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Fabian von Schlabrendorff,

Récit de la tentative d’assassinat

du 13 mars 1943

 

 

Extrait des Mémoires de Schlabrendorff (1907- 1980), proche de Tresckow, qui eut un aperçu direct des projets pour tuer Hitler élaborés en 1943 au sein du groupe d’armées centre.

 

Le 1er septembre 1939, quand Hitler, en tout arbitraire, lança la guerre contre la Pologne, trois préalables décisifs étaient désormais réunis pour entreprendre un coup d’État contre Hitler avec quelque chance de succès :

1. Des liens avaient été noués avec de nombreuses forces hors d’Allemagne, dans le cadre d’un projet qui rendait possible l’interaction de cercles luttant contre le national-socialisme à travers le monde.

2. Le mouvement de résistance d’inspiration chrétienne avait tissé des liens avec l’armée. Ainsi s’était-il mis en position de saisir l’unique instrument permettant de porter un coup mortel au nazisme.

3. Du fait du déclenchement des hostilités, l’armée, en tant qu’instrument d’action désigné, se trouvait libérée des servitudes imposées par les conditions de paix et pouvait agir [...].

Jusqu’en 1942, Tresckow n’était pas demeuré les bras croisés. D’un côté, il n’avait pas ménagé ses efforts pour sensibiliser son commandant en chef, le feld-maréchal von Kluge, à l’idée d’éliminer Hitler. Kluge, en tant que commandant en chef d’un groupe d’armées, devait  – c’était le principe de base  – se ranger dès le début dans le camp du coup d’État. Ce faisant, il eût exercé une pression considérable sur tous les commandants indécis sur le front aussi bien que dans l’armée de réserve. En même temps, il pourrait commencer par ramener le front est sur une position arrière plus courte et donc plus défendable, comme l’avait réclamé mainte et mainte fois l’état-major général, essuyant à chaque fois un refus de Hitler. Tous les autres groupes d’armées auraient dû nécessairement se joindre à cette entreprise. Tresckow s’efforça aussi de réunir les préalables pratiques de l’amorçage auquel il pensait. Ces préalables étaient les suivants : Hitler devait être amené à quitter son quartier général de Prusse-Orientale et à visiter l’état-major du groupe d’armées central, qui à cette époque se trouvait dans un camp forestier à l’ouest de Smolensk. Tresckow voulait faire venir Hitler dans un cadre qui lui serait étranger, mais nous serait parfaitement connu afin de créer une atmosphère propice à l’amorçage. Qu’il fût lié de longue date au principal aide de camp de Hitler, le général Schmundt, était un atout pour Tresckow. Schmundt était un partisan convaincu de Hitler, mais il n’était pas assez malin pour deviner que la demande faite par Tresckow d’une visite de Hitler au QG de Kluge n’était qu’une feinte militaire en vue de déclencher un acte politique de toute autre conséquence. Ainsi fut-il annoncé que Hitler allait rendre visite au feld-maréchal von Kluge, à Smolensk, aux premiers jours de mars 1943.

Au départ, l’affaire en resta là. Hitler se conduisit comme souvent dans les situations de ce genre. Il annonça sa visite, puis l’annula peu avant la date fixée. Après quelques tergiversations, Hitler finit par arriver en avion à Smolensk le 13 mars 1943. Si Kluge avait été alors disposé à suivre son jugement, le tyran eût été éliminé dès mars. Avec son accord, l’élimination de Hitler n’eût pas été très difficile. Le groupe d’armées avait ainsi créé un régiment de cavalerie, dont le commandant, le baron von Bœselager, était des nôtres. Le corps des officiers était choisi de telle façon que Bœselager, qui associait prudence militaire et pugnacité, aurait pu agir. Mais, si Kluge comprenait la situation, la volonté lui manquait. En un mot, il hésita. Il objecta mainte et mainte fois que ni le monde ni le soldat allemand ne comprendrait pareille action à cette date. Il fallait attendre que les événements eux-mêmes suggèrent l’élimination de Hitler. Il n’était donc pas possible d’utiliser d’emblée l’appareil du groupe d’armées pour le complot prévu.

Aussi Tresckow décida-t-il de ne plus perdre de temps, mais de jouer le rôle lui-même. Nous espérions que, une fois l’assassinat accompli, Kluge ne refuserait plus, mais, devant le fait accompli, s’en remettrait à son jugement foncièrement juste. Afin de lui faciliter l’action, à lui comme à tout le commandement militaire, Tresckow mit au point le scénario suivant : au lieu d’abattre Hitler, il s’en débarrasserait en plaçant dans son avion une bombe qui exploserait en vol ; ainsi éviterait-il la réprobation d’un assassinat en laissant croire à un accident [...].

