XIII

Souricières

Taisez-vous donc ! Est-ce qu'on dit ces choses-là ?
Rivarol


La caravane emprunta la rue du Four, rejoignit la place Saint-André-des-Arts, la rue de la Huchette et le Port aux Tuiles. La voiture franchit les Tournelles. Nicolas frémit en constatant qu'on en revenait à l'un des lieux déjà intéressés par l'enquête. Le fiacre ralentissait et soudain bifurqua vers les berges. Il s'arrêta à quelques toises. Nicolas vit La Roussillon s'en extraire et se diriger vers la rivière à pas hésitants, dans la boue ; le brouillard qui montait semblait la dévorer. Où pouvait-elle bien aller ? Les nuées s'écartèrent un instant découvrant une barge de bains flottants. L'établissement ressemblait à deux maisons accolées l'une à l'autre par un porche central, le tout disposé sur une longue barque. Une lanterne allumée en marquait l'entrée. La fille disparut à l'intérieur. Il consulta sa montre à la lueur de son briquet, dissimulé derrière une pile de bois. Il était plus de dix heures trente. Il entendit Bourdeau et l'aperçut bientôt approcher à pied, la bride de son cheval passée dans un bras.

— Bon, voilà l'endroit ! chuchota-t-il.

— Hors les murs, donc sans contrôle…, dit Nicolas.

— Nous appliquons notre plan.

— Rejoignez notre estafette, qu'il pique des deux et prévienne Rabouine au Châtelet. Branle-bas de combat. Dans trois quarts d'heure, à savoir…

Il consulta à nouveau sa montre.

— À onze heures vingt, tout doit être en place. Faites prévoir que des barques auront à s'approcher en silence depuis l'île Saint-Louis. Il y en a toujours amarrées sur le quai d'Orléans. Il faut veiller au grain à partir de la rivière. Je tiens à ce que la souricière se referme totalement. Allez, Pierre, et revenez me joindre dans cette cachette. Nul doute que d'autres invités vont se présenter.

Après avoir vérifié que la voie était libre, Bourdeau se retira. Il revint bientôt et l'attente anxieuse commença, marquée par l'arrivée successive des participants à la soirée. Nicolas ne parvenait pas à celer son impatience. Il avait renoncé à consulter sa montre, craignant que la lueur de son briquet ne vînt à révéler leur présence. À la fin des fins, ils virent surgir Rabouine. Le plan appliqué dans le moindre de ses détails se trouvait en place et une soixantaine d'hommes entourait désormais le bateau de bains. On pouvait y entrer mais certainement pas en sortir. De même, côté rivière où trois barques patrouillaient dans le brouillard, circonstance qui leur permettrait d'approcher au plus près de l'établissement flottant en cas de besoin. Le moment était venu pour Nicolas d'investir la place.

Il assura son tricorne tâtant au passage le pistolet de poche dissimulé contre l'une des ailes de la coiffure. Ce présent de l'inspecteur Bourdeau lui avait plus d'une fois sauvé la mise. Il vérifia également que son épée ne lui ferait pas défaut. Il serra la main de l'inspecteur et celle de Rabouine et se dirigea d'un pas ferme vers le ponton.

Franchie la passerelle, il fut accueilli devant une sorte de comptoir par un laquais qui vérifia sans un mot son as de cœur déchiré. Toujours silencieux, l'homme désigna son chapeau, sa cape et son épée. Il hésita un court instant et réussit, en tirant son tricorne et en dégrafant sa cape, à faire glisser le pistolet de poche dans son habit. Il fut heureux de ne pas avoir choisi l'épée du marquis de Ranreuil réservée à de plus nobles expéditions. Ce hall d'entrée donnait sur deux escaliers symétriques qui descendaient vers une salle centrale plus vaste d'où montait une rumeur de fête. Il descendit et découvrit une foule de gens masqués qui buvaient. Le bois de l'endroit était dissimulé par des tentures de taffetas rose relevées de ganses d'argent. Des bougies rehaussaient l'éclat fardé des participants. Dans un angle, Nicolas découvrit une petite scène dont il s'approcha non sans peine tant elle était entourée de public.

Deux jeunes gens, une fille et un garçon, y débitaient une parade obscène. À chaque phrase surgissaient des équivoques, de grossières plaisanteries et une corruption bien profonde qu'aggravaient encore les gestes et les postures qui les accompagnaient. Peu à peu l'atmosphère du lieu changeait. Les regards derrière les masques apparaissaient plus brillants, les provocations plus directes. Des couples se formaient, et parfois des groupes, qui prenaient le chemin des cabines de bains. Nicolas sentit le besoin de donner le change. Il avait repéré La Roussillon à son panache et à sa tournure cambrée. Elle semblait inquiète et ne demeurait pas en place, rejetant toutes les invites. Il s'approcha d'elle non sans peine et lui dit à l'oreille être envoyé par Rabouine. Il devait lui parler et lui proposait, afin de se soustraire à la curiosité de se réfugier dans une cabine de bains. Ainsi chacun les croirait en affaire. Elle l'entraîna tout de suite dans la coursive centrale à partir de laquelle se distribuaient les chambres de bains aménagées. Après plusieurs tentatives malheureuses qui déclenchèrent des cris et des protestations, ce qui indiqua à Nicolas que les pièces n'étaient pas pourvues de verrous, ils finirent par en trouver une libre. On y disposait d'une baignoire en cuivre, d'un banc, d'un guéridon où une bouteille attendait dans un rafraîchissoir, d'une toilette et d'une chaise longue. Il remarqua un ustensile étrange observé jadis chez une comédienne. C'était une sorte de cuvette d'étain montée sur un pied de bois avec son entourage en maroquin, son éponge et deux flacons de verre. Il reconnut cet ustensile qu'on appelait bidet et que Semacgus volontiers grivois avait un jour appelé « la pièce d'eau des cuisses ».

