XI

Manœuvres

Et la liberté dont jouit notre rang ferme la bouche à tous ceux qui aiment à trouver à redire.
Shakespeare


Nicolas prit la tête d'une cohorte de trois voitures. Dans celle du milieu, l'ingénieur affolé tenait étroitement embrassés sa femme et ses quatre enfants. Rue Neuve-Saint-Augustin, le ministre n'était pas encore rentré de Versailles. Son retour était pourtant annoncé, la famille royale s'apprêtant à prendre ses quartiers de chasse à Fontainebleau. Nicolas pensa se rendre à l'hôtel de M. Le Noir tout proche, mais, au moment où il allait s'y décider, un carrosse arriva ; Sartine en descendit. Il l'entraîna jusqu'à son cabinet et aussitôt fit machinalement jouer son orgue à perruques : un magnifique spécimen à cinq marteaux apparut dans son éclatante blondeur.

— Elle vient de Vienne, du fournisseur du prince de Kaunitz, grand amateur comme moi ! dit-il en la caressant amoureusement. L'abbé Georgel, secrétaire du prince Louis, me l'a adressée. Mais expliquez-moi les embarras que vous organisez dans ma cour. Quid novi pour votre enquête ? Comme d'habitude, une jonchée de cadavres que vos acolytes habituels s'apprêtent à tourner et à retourner. Je me trompe ?

— Vous êtes-vous jamais trompé, monseigneur ? Primo, votre facteur d'orgues me paraît fort honnête, même si, par de fallacieux prétextes et des offres séduisantes, on était sur le point de le convaincre, réduit qu'il est à la misère, de passer en Angleterre.

Le ministre lâcha sa perruque qui se répandit sur le bureau comme une bête marine qui étendrait ses tentacules.

— Ne me dites pas que le service anglais a mis la main dessus !

— C'est ainsi. Et c'est toujours l'œuvre de Lord Aschbury, alias Francis Sefton. Pour éviter une telle occurrence, j'ai pris les devants, ou plutôt Bourdeau, qui a aussitôt enlevé notre homme et sa famille. J'ai promis à Bourdier que nous veillerions sur son sort et qu'il serait conduit dans une résidence de l'État où ses travaux seront protégés.

— Fort bien. C'est donc cela, cette cohorte hurlante et gémissante qui m'a accueilli dans ma cour ? Qu'on les loge ici cette nuit. Je vais donner les instructions nécessaires pour qu'on les conduise en lieu sûr dès demain. Et votre enquête ?

— Tout conspire à compromettre le duc de la Vrillière, mais rien encore ne me convainc qu'il est coupable. Quelque chose m'échappe, mais j'ai le sentiment d'approcher de la vérité, pas à pas. Au fait, nous en sommes à trois cadavres et je ne désespère pas…

Le froid visage du ministre s'éclaira d'un sourire.

— D'atteindre des chiffres encore plus effrayants, fit-il. Je souhaite bien du plaisir à mon successeur… Où en êtes-vous avec lui ?

— La dernière audience fut bienveillante, sans aucune acrimonie.

Après avoir rassuré les Bourdier sur leur sort et reçu leurs remerciements et bénédictions, il regagna la rue Montmartre où Catherine lui refit son pansement et lui servit une soupe dans laquelle il trempa des croûtons et qu'il arrosa de vin. Il grimpa ensuite sur un escabeau pour découper dans la cheminée quelques larges tranches de jambon qu'il dévora à pleines mains. Des noix fraîches et des pommes conclurent ce rustique en-cas. Plus tard, au moment de s'endormir épuisé, trois visages s'imposèrent, celui de son fils, celui de La Satin et enfin celui d'Aimée d'Arranet.

Dimanche 9 octobre 1774

Nicolas fut réveillé par les trilles lointains d'une flûte. Si M. de Noblecourt s'exerçait de la sorte, cela augurait bien de sa santé et de l'alacrité de son humeur. Aussitôt sa toilette achevée et son déjeuner pris, il le rejoignit. Le spectacle aurait séduit le pinceau d'un peintre habile à saisir les moments d'intimité des foyers. La lumière du matin enveloppait le vieux magistrat d'un halo doré. Marquant du pied la mesure, il exécutait avec sa maestria coutumière un air de danse champêtre. Épaule contre épaule, Cyrus et Mouchette, le considéraient avec attention. Nicolas, immobile, se laissa prendre par la paix de cet instant et attendit la fin du morceau pour se manifester.

— C'est un plaisir extrême de vous retrouver rétabli, dit-il.

Noblecourt se laissa aller sur son fauteuil favori.

— Hé, hé ! C'est que je ne fus jamais établi… En revanche, il paraît que vous avez récolté plaies et bosses ?

— Oh ! dit Nicolas, il y a belle lurette que j'ai vu le feu pour la première fois. À dix ans, un invité de mon père a failli me tuer, m'ayant confondu avec un chevreuil ! Les balles ont pris l'habitude de me caresser.

— Ne faites pas l'esprit fort, vos amis ne vivent plus lorsque vous vous éloignez. Contez-moi plutôt vos nouvelles aventures. Cela m'égayera et me reposera de ces trilles. Vous n'imaginez pas la difficulté, quand deux tremblements se suivent, d'éviter de les moduler de la même façon !

Nicolas se lança dans le menu de son séjour à Versailles et exposa la suite des événements marquant le déroulement de son enquête. Son vieil ami s'en trouva fort agité et pensif.

