Approches
Semacgus souhaitait être de l'expédition et mit sa voiture à leur disposition. Sans omettre aucun détail, Nicolas les informa des événements survenus à Versailles et de l'état de ses investigations. Sa découverte concernant la main artificielle du duc de la Vrillière les stupéfia. L'inspecteur admit qu'il s'agissait là d'un indice de première importance, qui pouvait orienter l'enquête dans de bien ténébreuses directions. De lui-même, il avança la question que se posait déjà Nicolas : pourquoi l'avoir choisi lui, réputé féal de Sartine, pour conduire la recherche ?
Semacgus suggéra un début de réponse : soit le ministre entendait ainsi contrôler l'enquête de la manière la plus étroite possible avec un collaborateur bien connu de lui, soit il jugeait le cas si grave que seul Nicolas lui paraissait capable d'en venir à bout. À cela, l'intéressé objecta qu'alors ledit ministre aurait dû avoir à cœur d'observer vis-à-vis de lui la plus parfaite ouverture, ce qui n'était pas le cas. Un long silence suivit, au cours duquel les trois amis continuèrent leur réflexion. La voiture avait traversé la Seine et longeait les quais de la rive gauche, franchissant les quartiers du Beau Grenelle et du Gros Caillou pour joindre le faubourg de la ville en aval.
Nicolas s'arracha à sa rêverie.
— Qui vous a prévenu de la découverte de ce troisième corps ? demanda-t-il.
— J'avais requis tous les commissaires et inspecteurs ainsi que les hommes du guet de faire remonter au bureau de permanence toute découverte de cette nature, répondit Bourdeau.
— Disposez-vous déjà de quelques détails ?
Une pensée informulée lui traversa l'esprit comme un sacrilège. Il faudrait aussi compter le duc de la Vrillière parmi les suspects et vérifier son emploi du temps.
Bourdeau parut gêné.
— En vérité, ils sont horribles. Vous connaissez la nature du lieu où la victime a été découverte. Les cent mille bœufs qui entrent pour l'approvisionnement de Paris abandonnent, après leur sacrifice, quatre cent mille pieds sans compter les cornes et les intestins. Tout cela se ramasse, se voiture et va tomber dans les vastes chaudières toujours fumantes de cette île d'enfer. Cela procure l'huile pour les lampes, quinquets et veilleuses, et même pour la friture commune, enfin pour graisser les rouages des machines mécaniques. C'est cela, l'île des Cygnes !
— Un bien beau nom pour un si déplaisant endroit ! dit Semacgus. Il paraîtrait que nous en approchons, si j'en juge par les effluves puants qui nous environnent. C'est pire que les sentines d'un trois ponts !
La voiture obliqua à droite vers la petite arche qui franchissait le canal séparant l'île de la rive. Plusieurs bâtiments sommaires entourés de fumée s'élevaient au milieu d'une morne végétation piquée de quelques peupliers. Ils virent des chevaux, un brancard, une charrette vide et un groupe d'hommes qui semblaient les attendre.
Nicolas reconnut Rabouine, sans doute dépêché par Bourdeau afin de veiller au grain, et un exempt du guet, Baroliot, croisé à plusieurs reprises au cours de ses enquêtes. Un gros homme au teint rouge, qui s'essuyait le front avec une sorte de furie, leur parlait avec animation. L'exempt s'approcha pour les saluer.
— Bien détestable affaire, monsieur le commissaire.
Il les entraîna au fond d'une petite cour où stationnait une charrette attelée à une haridelle grise. Lourdement chargée, une bâche couvrait son contenu, mais les remugles de puanteur qui s'en échappaient ne laissaient aucun doute sur sa nature. Au-delà se dressait une haute porte à claire-voie dissimulant à demi le haut d'une gigantesque chaudière d'où sortait une épaisse fumée noire.
— La triperie de l'île des Cygnes, dit Rabouine.
Aidé par l'exempt, il dégagea la bâche. L'odeur se fit encore plus épouvantable. Bourdeau sortit une pipe qu'il s'empressa d'allumer. Nicolas sortit sa tabatière et prisa précipitamment, avant de s'abandonner avec délices à une crise prolongée d'éternuements.
La charrette contenait à première vue un amoncellement de pieds, cornes et tripailles couvert du noir manteau des dernières mouches de la saison. Son épaisseur troublait la vision. De plus près, on distinguait un corps plongé dans cette horreur. Seul, le visage blafard, presque jaune, surgissait les yeux ouverts. Une expression de surprise affolée figeait encore les traits jeunes et presque enfantins. Nicolas ordonna qu'on descende le cadavre. Des ouvriers furent appelés qui, munis d'énormes pelles en bois, le repêchèrent délicatement et le posèrent sur un brancard. Semacgus agitait une branche qu'il venait d'arracher à un arbuste afin de disperser la horde vrombissante qui revenait sans cesse. Il se pencha sur le corps étendu.
— Une jeune fille ou femme d'environ, hum… dix-huit, vingt ans… Marques de petite vérole. Yeux bleus s'il est encore possible d'en juger. Plaie béante au col. Paraît presque nue. Chemise… déshabillé à rayures.
— Heure du décès ? demanda Nicolas.
— Malaisé à déterminer. L'ouverture nous en dira plus long, j'espère.
— Qui l'a découvert ? demanda Bourdeau.
Le gros homme se précipita.
— Les hommes du matin chargés de vider les tombereaux.
Il désigna la haute portière.
— Il y a une pente creusée. La tripaille glisse naturellement dans la chaudière. Les hommes font ça sans trop y penser, dans l'habitude.