À peine étaient-ils entrés qu'un valet vêtu de coutil bleu avec une mine qui correspondait peu à son état leur apporta des serviettes, du savon à la bergamote et des mules. Il fit plusieurs allers et retours versant des brocs d'eau chaude dans la baignoire. Cette tâche achevée, il demanda à Nicolas l'air engageant, s'ils « souhaitaient profiter de ses services, la demoiselle et lui ». Il ne dissimula pas sa déception d'être renvoyé avec le pourboire habituel.

— C'est un des mirebalais qui pourvoient aux vices des uns ainsi qu'aux impuissances et aux fatigues des autres, expliqua La Roussillon.

— Sachez, mademoiselle, dit Nicolas, que nous n'oublierons pas votre aide et que, si nous le faisions, Rabouine s'empresserait de nous la remettre en mémoire. Je ne vais pas demeurer dans cette cabine. Mon objectif, vous vous en doutez, est d'empêcher de nuire le personnage organisateur de ces soirées. Il retient une jeune fille dont la sœur a été massacrée. Il faut le retrouver. Vous êtes une bonne fille et je suis sûr que vous m'allez aider. À votre avis, où se trouve-t-il ?

— Je ferai, monsieur, ce que vous désirerez. Je sollicite votre protection car je risque gros dans cette entreprise. Vous avez observé que je vous ai entraîné à main gauche dans le couloir. À droite, les appartements de bains sont réservés aux affidés. J'ai tout lieu de penser que c'est là que se déroulent des mystères interdits à ceux qui n'y sont pas conviés.

Nicolas, les yeux fermés, tentait d'établir un plan acceptable.

— Nous allons feindre ce qu'on attend de nous…

— C'eût été un plaisir avec vous, monsieur, dit-elle avec une révérence esquissée.

Il rit.

— J'aime trop Rabouine pour lui faire cela ! Nous bloquerons la porte avec le banc dans le cas où on viendrait vérifier la véracité de nos ébats, puis je vais sortir par la fenêtre et gagner l'arrière de cette toue72 . Combien d'appartements de chaque côté ?

— Cinq ou six. Tous n'ont pas de baignoires. Il y a aussi des étuves.

— Je pense qu'il y a un rebord tout autour ?

— Très étroit et l'ensemble bouge. La rivière est haute avec les pluies d'automne.

— Bien. Pendant que je m'efforcerai à gagner l'arrière, faites tout le bruit nécessaire pour convaincre ceux qui nous épieraient que nous sommes engagés dans un amoureux débat.

Elle sourit, la perspective semblait l'amuser. Il ouvrit la fenêtre, une bourrasque d'humidité froide coucha les flammes des chandelles. Le bois du rebord était mouillé ; il faillit dès l'abord glisser et tomber. À peine La Roussillon avait-elle fermé la fenêtre qu'il perçut, assourdis, des bruits d'eau et des gémissements. Il pouvait compter sur elle pour amuser le chaland. Il essayait de ne point songer aux flots noirs qui battaient le bateau quelques toises en dessous de lui et se rassurait à la pensée des barques croisant tout autour, aptes, le cas échéant, à faire force rames pour lui porter secours. Il parvenait vers le milieu. Une mauvaise surprise l'y attendait : une grille de fer munie de pointes interdisait la circulation. Des bardes de fonte aiguisées protégeaient en tous sens la barrière menaçante. Nicolas fit un effort de contention tel que la sueur soudain le mouilla tout entier en dépit du froid de la nuit. Revenir en arrière, c'était renoncer ; appeler une barque, qui croisait invisible dans les masses épaisses flottant sur la rivière, risquait d'attirer l'attention des occupants de la barge. Souvent, au cours de sa carrière, de semblables situations s'étaient présentées, et toujours il avait trouvé le détour pour parer la difficulté. Son esprit fertile caressait des solutions plus chimériques les unes que les autres quand, s'étant approché de la grille, son habit s'accrocha à l'une des lames. Se dégager fut malaisé, mais l'incident le fit réfléchir et la lumière jaillit. Il devait se dépouiller de son habit et s'en servir comme d'une espèce de corde qui lui permettrait de pivoter au-dessus du vide en évitant tout danger de contact avec les lames. Aussitôt, il se mit en mesure d'appliquer son idée. Il ôta son vêtement après en avoir vidé les poches et enfermé leur contenu dans une sorte de large gousset cousu à l'intérieur de sa culotte, et qui lui offrait habituellement une cachette sûre pour des documents ou des rouleaux de louis. Il réussit à tout y placer, y compris son pistolet de poche. Un moment, la pensée l'effleura qu'il aurait pu utiliser sa cravate déroulée, mais il craignait que la fine mousseline ne résistât pas à son poids ni aux coupures du métal.