— Avez-vous bien réfléchi aux implications de cet attentat perpétré contre vous ? Si l'on exclut qu'il s'apparente à ceux dont vous fûtes la victime au début de cette année et dont les coupables ont été bannis, il faut bien convenir que vos agresseurs, ou plutôt votre assassin, s'attachent à vous empêcher de porter plus avant vos investigations. Qui menacez-vous donc, et quels intérêts sont traversés par votre action ? Cet Anglais mystérieux, la sagesse autant que la raison voudraient qu'il ne se manifestât point, qu'il se terrât comme c'est le propre des gens de son espèce…

— Cependant…

— Soit, je devine votre objection : vous l'avez reconnu dans la grande galerie en dépit de sa défroque. S'il s'acharne contre vous, c'est que votre action approche un espace sensible où vos intérêts sont contraires et comme, par ailleurs, vous enquêtez sur une série de meurtres qui impliquent peu à peu, et par une sorte d'investissement concentrique, un ministre du roi, cela signifie, suivez ma pensée, que l'Anglais en question pourrait bien avoir partie liée avec les assassins. Votre sagacité menace les intérêts de la mission dont il est chargé et qui me paraît, à moi pauvre infirme de tête et de corps, viser le destin d'un grand. Considérez vous-même que M. de Saint-Florentin ne peut vous avoir appelé à enquêter sur un meurtre commis par lui ! Que dis-je crime ? Des crimes. Et ensuite, il chercherait à vous faire supprimer ! Cela n'a aucun sens. Il y a autre chose sous cette suite inexplicable d'événements.

Il parut entrer dans une sorte de méditation presque assoupie.

— Vous attirez les faux-semblants, cher Nicolas. Depuis quatorze années consacrées aux « affaires extraordinaires », vous menez une lutte sans fin contre des ombres doubles. L'intérêt, la vengeance, l'ambition, la luxure et la haine vous entraînent comme les spectres dans la forêt du crime, et les morts ont pour vous le visage double du dieu antique.

— Ciel, dit Nicolas, vous me rappelez un certain Mic-Mac qui interrogeait les esprits en jouant du tambour ! Vous, c'est la flûte. Vous êtes la Pythie de la rue Montmartre !

— Moquez-vous ! À mon âge, j'ai licence de m'accorder quelques caprices. Et s'il me plaît à moi d'être erratique…

— Nul ne viendra jamais vous en contester le droit.

— Il ferait beau voir ! Pour le moment, la devineresse est affamée. Qu'on m'apporte ma soupe et mes croquets, car la Pythie vient en mangeant.

— Oh ! dit Nicolas, je la répéterai à Sa Majesté qui goûte fort les équivoques. Celle-là est digne des calembours du marquis de Bièvre64 .

Catherine les surprit riant à gorge déployée. Leur attention fut soudain attirée par une rengaine sur le duc de la Vrillière qu'un chanteur vociférait dans la rue et qui montait jusqu'à eux par la fenêtre ouverte.

Ministre sans talent et sujet sans vertu
Homme plus avili qu'un ministre ne peut être
Pour te retirer, dis, réponds-nous, qu'attends-tu ?
Je le vois. Qu'on te jette par la fenêtre

— La rime est pauvre si le fond est venimeux, dit Noblecourt. L'homme n'est pas aimé, si tant est qu'un ministre puisse l'être. M'accompagnerez-vous à la grand'messe de Saint-Eustache ?

— Avec plaisir, si toutefois la musique et la repue ont dissipé l'irritation du marguillier contre ceux qui prétendent usurper les privilèges du pain bénit. Et si vous ne craignez pas la présence à vos côtés d'un homme qui depuis quelque temps fait office de cible aux malfaisants !

— Ce serait mourir en noble compagnie, monsieur le marquis…



Pour franchir les quelques toises qui séparaient leur demeure du sanctuaire, Nicolas voulut passer par l'impasse qui conduisait à une entrée latérale, mais Noblecourt souhaitait faire une entrée plus glorieuse par le porche central. Le magistrat y fut salué par nombre de paroissiens qui se précipitaient pour lui donner l'eau bénite. Il tira son chapeau devant la plaque épitaphe du général Chevert, tout récemment posée, puis gagna le banc-d'œuvre au milieu d'un murmure flatteur et respectueux. Nicolas prit une chaise quelques pas en arrière, près d'un pilier. Une sorte de placard y était accroché. C'était un avis du curé de Saint-Eustache qui informait ses ouailles des tarifs de la paroisse pour les ensevelissements. Il nota l'importance des sommes demandées, sans doute en fonction de la richesse du quartier. Tout était spécifié, l'ouverture de la fosse, le chantier, la garniture et le parement du maître-autel, le petit chœur et le grand chœur, le confesseur, les gants blancs, la bière avec indication de l'obligation de l'acheter à la fabrique de la paroisse et non chez le layettier65 . Il y avait là une disparité dans le traitement de la mort qui lui donna à penser.

L'office commençait et Nicolas se laissait porter par le déroulement de la liturgie qu'il suivait en âme simple. Il contemplait la hauteur du vaisseau. De là où il se trouvait, il apercevait derrière le chœur le tombeau de Colbert en marbre noir. L'officiant était monté en chaire pour l'homélie consacrée en ce jour à l'aumône nécessaire : « Qui l'ignore, que tous les biens appartenaient originairement à tous les hommes en commun ; que la simple nature ne connaissait, ni de propriété, ni de partage et qu'elle laissait d'abord chacun de nous en possession de tout l'univers66  ? » Nicolas songea à Bourdeau qui aurait sans doute approuvé cet exorde. Il ne démêlait pas si les manifestations de plus en plus fréquentes de l'inspecteur s'inscrivaient dans sa nature même et dans la suite d'une histoire personnelle ou si, année après année, elle évoluait vers une volonté plus active de bousculer les traditions de la société et d'un pouvoir qu'il servait pourtant sans barguigner.