— Le corps aurait-il pu échapper à leur attention ?
— Certes, oui. Selon eux, ils abattent le travail avec une sorte de régularité machinale.
— Quelque chose d'anormal les a donc alertés ?
L'homme ouvrit la main et tendit à Nicolas un petit objet rond.
— Les rayons du levant ont frappé dessus, révélant sa présence. Outre cela, le chariot leur est apparu moins plein qu'à l'ordinaire.
— Une bonbonnière, dit Nicolas.
Il fit miroiter la chose. Tout en or, elle portait une guirlande de pierres vertes et sur le couvercle un émail en couleurs représentant quatre amours libérant des oiseaux d'une cage avec la légende « L'Amour ciseleur » et quatre vers :
Il demanda à Semacgus ses besicles. Celui-ci les lui tendit, agacé d'avoir à étaler ce recours désormais nécessaire. Nicolas s'en servit comme d'une loupe en pliant les verres l'un sur l'autre. Il tourna et retourna la bonbonnière. Il finit par discerner en soupirant d'aise un poinçon représentant une tête de braque. Il ouvrit la boîte.
— Mes amis, dit-il, c'est en fait une boîte à pilules…
Il s'exclama de surprise en examinant le contenu.
— Des cantharides séchées ! Que viennent faire ces adjuvants avec le corps d'une jeune fille ?
— Ou d'une fille galante, dit Semacgus. Cela aide les moins vaillants, mais concourt aussi à déclencher une fureur génésique chez les créatures les plus froides.
Nicolas songea que dans ce domaine l'expérience de Semacgus était inégalable, sans qu'il démêlât si elle provenait du médicastre ou de l'ancien libertin. Il pensa que cet aphrodisiaque apparaissait ainsi pour la seconde fois dans l'enquête. Cependant, il poussait plus avant sa réflexion.
— Rabouine, demanda-t-il, as-tu une idée sur la manière dont cet objet a pu surgir aux yeux de ces travailleurs ? Il faudra d'ailleurs les remercier de leur honnêteté.
— Il a dû glisser de la poche de son déshabillé… Il y a un gousset.
Nicolas méditait, essayant de rassembler les informations recueillies. Un détail lui manquait encore.
— Il me faut l'itinéraire exact suivi par cette guimbarde, ainsi que son horaire, si c'est possible. Qu'on m'amène le conducteur.
Le gros homme aux yeux exorbités s'avança.
— Vous devez apprendre, monsieur le commissaire, que le transport se fait en chaîne ininterrompue tout au long de la journée. Le dernier chariot parvient ici vers trois heures du matin et le cocher revient le reprendre vide vers sept heures. Ce jour d'hui, il n'a point paru…
— Voilà une notation intéressante et qui restreint le laps de temps au cours duquel le meurtre a été commis. Si Semacgus parvient à affiner la chose, nous ne serons pas loin de la vérité.
— Tout juste, Pierre, reprit Nicolas. Bâtissons notre plan de campagne. Le corps à la basse-geôle où M. Semacgus l'examinera de plus près, s'il y consent.
Le chirurgien acquiesça de la tête.
— Pierre et Rabouine, deux missions, poursuivit le commissaire. Retrouvez-moi le cocher de cette guimbarde. Je le veux interroger. Quant à cette bonbonnière ou boîte à pilules, tâchez de la montrer à un expert qui en déterminera l'origine. C'est un objet de prix et je ne doute pas qu'on en retrouvera le facteur. Et à partir de là…
Il consulta sa montre.
— Retrouvons-nous au grand Châtelet sur le coup de six heures pour faire le point. Bourdeau, quelque chose sur la seconde victime ?
Ses idées se précipitaient. Il ajouta :
— Nous ne disposons, hélas, que de la voiture du docteur.
— Non, dit Bourdeau, j'avais prévu qu'une autre nous suivrait, en cas de besoin. Quant à la seconde victime, la chance m'a souri. Il est vrai que mes mouches ont fondu sur le monde de la galanterie. Tout le monde se connaît et la moindre absence, même courte, un changement d'habitude, font événement dans cette basse-cour.
Il se mit à lire un papier sorti de sa poche, après avoir tapé et rangé sa pipe et sorti ses lunettes.
— La demoiselle Julie Jeanne Marot, native de Suzonnecourt, en Champagne, âgée de dix-neuf ans. Orpheline de père et de mère, vignerons aux dits lieux, est venue à Paris il y a un an pour entrer en condition. A été recueillie par la dame Larue, sage-femme rue Bourg-l'Abbé, connue pour maquerellage. Elle la procura aussitôt à un gaillard de sa connaissance, de vieille pratique, qui, malgré les cris de la fille, lui déroba sa fleur. Depuis, celle-ci, voyant que la matrule la prostituait sans lui donner aucune douceur, la quitta et fut s'installer chez la Hilaire, cul-de-sac Saint-Fiacre, qui en eut un soin particulier la trouvant à son goût pour orner son sérail. En conséquence elle fut baptisée L'Étoile et annoncée à tous comme le nouvel astre. Tout à fait bacchanalisée, elle participe à des parties et à des soupers de débauche la plus poussée.
— Compliments ! Il faut approfondir cela. Qui l'entretient ? Y en a-t-il plusieurs ? Outre les missions de nécessité, il doit bien y avoir, pour joindre l'utile à l'agréable, quelque greluchon de bonne mine. Où fréquentait-elle ? Recherche habituelle. Vous connaissez cela à merveille et mieux que je ne saurais faire.