Il accrocha donc solidement le col de son habit, en se haussant sur la pointe des pieds, à l'extrémité supérieure des lames, espérant que les coutures des apprentis de Maître Vachon, son tailleur, résisteraient à la terrible tension. Il tira violemment sur l'ensemble sans qu'aucun craquement se manifestât. Il devait maintenant évaluer avec précision son élan. Toute erreur lui serait fatale : il retomberait de tout son poids et s'embrocherait sur l'appareil de fonte sans recours. Prenant du champ, il recula sur le rebord, tendit le lien de tissu, donna une forte pression du pied droit sur la paroi et s'abandonna au vide. Tout alla très vite, un envol, un crissement et une arrivée brutale de l'autre côté. Il heurta la paroi du bateau la tête la première. Le choc le laissa étourdi. Il bascula en arrière, ses pieds glissant sur le bois humide. Il tomba en dérapant, mais saisit à pleines mains le rebord pour enfin se rétablir, assis jambes pendantes et hors d'haleine. Il sentit un liquide chaud se répandre sur son ventre. Les lumières faibles émanant du bateau ne suffisaient pas à l'éclairer, mais la douleur qui le poignait lui coupa le souffle et lui fit comprendre qu'il était blessé. Il porta la main à son ventre, puis à sa bouche : il s'agissait bien de sang. Une lame avait tranché la chemise et coupé l'abdomen. C'était douloureux, mais superficiel. Il se félicita d'avoir conservé sa cravate. Il l'enroula étroitement serrée autour de son ventre, l'utilisant comme un pansement pour comprimer l'épanchement de sang. Il attendit que sa respiration se rétablisse et que son cœur retrouve son rythme habituel.

Les choses sérieuses commençaient ; il était à pied d'œuvre. Le mystérieux organisateur des soirées se tenait-il derrière ces fenêtres ? Il frémit, songeant que la chambre de bains où il se trouvait pouvait aussi bien être située côté rivage, face au Port au bois. Il lui semblait pourtant que la prudence imposait une présence du côté de la rivière plus discrète. Il avança. Son ventre le faisait souffrir. La première chambre, une étuve, était vide. Dans la seconde, deux couples sacrifiaient à Vénus dans de scabreuses configurations. Nicolas reconnut avec effroi un des grands noms de France dans l'un des protagonistes. La troisième semblait une réserve. Approchant de la quatrième, il perçut des cris étouffés. Il jeta un regard prudent. Une femme maquillée à outrance paraissait mélanger dans un verre d'eau une substance noirâtre qu'elle tirait d'une petite boîte. Il allait se diriger vers la cinquième fenêtre, quand des plaintes plus prononcées lui parvinrent. Il n'arrivait pas à voir l'angle mort à gauche d'où elles semblaient provenir. Il hésitait. Se trouvait-il devant un de ces spectacles dont il avait déjà eu un avant-goût ou bien… La femme brandissait une cravache et frappa quelqu'un qui hurla, avec un cri d'enfant. Elle le faisait avec une violence haineuse. Par acquit de conscience, il alla voir la dernière chambre ; elle était vide. Il revint sur ses pas. La femme s'acharnait à demi penchée sur sa victime. Un détail l'intrigua : sous les falbalas apparut une paire de bottes de cavalier. Il s'agissait donc d'un homme, et cela changeait les perspectives. Restait à décider ce qu'il y avait à faire. Revenir en arrière ? C'était à nouveau risquer le pire en franchissant la grille. Héler les barques de la police ? Bien que le dispositif prévu à terre puisse empêcher les fuites, adieu la prise sur le fait et les constatations du flagrant délit. Les coupables risquaient de se perdre dans la panique consécutive à la descente de police. Tout dépendait de lui, comme toujours. C'était à lui, commissaire du roi, qu'il revenait d'agir à bon escient. Mais comment ?

Pouvait-il forcer la fenêtre et jaillir dans la pièce ? L'étroit rebord du bateau de bains lui offrait peu d'élan. Il hasarda une main contre la fenêtre, dans le cas improbable où elle n'aurait pas été fermée. Elle l'était. Manifester sa présence en frappant à la vitre obligerait peut-être à ouvrir, mais il perdait, ce faisant, l'avantage de la surprise. L'idée l'effleura de faire feu sur l'inconnu à travers la vitre ; il la repoussa aussitôt en honnête homme, incapable de tirer sur un suspect sans raison décisive. Il lui fallait pourtant porter secours à cette jeune fille, qui était peut-être l'une des deux fugueuses de Bruxelles.