Au moment où il renonçait à poursuivre cette réflexion sans issue, il entendit le bruit de craquements et d'ébranlements. Le porche central s'ouvrit brutalement dans un grincement strident. Un bœuf furieux entra dans la nef et commença de droite et de gauche à renverser tout ce qui se trouvait sur son passage, mêlant ses mugissements aux chants du service divin. Chaises et fidèles étaient jetés à terre et chacun élevait des barricades pour se préserver des coups de corne de la bête. Pendant une bonne demi-heure, Nicolas s'évertua pour organiser les secours. Il s'avéra que la bête mal assommée s'était échappée de l'étal d'un boucher. Ses confrères de la corporation furent appelés, qui finirent par la maîtriser. Les blessés furent évacués et l'office reprit67 . Il était cependant écrit qu'il ne se déroulerait pas sans un nouvel incident. Un homme botté et vêtu de noir surgit dans l'allée centrale de Saint-Eustache cherchant d'évidence quelqu'un des yeux. Certains fidèles pestèrent contre sa bruyante intrusion. Le suisse leva sa hallebarde la laissant retomber sur le dallage quand Nicolas reconnut Rabouine dans la longue silhouette efflanquée. Se levant, il lui fit signe de le suivre.

— Que justifie cette entrée calamiteuse ?

— Il le fallait bien. Bourdeau m'a envoyé vous quérir rue Montmartre où Poitevin m'a renseigné. Il se trouve qu'on a retrouvé un fiacre abandonné du côté du Vauxhall d'été. Il y a dedans le cadavre d'un jeune homme dont tout indique qu'il pourrait s'agir du beau-frère de Charles Missery.

— Duchamplan l'aîné ?

— Non, le cadet, Eudes. Le tout a été conduit au Châtelet où l'inspecteur vous espère. Je suis venu en voiture pour vous ramener. Elle attend dans l'impasse.

Nicolas alla prévenir M. de Noblecourt à qui il expliqua la conjoncture et de ne pas avoir à compter sur lui pour le retour.



Devant l'entrée du Grand Châtelet, une foule agitée et bruissante tentait de rompre un cordon de gardes-françaises et d'hommes du guet qui entourait le fiacre. Le petit vas-y-dire de service tentait maladroitement de maîtriser le cheval de la voiture qui hennissait, affolé par les mouvements de la foule. Nicolas, suivi de Rabouine, sauta à terre et s'approcha. De l'extérieur du fiacre on ne distinguait rien ; un enduit sombre paraissait recouvrir les glaces, éclatées par endroits, des portières.

— Curieux, dit Nicolas.

— Ouvrez, vous comprendrez mieux, dit Rabouine, la mine figée.

Il obéit à l'injonction de sa mouche. Il avait surmonté plus qu'un autre des scènes insoutenables, mais rarement aussi atroces. Toute la caisse du fiacre était couverte de sang caillé. Sur la banquette gisait, les bras écartés, un corps à la tête éclatée ayant perdu toute figure humaine. Une boue noirâtre souillait le plancher et on apercevait entre les deux pieds un pistolet de cavalerie de fort calibre. Rabouine suivait le regard de son chef et hocha la tête.

— Suicide, à première vue.

Nicolas referma la porte avec lenteur. Le cheval continuait à hennir sourdement, frappant le sol alternativement de ses antérieurs, la robe parcourue de frissons qui ondulaient comme des vagues, les yeux affolés. Il s'approcha de lui et lui parla à l'oreille puis lui massa les gencives sans aucune crainte. Maintenant, la bête encensait lentement avant de se calmer enfin.

— Vous savez y faire avec les chevaux, dit Rabouine admiratif.

Nicolas réfléchissait.

— Il faut d'urgence ôter tout cela des regards du peuple, cela finirait vilain. Qu'on me dégage la cour de la prison pour y faire entrer le fiacre. On détellera, le cadavre sera évacué vers la basse-geôle. Il faudra le nettoyer.

Bourdeau les avait rejoints.

— Aujourd'hui, dimanche… Sauf à requérir les gardiens, et encore ! Il faudra que nous mettions la main à la pâte.

— Nous l'allons faire, il y a eu des moments pires par le passé. Que le Père Marie aille chercher dans la salle de la question de ces tabliers de cuir dont usent parfois les aides de Sanson. N'oubliez pas de récupérer l'arme et d'examiner la caisse. L'ouverture se fera demain, il faut prévenir Sanson, rue d'Enfer, et de toute urgence. Un homme du guet s'en chargera.

Ce qui suivit resterait un des plus mauvais souvenirs de Nicolas, qui en comptait quelques-uns. Une fois le corps transporté sur un brancard à la basse-geôle, il examina avec la plus extrême minutie la caisse du fiacre. Cette investigation se prolongea si longtemps que Bourdeau, qui connaissait son chef, jugea qu'il avait sans doute découvert quelque indice. Comme souvent, le commissaire préférait se taire dans l'attente d'un recoupement avec d'autres constatations. L'inspecteur nota la même attention portée sur les roues, les faces intérieures et extérieures des portières, ainsi qu'à la monture. Nicolas sortit un petit canif et retira de la boue ou de la terre prise dans les essieux qu'il plaça ensuite précautionneusement dans sa poche après l'avoir enveloppée de papier. Puis ils descendirent tous deux dans les entrailles du Châtelet, jusqu'à la pièce des ouvertures où, après avoir revêtu des tabliers de cuir, ils nettoyèrent avec une prudente minutie le corps ensanglanté. Bourdeau, approchant un flambeau, signala la poche de l'habit où se trouvait la lettre qui avait permis d'identifier le suicidé : c'était un rendez-vous à Versailles, non signé : Rejoignez-nous là où vous connaissez. Nicolas nota que la date d'envoi correspondait à sa propre arrivée à la cour et que la formulation était incorrecte.

— C'est donc cette pièce qui permet à Rabouine d'affirmer qu'il s'agit de Duchamplan cadet ?