Le cadavre fut transporté sur une charrette du guet recouverte à nouveau de la bâche. Le cortège s'ébranla en direction de Paris. Nicolas, le nez au vent de la glace baissée, observait une rue perpendiculaire.
— N'oublions pas la boucherie des Invalides, si près de la triperie. Il ne faudra pas oublier de vérifier si la guimbarde s'y arrête.
Il monologuait à haute voix et Semacgus qui l'écoutait ne crut pas devoir répondre.
— Il est de la dernière importance de déterminer quand et où le corps a été déposé sur la tripaille. Soit pour être découvert, soit pour disparaître sans laisser de traces dans la chaudière de l'île des Cygnes.
— Et cette bonbonnière ? dit Semacgus. Un objet de ce prix porte souvent le nom du donateur ou de celui ou celle qui le reçoit.
— Voilà le hic ! Rien, silencieux. Juste le poinçon. Pourquoi abandonner un trésor pareil ? Oublié ! Je n'y crois guère, la fille était à moitié nue. Je soupçonne qu'on l'a placé là à dessein, en vue d'intriguer.
— Cela donne une réponse à vos questions précédentes. Dans ce cas, on voulait que le corps fût retrouvé.
— Sans doute. Reprenons. L'assassin dépose le corps sur la tripe. D'une manière ou d'une autre, la bonbonnière est avec lui. On suppose, on espère même, qu'elle sera découverte.
— Soit, mais la bonbonnière ne révèle aucune indication nominale.
— Justement, justement !
Il décocha un coup d'épaule amical à Semacgus déconcerté.
— La plus subtile de toutes les finesses n'est-elle pas de savoir feindre de tomber dans les pièges que l'on nous tend ?
— Je ne vous entends pas.
— Aurions-nous affaire par hasard à un esprit subtil ? Cette bonbonnière nous appelle, nous incite, à parier sur notre intelligence.
Semacgus commençait à s'inquiéter : une crise chaude consécutive à la blessure de la nuit ? Nicolas paraissait fébrile.
— Je vous suis de moins en moins.
— Que si, que si. Réfléchissez. Si cette bonbonnière porteuse d'une évidente indication nous conduisait directement vers son propriétaire ou vers celui ou celle qui l'a reçue pour l'ériger en suspect, nous serions en droit de douter de la sincérité de cet indice et conduits à supposer qu'il pourrait s'agir d'une main forcée, d'une preuve forgée.
— Au lieu que…
— Sans indices directs, nous voilà devant une tâche difficile, mais qui peut offrir plus de véridique à nos découvertes. Je vous rappelle que le duc de la Vrillière demeure le principal suspect, en raison de la nature de l'arme du crime. Que cette arme a disparu sans qu'il puisse nous en rendre compte. Que son emploi du temps pour le premier crime ne paraît pas lui procurer d'alibi. Que nous allons nous efforcer de déterminer ce même emploi du temps pour les deux meurtres qui ont suivi une fois que Bourdeau aura affiné la période utile du dernier.
— Si je vous devine, vous craignez de ne trouver d'alibi dans aucune de ces trois circonstances ?
— Je le redoute, en effet, car, si notre hypothèse est bonne, nous avons affaire à un rude jouteur.
Un long silence s'installa. Semacgus s'inquiétait de voir Nicolas aussi fébrile. Il savait aussi l'inanité de toute tentative pour le calmer. Le policier, comme un chien de chasse, tenait la piste et ne la quitterait plus.
— Vous sentez-vous bien ? demanda-t-il par acquit de conscience.
Nicolas ne répondit pas. Il s'acharnait à retrouver une idée fugitive sans parvenir à la fixer. Il était cependant persuadé de son importance. Dans la salle de la basse-geôle, il continuait à la chercher. Pressé par le temps, il avait renoncé à faire appel à Sanson. Il lui fallait un résultat rapide pour rebondir. Semacgus avait dû emprunter des instruments au médecin de quartier du Châtelet, qui n'y avait consenti que sur l'ordre formel du commissaire. Quelques jours auparavant, remarqua Nicolas, nul doute qu'on lui eût refusé toute aide, considéré qu'il était par ce petit monde médiocre comme écarté des affaires, sans crédit et en quasi-exil. Le bruit de son retour en grâce comme une traînée de poudre avait couru et tout rentrait dans l'ordre.
Nicolas considérait avec attention le déshabillé que le chirurgien venait d'ôter au cadavre. Pourtant quelque chose le tarabustait. Il se reprochait son étourderie. Elle chassait les idées utiles et, dans ses fonctions, équivalait à une faute. Il sentit au fond de sa poche son petit carnet noir qu'il saisit et consulta avec une sorte de rage. Comment n'y avait-il pas songé plus tôt ? Lorsque Le Noir l'avait accablé de missions à un point tel que le soupçon l'avait effleuré d'une volonté d'enliser son enquête dans un bourbier d'obligations, l'une d'elles consistait à retrouver deux jeunes filles qui s'étaient enfuies de Bruxelles. Il rechercha la page où il avait noté les signalements. « La première… petite vérole… yeux bleus, sourcils noirs ». Et plus loin, et c'est cela qui avait inconsciemment éveillé son souvenir : « Déshabillé… un de satin bleu et gris à rayures ». Il jeta un regard sur la pauvre défroque souillée de sanie et de sang. La description correspondait exactement à ses notations.
— Guillaume, s'écria-t-il, relevez-vous des marques de petite vérole sur le visage ?
