanure « afin de parer à toute éventualité ». Il s’inquiétait de n’avoir pas réussi à localiser Himmler. Peut-être celui-ci était- il tombé entre les mains des putschistes ? Peut-être même était-il derrière le coup d’État ? Les soupçons allaient bon train. L’élimination d’un personnage aussi important que Gœbbels aurait dû être une priorité pour les conjurés. Fait stupéfiant, nul n’avait songé ne serait-ce qu’à couper sa ligne téléphonique. Ce simple détail et le fait que les chefs de file du soulèvement n’eussent pas diffusé de proclamation à la radio persuadèrent le ministre de la Propagande que tout n’était pas perdu quand bien même il avait des échos inquiétants de mouvements de troupes à Berlin.

Le bataillon de gardes entourant la maison de Gœbbels était placé sous l’autorité du commandant Otto Ernst Remer, alors âgé de trente-deux ans. Partisan de Hitler jusqu’au fanatisme, il crut au départ à la fiction des conjurés, à savoir qu’ils réprimaient le soulèvement contre le Führer de groupes de SS et de membres du parti en dissidence. Lorsque son supérieur, le général de division Paul von Hase, qui commandait la ville de Berlin, lui ordonna de boucler le quartier du gouvernement, Remer obéit sans broncher. Très vite, cependant, il soupçonna qu’on ne lui avait pas dit la vérité : qu’il ne s’agissait pas de réprimer un putsch de chefs du parti et des SS contre Hitler, mais d’un coup d’État militaire d’officiers rebelles contre le régime. Comme par un fait exprès, dans l’après-midi, le lieutenant Hans Hagen, officier d’instruction national-socialiste chargé d’inculquer aux troupes les principes nazis, avait donné un cours à son bataillon au nom du ministre de la Propagande. Hägen se servit alors de son contact fortuit avec Remer pour contribuer à miner la conjuration contre Hitler. Par l’intermédiaire du Gauleiter adjoint de Berlin, Gerhard Schach, il persuada Gœbbels de parler directement à Remer, de le convaincre de ce qui se passait vraiment et de le rallier. Puis, toujours en passant par un intermédiaire, Hägen rechercha Remer, joua sur les doutes qui avaient déjà germé dans son esprit quant à l’action dans laquelle il était engagé et l’invita à passer outre aux ordres de son supérieur pour aller voir Gœbbels. À ce stade, Remer se demandait encore si Gœbbels n’était pas de mèche avec les auteurs d’un coup de force à l’intérieur du parti contre Hitler. S’il faisait une erreur, cela pouvait lui coûter la tête. Après quelque hésitation, il consentit néanmoins à rencontrer le ministre de la Propagande.

Gœbbels lui rappela son serment au Führer. Remer protesta de sa loyauté envers Hitler et le parti, mais ajouta que le Führer était mort. Par voie de conséquence, il devait exécuter les ordres de son commandant, le général de division von Hase. « Le Führer est en vie ! répliqua Gœbbels. Je lui ai parlé il y a tout juste quelques minutes. » Incertain, Remer vacillait visiblement. Gœbbels lui proposa de le mettre en contact avec Hitler. Il était autour de 19 heures. En quelques minutes, la communication avec la « Tanière du Loup » fut établie. Hitler demanda à Remer s’il reconnaissait sa voix. Tendu et concentré, Remer dit que oui. « Vous m’entendez ? Je suis donc en vie ! La tentative a échoué. Une minuscule clique d’officiers ambitieux a voulu se débarrasser de moi. Mais nous tenons maintenant les saboteurs du front. Nous allons sans tarder expédier ce fléau. Je vous confie personnellement pour mission de rétablir le calme et la sécurité dans la capitale du Reich. À cette fin, vous êtes placé sous mon autorité personnelle jusqu’à l’arrivée du Reichsführer-SS dans la capitale ! » La conviction de Remer était faite. La seule chose que Speer, qui était dans la pièce, put entendre, ce fut : « Jawohl, mon Führer... Jawohl, à vos ordres, mon Führer. » Remer devint responsable de la sécurité à la place de von Hase. Il devait suivre toutes les instructions de Gœbbels.

Remer demanda à Gœbbels de s’adresser à ses hommes. Le ministre prit la parole devant le bataillon de gardes rassemblé dans le jardin de sa résidence autour de 20 h 30. Il eut vite fait de les rallier. Près de deux heures auparavant, il avait fait diffuser un communiqué à la radio, expliquant qu’il y avait eu un attentat contre Hitler, mais que le Führer n’avait eu que des égratignures, qu’il avait reçu Mussolini dans l’après-midi et qu’il avait déjà repris le travail. Pour ceux qui hésitaient encore, la nouvelle de la survie de Hitler fut un élément déterminant. Le cordon isolant le quartier du gouvernement fut levé entre 20 et 21 heures. Le bataillon de la garde était maintenant disponible pour d’autres missions : traquer les conjurés dans leur quartier général de la Bendlerstrasse. L’apogée de la conspiration était passé. Le destin des conjurés était scellé.