— C'est le nom figurant à la suscription. La lettre a dû être portée, il n'y a aucune marque de la poste.

Ils continuèrent à laver le corps habillé, à grande eau ; celle-ci retombait de la table comme une source pourpre, dans une écœurante odeur métallique. Il n'y avait rien à tirer de la face déchiquetée. Nicolas considéra longuement les mains. Il retira les souliers et les bas, faisant subir aux pieds le même examen. Il faudrait attendre les conclusions de Sanson le lendemain pour pousser plus avant les hypothèses. Ils remontèrent dans la cour du Châtelet. C'est alors que Nicolas, regardant machinalement le fiacre, fut frappé par son numéro : NPP 34. Se pouvait-il que ce fût le même véhicule qui l'avait conduit à Popincourt alors qu'il transmettait les consignes de Le Noir aux nourrisseurs de bestiaux et que la conversation avait porté sur le fiancé éconduit de Marguerite Pindron ? En fermant les yeux, il tenta de retrouver les traits du cocher, sans du tout y parvenir. Il se souvenait seulement d'une banquette souillée de ce qui pouvait bien être du sang.

— Bourdeau, dit-il, que diriez-vous d'un saut boulevard Saint-Martin et, ensuite, rue Christine, chez les Duchamplan ?

— Je dirais que mes orphelins ne verront pas leur père aujourd'hui, et que Mme Bourdeau…

— … maudira le commissaire Le Floch et le Châtelet, comme de raison !

Boulevard Saint-Martin, l'inspecteur montra à Nicolas l'endroit où la patrouille du guet avait trouvé le fiacre. Nicolas fureta, le nez à terre, entra dans le vaste quadrilatère du Vauxhall, ramassa de la terre et de la boue sans qu'à nouveau son adjoint s'avisât de s'enquérir de cet acte à première vue incompréhensible. Ils remontèrent dans leur voiture pour traverser Paris. Nicolas, le menton sur la portière et les yeux mi-clos, réfléchissait, sifflotant un air d'opéra, son pied battant la mesure. Alors qu'ils traversaient la rivière par le Pont-Royal, il s'adressa à Bourdeau.

— Pour le coup, point d'atermoiement. Cela n'a que trop duré.

L'inspecteur ne chercha pas à savoir à qui il faisait allusion.

— Allons directement au but. Ce logement à l'entresol, rue Christine. Je veux sur-le-champ découvrir ce qu'il contient. Ce serait bien le diable qu'il ne nous renseignât point sur son occupant. Avez-vous vos rossignols ?

Bourdeau frappa sur la poche de son habit qui rendit un son métallique.

— Bien, fit Nicolas. Nous ouvrirons la porte du frère cadet sans autre forme de procès et sans autorisation de quiconque.

— Vous avez une idée en tête ?

— Pas une, plusieurs. Ne vous offusquez pas, Pierre, de mon mutisme. Il n'est que le reflet de mes incertitudes. En dévoiler une, c'est jeter les autres au ruisseau. Il faut les accompagner de conserve et l'esprit, en se dispersant sur chacune d'elles, se rassemblera avec d'autant plus de force sur la plus probable au moment de l'ultime réflexion.

— Auriez-vous parlé à M. de Noblecourt ce matin ? sourit Bourdeau. Votre style s'en ressent.

— On ne peut rien vous cacher. Comme il a coutume de dire, le plus évident est souvent ce qui est le moins caché.

— Avec cela, dit Bourdeau en riant, je présume que la solution est proche.

— Bien plus que si elle vous semblait à portée de main.



Rue Christine, la cour de la maison Duchamplan était déserte. On entendait bien une querelle de ménage dans les étages supérieurs, mais aucune trace du portier. En hâte, ils gagnèrent l'escalier où, à hauteur d'entresol, Bourdeau ne fut pas long à crocheter la serrure qui s'ouvrit sur une petite antichambre fort sombre. À peine avaient-ils fait prudemment irruption dans le logis que des craquements, suivis de pas précipités, les jetèrent en avant. Dans l'obscurité, ils tentèrent de trouver leur chemin, tirant une porte qui était celle d'une garde-robe, revenant en arrière pour en choisir une autre qui donnait, celle-là, sur un retrait puant. La troisième était la bonne. Ils se retrouvèrent dans un salon en désordre où des vestiges de repas et des bouteilles vides gisaient sur tous les meubles. Au fond de la pièce où le jour tombait par deux croisées donnant sur la cour, une autre porte les attira. Bourdeau saisit la poignée, mais celle-ci résista. Il allait prendre son élan et la forcer à coups d'épaule quand Nicolas le retint, l'écarta et lui montra une petite commode. Ils la firent glisser sur le plancher et la précipitèrent contre la porte qui vola en éclats. Aussitôt une assourdissante explosion éclata, projetant des morceaux de marqueterie et de marbre jusqu'au milieu du salon. La perruque de Bourdeau avait volé, piquée d'échardes comme une pelote.

— Je crois, dit-il pâle et essoufflé, que je vous dois la vie.

— Ce n'est qu'un rendu, je suis encore votre débiteur, salua Nicolas.

— Mais comment avez-vous su ?

— Mon intuition. Je craignais qu'il n'y eût quelqu'un d'armé derrière la porte.

En entrant dans une petite chambre, ils découvrirent un ingénieux mécanisme, celui d'un fusil coincé de biais dans une poignée fixée à la muraille, le battant de la porte étant relié, par une ficelle de crin passée dans une poulie, à la gâchette de l'arme. On ne pouvait y échapper.

— Où est-il ? demanda Nicolas, se ressaisissant. Cette pièce n'a pas d'issue, la fenêtre est fermée, il n'a pu disparaître. Regardez la cheminée, c'est peut-être celle de Richelieu68 .