Une variante de son dernier projet s'imposa. Il devait tirer avec son pistolet dans la poignée de la fenêtre et se précipiter vaille que vaille à l'intérieur de la chambre. Il se placerait à gauche de la fenêtre, assurant un tir plus efficace de biais et moins dangereux pour les occupants. Alors, il basculerait à l'intérieur, son arme fumante à la main. Il jeta un dernier coup d'œil et la vue du martyre que subissait la victime le convainquit d'agir sans tarder.

Il tira. Le fragile châssis éclata. Il se jeta à l'intérieur et roula à terre sur l'épaule, perdant son arme au passage. Tout s'enchaîna en un éclair. Il aperçut la jeune fille attachée à plat ventre sur la couche, le dos strié de marques sanglantes. La créature s'était aussitôt retournée, avait bondi sur une épée et marchait sur Nicolas encore au sol. Il boula sur le côté, encore étourdi de sa chute, pour attraper un escabeau dont il s'arma. Il esquissa une première pointe. Les attaques rapides se multipliaient menaçant de plus en plus sa poitrine. À un moment, l'épée se ficha dans le bois tendre de l'escabeau. Nicolas exerça une pression si forte que l'arme ploya, et rompit d'un bruit sec. La créature lui jeta le tronçon au visage et se porta mains en avant sur son adversaire. Il le saisit au col en tentant de l'étrangler. La lutte fut longtemps indécise jusqu'au moment où, après avoir parcouru l'espace restreint de la chambre, les combattants se retrouvèrent devant la fenêtre détruite. Le verre cassé crépitait sous leur piétinement. L'homme reprit ses tentatives d'étranglement. Nicolas sentait ses forces décliner et sa blessure au ventre se distendre et saigner d'abondance. Il repoussa brutalement l'attaquant. Les restes du châssis volèrent en éclats et s'effondrèrent. Étroitement liés, les deux hommes tombèrent dans la rivière.

La pénétration dans l'eau noire et glacée fut affreuse pour Nicolas qui détestait l'obscurité ; il eut l'impression d'enfoncer dans une tombe. L'étau se resserrait autour de son cou. Il avalait l'eau fangeuse et ne pouvait plus respirer. Des flammes rouges et jaunes dansèrent devant ses yeux. Il se sentit céder et perdit connaissance.



— Il bouge ! Il bouge !

Une voix connue bougonnait dans un lointain vaporeux.

— Perdre conscience à deux reprises en quelques jours ! Il n'en fait qu'à sa tête de Breton ! Je lui avais dit de prendre garde. Il ne m'a pas écouté. Toujours trop intrépide, en vérité…

— L'âme forte ne s'inquiète pas des menaces. Je m'en préoccupais moi aussi, le connaissant de réputation, dit une autre voix d'un ton mesuré.

Nicolas sentait la chaleur d'un brasier ardent près de lui. On chuchotait autour de lui ; il ne comprenait rien de ce qu'on disait.

— Gast, c'est grâce à mon cordial ! Il y a déjà eu recours.

Soudain, il ouvrit les yeux et hurla.

— Mon carnet ! Qu'on me donne mon petit carnet noir !

— Ah ! Tiens, dit la première voix, il n'a point perdu le sens commun et c'est à l'essentiel qu'il songe en premier.

Un visage familier se pencha sur lui dans lequel il reconnut la face amicale de Bourdeau.

— Bénissez la poche intérieure de votre culotte, dit celui-ci, elle n'a pas laissé passer l'eau. Le carnet est intact. Votre épée et même le pistolet ont été retrouvés.

Un autre visage entra dans son champ de vision.

— Monsieur, je suis fort aise de vous voir tiré d'affaire. Que ferions-nous sans vous ?

Il reconnut M. Le Noir et l'émotion le prit de cette sollicitude.

— Monseigneur, je suis…

— Ne parlez pas ! Il faut rester calme et vous reposer.

— Je suis pourtant curieux de savoir ce qui s'est passé après que j'ai cru me noyer étranglé par cette créature.

— L'inspecteur va tout vous relater.

— Vous êtes tombé en luttant avec votre agresseur, commença Bourdeau. Le bruit de votre chute dans la rivière a alerté l'une de nos barques qui vous a repêchés l'un et l'autre à coups de gaffes. Vous avez perdu connaissance. On vous a ramené au Châtelet, déshabillé, séché, réchauffé et le Père Marie a fait le reste.

Nicolas fit un geste.

— Et… l'autre ?

— Rassurez-vous, il est sous bonne garde, enchaîné dans son cachot.

— Bien surveillé ?

Le visage livide d'un vieux soldat pendu dans sa cellule revint dans son souvenir. Faute de précautions…

— Étroitement ; je vois à quoi vous songez… Alerté de la tournure des événements, j'ai aussitôt lancé notre offensive. L'établissement investi, la sœur d'une précédente victime a été retrouvée et conduite à l'Hôtel-Dieu pour y être soignée et réconfortée. La malheureuse a subi des sévices incroyables. Reste que certains invités…

— Dont il convient de taire les noms, intervint le lieutenant général de police.