Avant même d’apprendre par le communiqué de Gœbbels que Hitler avait survécu, certains cherchaient déjà à se tirer d’affaire. En milieu de soirée, le groupe des conjurés du Bendlerblock était quasiment tout ce qui restait du soulèvement. Le bataillon de Remer cernait l’édifice. Des unités de panzers fidèles au régime fermaient le centre de Berlin. Les commandants des troupes n’étaient plus disposés à entendre les ordres des conjurés. Au sein même du Bendlerblock, des officiers supérieurs se rebellaient, rappelant aux conspirateurs que le serment qu’ils avaient prêté à Hitler était toujours valable puisque la radio avait annoncé qu’il était toujours en vie.

La cause étant de toute évidence perdue, un groupe d’officiers d’état-major insatisfait par les explications de plus en plus boiteuses d’Olbricht, et quels que fussent les sentiments que leur inspirât Hitler par ailleurs, cherchèrent naturellement à sauver leur peau et se rebellèrent. Peu après 21 heures, ils prirent leurs armes et regagnèrent la pièce où se trouvait Olbricht. Alors que leur porte-parole, le lieutenant-colonel Franz Herber, parlait à Olbricht, des coups de feu retentirent dans le couloir. L’un d’eux blessa Stauffenberg à l’épaule. Il s’ensuivit une brève échauffourée, rien de plus. Herber et ses hommes forcèrent la porte du bureau de Fromm, où le colonel de corps d’armée Hœpner, désigné par les conjurés pour commander l’armée de réserve, Mertz, Beck, Haeften et Stauffenberg s’étaient réunis. Herber demanda à parler à Fromm ; il lui fut répondu qu’il était encore dans son appartement (où il était placé sous bonne garde depuis l’après-midi). L’un des officiers rebelles s’y rendit aussitôt, obtint d’être reçu et expliqua à Fromm ce qui se passait. La garde postée devant la porte de Fromm avait disparu. Libéré, Fromm retourna à son bureau pour affronter les putschistes. Il était autour de 22 heures lorsque sa carrure massive apparut sur le pas de la porte de son bureau. Il lança un regard méprisant aux chefs de l’insurrection, complètement abattus. «Ainsi donc, messieurs, déclara-t-il, je vais maintenant vous faire ce que vous m’avez fait cet après-midi. » Ainsi que Gisevius l’indiqua plus tard, les conjurés avaient en fait simplement enfermé Fromm chez lui avec des sandwiches et du vin. Fromm était moins naïf. Il lui fallait sauver sa peau. Du moins le pensait-il. Il dit aux putschistes qu’ils étaient en état d’arrestation et exigea qu’ils rendissent toutes leurs armes. Beck demanda à conserver la sienne « pour son usage personnel ». Fromm lui ordonna de s’en servir tout de suite. Beck répondit que, pour l’heure, il pensait aux jours précédents. Fromm le pressa de s’exécuter. Beck pointa l’arme sur sa tempe, mais ne réussit qu’à s’égratigner. Fromm accorda aux autres quelques instants s’ils souhaitaient coucher par écrit leurs derniers mots. Hœpner profita de l’occasion et s’assit au bureau d’Olbricht ; ce dernier fît de même. Pendant ce temps, Beck, qui chancelait sous l’effet du coup de feu oblique qu’il s’était tiré dans la tête, refusa de se laisser arracher le pistolet des mains et insista pour qu’on lui permît de recommencer. Là encore, il ne parvint qu’à s’infliger une blessure profonde. Tandis que Beck se contorsionnait sur le sol, Fromm quitta la pièce et apprit qu’une unité de la garde avait investi la cour du Bendlerblock. Il savait aussi que Himmler, le nouveau commandant de l’armée de réserve, était en route. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il regagna son bureau au bout de cinq minutes et annonça qu’il avait organisé une cour martiale au nom du Führer. Mertz, Olbricht, Haeften et « ce colonel dont je ne dirai plus le nom » avaient été condamnés à mort. « Prenez quelques hommes et exécutez la sentence tout de suite, en bas, dans la cour », ordonna-t-il à un officier en faction. Stauffenberg essaya de prendre toute la responsabilité sur ses épaules, déclarant que les autres n’avaient fait qu’exécuter ses ordres. Fromm ne dit mot. Les quatre hommes furent conduits au lieu d’exécution. Hœpner, d’abord condamné lui aussi, mais temporairement épargné à la suite d’un entretien privé avec Fromm, fut emmené en captivité. Jetant un coup d’œil sur un Beck moribond, Fromm commanda à l’un des officiers de l’achever. L’ancien chef de l’état-major général fut traîné sans façon dans la pièce voisine et abattu.