Bourdeau sortit un couteau pliant, le redressa et se mit à sonder le pourtour de l'âtre sans rien trouver. Nicolas regarda sous le lit et ouvrit un réduit qui donnait sur un étroit couloir aboutissant, après quelques marches, à une autre porte. Ouverte avec prudence, elle découvrait un escalier de pierre en colimaçon.

— C'est comme la sortie discrète de Sartine au Châtelet, dit Bourdeau.

L'escalier les conduisit dans une cave où une porte à claire-voie donnait sur un petit verger. L'oiseau avait bel et bien décampé. Ils remontèrent à l'entresol. Nicolas cherchait quelque chose et finit par écraser un objet en marchant. Se penchant, il recueillit une paire de lunettes à verres fumés, brisée.

— Ne cherchons plus, dit-il, Lord Aschbury a dû se réfugier ici depuis que nous l'avons débusqué à l'hôtel de Russie.

Il se frappa la tête du poing.

— Moquez-vous encore de Noblecourt ! N'est-il pas évident que la cachette la plus sûre consistait à venir à quelques pas de l'hôtel, là où jamais personne n'aurait songé qu'il pût trouver refuge ? Il nous a joués, et bellement.

Il poursuivit avec fièvre.

— Qui l'a accueilli ? D'évidence, son complice, Eudes Duchamplan, sans doute un de ses agents ! Le cadavre peut être le sien. L'a-t-il tué, et pourquoi ? S'en est-il débarrassé avant de revenir se terrer ici ? J'enrage à la pensée qu'il doit déjà être loin.

— Qui lui a porté à manger ? demanda Bourdeau.

— C'est un maître en matière de déguisement. Nous savons maintenant qu'il y a une issue et qu'elle rendait aisées les allées et venues.

Nicolas examinait à nouveau la garde-robe de l'entrée. On y trouvait des manteaux, des chapeaux et des souliers. Il en préleva une paire qu'il donna à Bourdeau.

— Serrez-moi cela, ils pourront servir.

Bourdeau hocha la tête, n'étant pas sûr de comprendre à quoi son chef pouvait faire allusion. Le commissaire entrait et sortait et semblait faire des enjambées comme s'il mesurait quelque chose.

— Voyez, dit Nicolas, quelle que soit l'épaisseur d'un mur de soutien, entre cette garde-robe et le salon, il ne peut être de cette importance, c'est impossible.

Ils entrèrent dans la garde-robe et dégagèrent hardes et habits. La cloison en bois du fond était moulurée. Le commissaire découvrit qu'une des moulures avait été découpée et qu'elle devait pivoter. Il la manipula avec délicatesse. Elle se plia à angle droit, déclenchant un mécanisme qui fit apparaître la cloison comme une porte cachée. Une fois dégagée, ils découvrirent à la lumière d'une chandelle un antre de fripier empli de vêtements féminins : robes, déshabillés, casaquins, caracos, jupons, châles, coiffes en dentelles, corsages, manteaux et une collection de perruques à faire pâlir de jalousie M. de Sartine. Elles pendaient accrochées à des clous, les unes de femmes, les autres d'hommes, à deux queues, en bourse, à catogan, naissantes, à la financière, d'abbés, à nœuds et à la brigadière.

— Cela me rappelle notre réduit à déguisements, dit Bourdeau, réjoui.

Il y avait aussi des souliers de femme. Nicolas reprit ceux qu'il avait précédemment recueillis et les compara ; la taille en était identique. Bourdeau s'esclaffa.

— Pardié, vous aviez aussi prévu cela !

— Pas exactement, dit Nicolas, qui n'avait en vérité jamais envisagé la chose.

Dans un coin gisait une chemise d'homme roulée en boule et ensanglantée. Nicolas s'interrogeait : depuis l'ouverture de son enquête, les indices nombreux, contradictoires et éloquents, s'accumulaient sans qu'aucun fil conducteur parvînt à les relier vraiment entre eux. Il en était là de sa réflexion quand deux personnes entrèrent dans le logement. Se retournant, ils découvrirent les visages affolés de l'aîné des Duchamplan et d'une femme aux yeux rougis, sans âge, pâle et habillée d'une robe grise et d'une mantille de tête de la même teinte.

— Puis-je vous demander, monsieur le commissaire, la raison de votre présence chez mon frère ? Un bruit terrible de détonation nous a alertés.

Nicolas se tint devant la porte de la garde-robe, en dissimulant le contenu.

— Avez-vous revu votre frère depuis ma dernière visite ?

— Non. Que s'est-il passé ici ?

Il tentait d'écarter Nicolas et de distinguer l'intérieur ; Bourdeau avait soufflé la chandelle.

— Quelqu'un habitait ici, déclara Nicolas sévèrement. Le saviez-vous ?

— Certes non.

Nicolas fit un signe à Bourdeau qui s'écarta et ralluma la chandelle.

— Alors, ce capharnaüm ne vous dit rien ? Ce placard de fripe digne du Temple ne vous inspire aucun commentaire que nous apprécierions d'entendre ?

Duchamplan jeta un coup d'œil plus atterré que surpris sur l'ensemble. La femme, qui s'était approchée, tremblait à présent en se cramponnant au bras de son mari.

— Il faut le lui dire, gémit-elle. Vous ne pouvez pas vous taire. Vous n'avez que trop tardé.

— Dire quoi, gronda Nicolas, menaçant. Et ces habits de femme ?

— De vieilles hardes dépareillées du trousseau de ma femme.

— Ah ! dit Nicolas. Je vous fais mon compliment, madame, d'avoir à porter des perruques à la brigadière et de vous débarrasser de parures aussi peu défraîchies. J'entends bien que vous les ayez mises au rebut ! Ces souliers également, n'est-ce pas ?

— Certes, monsieur.