— Certains invités ont pu se retirer sans être inquiétés, poursuivit Bourdeau d'un ton acrimonieux. Tout comme Lord Aschbury, pris lui aussi dans le coup de filet.

— Lui aussi !

— Nous n'avons pu le garder, dit Le Noir. Une heure pas, plus… Le ministre d'Angleterre a surgi comme par magie rue Neuve-Saint-Augustin pour me sommer de le lui remettre comme plénipotentiaire bénéficiant des immunités du roi. Notre espion nous a morgué avec l'arrogance la plus méprisante, ajoutant que « si le commissaire Le Floch avait été épargné en Angleterre, il demeurait un ennemi de son roi et qu'il ait toujours à prendre garde ».

De colère, Nicolas se redressa. Il s'aperçut qu'il était enveloppé d'une couverture, couché sur le grand tapis de Savonnerie du bureau du lieutenant général de police, près de la cheminée où brûlait un feu d'enfer.

— En revanche, poursuivit Le Noir, la filature du duc de la Vrillière a abouti. Nous savons enfin où il se rend la nuit. Dans un petit logis au second étage d'une maison de la rue des Tournelles…

— Comment ? Rue des Tournelles !

— Oui, face au couvent des Minimes, presque à l'angle de la rue Neuve-Saint-Gilles.

— Quai des Tournelles, rue des Tournelles. Pourquoi ce nom revient-il toujours dans cette affaire ? Rappelez-vous ce reste de papier saisi dans le logis de Duchamplan cadet. Se peut-il qu'ils aient connu le secret du ministre ? Et Aschbury aussi, sans doute !

— La maison est surveillée, dit Bourdeau. Nous le laisserons sortir sans nous manifester et, seulement ensuite, nous enquêterons sur l'objet et la nature de ces visites nocturnes.

— Je vais m'y rendre sur-le-champ.

— Vous n'êtes guère en état.

Le Noir intervint avec un rien de précipitation.

— Je crois en effet que c'est la place du commissaire et que, si son état le lui permet, il serait préférable et plus opportun…

Nicolas observait le visage fermé de Bourdeau.

— Pour le coup, Pierre, vous m'accompagnerez.

Bourdeau se dérida. Nicolas comprenait le souci de son chef. Qu'allait-il découvrir dans ce logis ? Moins il y aurait de témoins, mieux cela vaudrait pour l'honneur des conseils du roi. Non que le lieutenant général se méfiât de Bourdeau, mais il savait Nicolas davantage habitué à ces secrets d'État qu'il avait toujours su ensevelir au fond de sa conscience.

Mardi 11 octobre 1774

Il rejoignit le bureau de permanence afin de se changer, non sans avoir remercié le Père Marie de ses soins, puis Bourdeau et lui s'engouffrèrent dans leur voiture.

— Comment s'est comporté Eudes Duchamplan ? demanda Nicolas. Car c'était lui sur la barge, j'en suis persuadé. Je suppose qu'il n'a pas eu le front de nier son identité ?

— Il a pris tout cela de haut, sans celer son nom. J'ai noté, son maquillage ôté, qu'il saignait ; nous avons alors constaté une blessure à la face gauche. Elle m'a intrigué.

— Qu'en déduisez-vous ?

— Que c'était une cicatrice d'une blessure à peine fermée qu'on venait de rouvrir, peut-être volontairement. J'ai songé au récit de votre agression à Versailles, quand le cocher de Semacgus a cinglé l'assassin d'un coup de fouet, précisément à la joue gauche !

— Tout concorde en effet avec ce que vous m'en rapportez. Ce serait lui qui a tiré sur moi… Comment a-t-il pris cela ?

— Je me suis gardé de rien lui laisser paraître. Étrangement, de lui-même il a prétendu que cette blessure était consécutive à la lutte avec vous. Il disait ne pas comprendre votre intrusion violente et menaçante dans la chambre, et qu'il avait pris peur.

— Et la jeune fille ? Il lui contait fleurette ?

— Il a soutenu qu'elle n'était là que pour des divertissements habituels en usage dans ces sortes de soirées, qu'il ne la connaissait point !

— Bref, c'est un doux agnelet qui nie tout. Il doit se persuader qu'on va voler à son secours.

— Comme si ceux qui se sont enfuis la main sur le visage et perdus dans la nuit pour trouver leur carrosse allaient s'entremettre pour le tirer de là ! Il se fait une étrange et naïve idée de la compassion des grands !

— Il faudra, reprit Nicolas, organiser au plus vite un interrogatoire devant Le Noir et le lieutenant criminel. Il y a toujours un moment où M. Testard du Lys doit être, je dirais, « diligenté ». Pour le coup, je gage que le lieutenant général de police ne gâchera pas la fête. J'ai idée derechef d'une petite mise en scène dont je vous parlerai.

— Cette équipée m'inquiète pour votre santé…

— Je me porte à merveille, rassurez-vous. La tête un peu vide, le ventre en carton, mais la curiosité en éveil ! Le cordial du Père Marie réveillerait un mort !

— La rue des Tournelles commence bien à la Bastille ? fit Bourdeau.