Les condamnés furent rapidement escortés jusque dans la cour, où les attendait déjà un peloton de dix hommes choisis dans les rangs de la garde. Pour rendre la scène encore plus macabre, les chauffeurs des véhicules stationnés dans la cour avaient reçu l’ordre de braquer leurs phares sur le petit tas de sable près de l’encadrement de porte par lequel sortirent Stauffenberg et ses complices. Sans Cérémonie, Olbricht fut placé sur le tas de sable et aussitôt abattu. Le suivant était Stauffenberg. À l’instant où le peloton d’exécution ouvrit le feu, Haeften se jeta devant lui et mourut le premier. Son geste ne devait servir à rien. Stauffenberg fut aussitôt placé contre le tas de sable. Alors que les coups de feu claquaient, on l’entendit s’écrier : « Longue vie à la sainte Allemagne ! » Quelques secondes plus tard, ce fut au tour du dernier des quatre, Mertz von Quirnheim. Entre-temps, Fromm avait fait envoyer un télégramme pour annoncer que le coup d’État avait été écrasé dans le sang et que ses chefs de file avaient été passés par les armes. Puis il adressa un discours véhément aux hommes rassemblés dans la cour, attribuant le miraculeux salut de Hitler à l’œuvre de la Providence et conclu par un triple Sieg Heil au Führer.

Alors qu’un camion emportait les corps des officiers exécutés, et la dépouille de Beck, que l’on avait trainée dans la cour, pour les porter en terre le lendemain, Himmel les fit exhumer pour les incinérer, les derniers conjurés du Bendlerblock (dont von der Schulenburg, Yorck von Wartenburg et le frère ainé de Stauffenberg, Berthold) furent à leur tour arrêtés. Il était autour de minuit un quart. La dernière tentative pour renverser de l’intérieur Hitler et son régime avait pris fin.

 

Quelques heures plus tôt, en cette journée du 20 juillet 1944 riche en événements, Hitler, qui venait de regagner son bunker à la suite de l’explosion, avait refusé d’annuler la visite du Duce, prévue pour 14 h 30, mais reculée d’une demi-heure en raison du retard pris par le train de Mussolini. Ce devait être la dix-septième et dernière entrevue entre les deux dictateurs. Ce fut certainement la plus étrange. Il était difficile d’imaginer que Hitler, apparemment calme, venait d’échapper à un attentat. Il salua Mussolini de la main gauche, parce qu’il avait du mal à lever son bras droit blessé. Il raconta au Duce consterné ce qui venait de se passer, puis il l’entraîna jusqu’aux ruines. Dans une scène macabre, au milieu des décombres, juste accompagné de son interprète, Paul Schmidt, Hitler expliqua à son collègue dictateur où il se trouvait, accoudé à la table en train d’étudier la carte, quand la bombe était partie. Il lui montra ses cheveux roussis à l’arrière de son crâne. Hitler s’assit sur une caisse renversée. Schmidt trouva parmi les débris un tabouret encore utilisable pour Mussolini. Pendant quelques instants, aucun des deux dictateurs ne dit le moindre mot. Puis Hitler reprit d’une voix posée : « Quand je repasse tout cela dans ma tête, [...] je conclus de mon salut miraculeux, quand d’autres personnes présentes ont été grièvement blessées, [...] qu’il ne va jamais rien m’arriver. » Il était plus que jamais convaincu, s’empressa-t-il d’ajouter, qu’il lui était donné de conduire leur cause commune jusqu’à son issue victorieuse.

On retrouve le même thème de la Providence qui l’avait sauvé dans son discours, retransmis par toutes les radios, peu après minuit. Il s’était enquis, en milieu d’après-midi, des possibilités d’organiser un discours radiodiffusé. La première heure, lui avait-on répondu, était 18 heures. C’était irréaliste. Il lui fallait encore écrire son discours, et l’après- midi était occupé par la visite de Mussolini. Les dispositions durent être prises pour que le discours fût enregistré et retransmis sur toutes les radios. Il fallut faire venir le matériel de retransmission par la route depuis Königsberg, à quelque soixante-quinze kilomètres de là. Mais l’équipe technique n’était pas disponible ; elle était partie nager dans la Baltique. Il est aussi possible que les diversions de la journée aient fait perdre à Hitler son intérêt pour la chose. Quoi qu’il en soit, il semble avoir une fois de plus réagi aux invites de Gœbbels, qui s’employa à le convaincre de la nécessité d’adresser un bref discours aux Allemands. Il était minuit largement passé lorsque son intervention fut diffusée sur les ondes, suivie de discours de Göring et de Dönitz.

Hitler expliqua qu’il s’adressait au peuple allemand pour deux raisons : leur faire entendre sa voix et leur faire savoir qu’il n’était pas blessé et se portait bien ; mais aussi leur parler d’un crime sans précédent dans l’histoire de l’Allemagne : « Une minuscule clique d’officiers stupides, ambitieux, sans scrupules, mais aussi criminels, a comploté de m’éliminer en même temps que presque tout l’état- major des forces armées allemandes. » Il fit le parallèle avec le « coup de poignard dans le dos » de 1918. Mais cette fois-ci, la « minuscule bande d’éléments criminels » allait être « éradiquée sans merci ». Par trois fois, il parla de sa survie comme d’un « signe de la Providence qu’il devait continuer [son] travail » et ajouta : « Je vais donc le continuer. »

Comme bien souvent dans sa vie, ce n’était pas la Providence qui l’avait sauvé, mais la chance : la chance du diable.