— Dans ce cas, nous allons voir, madame. Veuillez sur-le-champ les essayer.

Il lui tendit des mules de bal recouvertes de dentelle blanche.

— Enfin, monsieur le commissaire, qu'escomptez-vous d'une telle démarche ?

— Je vous conseille, madame, de vous exécuter.

Elle hésita et regarda son mari en se tordant les mains. Pour finir, elle éclata en sanglots.

— Monsieur, dit-elle, je ne veux pas tromper la justice. Ces souliers-là ne m'appartiennent pas, non plus que les vêtements.

— Merci, madame, je voulais vous l'entendre dire. Cela crevait les yeux qu'ils n'étaient pas à votre taille. Alors, quels sont-ils ? Votre jeune frère et beau-frère portait-il, quelquefois, des habits féminins ?

— Cela pouvait quelquefois survenir, dit Duchamplan, gêné. C'était sans doute jeu et inconscience de sa part, plaisanterie de carnaval, de bal masqué, de…

— Souvent ? demanda Nicolas.

— Plusieurs fois par semaine, dit la femme, avec une sorte de hargne.

— Hélas ! ajouta Duchamplan, je crains que mon jeune frère n'ait été la perversité même. Il avait accoutumé à se travestir pour des soirées dont j'ignore le déroulement… Cependant, l'état dans lequel il se trouvait quand il rentrait m'effrayait.

— Votre sœur aînée connaissait-elle cette pratique ?

— Elle a surpris Eudes il y a quelque temps. Il a inventé une histoire confuse, assurant qu'il aidait le duc de la Vrillière à apprivoiser des créatures, l'entremettant se trouvant être notre beau-frère Missery, le propre maître d'hôtel du ministre.

— Ainsi votre sœur savait…

L'espace d'un instant il envisagea un nouveau cas de figure : sœur Louise de l'Annonciation apprend la nouvelle à la duchesse de la Vrillière. Celle-ci fait une scène au ministre. Cela ne menait pas très loin.

— Je devrais vous faire tous deux incarcérer tant que cette affaire ne sera pas réglée, dit Nicolas. Toutefois, je consens à faire fond sur votre bonne foi. Vous demeurerez consignés au logis. Sachez que vous y serez surveillés de jour comme de nuit par mes hommes. Retirez-vous.

Une fois le couple sorti, il ramassa la chemise ensanglantée et nota quelque chose dans son petit carnet noir.

— Ces deux-là ne seraient-ils pas mieux au Châtelet ? fit Bourdeau.

— Ils sont peut-être surveillés par d'autres que nous, et je ne veux pas donner l'éveil. En tout cas, l'expérience de ce logis montre que je ne suis pas le seul à prendre des précautions et à sortir par les arrières !

Il conta à Bourdeau son départ de la rue Montmartre et demanda :

— L'ambassade d'Angleterre est-elle sous surveillance ?

— De manière permanente depuis la paix. Reste que la routine a pu s'installer.

— Lord Aschbury peut y trouver refuge, il faut resserrer la surveillance. Où en sommes-nous de la culture des ananas ?

— Rabouine épluche la liste au Châtelet et inonde Paris et les banlieues de mouches. Peut-être à cette heure a-t-il trouvé ce que vous recherchez.

— Je crains pour votre dimanche, Pierre. Votre portée va me maudire.

— Cela fait un quart de siècle que cela dure !

Ils refermèrent le passage secret qu'ils barricadèrent afin d'empêcher son utilisation de l'extérieur et placèrent des scellés sur la porte d'entrée. Peu après, ils rejoignaient le Grand Châtelet où Rabouine, l'air excité, les attendait.

— J'augure bien de vos recherches, dit Nicolas, à en juger par votre air faraud.

Il posa sur la table la chemise ensanglantée.

— Vous allez juger vous-même, dit Rabouine en agitant un papier. De toutes les demeures dont nous avions la liste, une seule a attiré mon attention, et cela pour deux raisons.

— Contez-nous cela.

— La première, c'est que le personnage qui y demeure est répertorié chez nous. Il apparaît dans les rapports quotidiens de Marin, destinés naguère à M. de Sartine et aujourd'hui à M. Le Noir sur les informations des inspecteurs et des mouches. Il appartient à la rubrique galante et scandaleuse et approche les limites incertaines où le vice tutoie le crime.

— Il nous appâte ! dit Bourdeau, assis les coudes sur la table et la tête posée sur ses mains croisées.

— Donc, sans trop faire longuet, il appert que l'homme en question est par trop connu dans le monde du vice. Pourquoi ?

— Oui, pourquoi ? Au fait, Rabouine, vite ! Le temps nous presse, tu nous fais languir, s'impatienta Nicolas.

— Apprenez donc qu'il est grand maître d'une société libertine dite de l'Ordre de la Félicité. Ses adeptes promettent de se rendre mutuellement heureux. Cette société hermaphrodite pratique l'alternance et le mélange des genres…

— Et où se réunissent-ils ?

— Parfois à l'hôtel du Grand Maître, à Montparnasse, où se trouve justement une serre de plantes exotiques. Parfois dans des carrières à Vaugirard ou dans d'autres lieux qu'il nous revient de découvrir.

— Voilà qui est des plus étranges, en effet ! Et la seconde de vos raisons ?

— Cet amateur de chair fraîche, dont l'influence croît chaque jour davantage dans la société, n'est autre que le marquis de Chambonas, qui a épousé Mlle de Lespinasse-Langeac, fille naturelle du duc de la Vrillière et de la Belle Aglaé.

— Peste ! fit Bourdeau, vous m'en direz tant !