— Certes ! Et continue près de la place Royale, à laquelle elle est reliée par la rue du Pas-de-la-Merle.

— Votre connaissance de la ville me passe ! La Bastille et la place Royale ! Le rapprochement est plaisant, sinon éloquent. Les Tournelles mènent à l'une ou à l'autre.

— Je vous reconnais bien dans cette saillie !

— Je voulais vous remercier, dit Bourdeau. Je n'étais pas dupe, tout à l'heure. M. Le Noir tendait à m'éloigner.

— Taisez-vous, malheureux. Il faut savoir demeurer dans l'incertitude.

Bourdeau sourit et retint ses paroles. L'émotion s'empara des deux hommes ; cet échange en disait long. La traversée nocturne de la ville se poursuivit. Ils croisèrent quelques promeneurs attardés, quelques filles près des bornes, des hommes sans aveu qui se jetaient dans l'ombre au passage de la voiture, des patrouilles du guet et un prêtre portant le saint-sacrement à un mourant. Ils arrivèrent bientôt rue des Tournelles.

— Le duc, dit Bourdeau, a abandonné son carrosse place Royale. Après, il a surveillé avec attention les alentours avant de piquer vers sa destination.

— Il ne s'est rendu compte de rien ?

— Du tout ! Nous ne serions pas là, autrement. Nos gens ont procédé par relais, toujours à trois, un derrière le ministre, l'autre le précédant et le dernier en secours. Il ne pouvait leur échapper.

Ils stationnèrent rue Saint-Gilles, un peu en retrait, mais avec une vue sur une haute et étroite maison de la rue des Tournelles. Au second étage, une fenêtre laissait filtrer une faible lumière. Des ombres se mouvaient derrière un rideau.

— Il est toujours là, chuchota Bourdeau. Et nos mouches également, je les distingue.

— Vous avez de bons yeux !

— Ils sont couleur de muraille, dit en riant l'inspecteur.

Nicolas consulta sa montre. Il n'était pas loin de deux heures. Bourdeau lui pressa le bras.

— Il était temps que nous arrivions.

Un homme enveloppé dans un manteau noir, le tricorne enfoncé jusqu'aux yeux, sortait de la maison. Il hésita un moment, scrutant l'obscurité de droite et de gauche, puis se posta sous la lanterne à l'angle des deux rues. Il posa un regard circonspect sur le fiacre arrêté. L'immobilité du cocher qui feignait de dormir parut le rassurer et le convaincre que la voie était libre. Il enfila la rue des Tournelles à pas pressés.

— Nul doute qu'il rejoint la place Royale, dit Bourdeau. Sa voiture doit venir le reprendre.

— Je suppose qu'on veillera à ce qu'il rentre exactement au bercail ?

— Cela est prévu. Pour l'heure, je pense que vous n'avez d'autres choix que d'y aller. Pendant ce temps je veillerai au grain devant l'entrée de la maison. N'oublions pas les menaces anglaises.

Le commissaire apprécia l'élégance de son adjoint. Elle signifiait qu'ayant entendu à demi-mot l'inquiétude de Le Noir, il tenait à s'y conformer et de telle manière que son ami n'en soupçonnât rien, ou bien le comprît sans le marquer. Cette entente scellait plus que tout une connivence confortée par tant d'épreuves traversées de conserve, sans qu'à aucun moment leur complicité eût connu la moindre éclipse. Une fois entré dans la maison, Nicolas dut battre le briquet pour s'orienter. Au second étage, il frappa sur l'unique porte dépourvue de marteau. Une voix inquiète se fit presque aussitôt entendre.

— Est-ce vous, Charles ?

— Je suis le commissaire de police.

La porte s'ouvrit lentement. Éclairée par le chandelier qu'elle portait, une jeune femme blonde, apeurée, le dévisageait. Elle était en cheveux, vêtue d'un déshabillé en chenille lilas

— Oh ! mon Dieu, il est sûrement arrivé quelque chose à Charles. Tant de fois je lui ai dit d'éviter de se déplacer la nuit. Est-ce le cas, monsieur ? Ne me cachez rien.

En entrant, il jeta un coup d'œil sur le logis. Il était petit, mais meublé avec un goût exquis et pourvu d'un luxe que l'extérieur ne laissait pas soupçonner.

— Madame, calmez-vous. Rien de grave, je vous l'assure. Je souhaite simplement m'informer sur l'homme qui vient de sortir à l'instant de cette demeure.

— Qu'a-t-il fait ? Pourquoi s'inquiète-t-on de lui ?

Elle ne devait pas avoir dépassé de beaucoup les vingt ans, estima-t-il.

— Les déplacements à des heures aussi tardives ont attiré notre attention.

— Le pauvre homme ! Lui, le meilleur et le plus généreux des amis !

— Que fait-il et comment le nomme-t-on ?

— Charles Gobelet. Il est huissier de justice au Châtelet.

Nicolas ne put s'empêcher de sourire à l'énoncé du métier choisi par le duc de la Vrillière.

— Et que vous est-il, madame ? Le puis-je savoir ?