— Certes, répondit Semacgus. Je vous l'ai dit à la triperie. Yeux bleus, sourcils noirs et marques de petite vérole. Pour le reste…
Le chirurgien se versait de l'eau sur les bras et les mains avec un cruchon de terre.
— La pauvrette, ce n'était pas une courtisane. Femme depuis peu… Je veux dire déflorée et sans doute violée à maintes reprises, recto et verso. Quelle tristesse !
— Vous en êtes sûr ?
— Je le jurerais devant un procureur, sans états d'âme.
— Heure du trépas ?
— Plus incertaine. Compte tenu de plusieurs éléments à prendre en considération : température de la nuit, chaleur que dégage un amoncellement de chairs animales en décomposition, j'estime vraisemblable le décès aux environs de deux heures du matin. Entre une heure et deux heures du matin.
— Nous savons que la charrette est arrivée à l'île des Cygnes vers trois heures… Il nous faut savoir où elle était aux environs de deux heures, et même un peu avant.
Il réfléchissait, mais Semacgus, son large visage coloré exprimant une jubilation contenue, interrompit cet exercice.
— Ce n'est pas tout, Nicolas. Il y a un détail dont je ne démêle pas l'importance, mais qui, j'en suis sûr, vous intriguera au plus haut point. La victime était plongée avant sa mort dans une solution saponifère, le tout ayant séché en s'évaporant. Il suffit de mouiller la peau pour s'en rendre compte et percevoir encore les effluves d'un parfum.
— Soyez plus clair, Guillaume… Vous parlez à quelqu'un dont le crâne a quelque peu souffert et dont la nuit…
Il s'arrêta sous le regard goguenard de Semacgus. Il se sentit rougir.
— La jeune personne a pris un bain, dit le chirurgien. Et parfumé, encore !
— En me gardant de tirer de cette observation tout ce qu'elle suppose, je remarque que l'eau est bien proche dans tous les épisodes de cette affaire. Hôtel Saint-Florentin à quelques toises de la Seine. Rue de Glatigny, berges de la cité et, enfin, île des Cygnes. On ne s'éloigne jamais du fleuve !
— Voilà qui redouble encore l'intérêt de savoir où la charrette a reçu son funèbre fardeau.
— Une autre remarque ?
— La dernière. J'ai recueilli un fragment d'ongle et son arrachée de chair ; l'agresseur s'est sans doute accroché au vêtement de sa victime au cours de la lutte. Je vous livre ce détail. Il y a sans doute fort peu de chance qu'on en retrouve le propriétaire, mais qui sait ? Par extraordinaire, cela pourrait vous être utile…
Nicolas glissa la pièce dans une feuille pliée de son carnet noir.
— Vous ne l'avez pas évoqué, dit-il, mais je suppose que l'arme du crime…
— Est bien la main artificielle. Du moins, la forme en plâtre correspond à la blessure. Aucun doute possible. Qu'allez-vous faire maintenant ?
— Je n'ai que trop différé la rencontre avec la belle-famille du maître d'hôtel. Ensuite, j'irai à Bicêtre prendre des renseignements sur le fiancé éconduit de la première victime, Marguerite Pinchon.
Ils remontèrent pensifs jusqu'au bureau de permanence où ils furent accueillis par le Père Marie, l'huissier des lieux, ravi de constater que les affaires reprenaient pour Nicolas dont il avait suivi la carrière dès l'origine. Il lui remit un petit pli cacheté sur lequel il reconnut aussitôt les trois sardines des armes de M. de Sartine. Le message était laconique : « L'homme dont je vous ai parlé, M. Bourdier, loge avec sa famille dans un garni, rue Galante. »
Nicolas, qui disposait toujours dans un réduit de tenues de rechange et de linge propre, se changea et chargea le Père Marie de porter chez le dégraisseur son bel habit gris.
— Père Marie, ajouta-t-il, je suis à court d'hommes. Pourriez-vous me rendre un service dont je vous crois tout à fait capable ?
— Crédié, je saute par la fenêtre pour vous ! Le tout est de me hisser sur le rebord, avec mes fichues douleurs !
— Je ne vous en demande pas tant, dit Nicolas en riant. Je vous ferai tenir une boîte de graisse de castor camphré dont M. de Noblecourt se dit fort satisfait. Vous ne vous ennuyez pas dans votre cage ?
— Que si, monsieur Nicolas ! J'ai ma pipe et mon cordial. Autrement, je m'ennuie ferme.
— Bien, bien. Que diriez-vous de rechercher dans le registre des étrangers un Anglais d'âge mûr, de moyenne stature et d'un embonpoint certain. Il porte des lunettes pliantes fumées et parle un assez bon français. Me serait également utile la liste des étrangers séjournant dans des hôtels garnis à Paris et à Versailles.
— Ce serait bien imprudent à lui de fréquenter toujours des établissements en vue, remarqua Semacgus.
— Loger chez l'habitant le serait encore davantage, et il se peut aussi qu'il soit chez son ambassadeur. Lord Aschbury est homme subtil. Nous verrons bien… Alors, Père Marie, cela vous convient-il ?
— Je vais de ce pas consulter les registres.
Nicolas lui tendit quelques louis.
— C'est beaucoup trop, dit l'huissier ébloui.
— Vous conserverez le trop pour le tabac et le cordial. C'est pour payer le dégraisseur.
Il sortit à grande allure.
— Vous savez y faire, dit Semacgus. Il y a toujours espérance de desserte à votre service.