— D'autant plus, poursuivit Rabouine, que cette union avait pour but unique de raccommoder sa fortune délabrée. La suite n'a point répondu à son attente, il a découvert un méchant secret avec lequel il fait chanter le ministre : la Belle Aglaé aurait jadis épousé un certain comte Sabatini, déporté indûment aux îles sur ordre du ministre.

— Ne perdons pas de temps, dit Nicolas. Que l'hôtel du marquis de Chambonas soit aussitôt mis sous surveillance. Ce que Rabouine vient de nous rapporter s'accroche de belle façon avec les indications de Restif, les demi-confidences de La Paulet et le résultat de notre perquisition rue Christine. Bourdeau, vous m'allez prendre cette chemise et vous rendre sans désemparer à l'hôtel Saint-Florentin. Trouvez-moi le valet du ministre et n'épargnez rien pour découvrir si cette chemise appartient à son maître. Enfin, d'une manière ou d'une autre, je veux au plus vite un rapport précis sur les déplacements du duc depuis une semaine afin de vérifier la possibilité ou l'impossibilité de ses alibis.

— Cela n'est plus à faire, monsieur Nicolas, dit Rabouine. Il y a quelque temps déjà que j'ai nourri des relations de gobelet avec le cocher du ministre, qui n'hésite pas à chopiner à ses moments perdus. Moyennant quelques rayons d'un miel doré plus consistant – je vous ferai tenir la note de frais habituelle – j'ai réussi à lui soutirer les informations nécessaires.

— Rabouine, tu auras ton remboursement et une prime exceptionnelle !

— Le despotisme est fécond en primes d'immoralité, dit Bourdeau mi-figue mi-raisin.

— Il arrive, dit Nicolas, que les hommes que l'on croit sans principe soient fortement imprégnés de la religion de l'efficacité, monsieur l'inspecteur. Nous t'écoutons, Rabouine.

— Il se trouve que Sa Grandeur, le duc de la Vrillière, depuis quelques mois, découche de sa demeure…

— Ça n'est pas nouveau. Il y a eu la Belle Aglaé et d'autres impures en nombre auparavant.

— Peut-être, continua Rabouine, mais il se fait conduire la nuit à des endroits différents, renvoie son équipage et disparaît. Cela intrigue fort ses gens qui ont essayé de le suivre sans y parvenir. Cela signifie en tout cas que ledit ministre ne possède aucun alibi pour les trois meurtres sur lesquels nous enquêtons.

— Peste ! s'exclama Bourdeau alarmé. Nous savons que ces crimes sont reliés les uns aux autres et qui sait les horreurs qui ont pu être commises avant que notre attention soit appelée à l'hôtel Saint-Florentin ?

— C'est dire aussi, ajouta Nicolas, l'importance de votre mission. Il faut, mon cher Pierre, savoir coûte que coûte si cette chemise est bien celle du ministre.



Nicolas demeura seul dans le bureau de permanence. Cet entracte lui était nécessaire pour faire le point sur l'enquête. Il reprit son petit carnet noir. Au fur et à mesure de sa lecture, il notait sur une feuille volante des points particuliers qu'il souhaitait rassembler en une liste qui, espérait-il, le conduirait à discerner une ligne intelligente et logique vers la vérité. Il en était arrivé à un point où toute avancée dans la compréhension des choses ne pourrait être suscitée que par une manifestation brutale et volontaire de l'autorité. Plus il relisait ses notes et plus il se rendait compte que les témoignages recueillis lors du meurtre de Marguerite Pindron à l'hôtel Saint-Florentin avaient biaisé son regard, trompé sa perspicacité et désorienté sa démarche. Oui, il allait falloir repartir des origines et pousser les témoins incertains dans leurs retranchements. Or, le temps lui manquait d'user de la persuasion. Quelque éloigné qu'il fût des moyens de coercition que la justice pouvait mettre en branle et que Sanson et ses aides pouvaient appliquer, il croyait que la menace de la question devait suffire sans doute à convaincre les plus entêtés. Une seule chose le retenait d'y avoir recours : étant enclin à penser que la question finissait par faire un coupable, il craignait que sa menace ne fît de même. Finalement, il se décida pourtant à utiliser cette tromperie et réfléchit aux moyens les meilleurs et les plus convaincants pour la mettre en scène. Il lui restait désormais à choisir les témoins auxquels il ferait subir cette épreuve. Il était inutile de s'en prendre à tous. D'ailleurs, comment traiterait-il la duchesse de la Vrillière dans une salle de torture ? Il suffisait de bien désigner ses cibles. S'il existait une fausse construction dans la relation des faits, et dans leur chronologie, un seul élément cédant ferait choir l'ensemble. Il lui semblait qu'Eugénie Gouet, première femme de chambre de la duchesse, était un élément de choix dans cette stratégie. Ce serait une jouteuse à sa mesure. Ensuite, un interrogatoire en règle de Jacques Blain, le concierge amoureux de Marguerite, ne manquerait pas d'intérêt. Une remarque de Bourdeau lui revenait à l'esprit : pourquoi un civet de trois lapins sans ajout du sang dans la sauce ? Enfin, une aimable conversation avec la petite Jeannette Le Bas permettrait peut-être d'en savoir plus sur la vie de Marguerite Pindron. En fait, Nicolas espérait de tout cela une accélération du mouvement, qu'un fil tiré dans la trame du crime en vienne, de proche en proche, à détricoter l'ensemble.