Elle baissa la tête, tout empourprée, et murmura sur le ton de la confidence :

— C'est mon ami et le père de mon enfant.

Le tirant par la manche, elle l'entraîna vers une petite chambre toute blanche au centre de laquelle trônait un berceau d'osier couvert de mousseline. Elle écarta le tissu et il put admirer un joli enfançon qui dormait. Sans bruit, ils rejoignirent le vestibule.

— Comment l'avez-vous rencontré ?

— Je me nomme Marie Meunier. Je suis née à Meaux. Il y a un an, j'ai perdu ma mère, veuve depuis longtemps. N'ayant plus de quoi subsister, je suis venue à Paris pour y demander l'aumône. Quelqu'un m'a sans doute remarquée alors, car peu de temps après mon arrivée un homme fort poli m'a conduite ici, puis Charles s'est présenté. Il a affirmé vouloir me prêter secours et assistance. Je l'ai cru. Grâce à lui, j'ai retrouvé un foyer et du pain.

— Et l'enfant ?

Elle rougit à nouveau.

— Charles m'a persuadée de la sincérité de son affection. Je lui devais tout. C'est notre enfant, et son père nous marque à chaque instant des attentions et un amour dont vous seriez touché.

— Madame, ces éclaircissements me satisfont. Inutile d'inquiéter M. Gobelet. Ne lui parlez pas de ma visite.

— Je me conformerai à votre conseil, monsieur. La tranquillité d'esprit de Charles m'importe au plus haut point. Je le sens parfois si soucieux.

— Une dernière question. Pourquoi dissimule-t-il si soigneusement votre foyer et ses visites ?

— C'est, hélas, monsieur le commissaire, qu'il a des enfants d'un premier mariage ! Ils n'accepteraient pas d'apprendre…

— Je comprends. Merci de cette précision.

Elle le raccompagna jusqu'à la porte.

— Protégez-le, monsieur. Il prend tant de précautions que, parfois, je m'imagine qu'il se sent menacé.

Il songea à la dernière prière de la duchesse de la Vrillière. Toutes ses femmes voulaient protéger le duc.

— Nous y veillerons, dit-il.



Nicolas retrouva Bourdeau qui l'attendait en bas. Ils gagnèrent leur voiture. Après un long moment de silence que l'inspecteur respecta, il raconta sa visite comme s'il se parlait à lui-même.

— C'était donc cela ! conclut-il. La part pure d'un homme impur.

— Ciel ! dit Bourdeau. Cessez, de grâce, de « Noblecouriser », et traduisez-moi cela avec clarté.

— Le ministre a une petite famille clandestine : une jeune et charmante jeune femme, un enfant d'un an environ. Cette part-là de son existence, il entend d'évidence la préserver coûte que coûte. De là, ces escapades nocturnes et cette volonté de garder le secret le plus entier sur cette double existence.

— Quel homme ! s'exclama Bourdeau. Le croirait-on, à le voir ? La Belle Aglaé, d'innombrables créatures, des responsabilités d'État, et quoi d'autre encore ?

— Pour moi, répondit gravement Nicolas, j'ignore où se trouve la vérité d'un homme. Dans son désordre ou dans ce jardin d'innocence préservé comme avant le péché ?

— À vous entendre, plus on est diable et plus on aspire à retrouver le jardin d'Éden.

Nicolas rit en grimaçant.

— Ne me distrayez pas, cela tire sur mon estafilade. Je n'ai droit qu'au sourire pour quelques jours et, encore, les circonstances ne s'y prêtent guère. Je vais aller prendre quelques heures de sommeil et nous nous retrouverons à l'aube, au Châtelet.

— Quelles sont vos instructions ?

— Vous enverrez des hommes rue Christine pour prendre la garde-robe de Duchamplan cadet et me la rapporter. Il faudra faire reconnaître le corps du malheureux Vitry, enfin ce qu'il en reste. Ce sera malaisé, mais je n'ai guère de doute à ce sujet. Je verrai Le Noir, et Testard du Lys. Sans oublier Sartine, s'il est à Paris. J'affinerai mes conclusions. Nous pourrons, dès après-demain, faire comparaître le suspect.

— Qui, jusqu'à plus ample informé, n'est accusé que d'actes de débauches sur une mineure.

— Accusation à laquelle s'ajoute pour le moment celle d'enlèvement d'enfant, qui l'expose, au mieux, au fouet, à la marque, au carcan et à la détention à perpétuité dans une maison de force.

— Cela est indubitable. Toutefois, nous pouvons toujours craindre des arguties et des interventions qui tentent de dévoyer notre procédure.

— C'est pourquoi je tiens pour essentiel que nous courions la poste en vitesse soutenue et sans délai. Car, comme vous, je m'attends au pire.

— Et Chambonas ?

— Je crains qu'il ne soit intouchable. Les preuves sur ses activités occultes, le lieutenant général de police en dispose de longue main. L'impliquer équivaudrait à tirer les fils d'une trame qui nous conduirait trop près du trône.

— Le temps viendra-t-il de lois applicables à tous ?

— Quand les Bourdeau régneront, dit affectueusement Nicolas.