— Je ne m'y efforce guère. C'est un brave homme, et breton de surcroît. Evit ur baoninqenn, kant modigenn ! « Pour une petite peine, cent douceurs », comme on dit chez nous. Je vais rue Christine visiter les Duchamplan. M'accompagnez-vous ? Je n'ai guère de temps de rester, hélas ! Nous sauterons le dîner. Nous souperons de compagnie ce soir, tout à loisir…
Semacgus grimaçait à l'idée de ce sacrifice.
— Oseriez-vous par hasard abandonner votre patient ? plaisanta Nicolas. Imaginez que je défaille…
— Vous battez mes défenses. Je jeûnerai donc en votre honneur. Ce soir, vous serez tous mes hôtes.
La voiture du chirurgien les attendait sous le porche. Nicolas songea soudain à remercier le cocher qui, par sa présence d'esprit, lui avait sans doute sauvé la vie. L'intéressé, rouge d'émotion, leur signala avoir profité de leur absence pour acheter à l'un de ces étals qui encombraient la place depuis l'apport Paris, un panier de petits pâtés champenois chauds et deux bouteilles de vin franc, ayant deviné que ces messieurs, trop pris par leurs affaires, allaient devoir se serrer la ceinture. Il fut doublement félicité de son initiative et Nicolas se délesta à nouveau de quelques écus supplémentaires.
En calmant leur fringale, ils passèrent la Seine et gagnèrent la rue Christine, située entre celles des Grands Augustins et Dauphine. Cette voie tranquille alignait de grandes maisons bourgeoises. Celle des Duchamplan ne déparait pas l'ensemble, avec sa façade austère sans décoration excessive, hormis un mascaron représentant le visage d'un triton joufflu. Six étages avec les combles, nota Nicolas. Les trois supérieurs semblaient, à certains détails, dévolus à des garnis. Ils franchirent la porte cochère. Le gardien, assis sur un escabeau dépaillé, écossait des haricots et leur indiqua que M. Duchamplan aîné habitait le premier et le second étage, M. Duchamplan cadet à l'entresol, mais pour l'heure ce dernier ne se trouvait pas là, et cela depuis plusieurs jours, sans que rien expliquât cette absence qui paraissait beaucoup tourmenter son frère. Ils trouvèrent à main gauche un escalier de belle volée, dont l'état montrait qu'il servait au seul usage du propriétaire et que le tout-venant populaire de l'étage utilisait sans doute une montée plus modeste, celle des domestiques, des fournisseurs, porteurs d'eau et de bois…
Nicolas fit observer à Semacgus que le hasard demeurait l'élément le plus constant des enquêtes et qu'on en venait à découvrir lors même qu'on ne s'efforçait pas à savoir. Il conviendrait de poursuivre la conversation avec un personnage aussi disert que ce gardien. Le cordon tiré, un valet entre deux âges leur ouvrit. Nicolas demanda à être reçu par le maître de maison. Celui-ci se présenta quelques minutes après.
Dès l'abord, Nicolas jugea l'aspect du nouveau venu indéfinissable : ni grand ni petit, ni gros ni maigre, en habit noir de coupe ancienne, un visage pâle aux yeux délavés où se retrouvaient, avec une certaine bouffissure, les traits de sa sœur religieuse. Les mains dissimulées sous de larges manchettes paraissaient liées comme si le personnage tentait de maîtriser une certaine émotion.
— Nicolas Le Floch, commissaire au Châtelet. Le docteur Guillaume Semacgus.
Il s'arrêta là ; c'était une bonne entrée en matière, qui obligeait le témoin à poursuivre.
— Je vous prie d'entrer, messieurs.
Il les fit pénétrer dans un grand salon richement meublé. Les rideaux des fenêtres donnant sur la rue étaient à demi tirés, plongeant la pièce dans une relative obscurité. Il les invita à prendre place dans de grands fauteuils à haut dossier du dernier siècle.
— Je vous écoute, monsieur, dit Nicolas.
— C'est que vous me prenez de court, monsieur le commissaire. J'ai appris le drame survenu chez le ministre et la blessure de mon beau-frère Missery.
Rien dans tout cela ne menait bien loin.
— Puis-je savoir qui vous a appris ces événements ?
— Ma sœur Hélène, religieuse chez les Filles de Saint-Michel. Mais ces détails vous sont connus, puisque vous l'avez rencontrée.
Cela fut dit avec une sorte d'ironie amère.
— Vous fûtes informé en conséquence des graves accusations portées à l'encontre de votre beau-frère ? demanda Nicolas.
— Je ne peux me persuader qu'il soit capable d'une telle horreur. Violent, certes, d'un caractère difficile, ombrageux, d'une honnêteté incertaine, débauché à l'excès, mais meurtrier, je ne le crois vraiment pas.
Nicolas apprécia en connaisseur l'habileté à se poser en contempteur tout en évitant d'accuser le maître d'hôtel. Il restait que le tableau était poussé au noir.
— Vos relations avec lui étaient-elles demeurées étroite ?
— Elles se faisaient rares.
— Mais encore ?
— La messe anniversaire du trépas de ma sœur.
— Des intérêts en commun, peut-être ? Sachez, pour aller à l'essentiel, que je sais tout de vos affaires de famille. Missery disposait de la fortune de votre sœur. Corrigez-moi si je m'égare. Elle devait revenir à votre famille s'il venait à disparaître.
— Qu'il soit remarié ou non, monsieur. Cela a son importance.
— Vous faites sans doute allusion aux risques que faisait courir la liaison passionnée nouée avec une femme de chambre de l'hôtel de Noblecourt ?