Il résolut de se donner quelques instants de répit, ne pouvant, dans l'immédiat, rien entreprendre de décisif. La sagesse impliquait qu'il attendît le résultat des missions demandées à ses gens. La journée s'avançait et la faim se faisait sentir. En sortant de l'antique prison, l'activité fiévreuse des alentours le saisit et, bientôt, l'odeur qu'exhalait une marmite en plein air où nageaient des chapons au gros sel le tenta. Il engloutit avec gourmandise un bol de ce bouillon agrémenté de morceaux de chair. Les grains de sel craquaient sous la dent, il ferma les yeux : le marais éblouissant de Guérande sous le soleil resurgit de son enfance et, avec cette image, le gamin mouillant son doigt qui recueillait les cristaux marins… Il repassa la Seine à pied, la dépense physique l'aidant souvent à mieux vider son esprit de l'encombrement des pensées contradictoires. Ce salutaire exercice de vide spirituel conduisait à rétablir la table rase sur laquelle s'échafauderait le raisonnement.

Une longue promenade le conduisit au-delà du boulevard, vers l'Observatoire. Il savait y trouver une entrée des carrières qui abondaient dans le quartier. L'heure tardive incita le portier à rechigner à l'idée de guider un nouveau visiteur, mais la qualité de celui-ci et la promesse d'une récompense substantielle levèrent bien vite ses hésitations. Ils s'enfoncèrent dans la cité des ténèbres, s'engageant dans un labyrinthe compliqué. Le risque de se perdre était grand et le portier multipliait les mises en garde. Nicolas, que l'enfermement oppressait, appréhendait, surtout que les flambeaux ne s'éteignissent, les plongeant dans l'obscurité. Il découvrait avec stupeur une immense cité souterraine forte de rues, de carrefours et de places aux formes tourmentées. La plupart des galeries s'élevaient et s'abaissaient, quelquefois au point d'obliger à se courber. Des stalactites apparaissaient par endroits, et le portier hâbleur prétendait que la rivière passait au-dessus de leurs têtes. Nicolas, qui mesurait fort bien le chemin parcouru, en doutait fort.

Des années durant, il avait entendu évoquer le péril permanent que faisaient peser ces gouffres sur la ville en surface : elle s'appuyait sur eux depuis tant de siècles, récupérant au jour ce qu'elle empruntait à la terre. Il nota les piliers à moitié écrasés sous le poids qui les pressait et qui menaçaient de s'effondrer69 , ainsi que les doubles carrières sur lesquelles portaient à faux les piliers de l'étage supérieur.

Il engagea la conversation avec son guide. Il apprit que des familles, parmi les plus pauvres, se réfugiaient dans ces lieux, en particulier pendant les grands froids de l'hiver. D'autres s'y dissimulaient et ne sortaient que la nuit pour se ravitailler ou pour s'y livrer au crime. Il s'agissait de personnes évadées, de déserteurs et de tout un ramas de filous qui constituaient dans des recoins mystérieux une vraie cour des miracles. L'homme baissa la voix pour évoquer aussi les rumeurs sur des réunions plus étranges de groupes se livrant à des pratiques réprouvées. Nicolas tenta de le pousser plus avant, sans succès.

Cette visite lui permit à la fois de mesurer les dangers de cet enchevêtrement de galeries superposées, mais aussi d'être alerté sur l'utilisation que certains pouvaient en faire. Il y allait de la sûreté de Paris que le détail de cet ensemble souterrain fût dûment relevé par les ingénieurs du roi, qu'on en dressât un plan précis, que les faiblesses de structure fussent identifiées et qu'un contrôle s'exerçât sur la faune inquiétante qui la hantait. Pour son enquête présente, cette visite confirmait en tout cas la vraisemblance des bruits rapportés par Rabouine sur l'utilisation particulière que certains faisaient de la discrétion et de la complexité de ces gouffres.



Il retrouva M. de Noblecourt qui lisait Monluc. Mouchette l'escalada avant de trouver sa place préférée sur ses épaules.

— Je reviens des enfers, dit-il simplement.

— M. de Sartine a raison, sourit Noblecourt, vous déclenchez des catastrophes. Toute la rue Montmartre ne parle que de la grand'messe de ce matin et du surgissement intempestif du diable sous l'appétissante forme d'un bœuf gras abruti et furieux. Cela mériterait, je pense, que fût gravée dans le marbre, en lettres dorées, une belle formule lapidaire que nous demanderons à Louis de nous traduire, du genre : Ici Nicolas Le Floch vainquit le Minotaure, ajoutant cet exploit à ses nombreux travaux !

— Moquez-vous, je vous ai bien vu sautant comme un jeune homme par-dessus votre banc ! Quant à moi, après avoir affronté la bête, j'ai dû subir les tourments du labyrinthe et l'effroi de la claustration !

Il conta sa descente aux carrières de l'Observatoire.

— Ce furent toujours, dit Noblecourt, des endroits propices à toutes sortes de pratiques et le théâtre privilégié de réunions maléfiques. Le Régent d'Orléans y tenta un jour d'y faire apparaître le démon. Cela me passe ! Comment, dans le siècle où nous sommes, peut-on encore accroire de telles billevesées ? Voilà près d'un règne que l'on s'étripe, par la langue et par la plume, pour la teneur d'une bulle ou d'un billet de confession, que le parlement brave la souveraine autorité aux cris renouvelés d'agités écumant sur la tombe d'un diacre obscurantiste. Est-ce là vraiment le triomphe de la raison et de la philosophie ? Il y a un équilibre à trouver. Voyez le Régent, esprit fort en apparence, chimiste, ingénieur, musicien de qualité et homme d'État, pourquoi tombe-t-il dans de tels écarts ? Chacun, désormais, cherche à dépasser les bornes de la connaissance, s'évertuant à explorer les régions incertaines et dangereuses du jardin du mal. Je le dis, nous en verrons bien d'autres avant la fin de ce siècle !

Il avait tellement haussé le ton que Cyrus se mit à hurler lugubrement.

— Voilà, vous avez réveillé le chien Cerbère !

La soirée se poursuivit par un léger souper et par une longue discussion sur la pratique du tremblement dans l'usage des instruments de musique, alors que montait de l'office le délicieux parfum d'une gelée de coings.