Nicolas donna ses dernières indications concernant l'interrogatoire de Duchamplan cadet et, le cas échéant, d'autres protagonistes de l'affaire, et les dispositions particulières auxquelles il avait eu le loisir de réfléchir. Il s'en voulait un peu de ne pas s'ouvrir davantage à la discrète curiosité de Bourdeau, mais il n'aimait pas dévoiler un plan de campagne fondé sur son intuition, même si nombre de constatations matérielles venaient la corroborer. C'était pour lui comme une superstition de se taire, peut-être aussi goût du maître policier et de l'artiste de tout dévoiler en une seule fois.

Rue Montmartre, la maisonnée dormait ; seule, Mouchette attendait son maître. Elle poussa de petits cris interrogatifs et renifla d'un air réprobateur l'odeur d'eau fangeuse qu'il dégageait. Il décida d'y remédier ne pouvant imaginer se glisser dans son lit dans cet état par trop puant. De l'eau chaude refroidissait dans un chaudron du potager. Il se dévêtit ; au fur et à mesure, la fatigue retombait sur lui, ravivant mille douleurs. Catherine, réveillée, le surprit, nu comme un ver essayant, sans y parvenir de se laver. Elle poussa un cri en voyant le pansement ensanglanté qui lui entourait le travers du corps. Elle prit les choses en main. Il fut mouillé, savonné, étrillé, bouchonné, pansé avec une ferme douceur. Après avoir siroté un lait de poule au schnaps parfumé à la cannelle, rompu mais requinqué, il monta se glisser dans sa couche pour quelques heures de répit.



La journée fut longue. Nicolas, aussi moulu qu'à son retour précipité d'Angleterre quelques mois auparavant, se multiplia pourtant. Il rencontra M. Le Noir qui approuva son plan. Ensuite, la longue et blême figure du lieutenant criminel le retint. Comme toujours dépassé par l'événement, M. Testard du Lys commença à regimber devant les projets du commissaire. Il dénonça des pratiques dans lesquelles il ne se reconnaissait pas. Nicolas dut lui rappeler que, dans le passé, il n'avait jamais eu à se plaindre d'initiatives, certes peu conformes à la routine, mais qui aboutissaient toujours à la confusion des coupables et à la réputation auprès du roi d'une justice dont le lieutenant criminel était le plus éminent représentant. Celui-ci n'eut pas l'esprit de songer que la gloire de ces affaires résolues ne rejaillissait sur personne dans la mesure où, chaque fois, il s'agissait d'enquêtes extraordinaires, relevant pour la plupart de la justice particulière du souverain. Vaincu, M. Testard du Lys s'en lava les mains, tel un nouveau Pilate, et congédia Nicolas d'un air excédé. En ultime argument, le nom de Sartine avait été agité ; il remplissait toujours de crainte le magistrat.

La garde-robe de la rue Christine fut soigneusement inventoriée et examinée pièce par pièce. Nicolas reçut aussi Sanson. Il se rendit ensuite à l'Hôtel-Dieu et la jeune fille découverte dans l'établissement de bains fut dûment interrogée, confirmant tout ce qu'on pouvait supposer. Elle et sa sœur, affamées, perdues dans Paris, avaient été récupérées par Duchamplan qui, sous de fallacieux prétextes, les avait amenées dans une maison inconnue pour ensuite les livrer dans différents lieux à la lubricité d'affidés.

Enfin, Nicolas se fit conduire quai des Tournelles où les mouches qui le protégeaient de loin, d'ordre de Bourdeau, le virent se livrer à d'étranges exercices, le nez au sol. Une dernière conférence le réunit à l'inspecteur, au Châtelet. Elle fut suivie d'une inspection de la salle de la basse-geôle aménagée pour l'audience criminelle secrète du lendemain. Enfin, il signa un sauf-conduit destiné à La Roussillon dont l'aide et le sang-froid s'étaient révélés décisifs.

À nouveau, il se coucha fort tard. Pour le coup, Catherine l'avait attendu concoctant à son intention un plat de sa façon. Cela consistait à faire étuver du chou coupé en tranches et ces racines qu'elle s'obstinait à cultiver dans le potager dans la maison, au grand désespoir de Poitevin, ces « pommes de terre » dont on commençait à parler à la cour et à la ville. Elle écrasait grossièrement les deux légumes, veillant à ce que la chair du chou demeure un peu craquante. Le tout était jeté dans un caquelon où avaient fondu des lardons de porc fumé auxquels s'ajoutaient sel, poivre, muscade, ail et grains de genièvre. Il fallait bien veiller à retourner à la cuillère, de telle sorte que l'ensemble subît tour à tour l'excès de chaleur, jusqu'à prendre une belle couleur dorée. Ce plat lui révéla la douceur de la nouvelle racine ainsi traitée, relevée du croquant du chou et du moelleux des lardons, le tout enveloppé dans la croûte gratinée de la cuisson. Ce robuste en-cas, arrosé d'une bouteille de bourgogne d'Irancy, que Noblecourt appelait toujours le vin du grand roi, le conduisit à un sommeil paisible et réparateur.