— En effet. Parlons clair : si vous souhaitez insinuer que mon beau-frère a été assassiné en raison de la collusion de nos intérêts, vous faites fausse voie. N'avez-vous pas indiqué à ma sœur qu'il ne souffrait que d'une écorchure ?
Il continuait à s'exprimer de manière contenue et posée, son regard fixé sur le vide, sans jamais plonger dans les yeux du commissaire.
— Tout cela est bel et bon, monsieur, dit Nicolas. Je n'ai entendu que les réponses sur les intérêts communs avec votre beau-frère. Nous n'avons parlé que de la fortune de votre sœur. Vous-même, menez-vous quelque activité ?
— Je gère mon argent. Je touche le produit de rentes sur l'Hôtel de ville et de bénéfices de participations à des compagnies dont je suis administrateur.
— Lesquelles ?
— Seriez-vous en train d'outrepasser vos prérogatives ? Je suis connu et protégé de Mgr le prince de Condé.
— Occupez-vous quelque charge dans sa maison ? fit Nicolas avec un rien de moquerie.
— Le prince et moi, rétorqua Duchamplan avec superbe, sommes en affaire pour un projet d'alimentation en eau de la ville.
— Je n'en connais qu'un seul : celui des frères Perier, qu'appuie, de son côté, le duc d'Orléans.
L'autre parut surpris de la science de Nicolas.
— Vous êtes mal informé, il y en a d'autres.
— Paraissez-vous dans d'autres entreprises ?
— Une compagnie de transports.
— Et encore ?
— Je suis administrateur de l'hôpital royal de Bicêtre.
— Bon, dit Nicolas, je suppose que nous avons fait le tour de la question. Où étiez-vous dans la nuit de dimanche à lundi ?
— En famille, avec ma femme et ma sœur.
— Vous n'êtes pas sortis ?
— À aucun moment. Nous nous sommes couchés vers onze heures.
Nicolas nota qu'il pouvait y avoir approximation avec le temps. La contradiction était minime avec la déclaration de la sœur prétendant s'être couchée à dix heures. Elle avait juste « omis » sa sortie familiale.
— Quand vous dites « nous », cela comprend-il votre frère Eudes ?
— Mon frère est un jeune homme qui a ses propres divertissements, dont nous ne nous mêlons pas. Il loge à l'entresol, avec une entrée particulière.
— Et le lendemain, il est rentré ?
— Je l'ignore tout à fait. Il vient, passe, s'absente, revient. C'est un feu follet… que j'entretiens comme tout feu.
La bouche se crispa dans une grimace qui aurait voulu être un sourire.
— Je souhaiterais voir votre femme, dit Nicolas.
— Elle est partie en visite.
Cela fut dit bien vite. On en resterait là pour cette première rencontre. Nicolas se levait quand Semacgus leva une main.
— Avec votre permission, monsieur le commissaire, M. Duchamplan a évoqué une compagnie de transports. De quoi s'agit-il ?
— Une entreprise de fiacres.
— Une seule détient le monopole d'exploitation à Paris. S'agit-il de celle-là ?
Duchamplan porta un regard de commisération sur Nicolas.
— Je ne vais pas vous apprendre que ce monopole est depuis longtemps tombé en désuétude. Près de mille fiacres et plus de sept cents carrosses de louage circulent, les sociétés à actions se multiplient. Il suffit que les voitures soient numérotées et enregistrées.
— Je vois. Je vous serais reconnaissant de m'avertir dès que votre frère réapparaîtra.
— Je n'y manquerai pas, encore que ses absences sont parfois longues.
Dans la cour l'écossage de haricots se poursuivait. Nicolas offrit une prise de tabac au portier qui accepta avec empressement. Il s'ensuivit une vigoureuse séance d'éternuements.
— Vous ameublissez le client, dit Semacgus à l'oreille du commissaire qui cligna de l'œil.
— Mme Duchamplan est sortie à quelle heure ? demanda-t-il directement au portier.
— Sortie ! La pauvrette ! Pâle et toussante comme elle est, il ferait beau voir. Vous plaisantez, mon bon monsieur. Elle garde la chambre depuis plusieurs jours.
— Depuis ?
— Lundi, je crois, dit l'homme en éternuant.
— Et la sœur de M. Duchamplan ?
— Oh ! celle-là… Pour une religieuse, elle ferait bien de purger son orgueil. Jamais un salut, jamais un sourire. La dernière fois, c'était dimanche que je l'ai vue venir souper.
— Elle est partie à quelle heure ?
— Vers dix heures. J'ai dû appeler une voiture et courir dans le froid, à mon âge !
— Nous vous remercions.
— À votre service. Ce tabac-là, c'est du bon ! Pas de la poussière de raclure. Comptez sur moi à l'occasion. C'est moi le père Taqueminet.
Alors qu'ils ressortaient rue Christine, Nicolas qui regardait dans la direction de la rue des Grands Augustins, poussa soudain une exclamation et se mit à courir à la grande stupéfaction de Semacgus. Il parut à ce dernier que son ami tentait de rattraper une voiture qui s'éloignait à vive allure et qui disparut aussitôt à l'angle des deux voies. Essoufflé et furieux, le commissaire revint sur ses pas et dut reprendre sa respiration avant d'expliquer ce qu'il venait d'advenir. Il ôta son tricorne pour s'essuyer le front à demi dissimulé sous un pansement. Semacgus constata qu'une tache de sang s'élargissait sur la charpie et le gronda doucement.