Nos essais achevés avec succès, nous engageâmes les préparatifs immédiats. Le plan de Tresckow en la matière était le suivant : pour être tout à fait sûrs de l’effet, nous prîmes non pas une, mais deux charges explosives, et fîmes un paquet en forme de deux bouteilles de cognac. Puis il nous fallut arranger le paquet de telle façon qu’il fût possible d’amorcer l’explosif à la main sans défaire l’emballage. Le 13 mars 1943, je me chargeai moi-même du paquet ainsi préparé et l’enfermai dans une caisse à laquelle j’étais seul à avoir accès. Pendant ce temps, Kluge et Tresckow se rendirent à l’aéroport de Smolensk pour y accueillir Hitler [...].

Au cours du repas, Tresckow parla avec l’un des compagnons de Hitler, lui demandant s’il voulait bien se charger au retour d’un petit paquet deux bouteilles de cognac  – destinées au général Stieff du haut commandement de l’armée de terre. Il accepta. En début de matinée, comme convenu, je téléphonai au collègue que m’avait désigné Oster, le capitaine Gehre à Berlin, et lui donnai le mot de passe préalablement convenu au sujet de l’amorçage imminent. De Gehre, il passa à Dohnanyi, puis à Oster. Leur mission était de boucler sans délai les préparatifs de la deuxième étape.

Après le déjeuner de Smolensk, Hitler regagna l’aéroport, accompagné de Kluge et de Tresckow. À peu près au même moment, je pris possession de la bombe et me rendis à l’aéroport. J’attendis que Hitler eût fait ses adieux aux officiers du groupe d’armées centre et fut sur le point d’embarquer. Sur ce, j’amorçai la charge et, sur un signe de Tresckow, tendis le colis au colonel Brandt. Il monta dans le même avion que Hitler. Peu après, l’avion de ce dernier et l’avion transportant une partie de sa suite décollèrent en direction de la Prusse-Orientale, accompagnés de plusieurs avions de chasse. Nous regagnâmes nos quartiers. De là, j’appelai de nouveau Gehre à Berlin et lui donnai le mot de passe complémentaire qui informait Dohnanyi et Oster du début de l’opération.

Nous savions que l’appareil de Hitler bénéficiait de dispositifs de sécurité spéciaux, avec diverses cabines isolées. Le siège même de Hitler était blindé et muni d’un

Documents système lui permettant de sauter directement en parachute. De notre point de vue, l’explosif était suffisant pour éventrer l’avion. Si, contre toute attente, il n’en était rien, l’explosion détruirait au moins une partie essentielle de l’avion qui ne manquerait pas de s’écraser.

Suivant nos calculs, l’avion devait s’écraser peu de temps avant d’atteindre Minsk, et nous supposions qu’un des chasseurs de l’escorte ne manquerait pas de signaler le crash à sa base. Mais rien de tout cela ne se produisit.

Plus de deux heures après nous arriva le message que l’avion de Hitler s’était posé sans problème à l’aéroport de Rastenburg et qu’il avait regagné son QG. La tentative d’assassinat avait visiblement échoué.

Nous ne savions pas à quoi attribuer l’échec. J’appelai de nouveau Gehre et lui donnai le mot de passe prévu pour l’échec du complot. Puis Tresckow et moi discutâmes de la conduite à tenir. Nous étions terriblement excités. Il était déjà très dommage que le complot eût échoué, mais la découverte de la bombe ne manquerait pas de nous trahir.

Après mûre réflexion, Tresckow décida de téléphoner au colonel Brandt. Il lui demanda de ne pas remettre le paquet au général Stieff, mais de le garder jusqu’au lendemain : il y avait eu une confusion. Par sa réponse, nous eûmes confirmation que la bombe déguisée en paquet de deux bouteilles de cognac n’avait pas encore été découverte. Nous devions empêcher que le colis fût remis au général Stieff qui, à cette date, ne faisait pas encore partie du complot.

Invoquant un prétexte militaire, je me rendis au QG le lendemain à bord d’un courrier régulier. Sur place, je rejoignis le colonel Brandt au département des opérations et troquai le paquet enfermant la bombe contre un autre colis contenant réellement deux bouteilles de cognac destinées au général Stieff [...].