— A-t-on idée de se mettre dans un état pareil ! Vous avez rouvert votre plaie, et il va falloir y remédier et trouver un apothicaire. Bigre, vous avez filé comme le feu d'une mèche court vers la sainte Barbe !
Nicolas éclata de rire.
— Désolé, je n'ai plus vingt ans ! Sans doute ai-je rêvé, et pourtant je suis certain d'avoir vu monter dans cette voiture le même personnage qui a détalé avant-hier dans la galerie basse du château à mon approche. Je vous en ai parlé. Lord Aschbury, je viens de l'apercevoir sortant d'une maison… Le ou l'un des chefs des espions britanniques. Est-ce la fièvre ou réalité ?
Semacgus lui saisit le poignet et sortit sa montre, puis il tâta son front.
— Point du tout. Le pouls est bon maintenant que vous avez repris souffle et le front est frais.
Nicolas l'entraîna.
— Allons voir cette maison, je veux en avoir le cœur net. Suis-je sot ! Nous aurions dû sauter dans notre voiture…
— Ne regrettez rien, il eût fallu qu'elle fît demi-tour !
Ils remontèrent la rue Christine jusqu'à un bâtiment double de belle apparence. Il s'agissait selon l'inscription à son fronton de l'hôtel de Russie. Une dame en tenue bourgeoise les accueillit.
— Messeigneurs, soyez les bienvenus. Sans doute souhaitez-vous prendre pension dans notre établissement si réputé que L'Almanach parisien nous signale à l'attention des étrangers et des visiteurs de notre ville…
Elle parlait si vite qu'il fut impossible à Nicolas de l'interrompre dans sa récitation.
— Nous ne logeons que des personnes de premier rang, qui ont équipage. Nous disposons d'appartements richement meublés, de chambres à coucher, garde-robes, salles de compagnie tapissées en damas et autres ornements à l'avenant. Il y a des retraits fort propres à chaque étage60 . Vous pouvez user de remises et d'écuries pour votre voiture ? Nous ne donnons pas à manger, mais notre service autorise à faire venir le nécessaire des meilleurs traiteurs du quartier ou nous vous informons quelles sont les meilleures auberges de la ville. Je suis à votre disposition.
Elle plongea dans une révérence que lui aurait enviée n'importe quelle duchesse.
— Madame, dit Nicolas, vous vous méprenez sur les raisons de notre présence. Nous souhaitons seulement quelques informations sur votre pratique tout juste sortie et qui s'est engouffrée dans une voiture, il y a cinq minutes à peine.
Ces propos assombrirent aussitôt l'avenant visage de l'hôtesse, qui prit un air fermé et presque cafard.
— De qui parlez-vous ? Personne n'est sorti, à ce que je sache.
— Madame, dit Nicolas fermement, j'aurais préféré ne pas devoir vous rappeler à vos devoirs. Je suis commissaire de police au Châtelet. Je crois me souvenir que les tenanciers d'hôtels et de garnis se doivent de signaler en temps utile les étrangers qui descendent chez eux. Un étranger surgit-il que, dans les vingt-quatre heures, le lieutenant général de police doit connaître comment il se nomme, d'où il vient, le pourquoi de son séjour, où il demeure, avec qui il est en correspondance et qui il reçoit. Cela ne peut s'entendre que par la dévotion aux intérêts de Sa Majesté desdits tenanciers. Me suis-je bien fait comprendre ? Mesurez-vous votre faute ? Je crains que vous ne deviez nous suivre dans un lieu moins aimable pour un interrogatoire et diverses vérifications.
Il y avait apparence que le discours eût porté, car la dame éclata en sanglots sans faire plus avant la renchérie. Nicolas confirma sa détermination par une sévère impavidité.
— Hélas, hélas, monsieur le commissaire, voulez-vous ma ruine, à moi pauvre veuve, chargée de famille et qui s'échine à faire vivre cette maison ? Je suis, il est vrai, coupable d'avoir, en raison de mon bon cœur, négligé mes devoirs. Ce monsieur étranger, anglais je crois, m'avait défendu de signaler sa présence. Il se trouve en effet en France pour retrouver un enfant qu'il a eu jadis avec une dame française aujourd'hui mariée. Songez à la discrétion qui doit entourer une telle démarche !
— Madame, je crains qu'il ne s'agisse là d'un conte oriental que votre candeur a bien aisément avalé. Sous quel nom ce personnage s'est-il présenté ?
— Il m'a dit se nommer, en me priant d'un air menaçant de le taire, Francis Sefton, marchand de chevaux de course.
— Bien trouvé, la mode de ces courses s'étend. À quelle époque est-il arrivé ?
— Le 20 septembre.
— Avait-il des bagages ?
— Des portemanteaux. La servante m'a parlé de nombreux habits très différents les uns et les autres, des perruques et même des robes de femme. Sans doute pour en faire commerce à son retour dans son île.
— A-t-il reçu quelconque ?
— Personne.
— Disposait-il d'un équipage ?
— Un fiacre le venait prendre.
— Vie régulière ?
— Certes non ! Il rentrait souvent au petit matin et quelquefois découchait. Il payait sa semaine très régulièrement. Il est parti dans la hâte, ce matin, après deux jours d'absence et m'a obligeamment réglé une semaine supplémentaire alors que celle-ci n'était pas achevée. Il m'a priée encore de taire son passage, l'époux de son ancienne amie ayant été informé de sa présence à Paris.
— Fort bien, madame. S'il devait réapparaître, informez aussitôt le commissaire du quartier qu'il prévienne le commissaire Le Floch, au Châtelet. Sachez pour votre gouverne que vous vous exposeriez à la fermeture de cet hôtel et à des poursuites judiciaires si vous veniez à contrevenir à ces instructions. Maintenant, montrez-nous l'appartement de M. Sefton.
Elle les conduisit au premier étage dans un appartement cossu comprenant une chambre, un cabinet de toilette et un petit salon. Le lit n'était pas défait. Nicolas nota une bouteille de porto et deux verres sur un guéridon. Il renifla et s'approcha de la cheminée : on avait brûlé des papiers en quantité. Dans le tas de cendres il découvrit un coin de feuille qui avait échappé à la destruction. Sur le papier subsistaient quelques caractères imprimés : « ELLES PRES ». Journal, papier d'État, ou prospectus de réclame, il faudrait voir. Désignant les deux verres, Nicolas s'adressa à l'hôtesse.
— A-t-il reçu quelqu'un ?
— Non.
Il renifla les verres.
— Je dirais… cette nuit… Non, il n'était pas là… Ce matin donc. M'assurez-vous que vous restez vingt-quatre heures derrière votre bureau.
— Certes non, mais… À vrai dire, je ne sais plus, cela est sans doute possible.
Elle éclata de nouveau en sanglots. Nicolas haussa les épaules, accablé de tant d'inconscience. Semacgus tendit un doigt vers le bord d'un des deux verres. Il y avait des traces de rouge.
— Allez savoir ! dit le commissaire. De nos jours, les hommes se maquillent parfois davantage que les femmes. On se barbouille de rouge et de céruse. Pour le moment, notons le fait.
Dès qu'ils eurent rejoint leur voiture, accompagnés d'une hôtesse qui se confondait en déplorations et gémissements, Nicolas tenta de tirer quelques conclusions de leur visite rue Christine.
— Sous un faux prétexte, lord Aschbury débarque à Paris depuis quinze jours. La bêtise de cette femme et le peu de perspicacité de nos gens – je crains que depuis le départ de Sartine il n'y ait bien du flottement – expliquent le fait qu'il soit parvenu à échapper au contrôle des étrangers par la police. Il va et vient en toute licence avec un faux nom et une qualité usurpée, rencontre qui il veut, s'échappe à Versailles pour on ne sait quelle intrigue. Là, il me rencontre presque nez à nez, prend la fuite mais trouve le temps et les moyens de me faire suivre et, je le crois, ordonne qu'on m'assassine. Attentat chez le comte d'Arranet, qui échoue. Le pourquoi de tout cela ? Il pressent que je vais me porter à sa suite. Il court à Paris, signale ses affaires, reçoit un affidé et prend la poudre d'escampette dans Paris, la grand'ville ! Pour quelle retraite nouvelle ?
— Pourquoi, dit Semacgus, ne prendrait-il simplement la route de Calais ?
— Je ne le crois pas. Sa mission n'est pas achevée. D'une manière ou d'une autre, je me suis jeté dans ses voies. Quelles sont-elles ? Je vous le dis : il n'y a pas de coïncidence, il n'y a pas de coïncidence…
Nicolas frappait de son poing serré la peluche de la banquette, soulevant des petits nuages de poussière.
— Personne ne me fera accroire que lord Aschbury, alias Francis Sefton, descend par hasard dans un hôtel situé à quatre maisons de celles des Duchamplan. J'ignore pourquoi il l'a fait, mais je le saurai, je le saurai !
— C'est en effet primordial d'éclaircir les raisons de sa venue en France, présentée comme clandestine, il faut le souligner, dit Semacgus. Reste ces Duchamplan, qui me paraissent bien connivents avec tous ces mystères.
— Je n'ai pas souhaité pousser les choses outre en remontant voir l'épouse. Il faut leur laisser l'impression factice d'une sécurité. Ils ne perdent rien pour attendre. Pour le cadet, m'est avis qu'il ne sera pas de retour de sitôt. Je n'arrive point à me persuader que l'intérêt soit à l'origine du meurtre de l'hôtel Saint-Florentin. Ces gens-là sont à l'aise. Alors, quoi ?
— Il faut vous calmer, la fièvre va finir par se manifester.
— Je crains qu'il ne faille tout reprendre à zéro. Le Noir m'a engagé dans tant d'affaires dispersées qu'elles m'ont fait perdre le fil de la principale. Il faut reprendre l'interrogatoire de Missery. Où a-t-il trouvé la Marguerite Pindron, celui-là ? Il convient aussi d'avoir une conversation avec la duchesse de la Vrillière. La rumeur de ses bonnes relations avec Mme de Maurepas m'y aidera peut-être… Enfin, trouver le galant de la Pindron. Bien mystérieux celui-là, cet Aide dont m'a parlé la petite servante normande de la duchesse.
— Avait-elle l'accent de sa province ? demanda soudain Semacgus d'un air finaud.
— Pardi oui, et du plus prononcé.
— Alors votre amant est tout trouvé. Votre Aide, c'est tout simplement Eudes, le prénom du Duchamplan cadet. Missery, s'il est sincère, devrait vous le confirmer et cela expliquerait bien des choses.
— Merci, mon cher Guillaume. Par deux fois aujourd'hui vous avez eu le réflexe utile. Et votre cocher m'a sauvé la vie. Cependant, même si cela nous ouvre de riches perspectives, cela ne règle pas tout. Il y a des faits qui appartiennent au domaine des apparences voulues.
Semacgus cria au cocher d'aller rue de la Joaillerie, chez M. Nicaise, apothicaire.